tome 23 p. 590
CHAPITRE XXX.
Les adorateurs des idoles ont avoué eux‑mêmes ce qu'ils en pensaient.
Cicéron, augure lui‑même, se raille des augures, et blâme ceux qui demandent aux cris des corbeaux ou des corneilles, la manière de régler leur vie. (De la divination, 1. 11.) Mais ce philosophe de l'Académie, pour lequel rien n'est certain, ne saurait avoir ici aucune autorité. Au second livre De la nature des dieux, il fait parler Q. Lucilius Balbus, qui, tout en rattachant certaines superstitions à la nature des choses et à des raisons physiques ou philosophiques, ne laisse pas de s'indigner contre l'introduction des simulacres adorés, et des idées fabuleuses mêlées à la religion. Voici ses paroles: «Voyez-vous comment d'utiles et précieuses découvertes dans l'ordre naturel ont conduit les esprits aux fables religieuses et aux divinités imaginaires? On est venu jusqu'aux opinions les plus fausses, aux erreurs les plus dangereuses et aussi à des pratiques voisines du ridicule; on nous a parlé de la beauté des dieux, de leur âge, de leurs vêtements, de leur sexe, de leurs mariages, de leurs parentés ; on leur a prêté enfin tous les apanages de la faiblesse de l'homme ; ils se troublent, ils s'enflamment de passion, ils con-
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naissent le chagrin et la colère; au dire des poëtes, ils ont même leurs guerres et leurs combats; Homère les place de part et d'autre à la tête d'armées qui se battent; bien plus, ils font même la guerre pour leur propre compte, contre les Titans, par exemple, ou contre les Géants. N'est‑ce pas folie que de dire et de croire ces choses aussi vaines que frivoles?» Voilà pourtant ce qu'acceptent les adorateurs des idoles. Pour Cicéron, tout cela est de la superstition, mais il rapporte à la religion ce qu'il paraît emprunter aux stoïciens. «Non‑seulement les philosophes, dit‑il, mais nos pères aussi ont séparé la superstition de la religion, appelant superstitieux ceux qui passaient des journées entières en prières et en sacrifices, pour obtenir que leurs enfants leur survécussent.» Qui ne voit ici comment, ennemi du culte reçu, il affecte de louer la religion des anciens, et cherche à la distinguer de la superstition, sans pouvoir y parvenir ? En effet, si les anciens ont appelé superstitieux ceux qui passaient des jours entiers en prières et en sacrifices, pourquoi pas aussi ceux (blâmables selon lui) qui ont introduit les idoles, inventé les distinctions des dieux par l'âge ou le vêtement, leur sexe, leurs mariages, leurs parentés? Puisque tout cela est blâmé comme superstitieux, évidemment le reproche va aux ancètres qui ont imaginé ces choses, ou y ont attaché leur culte. Ce reproche tombe sur l'auteur lui‑même, qui, malgré tous les efforts de son éloquence pour faire voir qu'il était affranchi, payait son tribut comme la foule; lui, si disert dans son livre, il n'eût osé ouvrir la bouche pour proclamer ce qu'il avance devant le peuple assemblé. Aussi, nous chrétiens, devons‑nous mille actions de grâces au Seigneur notre Dieu, non pas au ciel et à la terre, comme Tullius, mais à celui qui a fait le ciel et la terre, qui nous a délivrés de ces superstitions, contre lesquelles Balbus ose à peine balbutier quelque parole de blâme; il nous en a délivrés par l'humilité de Jésus-Christ, par la prédication des apôtres, par la foi des martyrs qui sont morts pour la vérité après avoir vécu avec elle ; il les a détruites, non-seulement dans le cœur des fidèles, mais encore dans les édifices qui étaient consacrés à la pratique de ces mêmes superstitions.
CHAPITRE XXXI.
Idées de Varron, il a su se préserver de l'erreur vulgaire; bien qu'il ne soit point arrivé à la connaissance du vrai Dieu, cependant il a senti qu'il ne fallait adorer qu'un seul Dieu.
1. Varron lui‑même, que je vois à regret placer les jeux du théâtre parmi les choses divines,
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bien qu'il ne le fasse point par son propre jugement,Varron, qui en plusieurs passages exhorte au culte des dieux avec un certain accent de piété, ne déclare‑t‑il pas qu'il pratique le culte de l'Etat, pour déférer à l'ordre établi bien plus qu'aux inclinations de son esprit ? Ne va‑t‑il pas jusqu'à dire que, s'il avait à fonder une nouvelle ville, il choisirait les dieux et leurs noms par des raisons plus conformes à l'ordre naturel; mais que, citoyen d'une ville ancienne déjà, il doit conserver les noms, les surnoms, l'histoire que lui ont transmis les ancêtres, qu'il fait ainsi son traité et écrit son livre pour apprendre au peuple à honorer les dieux et non point à les mépriser? Par là, cet homme d'une si rare sagacité indique clairement qu'il passe sous silence une foule de choses qu'il méprise lui‑même, et que le peuple mépriserait également s'il était instruit. Ce serait là de ma part une conjecture toute naturelle; mais l'auteur lui‑même prend soin de nous dire, en parlant des religions, qu'il y a beaucoup de vérités que le public ne doit pas connaître, comme aussi beaucoup de choses fausses sur lesquelles il lui importe d'être trompé, et que c'est pour cela que les Grecs ont renfermé dans le silence et le secret des temples les mystères et les télètes. On voit aussi tout le système de ces faux sages, à qui était confié le gouvernement des cités et des nations. Ces supercheries incroyables réjouissaient la malignité des démons, qui tenaient ainsi et les trompeurs et les dupes, sous une domination à laquelle on ne peut échapper que par la grâce de Jésus‑Christ Notre‑Seigneur.
2. Ce même auteur plein de science et d'habileté nous dit encore, qu'à son sens, ceux‑là seulement ont compris ce qu'est Dieu, qui l'ont regardé comme l'âme qui gouverne le monde par le mouvement et la raison. Ce n'est point encore la vérité parfaite puisque le vrai Dieu est, non pas une âme, mais le Créateur des âmes mêmes. Cependant, on sent que s'il avait pu se dégager des préjugés de la coutume, il aurait reconnu et enseigné qu'on ne doit adorer qu'un Dieu gouvernant le monde par la raison et le mouvement; alors nous n'aurions plus qu'à lui demander pourquoi il en fait une âme, et non pas le Créateur des âmes. Il dit aussi que les anciens Romains, pendant plus de cent soixante‑dix ans, ont honoré les dieux sans fabriquer d'idoles, et il ajoute : « Si l'on eût continué, le culte eût été et meilleur et plus pur. » Et pour confirmer cette pensée, il cite l'exemple des Juifs, et c'est après cela qu'il vient à conclure que ceux qui les premiers ont donné aux peuples des idoles, ont détruit la crainte des
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dieux, et augmenté l'erreur, jugeait avec raison que la stupidité des simulacres devait faire mépriser les dieux ; il ne dit point qu'ils ont introduit l'erreur mais qu'ils l'ont augmentée, montrant ainsi que l'erreur existait déjà avant les idoles. Aussi, quand il déclare que ceux‑là seulement ont compris la nature de Dieu, qui l'ont regardé comme l'âme qui gouverne le monde, et que la religion serait plus pure sans les idoles, qui ne verrait combien il s'est approché de la vérité? S'il pouvait quelque chose contre une erreur si ancienne, il reconnaîtrait un seul Dieu qui gouverne le monde, il saurait qu'on le doit adorer sans idoles ; arrivé aussi près de la vérité, il saurait peut‑être, en considérant la nature de l'âme sujette au changement, conclure que le vrai Dieu doit être une nature immuable qui a créé les âmes mêmes. Ainsi, tout ce que ces hommes ont dit pour se moquer de la pluralité des dieux, est bien moins une lumière qu'ils veulent communiquer qu'un aveu où les a poussés une secrète volonté de Dieu. Si donc nous invoquons parfois leur témoignage, c'est pour confondre ceux qui s'obstinent à ne point ouvrir les yeux, pour apercevoir à quel dur esclavage, à quelle maligne puissance de l'enfer, nous sommes arrachés par le sacrifice auguste du sang précieux versé pour nous, et la grâce de l'Esprit saint qui nous est donné.
CHAPITRE XXXII.
Quel intérêt les chefs des nations avaient‑ils à entretenir leurs peuples dans les fausses religions.
Varron dit aussi, en parlant des généalogies des dieux, que les peuples avaient plus d'inclination pour les poètes que pour les philosophes, et que c'est le motif pour lequel les ancêtres, c'est‑à‑dire, les premiers Romains, ont admis le sexe, la naissance et les mariages des dieux. Mais en réalité, cela est le fait des sages prétendus, qui ont cru habile de tromper le peuple dans sa religion, et ainsi d'imiter aussi bien que d'honorer ces démons, qui ont un singulier plaisir à tromper. Et de même que les démons ne peuvent être maîtres que de ceux qu'ils ont réussi à tromper, de même aussi les politiques, non pas sages, mais semblables aux démons, abusant de la religion, persuadaient aux peuples ce qu'ils regardaient eux‑mêmes comme mensonge, enchaînant ainsi la société civile pour la soumettre à leur domination. Comment un homme faible et ignorant aurait‑il pu échapper à l'erreur où le poussaient en même temps et ses chefs et les démons ?
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CHAPITRE XXXIII.
La sagesse et la puissance du vrai Dieu règlent la durée de tous les princes et de tous les empires.
Ainsi, le Dieu auteur et dispensateur de la félicité, étant le seul vrai Dieu, donne seul aux bons et aux méchants les royaumes de la terre, non point au hasard et en aveugle, car il n'est pas la fortune, mais dans un ordre et sur un plan que nous ignorons et qu'il connaît très bien, ordre et plan dont il n'est point l'esclave, mais dont il dispose en maitre et en souverain. Ce n'est qu'aux bons qu'il accorde la félicité, les esclaves n'en sont point exclus et sa possession n'est pas assurée aux rois mêmes; elle ne saurait être complète en cette vie, mais seulement dans l'autre, où il n'y aura plus d'esclaves. C'est pourquoi il donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, il n’entend pas que ses serviteurs, dès leurs premiers pas, et dans l'enfance de leur âme, soupirent après de semblables récompenses en s'en exagérant la grandeur. C'est là tout le mystère du vieux Testament qui figurait le nouveau; Dieu y promettait des dons et des récompenses terrestres, mais les spirituels comprenaient, sans le publier cependant, de quelle éternité ces biens temporels étaient la figure, et que les dons de Dieu sont la vraie félicité.
CHAPITRE XXXIV.
Dieu a fait voir par sa conduite envers les Juifs que c'est lui qui est le maître des biens d'ici‑bas.
Et, pour montrer que ces biens de la terre, objet unique des vœux de tous ceux qui ne savent pas en apprécier d'autres, sont aussi au pouvoir et à la disposition de sa Providence, à l'exclusion de cette foule de faux dieux adorés par les Romains, il a voulu que son peuple entré en Egypte en fort petit nombre, y reçût un accroissement merveilleux et en fût délivré par les plus insignes prodiges. Ce n'est point Lucine qu'ont invoquée les femmes juives, pour obtenir de nombreux enfants et accroitre si merveilleusement leur nation; Dieu lui‑même a voulu délivrer tous ces enfants des tentatives criminelles des Egyptiens et les dérober à la mort. (Exod., 1, 15.) Ils ont sucé le lait sans Rumina, reposé au berceau sans Canina, bu et mangé sans le secours d'Educa ou de Potina. Les dieux enfantins n'ont rien eu à voir à l'éducation des Hébreux, les dieux nuptiaux rien à leurs alliances; ils n'ont point invoqué Priape dans leurs mariages. Ce n'est point la faveur de Neptune qui
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a ouvert les flots de la mer pour leur donner passage, ou les a rappelés pour engloutir l'ennemi qui les poursuivait. (Exod., xvi, 15.) Ils ont reçu la manne du ciel sans se faire une déesse Mannia, ils ont bu l'eau du rocher sans adorer les Nymphes ni les Lymphes; les sauvages mystères de Mars ou de Bellone n'ont point été célébrés dans leurs guerres; il est vrai qu’ils n'ont point vaincu sans la victoire, mais pour eux la victoire était un don de Dieu, et non point une divinité. Ils ont eu des moissons sans Ségétia, des bœufs sans Bubone, du miel et des fruits sans Mellone ou Pomone, et ainsi du reste. Tous ces biens pour lesquels les Romains ont invoqué la multitude des faux dieux, ils les ont reçus bien plus heureusement du seul Dieu Véritable. S'ils ne l'avaient point offensé par leur curiosité impie, s’ils ne s'étaient point laissé séduire aux enchantements magiques, jusqu'à se faire des dieux étrangers et adorer des idoles, si enfin ils n'avaient point fait mourir le Christ, ils auraient encore leur empire, plus heureux que celui des Romains sans être aussi vaste. Aujourd'hui ils sont dispersés chez tous les peuples et par toute la terre, par une providence spéciale du vrai Dieu. En effet, si de toutes parts les simulacres des dieux, leurs autels, les temples sont renversés, leurs bois sacrés détruits, leurs sacrifices interdits, nous pouvons prouver par les livres des Juifs que cela a été prédit longtemps à l'avance, tandis que si nous n'avions à produire que les nôtres, on ne manquerait pas de nous accuser de les avoir supposés à cette fin. Mais il est temps d'arrêter ici des développements bien longs déjà, ce qui nous reste à dire sera reporté au livre suivant.
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LIVRE CINQUIÈME (1)
Après avoir montré dans le livre précédent que la grandeur de l'empire Romain ne saurait être attribuée aux faux dieux, il fait d'abord justice de l'opinion insoutenable de ceux qui prétendent rapporter au destin la puissance et les développements de cet empire. De là, passant à la question de la prescience divine, il prouve qu'elle ne détruit pas le libre arbitre de notre volonté. Ensuite, il traite des mœurs des anciens Romains, et explique quel mérite ils ont eu dans l'accroissement de leur empire, ou plutôt quel jugement divin leur a valu l'assistance du vrai Dieu qu'ils ne connaissaient pas. Enfin, il indique la véritable cause de la prospérité des empereurs chrétiens.
PRÉFACE.
Il est donc certain que la félicité, qui n'est pas une déesse, mais un don de Dieu, est l'entier accomplissement de tout ce que nous pouvons désirer; d'un autre côté, les hommes ne doivent adorer d'autre Dieu que celui qui peut les rendre heureux; en sorte que si la félicité était une déesse, elle mériterait seule d'être adorée. Voyons maintenant, comme suite de ce que nous avons dit, pourquoi Dieu, qui peut disposer en maître de ces biens qui sont aussi le partage de ceux qui ne sont pas bons, et par cela même pas heureux, a voulu que l'empire romain eût une puissance si grande et de si longue durée. Car qu'on ne doive pas les attribuer à cette multitude de faux dieux que les Romains adoraient, c'est ce que nous avons déjà dit souvent, et ce que nous répéterons encore toutes les fois que l'occasion s'en présentera.
CHAPITRE PREMIER.
La grandeur de l'empire Romain et des autres empires n'a point eu une cause fortuite ni dépendante de la position des astres.
La cause de la grandeur de l'empire Romain n'est donc ni fortuite, ni fatale, au sens ou selon l'opinion de ceux qui appellent fortuits les effets qui n'ont point de causes, ou qui en ont une qui n'est point conforme à l'ordre de la raison; et fatals ceux qui arrivent en dehors de la volonté de Dieu et des hommes par une espèce de nécessité. Les royaumes de la terre sont assurément établis par la divine Providence. Si quelqu'un en attribue l'institution au destin, parce qu'il donne à la volonté ou à la puis-
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(1) Ecrit en 415. =================================
p597 LIVRE V. ‑ CHAPITRE 1.
sance de Dieu le nom de destin, sa pensée est bonne, mais qu'il l'exprime autrement. Car, pourquoi ne dit‑il pas tout d'abord ce qu'il devra dire plus tard, lorsqu'on lui demandera ce qu'il entend par destin. En effet, selon le langage vulgaire, le destin se prend pour l'influence de la position des astres au moment de la naissance ou de la conception de quelqu'un, et il en est qui regardent cette influence comme distincte de la volonté de Dieu, tandis que d'autres soutiennent qu'elle en dépend. Or, ceux qui croient que les astres nous déterminent à agir en dehors de la volonté de Dieu, et qui, sans elle, assignent à chacun sa part de bonheur ou de malheur, doivent être exclus de la société, non‑seulement de ceux qui professent la vraie religion, mais même de celle des adorateurs des faux dieux quels qu'ils soient. Car, à quoi tend cette opinion, si ce n'est à détruire toute espèce de culte et de prière? Toutefois, notre but, en ce moment, n'est pas de combattre ces sortes de personnes, nous ne voulons avoir à faire qu'à ceux qui, pour défendre leurs fausses divinités, s'attaquent à la religion chrétienne. Pour ceux‑là, qui font dépendre l’influence des astres de la volonté de Dieu, s'ils s'imaginent que sa suprême puissance leur a donné le pouvoir qu'ils leur attribuent, sur le caractère de l'homme, sur les biens ou les maux qui lui surviennent, ils font au ciel une grave injure de croire que là, comme dans un sénat très‑illustre, et dans une cour toute resplendissante de lumières, on ordonne des crimes tellement énormes que, si quelque ville de la terre en ordonnait de pareils, le genre humain tout entier devrait s'unir pour la détruire de fond en comble. D'ailleurs, quel jugement laisse-t‑on à Dieu, le maître des astres et des hommes, sur les actions humaines, puisqu'on attribue aux astres une influence qui rend ces actions nécessaires? Ou bien, si l'on ne veut pas dire que les astres ne règlent point eux‑mêmes ces événements, mais seulement par la puissance que Dieu leur a donnée, et qu'ils ne font qu'exécuter ses ordres dans la nécessité qu'ils imposent; comment peut‑on attribuer à Dieu des volontés qu'on rougirait d'attribuer aux étoiles? D'autre part, si l'on dit que les astres présagent plutôt les événements qu'ils ne les font, en sorte que, leur position serait comme la voix qui prédit l'avenir, et non l'acte qui le détermine, selon l'opinion de plusieurs savants assez distingués; je répondrai que les astrologues n'ont pas l'habitude de parler ainsi. Ils ne disent pas, par exemple, que Mars, dans telle position, prédit un homicide, mais qu'il le fait. Cependant, je veux bien accorder qu'ils ne parlent pas exactement, et qu'il faudrait les renvoyer aux philosophes, pour apprendre à exprimer correctement ce qu'ils croient trouver dans la position
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p598 DE LA CITÉ DE DIEU.
des astres ; mais d'où vient qu'ils n'ont jamais pu dire pourquoi, dans la vie de deux jumeaux, dans leurs actions, leur fortune, leurs professions, leurs emplois, leurs charges et les autres événements de la vie humaine, dans leur mort même, il y a souvent tant de différence, qu'à cet égard, des étrangers ont plus de ressemblance avec eux, que les jumeaux entre eux, quoiqu'ils n'aient été séparés dans leur naissance que par un très‑court espace de temps, et que leur conception se soit faite par un seul acte et au même instant?
CHAPITRE II.
De la ressemblance et de la différence des maladies dans les jumeaux.
D'après Cicéron (1), Hippocrate, médecin très fameux, aurait écrit que deux frères lui parurent être jumeaux, parce qu'ils étaient tombés malades ensemble, et que leur maladie s'aggravait ou diminuait en même temps. Mais le stoïcien Possidonius, (Cic., Il Tusc., etc. I De la Divination, etc., 111 0ff.) très‑grand astrologue, en donnait pour raison qu'ils étaient nés et conçus sous la même constellation. Ainsi, ce que le médecin expliquait par la ressemblance de tempérament, le philosophe l'attribuait à l'influence de la position des astres, au moment de leur conception et de leur naissance. Or, ici la conjecture du médecin paraît meilleure et beaucoup plus probable. Car, d'après la disposition du corps de leurs parents, à l'instant de la conception, ils ont pu recevoir une impression telle que, prenant ensuite un même accroissement dans le sein de leur mère, ils soient nés avec une complexion toute semblable. De plus, nourris des mêmes aliments, dans la même maison, ils respirèrent le même air dans les mêmes conditions d'habitation, ils burent la même eau, toutes choses qui, selon les médecins, exercent sur le corps une influence décisive, bonne ou mauvaise; enfin, accoutumés aux mêmes exercices, leur constitution fut tellement identique, que les mêmes causes produisirent les mêmes effets, même pour les rendre malades en même temps. Mais vouloir attribuer cette ressemblance de maladie à la position du ciel et des astres au moment de leur conception ou de leur naissance, quand tant de personnes d'inclinations différentes, et avec les chances les plus variées, ont pu être conçues et naître en même temps, dans un même pays, sous un même ciel, je ne sais vraiment comment qua-
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(1) Ce fait ne se trouve point rapporté dans les ouvrages qui nous restent de Cicéron et d'Hippocrate.
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p599 LIVRE V. ‑ CHAPITRE 111.
lifier une telle impudence ? Pour nous, nous avons connu des jumeaux, dont non‑seulement les actions et les habitudes, mais même les maladies étaient différentes. Hippocrate, ce me semble, en rendrait raison très‑facilement, en disant que la diversité des aliments et des exercices, qui ne dépendent pas du tempérament, mais de la volonté, ont pu occasionner des maladies différentes. Quant à Possidonius, au contraire, ou quelqu'autre partisan de la fatalité des astres, je me demande quelle explication il pourrait donner ici, supposé qu'il voulût renoncer à se jouer de l'ignorance des âmes simples. Car, pour ce qui est de l'avantage qu'on prétend tirer de ce faible intervalle de temps qui sépare la naissance de deux jumeaux, et qui fait, en ce petit point du ciel où se marque l'heure, la différence de ce qu'on appelle l'horoscope; ou il n'a pas d'importance, eu égard à cette diversité énorme de volontés, d'actions, de moeurs, de succès et de revers que l'on remarque en eux; ou il en a trop, pour convenir également à la bassesse ou à la noblesse de la condition des jumeaux, quand on fait consister toute la différence dans l'heure de la naissance. Vous le voulez, soit; mais alors, si l'un naît sitôt après l'autre, qu'ils aient tous deux le même horoscope, je demande une entière ressemblance en toutes choses, ce qui ne peut se rencontrer en quelques jumeaux que ce soit; mais si le second tarde assez longtemps pour changer l'horoscope, je demande la diversité de père et de mère, ce qui est impossible pour deux jumeaux.
CHAPITRE 111.
De l’argument de la roue du potier qu'apporte l'astrologue Nigidius dans la discussion des jumeaux.
C'est en vain qu'on a recours à cette fameuse fiction de la roue de potier, qu'inventa Nigidius pour se tirer d'embarras et qui le fit surnommer le Potier (1). Il se mit donc à tourner de toutes ses forces une roue de potier, et pendant qu'elle tournait, il la marqua deux fois d'encre, mais si rapidement, qu'on la crut marquée qu'en un seul endroit. Cependant, lorsqu'elle fut arrêtée, on retrouva sur la roue les deux signes qu'il avait imprimés, séparés l'un de l'autre par un assez grand intervalle. Ainsi, dit‑il, dans le mouvement encore plus rapide du ciel, quand même deux jumeaux se suivraient avec une vitesse égale à celle de ma main, lorsque j'ai frappé deux fois cette roue, il y aurait toujours un grand intervalle dans les cieux; et telle est la cause, ajoute‑t‑il, de toutes les différences que l'on trouve dans les mœurs et les événements de la vie de deux jumeaux. Mais cet argument est plus fragile que les vases mêmes que forme la
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(1) Aula Gelle parle de Nigidius, livre XIX, chapitre xiv, voir Lucain, livre ler.
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p600 DE LA CITÉ DE DIEU.
roue du potier. Car, s'il y a dans le ciel, à la naissance de deux jumeaux, une si grande distance, que les constellations ne peuvent expliquer pourquoi l'un obtient un héritage, tandis que l'autre s'en trouve privé; comment ose‑t‑on inspecter le ciel, à la naissance de ceux qui ne sont point jumeaux, et leur prédire dès l'heure de leur naissance, des événements qui sont enveloppés dans un secret tel, que personne ne saurait les saisir et les dévoiler. Ils diront peut-être, que pour ceux qui ne sont point jumeaux, ils font ces prédictions sur de plus longs espaces de temps; tandis que le peu d'intervalle qui existe entre la naissance de deux jumeaux ne peut apporter de différence que sur de très‑petites choses, pour lesquelles on n'a pas coutume de consulter les astrologues, (qui donc, en effet, les consulterait pour s'asseoir, se promener, pour l'heure ou le menu du repas?) Mais nous arrêterons‑nous à ces bagatelles, quand nous prouvons que les différences qui existent entre les jumeaux sont des différences essentielles dans leurs mœurs, leurs actions et les événements de leur vie ?