La Cité de Dieu 31

tome 23 p. 739

 

CHAPITRE XXIII.

 

Ce qu'Hermès Trismégiste a pensé de l'idolâtrie, et comment il a pu savoir que les superstitions égyptiennes devaient être abolies.

 

   1. Hermès égyptien qu'on appelle Trismé­giste a pensé et écrit différemment. Apulée, il est vrai, nie que les démons soient des dieux. Mais lorsqu'il prétend qu'ils vivent au milieu des hommes et des dieux pour y exercer une certaine médiation, de manière qu'ils paraissent être nécessaires aux hommes dans leurs relations avec les dieux, il ne sépare point leur culte de celui des dieux du ciel. Mais l'Egyptien dit que parmi les dieux, les uns ont été faits par le Dieu souverain, les autres par les hommes. Celui qui s'arrêterait à ces paroles telles que je les cite, croirait peut‑être qu'il ne s'agit ici que des idoles qui sont en effet pour les hommes l'ouvrage de leurs mains. Mais non, Hermès Trismégiste affirme que ces idoles visibles et palpables sont comme les corps des dieux; mais que, dans ces idoles, certains esprits qu'on y a appelés y résident de manière à y exercer une certaine puissance soit pour nuire, soit pour accomplir les désirs de ceux qui leur rendent les honneurs divins et les hommages d'un culte religieux. Ainsi donc, unir par un art secret ces esprits invisibles à une matière corporelle et visible, en sorte qu'avec cette matière on ait, pour ainsi dire, des corps animés, des idoles, consacrées et soumises aux esprits, le Trismégiste appelle cela faire des dieux, et d'après lui, ce grand, cet admirable pouvoir de faire des dieux, les hommes l'ont reçu. Voici ses paroles comme on les a traduites en notre langue, je les cite (1) : «Et puisque nous nous sommes

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(1) Ces citations de saint Augustin sont tirées du dialogue d'Hermès avec Esculape. Ce dialogue avait été traduit en latin par Apulée de Madaure. Mais, ici les savants ne reconnaissent point le latin d'Apulée.

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proposé de parler des liens et des relations qui existent entre les dieux et les hommes, apprends, cher Esculape, à connaître la puissance et les ressources de l'homme. De même que le Seigneur et Père, ou ce qui renferme tout, Dieu est le créateur des dieux célestes, de même l'homme est l'auteur de ces dieux qui dans les temples sont contents d'être près des hommes. » Et un peu après il dit : «Ainsi l'humanité se souvenant toujours de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de la divinité; et de même que le Père et Seigneur a fait les dieux éternels, afin qu'ils fussent semblables à lui, ainsi l'humanité a donné aussi à ses dieux ses traits et sa ressemblance. » Ici Esculape à qui il s'adressait principalement lui répond et lui dit : Parlez‑vous des statues, Trismégiste? « Oui, reprend‑il, des statues, ne les vois‑tu pas avec toutes tes défiances? Ne les vois‑tu pas animées et remplies de sens et d'esprit, opérant des prodiges de toutes sortes et en grand nombre. Elles connaissent l'avenir, et elles le font connaître par les sorts, les oracles, les songes et une foule d'autres signes. Elles suscitent des maladies aux hommes et elles les guérissent ; elles font naître la tristesse ou la joie dans leurs cœurs, suivant leurs mérites. Ignores‑tu, Esculape, que l'Egypte est l'image du ciel, ou ce qui est plus vrai, elle est comme le point où s'est retrouvé, disons plutôt, où s'est abaissé tout ce qui se gouverne et se meut au ciel; et s'il faut le dire, notre terre est plus exactement le temple de l'univers. Et cependant, comme il convient à un homme prudent de prévoir toutes choses, il n'est pas permis de vous laisser ignorer ceci : Il viendra un temps où l'on verra que vainement dans la piété de leur âme les Egyptiens ont été fidèles à la divinité, et animés pour son culte d'un zèle religieux et empressé. Toutes leurs saintes cérémonies seront condamnées et perdront leur effet. »

 

   2. Ensuite Hermès développe assez longuement ce passage, dans lequel il parait annoncer ce temps où la religion chrétienne a ruiné toutes ces trompeuses représentations, avec une force et une liberté d'autant plus grandes qu'elle est plus vraie et plus sainte. Elle l'a fait afin que, par la grâce du véritable Sauveur, l'homme fût délivré de ces dieux qui sont l'ouvrage de ses mains, et qu'il fût soumis au Dieu dont l'homme est l'ouvrage. Mais quand Hermès

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annonce cela pour l'avenir, il parle comme un homme attaché à tous ces prestiges des démons, et évidemment il ne fait point mention du nom chrétien. Et comme si cet avenir devait faire disparaître et détruire toutes ces pratiques, dont l'observation garantissait à l'Egypte sa ressemblance avec le ciel, il le déplore et le montre du doigt en quelque sorte avec des accents pleins de tristesse. Car il était de ceux au sujet desquels l'Apôtre dit : « Connaissant Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ils ne lui ont pas rendu grâce; mais ils se sont égarés dans leurs propres pensées, et leur cœur insensé a perdu sa lumière. Ils se sont dit sages, mais en réalité, ils ont perdu le sens, et par une indigne substitution, plutôt que de rendre gloire au Dieu incorruptible, ils ont mieux aimé glorifier l'image de l'homme corruptible; » (Rom., 1, 21) et le reste qu'il serait trop long de citer. En effet, en parlant du Dieu unique et véritable auteur du monde, Trismégiste dit beaucoup de choses conformes à la vérité, et je ne sais vraiment par quel aveuglement du cœur, il en vient toujours à vouloir que les hommes se soumettent aux dieux, qu'il avoue être l'ouvrage des hommes, et à déplorer pour l'avenir la fin de cet asservissement aux idoles. Comme s'il y avait au monde un être plus malheureux que l'homme qui devient l'esclave de son ouvrage. Bien plus, en adorant son ouvrage comme son  dieu, il est plus facile à l'homme de n'être plus homme, qu'à son ouvrage de devenir dieu par le culte qu'il lui rend. Car que l'homme, créé dans la gloire de sa raison, puisse tomber assez bas pour être comparé aux brutes sans intelligence (Ps. XLVIII, 13), cela arrivera encore avant qu'on puisse préférer l'ouvrage de l'homme à l'ouvrage que Dieu a fait à son image, c'est‑à‑dire à l'homme lui‑même. Aussi il est tout naturel que l'homme s'aliène et irrite contre lui celui par qui il a été fait, quand lui-même se met au‑dessous de son propre ouvrage.

 

   3. Au sujet de tout ce culte vain, trompeur, funeste et sacrilége, Hermès l'égyptien s'affligeait parce qu'il prévoyait qu'un temps viendrait où tout cela serait aboli. Mais sa douleur était aussi impudente que sa science était téméraire. Car le Saint‑Esprit ne lui avait pas révélé ces choses, comme aux saints prophètes qui, voyant d'avance ces mêmes événements, disaient dans leur allégresse : « Si l'homme fait des dieux, ce ne sont donc pas de vrais dieux. » (Jér., xvi, 20.) Et dans un autre endroit : « Voici ce qui arrivera en ce jour, dit le Seigneur, j'exterminerai les noms des idoles de dessus la terre, et il n'en restera pas même le souvenir. » (Zach., xiii, 2.) Et quant à l'Egypte, ce qui revient à notre discours, il y a une prophétie spéciale d'Isaïe, qui dit : « Et les idoles de l'Egypte tomberont devant sa face, et

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le cœur des Egyptiens se fondra en eux. » (Isa., xix, 1.) Et la suite exprime des idées semblables. Au nombre des prophètes comptons aussi ces saints personnages qui se sont réjouis de la venue de celui qu'ils attendaient : Tels sont Siméon, Anne, qui connurent Jésus‑Christ presque à sa naissance (Luc, 11, 28 et 38) Elisabeth qui, éclairée par le Saint‑Esprit, le connut dès sa conception. (Luc, 1, 43.) Tel est encore Pierre qui, instruit par le Père lui‑même disait: « Tous êtes le Christ fils du dieu vivant. » (Matth., xvi, 16.) Mais quant à cet Egyptien, ceux qui lui avaient fait entrevoir d'avance l'époque de leur déchéance future c'étaient ces mêmes esprits qui tout tremblants disaient à notre Seigneur pendant sa vie mortelle . « Pourquoi êtes‑vous venus nous perdre avant le temps ? » (ibid. viii 24. Soit qu’ils

aient été surpris de voir si tôt la fin de leur règne à laquelle ils s'attendaient, mais pour plus tard, soit qu'ils se soient dits perdus par là‑même qu'étant connus ils allaient tomber dans le mépris. Et cela leur arrivait avant le temps, c'est‑à‑dire avant le jugement, où ils doivent être punis par l'éternelle damnation avec tous les hommes qui ne se sont pas détachés de leur société. C'est ainsi que l'enseigne la religion qui ne peut ni tromper, ni être trompée. Il n'en est pas là ce prétendu sage qui, porté à droite et à gauche par le souffle de tout vent de doctrine (Ephés., iv, 14), et mêlant sans cesse ce qui est faux avec ce qui est vrai, déplore la fin d’une religion qu'il avoue ensuite n’être qu’une erreur.

 

CHAPITRE XXIV

 

Comment Hermès a reconnu manifestement l'erreur de ses pères, et en a cependant déploré la ruine.

 

 1. En effet, après une longue digression, il en revient à cette même question, et il parle de nouveau des dieux que les hommes ont faits. Il s'exprime ainsi: « En voilà assez de dit sur de telles choses. Revenons une seconde fois à l'homme et à la raison, ce don divin qui a fait appeler l'homme un animal raisonnable. Ce qui a été dit de l'homme, tout admirable que ce soit ne l'est pas autant que ce que je vais dire. En effet, ce qui surpasse toute admiration parmi tant de merveilles qui sont en lui, c’est que l'homme ait pu inventer et créer une divinité. Comme donc sur ce qui regarde les dieux, leur condition et leurs attributs, nos ancêtres étaient tombés dans de profondes erreurs à cause de leur incrédulité et de leur indiffèrence pour le culte et la religion du vrai Dieu, ils inventèrent l'art de se faire des dieux. A cet art ils donnèrent toute la puissance qu'on

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pouvait réunir de tout l'ensemble de cet univers. Mettant à profit tous les éléments, et voyant que cependant ils ne pouvaient créer des âmes, ils évoquèrent les âmes des démons ou des anges, et les introduisirent dans les saintes images et dans les divins mystères, afin qu'animées par ces âmes, les idoles pussent avoir le moyen et de faire du bien, et de nuire. » Je ne sais pas si les démons conjurés feraient de pareils aveux. Entendez‑le : «Comme sur ce qui regarde les dieux, nos ancêtres étaient tombés dans de profondes erreurs à cause de leur incrédulité et de leur indifférence pour le culte et la religion du vrai Dieu, ils inventèrent l'art de se faire des dieux. » Il n'a donc pas dit, au moins en modérant les termes, que ses ancêtres étaient tombés dans l'erreur, ce qui leur avait fait inventer cet art de faire des dieux, et il n'était donc pas satisfait de dire qu'ils étaient dans l'erreur, s'il n'avait ajouté et dit que c'était une erreur profonde ? C'est donc cette erreur profonde, cette incrédulité, cette indifférence au culte et à la religion du Dieu véritable, qui leur a fait trouver l'art de se faire des dieux. Et cependant, le fait que cette erreur profonde, cette incrédulité, cette répugnance de l'âme à l'égard du culte et de la religion du vrai Dieu, a fait inventer à l'homme l'art de se faire des dieux, voilà ce dont un homme sage déplore la ruine à venir dans un certain temps, comme s'il s'agissait d'une religion divine ! Voyez donc ce qui le pousse ainsi : N'est‑ce pas la puissance divine qui lui fait dévoiler dans le passé l'erreur de ses ancêtres ; et n'est‑ce pas l'influence du démon qui lui fait déplorer le châtiment futur des démons ? Car si c'est par l'effet de leur profonde erreur sur la condition des dieux, de leur incrédulité et de l'éloignement de leur esprit pour le culte, et la religion du vrai Dieu, que ses ancêtres ont inventé l'art de se faire des dieux, quoi d'étonnant si tout ce qu'a fait cet art détestable, ennemi de la religion divine, se trouve aboli par la religion divine, puisque la vérité redresse l'erreur, la foi confond l'incrédulité, le retour à Dieu guérit l'éloignement de Dieu?

 

2. Car, si sans parler des causes, il avait dit que ses ancêtres avaient trouvé l'art de se faire des dieux, c'eût été à nous assurément, pour peu que nous ayons le sens de la justice et de la piété, à observer et à voir qu'ils n'auraient jamais songé à arriver à cet art de faire des dieux, s'ils ne s'étaient écartés de la vérité, si la foi leur eût donné de Dieu une notion conforme à sa dignité, s'ils avaient appliqué leur esprit au culte et à la religion du vrai Dieu. Et cependant si nous disions que les causes de cet art c'est la profonde erreur des hommes, c'est leur incrédulité et l'éloignement de la religion divine qu'ils ont nourris dans un

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cœur gâté par l'erreur et l'insoumission, l'impudence de ces ennemis de la vérité serait supportable en quelque sorte. Mais quand celui-là même qui admire par dessus tout dans l'homme la puissance de cet art par lequel il peut se faire des dieux; quand nous le voyons déplorer l'arrivée de ce temps, où tous ces mensonges des dieux établis par les hommes vont être abolis par les lois, et en même temps quand nous l'entendons cependant avouer et exprimer les causes par lesquelles on en est arrivé là; quand nous l'entendons dire que c'est par l'effet d'une profonde erreur, de l'incrédulité et de l'indifférence du cœur pour le culte et la religion du vrai Dieu que ses ancêtres ont inventé l'art de se faire des dieux, que devons‑nous dire, ou plutôt que devons-nous faire, sinon rendre le plus d'actions de grâces possibles au Seigneur notre Dieu, qui a aboli ces sacriléges par des causes contraires à celles qui les ont fait établir. Car ce que l'encombrement de l'erreur a amené, la marche de la vérité a dû le faire disparaître; ce que l'incrédulité a fondé, la foi l'a détruit; ce que l'éloignement du culte de la religion divine a produit, le retour au Dieu unique, vrai et saint l'a aboli. Et ce n'a pas été dans la seule Egypte que pleure l'esprit des démons en la personne d'Hermès, mais ç'a été dans toute la terre où l'on chante au Seigneur un cantique nouveau; comme l'ont annoncé les Ecritures véritablement saintes et véritablement prophétiques qui nous disent : «Chantez au Seigneur un cantique nouveau. Terre, chante ce cantique de toutes parts. » (Ps. xcv, 1.) En effet, tel est le titre de ce psaume : «Quand la maison se bâtissait après la captivité.» Car la maison qu'on bâtit au Seigneur, c'est la Cité de Dieu, c'est‑à‑dire la sainte Eglise dans toute la terre, après cette captivité dans laquelle les démons retenaient ces hommes qui, croyant en Dieu, deviennent comme les pierres vivantes dont est bâtie la maison. Et de fait, parce que l'homme se faisait ses dieux, il ne s'ensuit pas qu'il ne tombait pas au pouvoir de ces dieux qu'il avait faits, quand par le culte qu'il leur rendait il entrait dans leur société. Sans doute ce n'était pas la société de stupides idoles, mais celle de perfides démons. En effet, que sont les idoles, sinon ce que disent les mêmes Ecritures : « Elles ont des yeux, et ne voient point; » (Ps. cxiii, 5) et tout ce que l'on a pu dire de semblable sur la matière artistement façonnée, peut‑être, mais cependant privée de vie et de sentiment. Mais les esprits immondes, liés à ces mêmes statues par cet art criminel, avaient engagé dans leur société les âmes de leurs adorateurs, et les avaient réduites à une misérable servitude. De là les paroles de

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l'Apôtre : « Nous savons que l'idole n'est rien, mais quand les païens sacrifient, c'est aux démons qu'ils sacrifient, et non pas à Dieu. Je ne veux pas que vous entriez dans la société des démons. » (I Cor., viii, 4.) Ainsi donc, après cette captivité dans laquelle les démons pleins de méchanceté retenaient les hommes, la maison de Dieu est édifiée dans toute la terre. De là le titre de ce psaume où il est dit : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau. 0 terre, fait retentir de toutes parts tes chants au Seigneur. Chantez au Seigneur; bénissez son nom; annoncez avec joie de jour en jour le salut qui vient de lui. Annoncez sa gloire parmi les nations, annoncez ses merveilles parmi tous les peuples. Car le Seigneur est grand, il est digne de louanges au delà de ce qu'on peut dire, il est terrible par‑dessus tous les dieux. Tous les dieux des nations sont des démons. Mais c'est le Seigneur qui a fait les cieux. » (Ps. xcv, 1 et suiv.)

 

   3. Celui donc qui a déploré la venue de ce temps où le culte des idoles serait renversé, ainsi que la domination des démons sur ceux qui les adoraient, celui‑là, inspiré par le malin esprit, voulait voir durer cette captivité après laquelle le Psalmiste dit qu'on doit édifier la maison dans toute la terre. Hermès annonçait cela en gémissant; le prophète également l'annonçait, mais en se réjouissant. Et comme l'Esprit qui prédisait tout cela par la voix des saints prophètes doit toujours triompher, Hermès qui ne voulait pas voir tomber les institutions des démons, qui en déplorait la fin d'avance, Hermès est forcé, de la manière la plus merveilleuse, d'avouer que ces institutions ne doivent leur origine ni à des hommes sages, ni à des hommes de foi, ni à des hommes animés par la piété et la religion, mais à des hommes plongés et dans l'erreur, et dans l’incrédulité, et dans le mépris de la religion et du culte de Dieu. Et bien que ces idoles il les appelle des dieux, cependant en disant que ces dieux ont été faits par des hommes auxquels nous ne devons certainement pas ressembler, qu'il le veuille ou non, il prouve qu'ils ne doivent pas être honorés par ceux qui ne sont pas tels qu'ont été ceux qui les ont faits. Ainsi donc, d'après les principes mêmes d'Hermès, ces dieux ne doivent être honorés ni par les hommes sages, ni par les hommes que la foi anime, ni par ceux qui pratiquent la religion. En même temps Hermès nous donne la preuve que ceux qui ont fait ces dieux, se sont mis en mesure d'avoir pour dieux ceux qui n'étaient pas dieux. Car cette parole du prophète est toujours vraie : « Si l'homme se fait ses dieux, ce ne sont donc pas des dieux. » (Jérém., xvi, 20.) En appelant donc de pareils dieux les dieux de pareils hommes, fabriqués par de pareilles mains, je veux dire les démons, attachés personnellement aux idoles par les liens de leurs passions au moyen de je ne sais quel art, et désignés

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comme des divinités faites par les hommes, Hermès ne leur a cependant pas accordé les mêmes attributions que le platonicien Apulée. (Nous en avons dit assez là‑dessus, et nous avons montré toutes les inconséquences et toute l'absurdité de ce système.) Non, il ne leur a pas accordé d'être interprètes et médiateurs entre les divinités créées par Dieu et les hommes également créés par Dieu, pour présenter aux dieux les prières des hommes et rapporter à ceux‑ci les faveurs des dieux. Car il est par trop insensé de croire que les dieux faits par les hommes ont plus de crédit auprès des divinités créées aussi par Dieu, que les hommes eux‑mêmes créés par le même Dieu. Uni par un homme à une statue au moyen d'un art détestable, le démon est devenu dieu de cet homme, mais non de tout homme. Et qu'est‑ce donc que ce dieu que l'homme ne ferait pas s'il n'était dans l'erreur, dans l'incrédulité, dans l'éloignement du vrai Dieu ? Or, si les démons qu'on honore dans les temples et qui se trouvent liés par je ne sais quel art à des images, c'est‑à‑dire à des statues visibles par ces hommes qui, au moyen de cet art, en ont fait des dieux par suite de leurs erreurs et de leur éloignement du culte et de la religion du vrai Dieu ; si ces démons ne sont pas des intermédiaires ni des interprètes entre les dieux et les hommes, tant à cause de leurs mœurs détestables et honteuses que parce que, malgré leurs erreurs, leur incrédulité et leur éloignement du culte et de la religion du vrai Dieu, cependant les hommes sont certainement meilleurs encore que les dieux qu'ils se sont faits, il reste ceci. C'est que leur puissance est une puissance de démons; soit lorsqu'ils font du bien tout en nuisant davantage parce qu'ils sont alors plus perfides; soit lorsqu'ils font ouvertement du mal. Et encore ils n'exercent cette puissance pour une chose ou pour l'autre que dans le temps et dans la mesure où cela leur est permis, suivant les desseins profonds et mystérieux de la Providence divine. Mais ils n'agissent jamais comme médiateurs entre les hommes et les dieux, en vertu d'une puissance sur les hommes qu'ils auraient recue de l'amitié des dieux. Car avec les dieux bons qui sont pour nous ces créatures raisonnables qu'on appelle les saints anges, habitants des célestes demeures : trônes, dominations, principautés, puissances, les démons ne peuvent avoir aucun lien d'amitié. Il y a entre eux, pour les affections du cœur, toute la distance qui sépare le vice de la vertu, la malignité de la bonté.

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CHAPITRE XXV.

 

De ce qui peut être commun aux saints anges et aux hommes.

 

 Ce n'est donc nullement par l'emploi des démons comme médiateurs, qu'il faut solliciter la bienveillance ou la bienfaisance des dieux, c'est-à‑dire plutôt des bons anges, mais par la ressemblance d'une bonne volonté. C'est de cette manière que nous sommes avec eux, que nous vivons avec eux, qu'avec eux nous honorons le Dieu qu'ils honorent, bien que nous ne puissions les voir des yeux de la chair. La distance qu'il y a entre eux et nous ne se calcule pas par la place de notre corps, mais par les fautes de notre vie ; elle est égale à la misère que nous cause la différence de nos volontés et la fragilité de notre faible nature. Car, ce n'est pas parce que la terre est notre séjour et que nous y sommes soumis aux conditions de la chair, mais c'est parce que l'impureté de notre cœur nous incline à des goûts terrestres, que nous ne sommes point unis à ces saints anges. Mais quand nous nous guérissons de nos misères, de manière à être semblables à eux, c'est alors que nous leur sommes unis. En attendant, nous nous rapprochons d'eux par la foi, si grâce à eux nous croyons qu'un jour celui qui les a rendus heureux, nous procurera le même bonheur que celui dont ils jouissent.

 

CHAPITRE XXVI.

 

Toute la religion des païens s'est réduite à honorer des hommes morts.

 

   1. Il faut bien remarquer comment, déplorant le temps à venir où disparaîtraient de l'Egypte ces institutions, qu'il avoue devoir leur origine à ses ancêtres plongés dans l'erreur, dans l'incrédulité et dans l'éloignement du culte de la divine religion, cet Egyptien dit entre autres choses : Alors cette terre sainte, consacrée par des temples et par des autels, sera remplie de sépulcres et de morts. On dirait à l'entendre que si ces institutions dont il parle n'étaient point abolies, les hommes ne mourraient plus, ou que les morts seraient placés ailleurs que dans la terre. En tout cas, plus il s'écoulerait de temps et de jours, plus le nombre des sépulcres serait grand à cause du plus grand nombre de morts. Mais voici ce qui l'afflige, c'est qu'à leurs temples et à leurs autels succéderaient les monuments et les chapelles des martyrs; en sorte que vraiment ceux qui lisent ces pages avec un esprit hostile et pervers, vont s'imaginer que les païens honoraient leurs dieux dans les temples, et que nous, nous honorons les morts dans leurs sépulcres. Car tel est l'aveuglement des impies, qu'ils vont pour ainsi dire heurter contre les montagnes, et qu'ils ne veulent pas voir ce qui leur crève les yeux. Et ils ne remarquent pas

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que dans toutes les lettres des païens, on ne trouve point ou on trouve à peine des dieux qui n'aient pas été des hommes. En sorte que c'était à des hommes morts que l'on rendait les honneurs divins. Je passe la remarque de Varron qui dit que tous les morts étaient chez les païens appelés dieux‑mânes, et qui, par ces cérémonies qui se célèbrent presque pour tous les morts, et parmi lesquelles il mentionne les jeux funèbres comme la plus grande marque de divinité, prouve que les jeux ne se célèbrent qu'en l'honneur des dieux.

 

2. Et cet auteur dont nous nous occupons ici, dans ce même livre où il annonce l'avenir et aussi où il le déplore en disant: « Alors cette terre sainte consacrée par des temples et des autels, sera remplie de sépulcres et de morts. » Hermès lui‑même n'atteste‑t‑il pas par ces paroles que les dieux de l'Egypte n'étaient que des hommes morts? Car après avoir dit que, par suite de leur profonde erreur sur la condition des dieux, de leur incrédulité et de leur indifférence pour le culte et la religion du vrai Dieu, ses ancêtres avaient inventé l'art de se faire des dieux, il ajoute: « A cet art, ils donnèrent toute la puissance qu'on pouvait réunir de l'ensemble de cet univers. Mettant à profit tous les éléments, et voyant que cependant ils ne pouvaient créer des âmes, ils évoquèrent les âmes des démons et des anges, et les introduisirent dans les saintes images et dans les divins mystères, afin qu'animées par ces âmes, les idoles pussent avoir le moyen et de faire du bien et de nuire. » Ensuite voulant le prouver par des exemples, il poursuit et il dit : “ Ton aïeul, ô Esculape, est le premier inventeur de la médecine. Un temple lui a été consacré sur la montagne de Lybie, proche du rivage des crocodiles. C'est là que repose de lui l'homme terrestre, c'est‑à‑dire son corps. Le reste de son être ou plutôt toute sa personne, si l'essence de l'homme consiste entièrement dans le sentiment et dans la vie, est remontée meilleure dans le ciel; et maintenant ceux qui sont malades obtiennent par sa puissance divine tous les secours qu'il leur donnait auparavant au moyen de sa science médicale.» Ici Hermès ne dit‑il pas qu'un homme mort est honoré comme un dieu à l'endroit même où il a son sépulcre ? Ainsi il s'abuse et il trompe en même temps les autres, en disant que cet homme est remonté au ciel. Ensuite il ajoute ces autres paroles : « Hermès, dit‑il, Hermès mon aïeul dont j'ai reçu le nom, et qui repose dans sa patrie appelée aussi de son nom, n'assiste‑t‑il pas, et ne protége‑t‑il pas tous les mortels qui accourent à lui de toutes parts? » En effet, cet

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Hermès le grand ou Mercure, qu'il appelle son aïeul, repose, dit‑on, dans la ville de son nom, c'est‑à‑dire dans Hermopolis. Voilà donc deux dieux qui ont été des hommes suivant son aveu, c'est Esculape et Mercure. Quant à Esculape, Grecs et Latins sont d'accord. Pour Mercure, l'opinion de plusieurs c'est qu'il n'a pas été homme mortel, et cependant Hermès affirme qu'il est son aïeul. Mais aussi celui dont on veut parler n'est‑il pas différent de celui qui nous occupe, bien qu”ayant le même nom ? Je ne discute pas plus que cela; que celui dont on parle soit différent de celui dont je parle, n'importe. En tout cas, celui que j'ai en vue a passé comme Esculape, de la condition d'homme à la dignité de dieu. J'invoque ici le témoignage d'un homme considérable, et aussi considéré de ses concitoyens, c'est celui de Trismégiste, son petit‑fils.

 

   3. Hermès, poursuivant son discours, ajoute encore : « Autant Isis, femme d'Osiris, comble de biens ceux à qui elle est favorable, autant elle fait de mal à ceux contre lesquels elle est irritée, nous le savons. » Ensuite, il veut faire voir que ces dieux, que les hommes se font suivant l'art dont nous avons parlé, appartiennent à cette classe de démons dans lesquels subsistent les âmes des hommes morts. Il veut montrer que ce sont eux que les hommes ont liés à leurs idoles, au moyen de cet art qu'ils ont inventé par suite de leur profonde erreur, de leur incrédulité et de leur irréligion, parce qu’en créant de tels dieux, ils ne pouvaient pas également créer des âmes. Aussi, après avoir dit au sujet d’Isis ces paroles que j'ai citées : «Nous savons à combien de monde elle fait du mal lorsqu'elle est irritée;» il poursuit et il ajoute: «En effet, les divinités de la terre et du monde s'irritent facilement. Cela vient de ce que les hommes les ont faits et formés de deux natures. » Il dit : de deux natures, c'est‑à‑dire d'une âme et d'un corps. L'âme, c'est le démon, le corps, c'est la statue. «De là vient, dit‑il, que les Egyptiens les ont appelés les saints animaux, et que les villes ont honoré, chacune respectivement, les âmes de ceux qui les ont consacrées pendant leur vie. Ainsi elles se gouvernent par les lois de leurs fondateurs, et s'appellent de leurs noms. » Où en est donc cette espèce de plainte lamentable, que la terre sanctifiée de l'Egypte, consacrée par des temples et des autels, sera un jour remplie de morts et de tombeaux? Sans doute l'esprit de mensonge qui inspirait ces paroles à Hermès, a été forcé lui‑même d'avouer par sa bouche, que dès lors cette terre était déjà remplie de tombeaux et de morts, qu'on honorait comme des dieux. Par la voix d'Hermès, s'exhalait la douleur des démons. Par lui,

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ils se lamentaient des supplices imminents qui les attendaient auprès des tombeaux des martyrs. Car dans plusieurs de ces saints monuments, les démons sont tourmentés, ils sont forcés de se nommer et de sortir des corps des possédés.

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