tome 24 p. 100
CHAPITRE XVI.
Des degrés et des différences des créatures. Autre est l’ordre d'utilité, autre est l’ordre de raison.
Parmi tous les êtres qui existent, chacun en son ordre, et qui ne sont point Dieu le Créateur de tous; on préfère ceux qui ont la vie à ceux qui ne l'ont pas, ceux qui ont la faculté d'engendrer ou seulement de désirer, à ceux qui n’ont point de mouvement. Parmi les êtres vivants, on préfère ceux qui sentent à ceux qui ne sentent pas, les animaux aux plantes; parmi ceux qui sentent, ceux qui pensent passent avant ceux qui n'ont pas la pensée, les hommes avant
les brutes. Parmi les êtres intelligents, les immortels sont mis avant les mortels, les anges avant les hommes. Cet ordre est celui de l'excellence des natures : nous pouvons avoir une estimation toute différente selon l'utilité de chaque chose, et ainsi nous préférerons fort bien des choses insensibles aux objets doués de sensibilité, de sorte que nous voudrions même quelque fois, si nous le pouvions retrancher ces
derniers de la nature, soit par ignorance du rang qu'ils y occupent, soit par préférence de nos avantages particuliers. Qui n'aimerait mieux avoir du pain que des rats, ou des écus que des puces? Et cela ne saurait étonner (que) l'homme, dont pourtant la nature est si noble, peut descendre à une estimation telle, qu'on achétera plus cher, un cheval qu'un esclave, une perle qu'une servante? Ainsi avec la liberté d'appréciation, on voit une grande différence entre les considérations purement rationnelles, et les besoins de l'indigence ou la passion des désirs. La raison donne à chaque objet sa place dans l'ordre que fixe sa propre nature, le besoin ne considère que l'utilité qu'il
======================================
p101 LIVRE XI. ‑ CHAPITRE XVIII.
poursuit, la raison ne prend garde qu'à la vérité qui se montre à l'esprit, la volupté ne recherche que ce qui peut flatter agréablement les sens. Mais dans les êtres raisonnables, le poids de la volonté et de l'amour est si considérable que l'ordre de nature plaçant les anges avant les hommes, la loi de justice, n'assure pas moins aux hommes vertueux la supériorité sur les mauvais anges.
CHAPITRE XVII.
Le mal n'appartient point à la nature, il est contre nature, la volonté, non le Créateur, est cause efficiente du péché.
C'est donc à cause de sa nature, et non point à cause de sa malice, que le démon est dit : « le commencement de l'œuvre de Dieu » (Job. XL, 14); car assurément là où devait apparaitre la malice, Dieu avait créé une nature non encore viciée. Le vice est tellement contre la nature, qu'il ne peut que nuire à la nature. Ce ne serait donc pas un vice de se séparer de Dieu, si la nature même qui a été séparée ne demandait plutôt à être avec Dieu, c'est ce qui fait que la volonté perverse est elle-même un puissant témoignage de la bonté de la nature. Mais Dieu, Créateur souverainement bon de toutes les natures bonnes, est aussi l'ordonnateur souverainement juste de toutes les volontés mauvaises; et de même qu'elles se servent pour le mal des natures bonnes, ainsi, il se sert pour le bien, même des volontés mauvaises. C'est ainsi qu'il a voulu que le démon qu'il avait créé bon, et qui s'était jeté dans le mal par sa propre volonté, relégué aux régions les plus abaissées, servît de jouet à ses anges; c'est‑à‑dire que les tentations par lesquelles il s'efforce de nuire aux saints, tournâssent à leur avantage. Et quand Dieu le créa, il n'ignorait certes pas sa perversion future, mais il prévoyait les biens qu'il ferait résulter de sa malice; c'est ce qui a fait dire au psalmiste : « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet. «Ps. ciii, 26), car assurément quand, dans sa bonté, il le créait bon, déjà dans sa prescience, il ordonnait les biens qui devraient résulter même de sa perversion.
CHAPITRE XVIII.
De la beauté de l'ensemble ; la divine disposition des choses rend cette beauté plus éclatante par l'opposition des contraires.
Dieu en effet n'aurait pas créé un seul ange, que dis‑je, pas même un seul homme dont il aurait prévu la déchéance, s'il n'eût en même temps connu comment il les rendrait utiles aux justes, faisant briller par semblables antithèses, le poème admirable de l'ordre des siècles. C'est
=====================================
p102 DE LA CITÉ DE DIEU.
en effet un des plus gracieux ornements du discours, que l'antithèse appelée en latin opposition, ou plus exactement contraste. Ce mot n'est pas en usage chez nous, bien que la chose qu'il désigne soit un des ornements de la langue latine ou plutôt de toutes les langues; c'est par des antithèses que saint Paul donne un tour si agréable à ses pensées, quand il dit dans
la seconde épître aux Corinthiens : « Par les
armes de justice à droite et à gauche, dans la
gloire et les opprobres, dans la bonne et la
mauvaise renommée, comme séducteurs et cependant véridiques, comme ignorés et néanmoin très‑connus, comme morts et voici que nous vivons, chatiés et non détruits, tristes et toujours pleins de joie, pauvres et enrichissant plusieurs, comme n'ayant rien et possédant tout. » (11. Cor. vi, 7, etc.) De même que ces expressions opposées donnent de la grâce au discours, aussi l'éloquence de cette opposition de choses, non de paroles, fait la beauté de l'univers. C'est ce qui est très‑clairement énoncé au livre de l'Ecclésiastique, où il est dit : « En face du mal est le bien, en face de la mort, la vie, de même le pécheur en face de l'homme pieux. Contemplez ainsi toutes les oeuvres du Très-Haut, deux à deux, l'une opposée à l'autre. » (Eccli., xxxiii, 15.)
CHAPITRE XIX.
Comment il faut entendre ce qui est écrit : « Dieu sépara la lumière des ténèbres. »
L'obscurité même des Saintes Écritures a quelquefois cet avantage, de provoquer plusieurs explications que la vérité ne repousse point, et qui portent à l'esprit de nouvelles lumières ; quand l'un entend d'une façon, l'autre d'une façon différente, tous s'appliquant également dans l'interprétation d'un passage obscur, à donner pour appui à leur opinion l'autorité de textes parfaitement clairs, et qui ne souffrent aucun doute. Il arrive ainsi dans cette multitude d'explications diverses, qu'on comprenne ou non le vrai sens de l'auteur sacré; il arrive, dis‑je, qu'en scrutant ces mystérieuses obscurités, on en fait sortir quelques vérités. Je crois donc qu'il ne répugne aucunement aux oeuvres de Dieu, que, par cette lumière créée d'abord, on entende les anges; puis, qu'on applique à la séparation des bons et des mauvais anges, ce qui est écrit : « Et Dieu sépara la lumière des té
====================================
p103 LIVRE XI. ‑ CHAPITRE XX.
nèbres, et il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit. » (Gen. 1, 4 et 5.) Celui‑là seul a du opérer cette séparation qui a pu, avant leur chute même, prévoir que certains anges deviendraient pécheurs et que, privés de la lumière de la vérité, ils demeureraient éternellement dans les ténèbres de leur orgueil. Quant à ce jour et à cette nuit de l'ordre commun, c'est‑à‑dire cette lumière et ces ténèbres vulgaires, il les a séparés par ces deux luminaires si connus, quand il a dit : « Qu'il soit fait au firmament du ciel des flambeaux pour luire sur la terre, et séparer le jour de la nuit. » (Gen. 1, 14). Un peu plus loin il est dit : « Et Dieu fit deux grands flambeaux pour présider, le plus grand au jour, et le plus petit à la nuit, et aussi les étoiles; et Dieu les plaça au firmament du ciel, pour luire sur la terre, présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres. » Mais cette lumière supérieure, la société des bons anges brillante des lumières intellectuelles de la vérité, qui a pu la séparer des ténèbres opposées, de ces esprits méchants, les anges mauvais éloignés de la lumière de justice, sinon celui pour qui le mal futur, mal non de nature mais de volonté, n'a pu, un seul instant, demeurer caché ou inconnu?
CHAPITRE XX.
Comment il est dit après la séparation de la lumière et des ténèbres : « Dieu vit que la lumière est bonne. »
Enfin, il ne faut pas oublier qu'après ces paroles : « Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite » (Gen. 1, 3), le texte sacré ajoute aussitôt : « Et Dieu vit que la lumière est bonne » (Gen. 1, 4) : non pas après qu'il eût séparé la lumière des ténèbres, et appelé la lumière jour, et les ténèbres nuit, pour ne pas sembler confondre dans l'approbation de Dieu et cette lumière et ces ténèbres. Pour ces ténèbres innocentes, que les astres du firmament séparent de la lumière qui frappe les yeux de notre corps, ce n'est pas avant, mais après la séparation qu'il est dit : « Et Dieu vit que cela était bon.» (Gen. 1, 18.) Le texte porte en effet : « Et il les plaça dans le firmament du ciel pour luire sur la terre, présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit que cela était bon. » (Gen. 1, 17 et 18.) L'un et l'autre lui plurent, parce que l'un et l'autre sont sans péché. Mais quand Dieu a dit : « Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite. Et Dieu vit que la lumière est bonne; » quand il
======================================
p104 DE LA CITÉ DE DIEU.
est écrit ensuite: « Et Dieu sépara la lumitére des ténèbres, et Dieu appela la lumière jour, et les ténèbres nuit » ; il n'est point alors ajouté : « Et Dieu vit que cela était bon » ; pour ne pas appeler bonnes deux choses, dont l'une était mauvaise, par sa faute, et non par sa nature. Alors la lumière seule plut au créateur, parce que ces ténèbres des mauvais anges, bien qu'ayant leur place dans l'ordre divin, ne pouvaient en aucune manière recevoir l'approbation de Dieu.
CHAPITRE XXI.
De la science éternelle et de l'immuable volonté de Dieu; toutes ses œuvres lui ont plu avant l'exécution comme après.
Que faut-il entendre par ces paroles répétées après chaque création : « Dieu vit que cela est bon » (Gen. i), sinon l'approbation de l'œuvre accomplie suivant l'art qui est la sagesse de Dieu? Assurément Dieu n'attend pas la fin de son oeuvre pour juger qu'elle est bonne, car rien n'aurait été créé, s'il ne l'avait connu auparavant. Lors donc qu'il trouve bonne une créature, qu'il n'aurait assurément point produite, s'il n'en avait connu la bonté avant de la tirer du néant, il n'apprend rien lui‑même, mais il nous instruit. Platon est allé plus loin, il n'a pas craint de dire que Dieu s'était réjoui après avoir achevé la création de l'univers; assurément ce philosophe n'était pas assez dénué de sens pour croire que la création avait augmenté le bonheur de Dieu; il a voulu montrer seulement que le monde amené à l'existence plût au divin architecte, comme il lui avait plu auparavant dans les plans de sa sagesse, et cela sans variation aucune dans la connaissance de Dieu, sans qu'il soit affecté d'une manière différente par ce qui sera, est ou a été déjà. Dieu ne voit pas comme nous l'avenir en avant, le présent en face, le passé en arrière, il a une manière d'apercevoir toute différente et infiniment élevée au‑dessus de la nôtre. Sa pensée ne change pas en passant d'un objet à un autre, il voit tout d'un regard immuable: les choses qui se manifestent dans le temps, l'avenir qui n'est pas encore, le présent qui est aujourd'hui, le passé qui n'est plus; il embrasse tout dans une stabilité toujours présente. Il ne voit pas autrement des yeux et autrement de l'esprit, car il n’est pas composé d'âme et de corps; il ne voit pas aujourd'hui autrement qu'hier ou demain, car sa science, toute différente de la nôtre, ne
=====================================
p105 LIVRE XI. ‑ CHAPITRE XXII.
reçoit aucune atteinte de cette mobilité du temps présent, passé, futur; « en lui n'existent ni le changement, ni les ombres du moment fugitif. » (Jac. 1, 17.) Son attention ne se porte pas successivement d'une pensée à une autre, dans son regard incorporel, se trouvent présentes à la fois toutes les choses qu'il connaît. Il pénètre le temps par sa connaissance indépendante du temps, comme il donne le mouvement aux choses du temps par une action qui n'est point mouvement. Il voit que son oeuvre est bonne là même où il la voyait bonne avant de la produire : en voyant, il n'a point doublé sa science, il ne l'a augmentée en rien, elle ne pouvait aucunement être moindre avant qu'il eût créé ce qu'il voyait : il n'aurait pu produire des œuvres aussi accomplies, s'il ne les avait connues d'une science si parfaite que la création n'y pût rien ajouter. Si donc il s'était agi simplement de nous apprendre qui a créé la lumière, il suffisait de dire : « Dieu a fait la lumière; » s'il fallait nous apprendre non‑seulement l'auteur, mais le moyen, c'était assez d'écrire : « Et Dieu a dit : que la lumière soit faite, et la lumière fut faite, » ainsi nous aurions su, non‑seulement que Dieu a fait la lumière, mais aussi qu'il l'a faite par sa parole. Mais comme il y avait trois choses qu'il nous importait souverainement de connaître, à savoir, l'auteur, le moyen et le but de la création, il est écrit : « Dieu a dit : que la lumière soit faite, et la lumière fut faite. Et Dieu vit que la lumière est bonne. » Si nous demandons qui l'a créée? Nous trouvons la réponse « Dieu. » Par quel moyen? « Il a dit : que la lumière soit faite et la lumière fut faite. » Pour quel motif ? « Parce qu'elle est bonne. » Point d'auteur plus élevé que Dieu, pas de moyen plus puissant que sa parole, pas de motif plus excellent que celui qui nous est indiqué, pour qu'une oeuvre bonne fût produite par Dieu qui est bon. Ce motif de la création, qu'un Dieu bon produisît des oeuvres bonnes, Platon lui‑même (Timée) l'a fort bien marqué. Etait‑ce le fruit de ses lectures, ou des enseignements de ses maîtres? Avait‑il par la force de son génie pu apercevoir au moyen des créatures visibles, les desseins cachés de Dieu, ou bien avait‑il été instruit par ceux qui les avaient découverts avant lui? C'est ce que nous ne saurions dire.
CHAPITRE XXII.
De ceux qui trouvent à reprendre dans cet ensemble des créatures que nous attribuons à un Dieu bon, et veulent qu'il existe des natures mauvaises par essence.
Cependant cette cause que nous donnons à la création d'œuvres bonnes, je veux dire la bonté
=======================================
p106 DE LA CITÉ DE DIEU.
même de Dieu, cause si juste, si convenable, dont la considération méditée pieusement suffit à terminer toute discussion sur l'origine du monde; certains hérétiques n'ont point voulu l’admettre, sous prétexte que cette chair fragile et mortelle, qui souffre justement en punition du péché, est affligée de divers maux et accidents, le feu, le froid, les bêtes féroces et autres choses semblables. Ils ne veulent pas voir que toutes ces choses dans leur nature, et à leur place dans l'ensemble, dans l'ordre universel, ont leur excellence aussi, et contribuent pour leur part, à la beauté et au bien de la commune république, si pareil terme est permis ici; que nous‑même si nous savons les employer à propos, en tirant souvent une merveilleuse utilité. Ainsi les poisons qui ont l'inconvénient de nuire par un usage intempestif, deviennent de salutaires médicaments pour celui qui sait les employer à propos; tandis que les choses mêmes qui semblent ne pouvoir donner qu'avantages et plaisirs, comme les aliments, les boissons, la lumière même deviennent nuisibles par un usage excessif ou inopportun. Ainsi la divine providence nous apprend à ne point blâmer sottement, mais à étudier soigneusement en chaque chose l'utilité qui peut s'y trouver; et si nos faibles lumières ne nous font rien découvrir, nous devons croire qu'il y a là quelque secret semblable à ceux que nous avons fini par découvrir ailleurs; or l'ignorance de ce secret sera pour le moment un exercice à notre humilité, un frein à notre orgueil. Mais dans la réalité, aucune substance n'est le mal, le mal ce n'est qu'un mot qui sert à désigner l'absence du bien; et de la terre au ciel, du monde visible au monde invisible, il y a des biens préférables aux autres; ils sont différents pour exister
tous. Dieu, magnifique artisan des grandes choses n'est pas moins grand dans les petites, qui se doivent estimer non d'après leur grandeur, qui est presque nulle, mais selon la sagesse de leur auteur. Ainsi sur la face humaine, si vous rasez un sourcil, ce n'est rien en soi et sur la totalité du corps; mais quelle perte pour la beauté qui ne consiste point dans l'étendue, mais dans l'harmonie et la symétrie des diverses parties! Il n'est pas très‑étonnant que ceux qui croient à l'existence de quelque nature mauvaise, fruit d'un principe indépendant et ennemi, rejettent cette cause de la création que nous trouvons dans la bonté divine. Ils aiment mieux dire que, Dieu, cédant à une nécessité extrême, a élevé ces remparts du monde pour se protéger contre la révolte du mal; et qu'à cette nature mauvaise il a mêlé, pour la vaincre et la contenir, la
=====================================
p107 LIVRE XI. ‑ CHAPITRE XXIII
bonté de sa propre nature, qui tristement souillée, durement opprimée par la plus cruelle servitude, ne peut ensuite être délivrée et purifiée qu'au prix des plus grands efforts; encore le succès n'est‑il pas complet. Mais Dieu se console de ne pouvoir arracher tout son être aux hontes de la corruption, s'il peut à ce prix donner des liens et une prison à son ennemi vaincu. Les Manichéens ne tomberaient pas dans cette folie, ou plutôt dans ce délire, s'ils connaissaient la vérité sur la nature de Dieu, nature immuable, incorruptible, incapable d'éprouver aucun dommage; sur la nature de l'âme, qui a pu déchoir par sa volonté et souffrir la corruption du péché et, par suite, la privation de la lumière de l'immuable vérité; qui n'est point une partie de Dieu, qui n'a point la nature divine, mais qui a été créée par Dieu infiniment éloignée de ses perfections, ainsi que l'enseigne la pure et saine doctrine du christianisme.
CHAPITRE XXIII.
Redressement d'une erreur dans la doctrine d'Origène.
Ce dont il faut bien plus s'étonner, c'est que, parmi ceux‑là même qui croient comme nous qu'il n'y a qu'un principe unique de toutes choses, et que toute nature non divine n'a pu être créée que par Dieu, il s'en soit trouvé qui n'ont point voulu reconnaître à la création du monde cette cause si simple et si bonne, à savoir : qu'un Dieu bon produisît des oeuvres bonnes, et qu'après Dieu, il existât des créatures qui ne seraient point ce qu'est Dieu, bonnes toutefois elles‑mêmes et que la bonté seule de Dieu pouvait tirer du néant. Ils ont mieux aimé dire que les âmes, créatures de Dieu, et non assurément parties de Dieu, ayant péché en se séparant de leur créateur, et s'étant rendues coupables à des degrés différents, ont été précipitées du ciel sur la terre et reléguées comme dans une prison, en différents corps, selon leur culpabilité; qu'ainsi la cause de la création du monde a été, non la volonté de produire des oeuvres bonnes, mais de réprimer le mal. C'est le juste reproche qu'on fait à Origène; cette idée, il l'a eue et l'a écrite dans son livre intitulé péri arkone ou Des Principes. Je suis surpris plus qu'on ne saurait le dire qu'un homme si habile, si exercé dans les saintes Lettres n'ait pas, tout d'abord, remarqué combien cela est éloigné de ce que veut nous faire connaître la sainte Écriture, quand, avec la haute autorité que nous lui connaissons, elle nous dit après chacun des ouvrages de Dieu : « Et Dieu vit que cela est bon (Gen. i); » et quand tout est terminé, elle ajoute : « Et Dieu vit toutes les œuvres qu'il avait produites,
======================================
p108 DE LA CITÉ DE DIEU
et elles étaient parfaitement bonnes » : évidemment elle nous montre par ces paroles que l'unique motif de la création était, que Dieu bon produisit des oeuvres bonnes. Et ainsi, si le péché n'avait point paru, le monde serait rempli et orné de créatures bonnes, sans mélange de mauvaises; le péché ayant été commis, tout n'en a cependant pas été infecté, puisque dans les
cieux, ceux qui ont gardé l'ordre deleur nature, l'emportent en nombre sur les autres. La
volonté mauvaise qui n'a pas voulu garder cet
ordre, n'a pu elle‑même se soustraire aux lois
par lesquelles Dieu dispose tout avec sagesse; tel
un tableau est vraiment beau avec ses ombres
habilement distribuées, tel le monde entier, si
on sait le bien juger, conserve sa beauté même
avec ses pécheurs, qui pourtant, considérés â
part et en eux‑mêmes, sont laideur et difformité.
2. Aussi bien Origène et ceux qui suivent sa doctrine, auraient‑ils dû remarquer que s'il était vrai, comme ils le disent, que le monde a été fait pour servir de prison (1) aux âmes pécheresses, et leur faire subir des punitions variées comme la gravité même de leurs fautes; les âmes les moins coupables devraient recevoir des corps plus légers et moins imparfaits ; les plus criminelles, au contraire, des corps plus lourds et plus imparfaits; et le démon, dont la malice surpasse tout, aurait dû avoir un corps de terre, ce qu'il y a de plus lourd et de plus abaissé, plutôt que l’homme, même prévaricateur. Au contraire, et cela vous fait voir que le mérite des âmes ne doit pas s'estimer aux qualités du corps, le démon si pervers a reçu un corps aérien, et l'homme, mauvais maintenant il est vrai, mais beaucoup moins que Satan, a reçu un corps de terre, même avant son péché. Puis, quoi de plus absurde que de croire que ce soleil a été créé unique dans un monde unique, non pour l'ornement et la beauté, ou même pour la conservation des substances terrestres, mais bien parce qu'une seule âme avait péché au degré qui demandait une pareille prison? Si donc il était arrivé que non pas une, mais deux, dix, cent eussent commis un semblable péché, le monde aurait eu, non pas un, mais dix, cent soleils ! Ainsi, ce n'est plus l'admirable sagesse du Créateur qui a choisi ses moyens pour le salut ou l'embellissement du monde terrestre, c'est une certaine âme qui a fait dans le mal assez de progrès pour mériter, elle seule, un corps pareil! Laissons ces progrès des âmes, ceux qui en parlent ne savent ce qu'ils disent, hélas ! avec de pareilles opinions, ne nous feront-
----------
(1) Le latin dit : Ergastula. L'Esgartulum était une sorte d'étable, où l'on enfermait les esclaves.
======================================
p109 LIVRE XI. ‑ CHAPITRE XXIV.
ils pas dire qu'il est grand temps et fort à propos de réprimer leurs tristes progrès hors de la vérité. Les trois choses dont j'ai parlé plus haut, et qui, pour chaque créature, amènent trois questions : quel est l'auteur, quel est le moyen, quel est le but de sa création, avec la triple réponse: Dieu, sa parole, sa bonté, peuvent-elles, dans une profondeur mystérieuse, nous faire apercevoir le mystère de la sainte Trinité, en indiquant le Père, le Fils et le Saint‑Esprit? Ou bien n'y a‑t‑il que l'obstacle qui nous empêche de rapporter à ce sens ce passage des saintes Écritures, ce serait une longue question à développer, puis rien ne nous presse de tout expliquer dans un même traité.
CHAPITRE XXIV.
De la sainte Trinité. ‑ Toutes les œuvres de Dieu ont quelque chose qui nous rappelle ce mystère.
Nous croyons, nous tenons pour article de foi et nous enseignons que le Père a engendré le Verbe, c'est‑à‑dire la sagesse, par qui tout a été fait, Fils unique, un comme le Père, éternel comme lui, souverainement bon comme lui; et que le Saint‑Esprit est ensemble l'Esprit du Père et du Fils, qu'il leur est également coéternel et consubstantiel. C'est la Trinité à cause de la distinction des personnes, un seul Dieu à cause de la divinité inséparable, un seul Tout-Puissant à cause de l'inséparable Toute‑Puissance de manière pourtant, qu'en parlant en particulier des personnes, on proclame chacune Dieu et Tout‑Puissant, et qu'en parlant des trois ensemble, on ne dise ni trois dieux, ni trois tout‑puissants; mais un seul Dieu Tout‑Puissant; tant est inséparable cette unité qui nous a été révélée. Faut‑il appeler le Saint‑Esprit la bonté du Père et du Fils, en tant qu'il est commun à tous les deux? C'est une question sur laquelle je n'oserais hasarder une réponse téméraire; je dirais plus facilement qu'il est la Sainteté des deux, prenant ce mot non pour qualité simplement, mais aussi pour substance et pour troisième personne en la Trinité. Ce qui me rend ici plus hardi, c'est que le Père étant esprit, le Fils étant esprit, le Père étant saint, le Fils étant saint; la troisième personne n'en est pas moins appelée d'une manière spéciale Esprit-Saint, comme étant la Sainteté substantielle et consubstantielle des deux. Mais si la bonté de Dieu n'est rien autre chose que sa sainteté, assurément, c'est piété et raison, et non présomption ni audace, que de chercher dans les ouvrages de Dieu quelques indices dont le langage secret exercera notre intelligence, et insinuera à notre esprit attentif le mystère auguste de la Trinité; quant à chaque chose nous pouvons toujours poser les mêmes questions : qui
========================================
p110 DE LA CITÉ DE DIEU.
l'a créée, par quel moyen, dans quel but enfin?
C'est le Père du Verbe qui dit: « Qu'il soit fait. »
Ce qui est fait à ce commandement, c'est le
le Verbe qui le fait. Ce qui est écrit : « Dieu vit
que cela est bon », nous fait entendre que ce
n'est pour aucune nécessité, pour aucun besoin,
mais par sa seule bonté que Dieu a tout fait,
par ce seul motif que cela est bon, et l'Écriture
n'a d'autre raison pour proclamer cette bonté
de la créature, qui vient d'être appelée à l'existence, que de nous faire voir que l'œuvre qui vient d'être accomplie est en harmonie avec cette bonté, qui a été la raison de sa création. Et si dans cette bonté, on peut à juste titre voir l'Esprit‑Saint, voilà toute la Trinité manifestée dans ses oeuvres. C'est en elle que la Cité sainte des Anges du ciel a son origine, sa beauté, son bonheur. Si on demande d'où elle vient, nous répondons c'est Dieu qui l'a établie ; d'où elle a
la sagesse, c'est Dieu qui l'éclaire; d'où est son
bonheur, elle est en possession de Dieu. Dieu
est le principe de son être, la lumière de ses
regards, la récompense de sa fidélité; elle est,
elle voit, elle aime, elle vit dans l'éternité de
Dieu, elle brille dans sa lumière, elle se réjouit
dans sa bonté.