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CHAPITRE IV.
Les dieux inférieurs n'étant point exposés à être déshonorés, ont une condition meilleure que les dieux choisis dont on raconte tant de choses infâmes.
Quiconque est avide de noblesse et d'illustration pourrait féliciter ces dieux choisis et vanter leur bonheur, si la distinction qui les honore ne les destinait aux outrages plutôt qu'aux honneurs. Car, pour cette foule obscure de divinités, l'oubli qui la couvre la protége contre les opprobres qui pourraient l'accabler. Nous rions, à la vérité, en voyant ainsi répartis entre eux les différents emplois que leur attribue la vaine opinion des hommes; semblables à ces percepteurs de la dernière classe, ou bien à ces artisans du quartier des orfèvres, chez lesquels aucun vase ne peut sortir entièrement achevé sans passer par la main d'une foule d'ouvriers, alors qu'un seul homme habile aurait pu le finir. Mais on n'a pas cru devoir autrement ménager la multitude de ceux qui travaillent, qu'en faisant apprendre à chacun en peu de temps et facilement une partie de l'art, de peur qu'en se perfectionnant dans cet art tout entier, ils ne fussent obligés d'y mettre un trop long temps, et d'y lutter avec trop de difficultés. Cependant, à peine trouvera‑t‑on quelqu'un des dieux non choisis qui se soit fait une réputation d'infamie, par suite de quelque crime. Au contraire, il serait difficile de trouver un seul des dieux choisis qui n'ait pas attiré sur lui quelque insigne flétrissure. Ces grands dieux sont descendus aux humbles emplois des petits dieux. Les petits dieux n'ont jamais atteint, par leurs
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crimes, à la hauteur des grands dieux. A la vérité, pour ce qui regarde Janus, il me revient difficilement quelque chose qui sente l'infamie. Peut‑être a‑t‑il été tel, peut‑être a‑t‑il vécu plus innocemment et s'est‑il plus éloigné des crimes et des forfaits. Il a accueilli avec bonté Saturne dans sa fuite, il a partagé son royaume avec cet hôte, en sorte que chacun d'eux put fonder une ville (Enéide, viii), l'un Janiculum, l'autre Saturnia. Mais tous ces gens avides d'infamies, quand il s'agit du culte des dieux, ayant trouvé sa vie moins honteuse, ont voulu le déshonorer par une statue monstrueusement difforme, et ils l'ont représenté tantôt avec deux fronts, tantôt même avec quatre, comme si sa personne était double. Ont‑ils donc voulu par hasard que la plupart des dieux choisis ayant perdu toute pudeur par leurs actions infâmes, Janus, du moins, se montrât avec d'autant plus de fronts qu'il était plus innocent?
CHAPITRE V.
De la doctrine secrète des païens et de leurs explications physiques.
Mais écoutons plutôt les explications physiques par lesquelles les païens s'efforcent de cacher la honte de leur infâme erreur, en lui donnant l'apparence d'une doctrine profonde. D'abord, voici comme Varron fait valoir ces explications: Il dit, que les anciens ont imaginé les statues des dieux, leurs insignes et leurs ornements, afin qu'en les remarquant, ceux qui auraient été introduits dans le secret des mystères de la doctrine, pussent voir en esprit l'âme du monde et ses parties, c'est‑à-dire, les véritables dieux. Ceux qui ont fait les statues de ces dieux, en leur donnant l'apparence humaine, paraissent s'être réglés d'après cette idée, que l'âme des mortels qui est dans le corps humain, est très‑semblable à l'âme immortelle des dieux. C'est absolument comme si on plaçait des vases pour indiquer les différents dieux, et que, dans le temple de Bacchus, on plaçât un œnophore pour signifier le vin dont il est le dieu, désignant ainsi le contenu par le contenant. Il en est de même, pour les statues auxquelles on donnerait la forme humaine. On veut signifier par elles l'âme raisonnable, parce que le corps humain contient cette substance d'une nature semblable à celle de Dieu ou des dieux. Tels sont les mystères de doctrine qu'avait pénétrés cet homme si savant, pour ensuite les produire au grand jour. Mais, ô le plus pénétrant des hommes ! est‑ce que dans ces mystères de doctrine vous avez perdu cette prudence qui vous faisait dire si sagement: Les premiers qui ont élevé des statues aux yeux des peuples ont fait perdre la crainte à leurs concitoyens, et leur ont apporté l'erreur?
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Sans statues les anciens Romains ont honoré leurs dieux plus religieusement. Ces anciens Romains ont été cause que vous osez dire cela contre leurs descendants. Car, s'ils eussent honoré les statues des dieux, peut‑être enseveliriez‑vous sous le silence de la crainte tous ces sentiments, vrais parfois, que vous avez manifestés en condamnant les statues, et vous proclameriez plus fortement et avec plus de hauteur ces mystères de doctrine, renfermés dans toutes ces fictions vaines et pernicieuses. Cependant, votre âme si éclairée et si habile, oh ! combien nous la plaignons ! Ce n'est nullement par ces mystères de doctrine qu'elle a pu arriver à son Dieu, c'est‑à‑dire, à celui par qui elle a été faite, et non avec lequel elle a été faite; à celui dont elle est, non pas une portion, mais dont elle est l'ouvrage; à celui qui n'est pas l'âme de tous, mais qui a fait toute âme; à la lumière duquel seul l'âme devient heureuse, si elle ne méconnaît pas sa grâce. Mais ces mystères de doctrine quels sont‑ils, et quelle estime faut‑il leur accorder? Ce qui va suivre le fera voir. Cependant, cet homme si savant reconnaît que l'âme du monde et ses parties sont de véritables dieux, d'où il résulte que toute sa théologie, c'est‑à-dire, la théologie naturelle elle‑même, à laquelle il assigne la plus haute importance, a pu seulement s'étendre jusqu'à la nature de l'âme raisonnable. Car sur la théologie naturelle il fait un très‑court préambule dans ce livre où nous verrons si, par des explications physiques, il peut rapporter à cette théologie naturelle la théologie civile, la dernière dont il traite au sujet des dieux choisis. S'il l'a pu, toute la théologie sera naturelle, et alors, qu'était‑il nécessaire de séparer la théologie civile de la théologie naturelle, et de faire tant de frais de distinctions? Et, s'il l'a séparée par une juste distinction, à quoi va‑t‑il aboutir, puisque la théologie naturelle, qui lui plaît tant, n'est pas vraie? Car elle n'arrive que jusqu'à l'âme, et non jusqu'au vrai Dieu qui a fait l'âme aussi. Combien donc est‑elle encore plus abjecte et plus fausse cette théologie civile qui s'occupe principalement de la nature des corps, comme le prouveront ses explications si recherchées et si bien analysées ! J'aurai nécessairement à en citer quelques‑unes.
CHAPITRE VI.
Opinion de Varron d'après laquelle Dieu est l’âme du monde, lequel renfermant dans ses différentes parties un grand nombre d’âmes, leur communique la nature divine.
Le même Varron, dans son préambule sur la théologie naturelle, dit encore qu'il pense que Dieu est l'âme du monde, appelé par les grecs
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Xosmos, et que ce monde est Dieu. Il ajoute que, comme l'homme sage, bien que composé de corps et d'âme, doit cependant à son âme d'être appelé sage; ainsi, le monde est appelé Dieu par son âme, quoiqu'il soit formé d'un corps et d'une âme. Ici, il semble en quelque manière reconnaître un seul Dieu. Mais, pour en introduire plusieurs, il ajoute que le monde est divisé en deux parties: le ciel et la terre; que le ciel aussi se divise en deux parties, l'éther et l'air; et la terre également en deux parties : celle de l'eau et celle de la terre ferme. Il dit que l'éther occupe la plus haute région, l'air la seconde, l'eau la troisième, et la terre la dernière et la plus basse. Ces quatre parties sont remplies d'âmes. Dans l'éther et l'air sont les âmes immortelles; dans l'eau et sur la terre, les âmes mortelles. Depuis la plus haute extrémité de la circonférence du ciel jusqu'au cercle de la lune résident les âmes éthérées, les astres et les étoiles, dieux célestes, que non‑seulement l'on reconnait par la pensée, mais que l'on voit par les yeux. Mais entre le cercle de la lune et les hauteurs des nuages et des vents résident les âmes aériennes, que l'esprit seul peut atteindre, mais non la vue. On les appelle héros, lares, génies. Telle est en abrégé la théologie naturelle que Varron nous propose dans son prologue. Cette théologie n'est pas seulement la sienne, elle est celle de beaucoup de philosophes. Il me faudra la discuter avec plus de soin, lorsque, avec le secours du vrai Dieu, j'aurai terminé ce qui me reste à dire de la théologie civile au sujet des dieux choisis.
CHAPITRE VII.
A‑t‑il été raisonnable de faire deux divinités de Janus et de Terminus.
Janus donc, par lequel Varron a commencé, quel est‑il, je le demande? On me répond: Il est le monde. Cette réponse est tout à la fois courte et claire. Pourquoi donc lui rapporte‑t‑on l'origine des choses, tandis que la fin est attribuée à un autre qu'on appelle Terminus? (PLUTARQUE, Vie de Numa.) Car c'est à cause des origines et des fins, prétend‑on, que deux mois ont été consacrés à ces dieux en surplus des dix qui s'écoulent jusqu'à Décembre, et dont Mars est le premier. Ces deux mois sont, Janvier, consacré à Janus, et Février, consacré à Terminus. C'est pourquoi les Terminales, dit‑on (PLUTARQUE, ibid.), se celèbrent dans ce même mois de Février, alors que s'accomplit le sacrifice expiatoire appelé Februum, d'où le mois a pris son nom. Est‑ce donc que les origines des choses appartiennent au monde, c'est‑à‑dire, à Janus, tandis que la fin ne le concerne plus; en sorte que le soin en
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a été donné à un autre dieu? Ne convient‑on pas que tout ce qui se forme dans ce monde se termine également dans ce monde ! Quelle légèreté ! Dans l'action qu'il opère on lui donne une demi‑puissance, dans la statue qui le représente on lui donne un double visage. Ne comprendrait‑on pas mieux ce dieu à double visage, si on disait qu'il est en même temps Janus et Terminus, et si on attribuait un visage aux origines et l'autre aux fins? Car celui qui agit, doit considérer l'une et l'autre, l'origine et la fin. En effet, en tout ce qui détermine nos actions, si nous ne tenons pas compte du commencement, nous ne pouvons pas prévoir la fin. Il est donc nécessaire que l'application de l'esprit qui cherche à prévoir l'avenir, s'unisse à la mémoire qui rappelle le passé. Car celui qui oublie ce qu'il a commencé, ne trouvera pas le moyen de terminer. Que si on pensait que la vie heureuse se commence en ce monde, et trouve sa perfection hors du monde, et si pour cela on n'accordait la puissance à Janus, c'est-à‑dire, au monde, que pour les commencements, assurément on lui préférerait Terminus, et on ne ferait pas de ce dieu un dieu séparé des dieux choisis. Et même maintenant, puisque c'est par ces deux dieux que se conduisent le commencement et la fin des choses temporelles, Terminus doit recevoir plus d'honneurs. Car la joie n'est‑elle pas plus grande lorsqu'on achève? Au contraire, les commencements sont remplis d'inquiétude jusqu'à ce qu'on arrive à la fin. La fin, voilà ce qu'on désire le plus quand on commence, voilà ce qu'on se propose, voilà ce qu'on attend, voilà ce qu'on est impatient d'obtenir. Et on ne se réjouit de ce qu'on commence que quand il est terminé.
CHAPITRE VIII.
Pour quelle raison les adorateurs de Janus représentent avec deux faces son image à laquelle cependant ils veulent aussi qu'on voie quatre fronts.
Mais déjà, donnons l'explication de la statue à deux faces. On dit que Janus a deux faces, une devant et une derrière, parce que notre bouche, quand nous l'ouvrons, paraît ressembler au monde. De là, les Grecs ont appelé le palais ouranos et quelques poètes latins, dit notre auteur, l'ont appelé cœlum. (ENNIUS dans Cicéron, Il de Natura deorum.) Par notre bouche ouverte il y a un passage qui aboutit au dehors du côté des dents, et à l'intérieur du côté du gosier. Voilà donc où le monde en est arrivé à cause du nom grec ou poétique de notre palais. Mais en quoi cela peut‑il avoir rapport à l'âme, à la vie éternelle? On honorerait donc un pareil Dieu à cause seulement de la salive, dont une
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partie s'avale, et l'autre se rejette sous le ciel du palais à l'ouverture de chacune de ses deux portes. Et puis, qu'y a‑t‑il de plus absurde que de ne pas trouver dans le monde même deux portes opposées l'une à l'autre, par lesquelles ou ce qu'il reçoit puisse arriver en lui, ou ce qu'il rejette au dehors puisse sortir de son sein, et de vouloir, de notre bouche et de notre gosier, avec lesquels le monde n'a point de ressemblance, faire la représentation du monde dans la personnification de Janus, à cause du seul palais auquel Janus ne ressemble nullement? Pour ce qui est des quatre fronts qu'on lui donne en l’appelant le double Janus, on explique cela à cause des quatre parties du monde; comme si le monde pouvait regarder hors de soi, de même que Janus le fait par toutes ses faces. Ensuite, si Janus est le monde et que le monde se compose de quatre parties, la statue de Janus avec ses deux visages exprime quelque chose de faux; ou si ce qu'elle signifie est vrai, parce que l'on comprend aussi le monde entier par les deux noms d'Orient et d'Occident, est‑ce que quand nous nommons les deux autres parties de Septentrion et de Midi, on doit appeler le monde double comme on appelle le double Janus ce dieu à quatre fronts? Il n'y a donc nullement moyen dans ces quatre portes, qui s'ouvrent pour laisser entrer ou sortir, de trouver une ressemblance avec le monde, pas même celle qu'on a cru trouver entre la bouche de l'homme et le Janus à double visage. Pourtant, que Neptune nous vienne en aide et apporte un poisson, alors nous aurons outre les ouvertures de la bouche et du gosier, deux autres ouvertures à droite et à gauche, qui sont les ouïes! Et cependant, par tant de portes, aucune âme ne peut échapper à la vanité, sinon l'âme docile à la Vérité qui a dit : « Je suis la porte. » (Jean, x, 9.)
CHAPITRE IX.
Puissance de Jupiter. On compare ce Dieu à Janus.
1. Mais pour Jovis, qu'on appelle encore Jupiter, qu'ils nous fassent connaître ce qu'ils veulent qu'on en pense. C'est un dieu, disent-ils, qui a toute puissance sur les causes par lesquelles tout se fait en ce monde. Voilà quelque chose de grand, comme l'atteste ce beau vers de Virgile : «Heureux qui a pu connaître la raison des choses!» (Géorg., ii.) Mais pourquoi Janus vient‑il avant lui? Que cet homme, si subtil et si savant, nous réponde là‑dessus : « C'est que, nous dit‑il, le pouvoir de Janus s'exerce sur ce qui commence, celui de Jupiter
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sur ce qui arrive à son point le plus élevé. C'est donc avec raison que Jupiter est regardé comme exerçant la royauté sur toutes choses. Car ce qui commence est dépassé par ce qui a pris son plus grand développement; et, quoique le commencement soit avant par le temps, la perfection est avant par le mérite. » Mais cela serait parfait, s'il y avait à distinguer dans la création ce qui commence et ce qui arrive à sa perfection. De même que partir est le commencement de l'action, arriver en est le point culminant; de même aussi débuter dans l'étude, c'est le commencement de l'entreprise, comprendre la science qui a été enseignée, c'en est la fin. Ainsi, en toutes choses, le commencement vient en premier lien, et la fin arrive par le point extrême. Mais déjà cette affaire a été débattue entre Janus et Terminus ! Quant à ce qu'on attribue à Jupiter, ce sont les causes efficientes, et non les effets; et, de toute manière, il est impossible que les faits, et leurs commencements, surpassent les causes même pour le temps. Car ce qui produit est toujours avant ce qui est produit. Si donc, dans ce qui se fait, les commencements appartiennent à Janus, ce n'est pas à dire pour cela qu'ils précèdent les causes efficientes que l'on attribue à Jupiter. En effet, comme rien n'est produit, ainsi rien ne commence à être produit, si la cause efficiente ne l'a pas devancé. Certes, pour ce qui est de ce Dieu au pouvoir duquel sont les causes de toutes les substances créées et de tous les êtres de la nature, si les peuples l'appellent Jupiter, et s'ils l'honorent par tant d'outrages et d'imputations criminelles, ils commettent un sacrilége plus abominable, que s'ils ne reconnaissaient absolument aucun dieu. Aussi il vaudrait mieux donner le nom de Jupiter à quelqu'autre, digne d'honneurs aussi honteux et aussi infâmes, et substituer à la place du vrai Jupiter une vaine représentation sur laquelle tomberaient ces blasphèmes; ce qui eut lieu pour Saturne, à qui, dit‑on, une pierre fut présentée pour qu'il la dévorât en place de son fils. Cela serait mieux que de proclamer ce dieu maitre du tonnerre et infâme adultère, gouvernant le monde et se livrant lui‑même à toutes sortes de débauches; ayant sous son autorité les causes souveraines de toutes les substances et de tous les êtres de la nature, et étant lui‑même soumis à des causes immorales.
2. Ensuite, je demande quelle place on assigne à ce Jupiter parmi les dieux, si Janus est le monde. Car notre auteur a déjà défini les véritables dieux, comme étant l'âme du monde et ses parties. Par là, tout ce qui n'est pas cela n'est pas véritable dieu, au dire de ces païens. Diront‑ils donc que Jupiter est l'âme du monde, tandis que Janus n'en est que le corps, c'est‑à-dire ce monde visible. S'ils le disent, il n'y aura
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plus moyen pour eux d'appeler Janus dieu, puisque même selon eux le corps du monde n'est pas Dieu, mais seulement l'âme du monde et ses parties. Aussi le même Varron dit très‑clairement que, suivant sa pensée, Dieu est l'âme du monde, et ce monde lui‑même est dieu. Mais il ajoute que, de même que l'homme sage, composé d'une âme et d'un corps, doit cependant à son âme d'être appelé sage; ainsi le monde est appelé dieu à cause de son âme, bien qu'il soit composé de l'âme et du corps. Ainsi, abstraction faite de son âme, le corps du monde n'est pas dieu, mais seulement ou son âme sans le corps, ou son corps uni à l'âme, de telle sorte cependant qu'il ne soit pas dieu selon le corps, mais seulement selon l'âme. Si donc Janus est le monde, et si Janus est dieu; pour que Jupiter puisse être dieu, dira‑t‑on qu'il est une partie de Janus ? Mais comment? N'est‑ce pas plutôt à Jupiter qu'on attribue tout0? De là cette parole : « Tout est plein de Jupiter. » (VIRGILE, Eglog. iii.) Donc, pour que Jupiter soit dieu, et surtout roi des dieux, il faut qu'il soit le monde, et non autre, afin que, suivant la doctrine des païens, il règne sur les autres dieux, comme sur ses parties. Pour appuyer ce sentiment, quelques vers de Valérius Soranus sont rapportés par le même Varron dans ce livre qu'il a écrit à part sur le culte des dieux. Les voici: « Jupiter, tout‑puissant, père des rois , de tous les êtres et des dieux mêmes, mère aussi des dieux, dieu seul et embrassant tous les autres. » Et dans le même livre Varron les explique ainsi : On a donné à Jupiter le sexe mâle pour produire la semence, et le sexe femelle pour la recevoir. Jupiter est le monde, il fait sortir de lui-même toutes les semences, et il les fait rentrer en lui. Ainsi, ajoute‑t‑il, Soranus a bien dit : Jupiter père et mère. Et il a écrit avec non moins de raison qu'il est un et tous, car le monde est un, et tout est en lui.
CHAPITRE X.
La distinction de Janus et de Jupiter est‑elle juste ?
Puis donc que Janus est le monde, et Jupiter aussi, et qu'il n'y a qu'un monde, pourquoi Janus et Jupiter sont‑ils deux dieux? pourquoi ont‑ils chacun leurs temples et leurs autels à part? pourquoi leurs sacrifices sont‑ils différents, comme aussi leurs statues ? C'est parce que, dira‑t‑on, autre est la puissance des commencements, autre celle des causes, et qu'ainsi la première a reçu le nom de Janus, et la seconde celui de Jupiter. Mais alors si un homme, se livrant à divers emplois, exerçait un double pouvoir ou une double profession, pourrait‑on, par la raison que la puissance de chaque emploi est
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différente, dire de lui qu'il y a dans sa personne deux juges ou deux artisans? De même donc pour le dieu unique, exerçant son pouvoir sur les commencements et puis aussi sur les causes, est‑il nécessaire de penser qu'il y a en lui deux dieux, parce que les commencements et les causes sont deux choses différentes? Si on le croit ainsi, qu'on dise qu'en Jupiter il y a autant de dieux qu'on lui a donné de surnoms, en raison des diverses puissances qu'il exerce, parce que toutes les opérations qui lui ont valu ces surnoms sont nombreuses et variées. Je vais citer quelques‑uns de ces noms.
CHAPITRE XI.
Surnoms de Jupiter. Ils ne s'appliquent pas à plusieurs dieux, mais au seul et même Jupiter.
On l'a appelé des noms de Victor, Invictus, Opitulus, Impulsor, Stator, Centipoda, Supinalis, Tigilius, Atmus, Ruminus, et encore d'autres dont il serait trop long de continuer la liste. On a donné ces surnoms au même dieu pour des causes et des puissances différentes. Cependant on n'a pas forcé Jupiter de faire de lui‑même autant de dieux qu'il a d'attributions. Ces attributions sont: de vaincre tout et d'être invincible, de porter secours aux indigents, d'avoir la puissance de renverser, de placer, d'affermir et de détruire, de maintenir le monde et de le soutenir, comme s'il était une poutre lui servant d'appui, de distribuer la nourriture à tout, et de la donner aux animaux par le moyen de l'estomac, je veux dire par la mamelle. Parmi ces différentes attributions, il y en a d'importantes, il y en a de chétives, et cependant un seul est dit remplir les unes et les autres. Je pense que les causes et les commencements des choses, pour lesquelles on a voulu qu'un seul monde fût deux dieux, ont plus de rapport ensemble, que l'action de soutenir le monde et celle de présenter la mamelle aux animaux. Et cependant pour ces deux fonctions, si différentes l'une de l'autre, et par leurs effets et par leur dignité, il n'a pas fallu établir deux dieux, mais il a suffi du seul Jupiter, qu'on a appelé Tigillus pour l'une et Ruminus pour l'autre. Je n'oserais dire que présenter la mamelle aux animaux conviendrait mieux à Junon qu'à Jupiter, d'autant plus que la déesse Rumina lui viendrait en aide et l'assisterait dans cette fonction! Et de fait, on pourrait me répondre que Junon n'est autre que Jupiter, d'après ces vers de Valérius Soranus, où il est dit : « Le tout‑puissant Jupiter, père des rois, de toutes choses, et aussi des dieux dont il est
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également la mère. » Pourquoi donc a‑t‑il été appelé aussi Ruminus, quand, en examinant avec un peu plus d'attention, nous trouvons qu'il est également la déesse Rumina? Car s'il semblait à bon droit indigne de la majesté des dieux, que dans un seul épi l'un eût le soin du nœud, et l'autre celui de l'enveloppe du grain; combien est‑il plus indigne de cette même majesté que, lorsqu'il s'agit d'une fonction aussi basse que celle de donner la mamelle aux animaux, il faille, pour s'en acquitter, la puissance réunie de deux dieux? Et que l'un de ces deux soit Jupiter, le roi même de tous les dieux, agissant en cela, non pas au moins avec son épouse, mais avec je ne sais quelle obscure Rumina! A moins toutefois qu'il ne soit encore cette Rumina même; dans ce cas, il serait en même temps Ruminus et Rumina: Ruminus pour les mâles, Rumina pour les femelles. Sans doute, je dirais bien qu'on n'a pas voulu donner à Jupiter un nom féminin, si, dans les vers cités plus haut, on ne l'appelait père et mère, et si, parmi ses surnoms, on ne voyait pas celui de Pecunia, dont on l'appelle encore. Pecunia est cette déesse qui compte parmi les divinités de la dernière classe, et dont nous avons fait mention au quatrième livre. (chap. xxi, xxiv.) Mais, comme les hommes et les femmes ont de l'argent, pourquoi n'a‑t‑il pas été appelé Pecunia, et aussi Pecunius, comme on a dit Rumina et Ruminus? Je laisse aux savants de la théologie païenne le soin d'éclaircir ce point !
CHAPITRE XII.
Jupiter s'appelle aussi Pecunia.
Mais n'est‑elle pas admirable la raison que l'on a donnée de ce nom? Jupiter est appelé Pecunia, dit‑on, parce que tout est à lui. 0 la haute et profonde raison d'un nom divin ! Quoi ! celui à qui tout appartient est appelé Pecunia ! N'est‑ce pas le comble du mépris et de l'outrage? Car, en comparaison de tout ce que le ciel et la terre renferment de trésors, qu'est‑ce donc que l'argent, j'entends ici tous ces biens que les hommes possèdent sous ce nom d'argent ? Certainement, c'est l'avarice qui a donné ce nom à Jupiter; en sorte que quiconque a l'amour de l'argent puisse se flatter qu'il aime, non pas un dieu quelconque, mais le roi même de tous les dieux. Ce serait bien différend, si on l'appelait richesse. La richesse est une chose, et l'argent une autre. En effet, nous appelons riches les hommes sages, justes, bons, qui n'ont point d'argent, ou qui en ont peu. Car ils sont riches par les vertus qui les font se contenter de ce qu'ils ont, lorsqu'il leur faut répondre aux nécessités de la vie du corps. Au contraire, ils sont pauvres ces avares toujours insatiables dans
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leurs désirs, et n'arrivant jamais à les satisfaire; puisque, quelque grande que soit la quantité d'argent qu'ils puissent posséder, ils ne peuvent être rassasiés au milieu de leur abondance, si grande qu'elle soit. Et le vrai Dieu lui‑même nous l'appelons riche à juste titre; ce n'est cependant pas en argent, mais en toute‑puissance qu'il l'est. On appelle donc riches ceux qui possèdent de l'argent, mais de vrai ils sont pauvres, s'ils sont dominés par la cupidité. De même, on appelle pauvres ceux qui n'ont point d'argent, mais au fond ils sont riches, s'ils sont sages. Que doit donc être, pour le sage, cette théologie où le roi des dieux a reçu le nom d'un objet qu'aucun sage n'a jamais désiré ? (SALLUSTE, Catilina.) Ah ! si cette doctrine des dieux nous apprenait quelque chose qui eût l'avantage d'intéresser le salut, combien il eût été plus naturel d'appeler ce dieu modérateur du monde, non pas Pecunia, mais Sapientia, c'est‑à‑dire la sagesse dont l'amour purifie des souillures de l'avarice, qui est l'amour de l'argent!