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CHAPITRE XIII.
De la révolution imaginaire inventée par quelques philosophes, au moyen de laquelle, les siècles ayant terminé leur cours périodique, tout dans la nature, se renouvelle régulièrement dans le même ordre et la même forme.
I. Pour résoudre cette difficulté, les philosophes n'ont rien imaginé de mieux que certaines révolutions du temps, au moyen desquelles la nature se renouvelle et se reproduit constamment dans le même état. Ils prétendent que ces mouvements périodiques des siècles qui viennent et s'en vont, s'accompliront ainsi à jamais; soit que le monde demeure au milieu de ces révoluions; soit qu'à certaines époques, il succombe et renaisse, reproduisant toujours comme nouveau l'image du passé, qui est aussi celui de l'avenir. Et l'âme immortelle, même en possession de la sagesse, est aussi, forcément, le jouet de cette mobilité, qui la fait passer sans cesse d'une fausse béatitude à une véritable misère. Comment, en effet, serait‑elle heureuse, quand elle n'est jamais assurée de son bonheur, ou parce qu'au sein même de la vérité, elle ignore grossièrement sa misère future, ou parce qu'au sein de la béatitude, elle craint malheureusement sa disgrâce. Ou si l'on dit que de la misère elle s'élève à la félicité, pour ne plus revenir à sa première condition, il arrivera donc dans le temps, quelque chose de nouveau, qui ne finit point avec le temps? Pourquoi alors, n'en serait‑il pas ainsi du monde? Pourquoi aussi, n'en serait‑il pas de même de l'homme, créé dans le monde? A quoi bon ces révolutions chimériques, inventées par une sagesse fausse et trompeuse, si ce n'est à nous détourner des droits sentiers de la saine doctrine.
2. C'est pour cela, sans doute, que quelques-uns (ORIG. Liv. 111 des Princip, chap. iii), pour appuyer leur opinion à ce sujet, invoquent ce passage de Salomon dans son livre de l'Ecclésiaste : « Qu'est‑ce qui a été? Ce qui sera.
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Qu'est‑ce qui s'est fait? Ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau dans le soleil. Qui élèvera la voix pour dire : Ceci est nouveau? Il est déjà arrivé dans les siècles qui nous ont précédé. » (Ecclésiaste 1, 9.) Mais ces paroles doivent s'entendre seulement des choses dont l'auteur sacré a parlé auparavant, comme de la suite des générations, des Phénomènes solaires, de la chute des torrents, ou du moins de tout ce qui nait et meurt dans le monde. En effet, il y a eu des hommes avant nous, il y en a avec nous, il y en aura après nous; et il en est de même des animaux et des plantes. Les monstres mêmes, dont la naissance est un prodige, bien que différents entre eux, et que plusieurs n'aient paru qu'une fois, sont cependant semblables en ceci, qu'ils sont tous des monstres, qu'ils ont été et qu'ils seront; ainsi, ce n'est pas un fait nouveau qu'un monstre naisse sous le soleil. Or, d'après l'interprétation de plusieurs, le sage aurait voulu faire entendre par ces paroles, que toutes choses sont déjà arrivées dans la prédestination de Dieu, et qu'ainsi il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Mais à Dieu ne plaise que nous nous éloignions de la vraie foi, en pensant que Salomon ait voulu parler ici de ces révolutions imaginaires, au moyen desquelles le temps et les choses du temps recommencent. Comme si, par exemple, le philosophe Platon, qui autrefois, à Athènes, a formé des disciples dans une école appelée l'Académie, avait fait la même chose antérieurement, pendant une infinité de siècles; et que, à des intervalles éloignés mais certains, le même Platon dût reproduire les mêmes enseignements, dans la même ville, dans la même école, devant les mêmes disciples, et cela pendant des siècles sans fin. Dieu nous garde répéterais‑je, de croire de telles extravagances. Car, le Christ est mort une fois pour nos péchés, et ressuscité d'entre les morts : il ne meurt plus, la mort n'a plus d'empire sur lui: (Rom. vi, 9) et nous aussi, après la résurrection, nous serons toujours avec le Seigneur, (1. Tess. iv, 16), à qui nous disons maintenant, suivant la pieuse invitation du Psalmiste : « Vous nous conserverez, Seigneur, et vous nous garderez depuis cette génération jusque dans l'éternité. » (Ps. xi, 8.) Mais, il me semble que les paroles qui suivent, conviendraient bien à ces philosophes : « Les impies vont en tournant. » (Ibid. v. 9.) Non pas que leur vie doive repasser par ces cercles imaginaires, mais parce que leur fausse science ressemble à un dédale d'erreurs.
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CHAPITRE XIV.
Dieu n'a pas créé l'homme dans le temps, par une résolution nouvelle, ni par un changement de volonté.
Mais qu'y a‑t‑il d'étonnant, qu'égarés dans ces tours et détours, nos philosophes ne puissent trouver d'entrée, ni d'issue? Ils ne connaissent ni l'origine du genre humain, ni la fin qu'il doit avoir; car, ils ne sauraient pénétrer la profondeur des conseils de Dieu. Eternel et sans commencement, il a cependant donné un commencement aux temps; et l'homme qui n'avait pas encore été créé, il l'a fait dans le temps, non par une soudaine et nouvelle résolution, mais par un dessein éternel et immuable. Qui pourrait sonder cet abime insondable, et connaître ces impénétrables secrets? Qui dira comment Dieu, sans changer de volonté, a créé dans le temps, l'homme temporel, qui fut le premier humain, et comment par un seul, il a multiplié sa race? Aussi, après avoir dit: « Vous nous conserverez, Seigneur, et vous nous garderez depuis cette génération jusqu'à l'éternité. » (Ps. xi, 8) et confondu les partisans de cette opinion folle et impie, qui prive l'âme de la délivrance et de la béatitude éternelle, le psalmiste ajoute aussitôt : « Les impies vont en tournant; » comme si on lui eût demandé : Quelle est donc là‑dessus votre croyance, votre sentiment, votre pensée? Faut‑il croire qu'il a plu à Dieu tout‑à‑coup de créer l'homme, après avoir été une éternité sans le créer, lui en qui rien de nouveau ne peut survenir, et en qui il n'y a rien de muable? Et il répond aussitôt, en parlant à Dieu lui‑même: « Selon la profondeur de vos conseils, vous avez multiplié les enfants des hommes. » (Ibid. v. 9.) Comme s'il eût dit : que les hommes en pensent ce qu'ils voudront; qu'ils disputent là‑dessus à leur fantaisie : « C'est selon la profondeur de vos conseils, que nul ne saurait pénétrer, que vous avez multiplié les enfants des hommes. » Car, c'est un profond mystère que Dieu ait toujours été ; et que dans le temps, il ait voulu créer le premier homme, sans changer de dessein ni de volonté .
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CHAPITRE XV.
S'il était nécessaire, pour que Dieu fut toujours Seigneur, qu'il y eût toujours des créatures soumises à son domaine, et comment, s'il y en a toujours eu, ne lui sont‑elles point coéternelles?
Pour moi, si je n'ose dire que le Seigneur Dieu n'a pas toujours été Seigneur, (Voir livre V de la Trinité, c. xv), je n'hésite point à déclarer qu'aucun homme n'a précédé le temps, et que sa création remonte assez loin dans le temps. Mais quand je réfléchis à l'objet dont Dieu a pu toujours être Seigneur, s'il n'y a pas toujours eu des créatures, je tombe dans une grande perplexité et n'ose rien avancer. En effet, je me considère moi‑même, et me souviens qu'il est écrit: « Quel est l'homme capable de connaître les desseins de Dieu, ou qui pourra sentir la volonté du Seigneur? » Les pensées des mortels sont timides, et nos recherches incertaines. Car, le corps sujet à la corruption appesantit l'âme, et cette demeure terrestre avilit l'esprit par la multiplicité des soins qui l'agitent. «Sagesse ix, 13, etc.) En cette demeure donc, j'ai l'esprit tout occupé de ces pensées et, (bien qu'elles soient nombreuses, peut‑être en est‑il une qui est la vraie et à laquelle je ne pense pas,) si je dis qu'il y a toujours eu des créatures, dont a été Seigneur celui qui est toujours Seigneur et qui n'a jamais cessé de l’être; que ces créatures ont paru à tour de rôle, à diverses époques, afin qu'aucune ne fût coéternelle au Créateur, comme le répondent également la foi et la saine raison. Ne serait‑ce pas une absurdité étrange de dire, même par voie de succession, qu'une créature mortelle a toujours été, tandis qu'une créature immortelle n'aurait commencé d'être que de notre temps, quand les anges furent créés, si toutefois ils se trouvent désignés par cette première lumière, ou plutôt ce ciel dont il est dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre . » (Gen. 1, 1) Et cependant, ils n'étaient pas avant leur création; car, bien qu'immortels, ils n'ont pas toujours été, autrement il faudrait les croire coéterriels à Dieu. D'un autre côté, si je dis que les anges n'ont pas été créés dans le temps, mais qu'ils étaient avant tous les temps, afin que Dieu fût leur Seigneur, lui qui n'a jamais été sans être Seigneur; on me demandera comment des êtres créés ont pu être toujours. On pourrait peut‑être répondre : Pourquoi n'auraient‑ils pas été toujours, puisqu'on peut fort bien dire que ce qui est de tout temps est tou-
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jours? Or, il est très‑vrai qu'ils ont été de tout temps, qu'ils ont même été créés avant tous les temps, supposé que le ciel ait été le commencement du temps et que les anges existassent avant le ciel. Mais si, au contraire, le temps précède le ciel, non pas en vérité par les heures, les jours, les mois et les années, car il est clair que ces mesures des espaces du temps, appelées communément et véritablement le temps, ont commencé avec les mouvements des astres. C'est pourquoi Dieu dit en les créant: « Qu'ils servent de signes aux temps, aux jours et aux années. (Gen. 1, 14) » Mais si le temps consiste dans le mouvement de quelque chose de muable, dont les parties se succèdent les unes aux autres, sans qu'elle puissent exister toutes ensemble. Si donc, avant la création du ciel, quelque chose de semblable s'est produit dans les anges, que dès lors, le temps fut créé et que les anges furent soumis à ce mouvement temporel, dès le premier instant de leur création; on peut dire que les anges ont été de tout temps, puisque le temps a été fait avec eux. Comment alors ce qui a été de tout temps ne serait‑il pas toujours?
2. Mais si je réponds ainsi, on va me dire:
Comment ne sont‑ils pas coéternels au Créateur, puisqu'ils ont toujours été aussi bien que lui? Comment même peut‑on dire qu'ils ont été créés, s'ils ont toujours été? A cela, que répondre? Dirai‑je qu'ils ont toujours été, parce qu'ils ont été de tout temps, eux qui ont été faits avec le temps ou le temps avec eux, et que, néanmoins, ils ont été créés? Car, j'avouerai que le temps a été créé, bien que personne ne doute que le temps ait été en tout temps. Autrement, il y aurait donc eu un temps où le temps n'était pas? Mais ne serait‑ce pas le comble de la folie de parler ainsi? On peut très bien dire : Il y avait un temps où Rome n'était pas; un temps où Jérusalem n'était pas; un temps où Abraham n'était pas; un temps où l'homme n'était pas, ou autre chose semblable; et enfin, si le monde n'a pas été créé au commencement du temps, mais après le temps, on peut dire : Il y avait un temps où le monde n'était pas. Mais dire : Il y avait un temps où il n'y avait point de temps, c'est absolument comme si l'on disait : Il y avait un homme quand il n'y avait point d'homme; ou bien : Ce monde était quand ce monde n'était pas. En parlant ainsi de deux êtres distincts, on peut bien dire : Il y avait un autre homme quand cet homme n'était pas. De même, il y avait un
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autre temps quand ce temps n'était pas; mais il y avait un temps où le temps n'était pas, le plus insensé des hommes oserait‑il le dire? Comme donc nous admettons la création du temps, bien qu'il ait toujours été, puisque le temps a été de tout temps; de ce que les anges ont toujours été, il ne s'ensuit pas qu'ils n'ont pas été créés. On dit qu'ils ont toujours été, parce qu'ils sont de tout temps; or ils sont de tout temps, parce que les temps n'ont pu être sans eux. En effet, le temps ne saurait être, quand il n'y a point de créature dont les mouvements successifs forment le temps. Par conséquent, quoiqu'ils aient toujours été, ils n'en sont pas moins créés, et quoique ayant toujours été, ils ne sont pas pour cela coéternels au Créateur. Car, Dieu a toujours été dans son éternité immuable ; tandis que les anges n'ont toujours été que parce qu'ils sont de tout temps, et que le temps n'a pu être sans eux; or, comme le temps passe par sa propre mutabilité, il ne peut être coéternel à l'immuable éternité. Aussi, bien que l'immortalité des anges ne se perde pas dans le temps, et qu'elle ne soit pas passée, comme si elle n'était déjà plus, ni à venir, comme si elle n'était pas encore; cependant leurs mouvements qui composent le temps, vont du futur au passé. Ils ne peuvent donc être coéternels au Créateur, dont le mouvement ne saurait être partagé entre le passé qui n'est déjà plus, et le futur qui n'est pas encore.
3. C'est pourquoi, si Dieu a toujours été Seigneur, il a toujours eu, soumise à sa puissance, une créature qui n'a pas été engendrée de sa substance, mais qu'il a tirée du néant et qui, par conséquent, ne lui est pas coéternelle; car il était avant elle, bien qu'en aucun temps il n'ait été sans elle; il ne l'a pas précédée par un espace de temps mobile, mais par une éternité fixe. Mais si je fais cette réponse à ceux qui demaudent comment Dieu a‑t‑il toujours été Seigneur, s'il n'y a pas toujours eu une créature pour le servir; ou bien, comment a‑t‑elle été créée et n'est‑elle pas coéternelle au Créateur, si elle a toujours été. Je crains que l’on ne m'accuse d'affirmer plutôt ce que je ne sais pas, que d'enseigner ce que je sais. Je m'en tiens donc à ce que notre Créateur a voulu que nous sussions. Quant aux connaissances qu'il dévoile aux plus sages dès cette vie, ou qu'il réserve en l'autre aux parfaits, j'avoue que cela dépasse ma portée. Aussi j'ai pensé qu'il valait mieux traiter ces matières, sans rien assurer; afin que ceux qui liront ceci, apprennent à s'abstenir de
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questions dangereuses, et qu'ils ne se croient pas capables de tout; mais plutôt qu'ils mettent en pratique ce salutaire avertissement de l'Apôtre : « Je vous exhorte tous, tant que vous êtes, par la grâce qui m'a été donnée, à ne point vouloir savoir plus qu'il ne faut, mais à mesurer avec modération votre science à la foi que Dieu a départie à chacun de vous. » (Rom. xii, 3.) En effet, si l'on proportionne la nourriture d'un enfant à ses forces, il devient, en croissant, capable d'en recevoir davantage; si, au contraire, la nourriture est trop forte, il succombe avant de croître.
CHAPITRE XVI.
Comment il faut entendre la promesse de la vie éternelle, que Dieu a faite à l'homme avant les temps éternels.
J'avoue que j'ignore combien de siècles se sont écoulés avant la création du genre humain. Je suis cependant certain que rien de créé n'est coéternel au Créateur. L'Apôtre même parle de temps éternels, non des temps à venir, mais ce qui est bien plus étonnant, des temps passés : « Nous sommes, dit‑il, appelés à l'espérance de la vie éternelle que Dieu, qui n'est point menteur, a promise avant les temps éternels; et il a manifesté son Verbe en son temps. » (Tit. 1, 2 et 3.) Voilà donc des temps éternels auxquels l'Apôtre nous fait remonter, et qui, cependant, ne sont point coéternels à Dieu. Car, non‑seulement il était avant les temps éternels, mais encore il a promis la vie éternelle qu'il a manifestée en son temps; et qu'est‑ce donc, sinon son Verbe ? Il est, en effet, la vie éternelle. Et comment l'a‑t‑il promise, puisque cette promesse n'était faite qu'aux hommes qui n'étaient pas encore avant les temps éternels? C'est que tout ce qui devait arriver en son temps, était déjà arrêté définitivement dans son éternité, et dans son Verbe qui lui est coéternel.
CHAPITRE XVII.
Comment les desseins immuables de la Providence divine sont justifiés par la vraie foi, contre les raisonnements de ceux qui prétendent que les œuvres de Dieu, renouvelées éternellement, se reproduisent à travers les siècles, par les mêmes révolutions.
1. Ce dont je suis encore certain, c'est que,
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avant la création, aucun homme n'existait, et que ce n'est pas le même ni un autre semblable, reproduit je ne sais combien de fois, par je ne sais quelles révolutions. Et ma foi ne saurait être ébranlée par les arguments des philosophes, fût‑ce même par celui qui leur paraît le plus subtil de tous, et qui consiste dans l'impossibilité de comprendre l'infini; aussi, disent‑ils, Dieu n'a en lui‑même que des raisons finies de toutes ses œuvres finies. Or, il ne faut pas croire que la bonté de Dieu ait jamais été oisive, de peur que son éternel repos ne paraisse la cause de ses opérations dans le temps; comme si Dieu se fût repenti de sa première oisiveté? C'est pourquoi, ajoutent‑ils, il est nécessaire que les mêmes choses reparaissent et disparaissent pour revenir encore et toujours; soit que le monde qui a toujours été, bien que créé sans commencement temporel, demeure dans le même état; soit qu'au milieu de ces révolutions, il subisse sans cesse des alternatives de destruction et de renaissanee. Non, qu'on ne suppose pas un commencement dans les œuvres de Dieu, ce qui serait, pour ainsi dire, un regret et une condamnation de sa première oisiveté, de ce repos éternel dont il aurait honte; par là, précisément, on ferait croire que Dieu est sujet au changement. Si, au contraire, on lui attribue des oeuvres perpétuelles et successives pour arriver enfin à la création de l’homme; comme on suppose que ces oeuvres ne sont pas l'effet d'une science incapable par elle‑même de comprendre l'infini, mais l'expression de la pensée du moment, telle qu'elle se présentait à l'esprit, ne semblera‑t‑il pas que le hasard et l'inconstance aient fait agir le Créateur ? Or, disent‑ils, eu admettant nos révolutions perpétuelles , soit avec la permanence du monde, soit avec ses périodes sans cesse renouvelées de destruction et de renaissance, les mêmes objets se reproduisent ; on n'est pas obligé d'imputer à Dieu cette honteuse oisiveté d'un repos sans fin, ni de condamner la téméraire imprévoyance de ses œuvres. Mais si on refuse d'admettre la reproduction continuelle des mêmes objets, leur infinie diversité dépasse toute science ou prescience de Dieu.
2. Quand nous n'aurions point de raisons pour réfuter ces arguties, dont les impies se servent pour embarrasser notre simplicité et nous entraîner dans leurs erreurs, en nous détournant du droit chemin, la foi devrait s'en moquer. Mais, grâce au Seigneur notre Dieu, nous ne manquons pas de raisons pour détruire ces révolutions chimériques. Ce qui les trompe et qui les fait s’avancer dans ce dédale d'erreurs, qu'ils
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préfèrent au sentier de la droiture et de la vérité, c'est qu'ils mesurent leur esprit humain, muable et étroit, à l'esprit de Dieu, immuable et sans bornes, qui embrasse et comprend toutes choses par une seule pensée. Et il leur arrive ce que dit l'Apôtre : « que ne se comparant qu'à eux‑mêmes , ils manquent d'intelligence. » (11. Cor. x, 12.) En effet, toutes les fois que la mobilité de leur esprit leur suggère quelque chose de nouveau, ils l'exécutent par une résolution nouvelle, et ils s'imaginent qu'il en est de même de Dieu. Aussi, ne pouvant s'élever jusqu'à lui, ils se mettent à sa place, ils se regardent eux‑mêmes, et c'est à eux qu'ils se comparent et non pas à lui. Pour nous, il ne nous est pas permis de croire que Dieu soit diversement affecté, suivant qu'il se repose ou qu'il agisse; nous ne devons pas même dire qu'il subit des impressions, comme s'il se produisait en lui quelque chose de nouveau. Car, celui qui est impressionné, souffre, et tout ce qui souffre est sujet au changement. Qu'on ne s'imagine donc pas que le repos de Dieu soit de l'indolence, de l'oisiveté, de la mollesse; de même, dans ses œuvres, il n'y a ni travail, ni effort, ni application. Il sait agir en se reposaut, et se reposer en agissant. Il peut faire un ouvrage nouveau par un dessein éternel, et ce n'est pas le repentir du repos précédent qui le fait agir. Mais, ce repos précédent, cette opération postérieure, je ne sais vraiment pas comment l'homme peut les concevoir, si ce n'est à l'égard des choses qui n'existaient pas d'abord et qui ont été créées ensuite. Car en Dieu, une volonté subséquente n'a pas changé ou supprimé celle qui l'avait précédée, mais c'est une seule et même volonté, éternelle et immuable, qui a créé toutes choses et qui a fait d'abord ce qui n'était point, et ensuite ce qui devait commencer plus tard; voulant peut‑être, par une admirable disposition de sa Providence, montrer à ceux qui sont capables de le comprendre, qu'il n'avait nul besoin de ses créatures, et qu'il les a créées par une bonté toute gratuite, puisqu'une éternité sans elles n'a nullement diminué son bonheur.
CHAPITRE XVIII.
Contre reux qui disent que finfini échappe à la science de Dieu.
Quant à ceux qui prétendent que la science de Dieu ne saurait comprendre l'infini, il ne leur reste plus qu'à soutenir que Dieu ne con-
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nait pas tous les nombres, et ils seront arrivés au comble de l'impiété. En effet, les nombres sont infinis, c'est là une chose très‑certaine; car, quel que soit le nombre que l'on veuille former, on peut, non seulement l'augmenter d'une unité, mais encore, le calcul le plus étendu peut être doublé et multiplié à l’infini. De plus, chaque nombre a ses propriétés particulières, et il est impossible qu'il y ait deux nombres égaux. Aussi inégaux et divers entre eux, chacun d'eux est fini et tous sont infinis. Serait-ce cette infinité qui échapperait à Dieu? N'arriverait‑il qu'à la connaissance d'une certaine quantité de nombres, ignorant le reste? Qui donc serait assez insensé pour le dire ? Oseront-ils alors mépriser les nombres et supposer qu'ils ne sont point l'objet de la science divine, quand Platon, qui a tant de crédit parmi eux, leur montre Dieu créant le monde par les nombres, et quand nous lisons dans la sainte Écriture ces paroles dites à Dieu « Vous avez disposé toutes choses avec mesure, nombre et poids. » (Sag. xi, 21.) C'est de lui aussi dont le Prophète dit : « Il produit les siècles par nombre. » (Is. XL, 26.) Et le Sauveur dans l’Evangile: « Tous les cheveux de votre tête sont comptés.» (Matth. x, 30.) Aussi, loin de nous de douter que tout nombre ne soit connu de celui « dont l’intellingence, » comme nous le chantons dans le psaume, « est au‑dessus de tous les nombres. » (Ps. CXLVI, 5.) Et, bien que les nombres infinis n'aient aucune limite, l'infinité du nombre ne saurait être incompréhensible à celui dont l'intelligence défie le nombre. Si donc, tout ce qui est du domaine de la science, est fini pour l'intelligence qui comprend; il est hors de doute que toute infinité est, d'une manière ineffable, finie en Dieu, car, il n'est rien d'incompréhensible pour lui. Et, si l'infinité des nombres ne peut être infinie pour la science de Dieu, qui la comprend, que sommes‑nous donc, pauvres mortels, pour vouloir limiter ses connaissances et soutenir que, si les mêmes révolutions ne ramenaient toujours les mêmes choses, Dieu ne saurait avoir la prescience de ses œuvres avant de les faire, ni en avoir la science après les avoir faites? Lui, dont la science, simple dans sa multiplicité, uniforme dans sa variété, comprend tous les incompréhensibles, d’une compréhension si au‑dessus de notre portée que, quand même il voudrait toujours créer des œuvres nouvelles et différentes des précédentes, il lui serait impossible de les faire autrement que selon l'ordre de ses prévisions; bien plus, ces œuvres ne seraient pas le
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résultat des prévisions du moment, mais elles auraient été arrêtées dans sa prescience éternelle.