La Cité de Dieu 50

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CHAPITRE XIX.

 

Les siècles des siècles.

 

Or, de savoir si l'Écriture appelle siècles des siècles, cette chaîne ininterrompue des âges qui, sans être cependant les mêmes, se succèdent dans un ordre et une diversité admirables, (Voir saint Jérôme sur l'Epitre aux Gâlates C. ler) les âmes affranchies des misères présentes, étant néanmoins fixées à jamais dans leur bienheureuse immortalité; ou bien, s'il faut entendre par là, les siècles qui demeurent immuables dans la sagesse de Dieu et qui sont, pour ainsi dire, les causes efficientes de ces siècles qui passent avec le temps, c'est ce que je n'oserais décider. Car le siècle n'est peut‑être pas autre chose que les siècles, et le siècle du siècle que les siècles des siècles, comme le ciel du ciel est absolument la même chose que les cieux des cieux. En effet, Dieu appelle ciel, le firmament au‑dessus duquel sont les eaux, (Gen. 1, 8) et cependant le psalmiste s'écrie : « Que les eaux supérieures aux cieux louent le Seigneur. » (Ps. CXLVIII, 4.) De ces deux sens, lequel adopter par rapport aux siècles des siècles, ou bien en chercherons‑nous un autre, c'est‑là la difficulté et difficulté extrême. Mais rien ne nous empècbe de terminer la question présente et de différer la discussion de l'autre; soit que nous puissions la résoudre de quelque manière, soit qu’une étude plus approfondie augmente notre prudence, et ne nous permette pas de nous prononcer témérairement sur des questions si mystérieuses. Il ne s'agit ici que de l'opinion de ceux qui regardent comme nécessaires, ces révolutions éternellement périodiques ramenant toujours les mêmes choses. Peu importe alors le véritable sens des siècles des siècles, il n'a nul rapport avec ces révolutions; car, soit qu'on entende par siècles des siècles, non la reproduction des mêmes choses, mais l'enchainement des siècles qui se succèdent dans un ordre admirable, sans que ceux qui sont arrivés à la béatitude puissent craindre de retomber jamais dans les misères dont ils sont délivrés; soit qu'il s'agisse de cette éternité permanente qui dirige le temps et à laquelle il est soumis: ces révolutions ramenant les mêmes choses n'ont rien à voir dans cette question; bien plus, la vie éternelle des bienheureux les réfute parfaitement.

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CHAPITRE XX.

 

De l'impiété de ceux qui prétendent que les âmes admises à jouir de la béatitude suprême et véritable, doivent perpétuellement, au milieu des révolutions séculaires, revenir aux misères et aux peines de cette vie.

 

1. Quelles oreilles pieuses pourraient supporter ce langage, qu'après avoir terminé cette vie féconde en calamités de toutes sortes (si toutefois on peut appeler vie, une mort véritable (Voir CICÉRON, liv. VI, de la République) et mort d'autant plus profonde, que l'amour de cette mort nous fait craindre notre délivrance par la mort); qu'après tant de maux si multipliés et si affreux, dont le terme un jour est la dernière expiation de la sagesse et de la vraie religion; lorsque parvenus devant Dieu, nou jouirons de la suprême béatitude, dans la comtemplation de sa lumière incorporelle et la participation de son immuable immortalité dont l'amour ici‑bas enflamme nos désirs. Quoi ! il nous faudra cependant un jour quitter toutes ces délices, quoi! déchus alors de l'éternité, de la vérité et du bonheur, nous serons engagés de nouveau dans les liens de cette mortalité infernale, de cette honteuse ignorance, et des misères exécrables de cette triste vie où Dieu est perdu, la vérité détestée, et où l'on cherche le bonheur au milieu d'immondes débauches! Quoi! ce qui est arrivé ainsi dans les siècles passés, arrivera de même, à certaines époques déterminées dans tous les autres siècles, afin que ces révolutions périodiques, ramenant sans cesse l'alternative éternelle de nos fausses béatitudes et de nos véritables misères, permettent à Dieu de connaitre ses oeuvres, puisqu'il ne peut cesser de créer et que sa science ne saurait embrasser l'infini! Qui donc pourrait entendre de pareilles folies? Qui pourrait les croire? Qui pourrait les souffrir? Et quand tout cela serait l'expression de la vérité, n'y aurait‑il pas, non-seulement plus de prudence à le taire, mais même, (pour rendre autant que possible ma pensée,) plus de science à l'ignorer. Car, si notre bonheur futur est alors en raison de notre ignorance à ce sujet, pourquoi donc ici‑bas augmenter notre misère par cette funeste connaissance? Si, au contraire, nous devons nécessaisairement en être instruits un jour, maintenant du moins, ignorons cette science, afin que l'attente du souverain bien nous rende plus heureux que sa possession ; car ici‑bas c'est la vie éternelle que nous espérons, et alors ce sera la possession du bonheur, sans l'éternité, puisque nous saurons que nous devons le perdre.

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Diront‑ils qu'aucun homme ne pourra parvenir à ce bonheur, sans avoir, en ce monde, la connaissance de ces révolutions qui ramènent tour‑à‑tour la béatitude et la misère? Mais alors pourquoi déclarent‑ils d'ailleurs que plus on aura aimé Dieu, plus il sera facile de parvenir au bonheur, quand leur doctrine présente n'est propre qu'à ralentir cet amour? Qui donc n'aimerait avec plus de froideur et même d'indifférence celui qu'il doit sûrement quitter un jour, et dont il contredira la vérité et la sagesse,après avoir joui de son bonheur, autant qu'il en était capable? Qui ne sait qu'il est impossible d'aimer même un ami, dont on prévoit que l'on deviendra l'ennemi? Mais à Dieu ne plaise que nous regardions comme véritables, ces menaces d'une véritable misère qui ne doit, jamais finir, bien que perpétuellement interrompue par une fausse félicité. En effet, qu'y a‑t‑il de plus faux et de plus trompeur que cette félicité, dont les plus vives lumières ne sauraient répandre aucun jour sur notre misère future, à moins que nous n'ayons à la redouter, au comble même du bonheur? Si nous y ignorons les revers auxquels nous sommes exposés, notre misère présente est plus éclairée, puisque nous connaissons le bonheur qui nous est réservé; et si ces revers ne sont pas pour nous un mystère, nous sommes plus heureux dans notre misère qui, une fois passée, se change en béatitude, que dans la béatitude qui a pour terme le retour à la misère. Ainsi notre infortune est heureuse dans ses espérances, et notre félicité est malheureuse à cause de l'avenir qui l'attend. D'où il suit qu'au lieu d'être heureux même un seul moment, nous sommes en vérité toujours malheureux, en cette vie, par les maux présents; dans l'autre, par la crainte des maux qui nous menacent.

 

3. Mais tout cela n'est que fausseté, la piété le proclame, la vérité l'atteste; car c'est la vraie félicité qui nous est promise; infailliblement, nous en jouirons dans une complète sécurité, elle durera toujours et ne sera traversée d'aucune misère. Suivons donc la voie droite qui pour nous est le Christ; sous la conduite de ce sauveur, détournons‑nous des chemins égarés de l'impie, et marchons avec une ferme volonté dans les sentiers de la foi. Si Porphyre, quoique platonicien, n'admet point l'opinion de sa secte sur ces perpétuelles vicissitudes des âmes, soit que l'extravagance de cette opinion le frappe, soit qu'il respire déjà l'esprit du christianisme qui le force au respect; si, comme je l'ai rap

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porté au dixième livre, il préfère dire que l'âme a été envoyée en ce monde pour connaitre le mal, afin que, de retour dans le sein du Père, libre et purifiée de ses souillures, elle en soit à jamais affranchie; combien plus, nous chrétiens, devons‑nous détester et fuir ces opinions fausses et contraires à notre foi? Après avoir réfuté ce vain système de révolutions, il n'y a pour nous aucune nécessité de croire que le genre humain est sans commencement dans le temps; puis à quoi bon nous arrêter à ces révolutions chimériques, qui ne produisent rien de nouveau qui n'ait été auparavant à certaines époques, et qui ne doive être dans la suite? En effet, si l'âme est délivrée pour ne plus retourner aux misères de la vie, comme rien de pareil ne lui est encore arrivé, c'est quelque chose de nouveau, quelque chose même de très important qui lui survient, c'est ce qui ne doit jamais finir, la félicité éternelle. Et si dans une nature immortelle il se produit une nouveauté telle, qu'elle ne soit plus exposée à aucune révolution passée ou future, pourquoi n'en serait‑il pas de même à l'égard des natures mortelles? Direz‑vous que ce n'est point pour l'âme une nouveauté de béatitude, puisqu'elle revient à sa première condition. Mais alors c'est une nouveauté que sa délivrance d'une misère qui n'était point son partage ; c'est aussi une nouveauté que cette misère elle‑même qu'elle n'avait jamais connue. De plus, si cette nouveauté n'entre point dans l'ordre de la divine providence, si elle est l'effet du hasard, que deviennent donc ces révolutions déterminées et mesurées, qui n'amènent rien de nouveau et qui ramènent toujours les mêmes choses; si cette nouveauté est selon l'ordre providentiel, soit que l'âme ait été envoyée en ce monde, soit qu'elle y soit venue par sa faute, il se peut produire quelque chose qui n'a jamais été et qui, cependant, n'est pas contraire à l'ordre de l'univers. Et si l'âme a pu par imprudence se créer une nouvelle misère, prévue par la divine providence qui a ordonné avec une égale sagesse et sa détention présente et sa délivrance future, serons‑nous assez téméraires pour refuser à Dieu la puissance de créer des choses nouvelles pour le monde et non pour lui qui les a prévues de toute éternité? Si vous convenez que les âmes délivrées de la misère n’y seront plus soumises, mais qu'en cela il n'arrive rien de nouveau, puisqu'il en a été toujours ainsi et qu'il en sera toujours de même, tantôt pour les unes, tantôt pour les autres : alors, accordez‑nous du moins qu'il se produit

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de nouvelles âmes à qui cette misère et cette délivrance sont nouvelles. Car ces âmes, dont il se forme chaque jour de nouveaux hommes, et dont la bonne vie sera récompensée par l'affranchissement des misères humaines qui ne se renouvelleront plus, si vous les supposez anciennes, éternelles dans le passé, il faut dire aussi qu'elles sont infinies. En effet, quel que soit le nombre fini de ces âmes, il ne saurait suffire à ces siècles infinis où naissent toujours des hommes nouveaux, dont les âmes doivent être perpétuellement délivrées de cette mortalité qu'elles ne reprendront jamais. Et je ne vois pas comment on pourrait admettre un nombre infini d'âmes, dans cet ordre de choses que l'on suppose finies, pour donner à Dieu le moyen de les connaître.

 

4. Puisque nous avons montré la fausseté de ces révolutions qui condamnaient fatalement les âmes aux mêmes misères, quoi de plus conforme à la piété que de croire qu'il n'est pas impossible à Dieu de faire des choses nouvelles, sans changer cependant de volonté, mais par son ineffable prescience? Or, de savoir si le nombre des âmes affranchies de leurs misères et qui n'y seront plus sujettes, peut s'augmenter toujours, c'est une question que je laisse à ceux qui sont si subtils à régler l'infini. Quant à moi, je conclurai toute mon argumentation par ce dilemme : or ce nombre peut se multiplier toujours, et alors pourquoi refuser à Dieu la puissance de créer ce qui n'était pas auparavant, puisque le nombre de ces âmes affranchies qui était nul d'abord, non‑seulement a commencé d'être, mais ne finira jamais? Ou bien ce nombre d'âmes affranchies à jamais de la misère, est déterminé et n'augmentera plus; mais alors ce nombre, quel qu'il soit, n'a jamais existé précédemment : de plus, il n'est pas possible qu'il croisse et arrive au terme de sa grandeur sans un commencement quelconque; or ce commencement non plus n'avait jamais été auparavant. Afin donc qu'il fût, le premier homme a été créé et nul autre n'était avant lui.

 

CHAPITRE XXI.

 

De la création du Premier homme et de celle du genre humain en lui seul.

 

Après avoir expliqué, autant que possible, cette question si difficile, dans laquelle il s'agit de concilier l'éternité de Dieu avec de nouvelles créa­tions sans aucune volonté nouvelle, il est aisé

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de concevoir que Dieu a bien mieux fait de ne créer qu'un seul homme, principe fécond du genre humain tout entier, que d'en créer plusieurs. Pour les autres animaux, soit sauvages et solitaires, comme l'aigle, le milan, le lion, le loup et leurs pareils; soit privés et aimant à vivre en troupe, comme les colombes, les étourneaux, les cerfs, les daims; et les autres de même espèce, il ne les a pas fait naître d'un seul, mais il les a créés plusieurs à la fois. Quant à l'homme, qui, par sa nature, tient le milieu entre l'ange et la bête et qui, soumis à son créateur, comme à son Seigneur véritable, gardant son commandement avec une pieuse obéissance, serait passé, sans mourir, dans la société des anges, pour jouir sans fin de l'immortalité bienheureuse; tandis que, faisant un orgueilleux usage de sa liberté, pour offenser par une désobéissance volontaire, le Seigneurson Dieu, il s'est voué à la mort et réduit à la condition des bêtes, esclave de ses passions et destiné, après cette vie, à d'éternels supplices. Quant à l'homme, dis‑je, Dieu l'a créé seul, non pas pour le priver de toute société humaine; mais bien pour lui faire apprécier davantage l'union et la concorde, qui devaient être les liens de cette société. Car ce n'est pas seulement par la ressemblance de nature que les hommes doivent être unis entre eux, mais encore par les liens plus étroits du sang; aussi Dieu ne voulut pas même créer la femme, compagne de l'homme, comme il avait créé l'homme, mais il la fit sortir de l'homme, afin que tout le genre humain prit naissance d'un seul homme, comme un fleuve de sa source.

 

CHAPITRE XXII

 

Dieu a prévu le péché du premier homme; il a prevu en même temps que tout un peuple fidèle sortirait de sa race, et serait associé aux anges par sa divine grâce.

 

Cependant Dieu n'ignorait pas que l'homme devait pécher, et que devenu mortel lui‑même, il engendrerait des hommes mortels; il savait que ces pauvres mortels porteraient si loin la fureur du crime, que les bêtes privées de raison et sorties ensemble en grand nombre de la terre et des eaux, auraient entre elles une vie plus sùre et plus paisible que les hommes venus d'un seul et portés par là‑même à vivre en paix. Car jamais, ni les lions, ni les dragons ne se sont fait des guerres aussi acharnées que les hommes. Mais Dieu prévoyait aussi qu'un peu-

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ple fidèle, appelé par sa grâce à l'adoption divine, purifié de ses péchés et justifié dans l'Esprit‑Saint, serait associé aux saints anges pour jouir de l'éternelle paix, lorsque la mort, la dernière ennemie, serait détruite. Il savait qu'à ce peuple profiterait cette pensée, que Dieu a fait descendre tous les hommes d'un seul, pour leur apprendre combien l'union entre plusieurs, même entre un grand nombre, lui est agréable.

 

CHAPITRE XXIII.

 

De la nature de l'âme humaine créée à 1'image de Dieu.

 

Dieu a donc créé l'homme à son image. Car il lui a donné une âme qui, par la raison et l'intelligence, l'élève au‑dessus de tous les animaux de la terre, de l'air et des mers, qui n'ont point ces facultés. Et après avoir formé l'homme de terre et lui avoir donné cette âme, soit que créée auparavant, il l'ait communiquée par son souffle, soit plutôt que ce souffle l'ait créée et que de ce souffle créateur, il ait voulu faire l'âme de l'homme, il forme aussi pour concourir à l'œuvre génératrice, la femme qu'il tira d'une côte de l'homme, agissant en tout cela par sa divine puissance. Car ici, il faut mettre de côté nos pensées charnelles, et ne pas nous imaginer que nous avons à faire à un artisan ordinaire qui, avec une matière quelconque, fabrique, de ses mains et selon son pouvoir, les oeuvres de sa profession. La main de Dieu, c'est la puissance de Dieu qui opère invisiblement les choses visibles. Mais ces vérités passent absolument pour des fables dans l'esprit de ceux qui mesurent aux oeuvres mortelles, les opérations de la puissance et de la sagesse de Dieu, qui sait et peut même sans semences créer les semences elles‑mêmes. Quant aux institutions primitives qu'ils ne connaissent pas, ils s'égarent dans leurs pensées ; et si l'expérience ne leur venait en aide, les faits de la conception et de la naissance de l'homme leur paraîtraient encore plus incroyables, quoique la plupart les regarde comme les effets des causes naturelles, plutôt que comme l'œuvre de la sagesse divine.

 

CHAPITRE XXIV.

 

Si on peut dire que les anges ont créé un seul être, même le plus petit.

 

Mais nous n'avons rien à démêler dans cet ouvrage, avec ceux qui ne croient pas aux oeuvres de la sagesse de Dieu et à sa Providence.

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p157 LIVRE XII. ‑ CHAPITRE XXV.

 

Quant à ceux qui, avec Platon leur maître, (in Timœo), s'imaginent que ce n'est pas au Dieu souverain, auteur du monde, mais à des dieux inférieurs ses créatures, agissant par son ordre ou sa permission, qu'il faut attribuer la création de tous les êtres mortels, parmi lesquels l'homme, parent de ces dieux mêmes, tiendrait le premier rang; s'ils s'affranchissent de la superstition par laquelle ils se croient obligés d'offrir à ces dieux des sacrifices, comme à leurs créateurs, et ils reviendront facilement de leur opinion erronée. Car, bien que la création soit incompréhensible, il n'est permis ni de croire, ni de dire, qu’un seul être mortel, même le plus petit, ait un autre créateur que Dieu. Quant aux anges, que ces philosophes appellent plus volontiers des dieux, ils font dans le monde ce que Dieu leur ordonne ou leur permet, et quel que soit leur concours, la création des êtres ne leur appartient pas davantage que celle des maisons et des fruits n'appartient aux laboureurs.

 

CHAPITRE XXV.

 

Dieu seul est l'auteur de toute la nature et de la forme essentielle de tous les êtres.

 

Sans doute, il y a une forme extérieure, propre à toute espèce de matière; elle est reproduite par ceux qui travaillent l'argile et le bois, et mieux encore par les peintres et les statuaires qui imitent parfaitement les corps animés. Mais il y a aussi une forme intérieure qui dépend des impénétrables secrets de l'arbitre souverain de la nature vivante et intelligente; c'est lui, l'être incréé, qui crée non‑seulement les formes naturelles des corps, mais aussi les âmes des animaux. La première forme peut être l'œuvre de tous les artisans; la seconde n'appartient qu'au seul Dieu créateur et artisan suprême, qui a fait le monde et les anges, sans aucun concours du monde et des anges. Car cette puissance divine et véritablement effective; puissance incréée et créatrice qui, à l'origine du monde, arrondit le ciel et le soleil, est la même qui a donné la forme ronde à l'œil et à la pomme; et toutes les autres formes naturelles que les créatures apportent en naissant, ne leur viennent point d'une cause extérieure, mais de la puissance intime du Créateur qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre, » (Jérémie, Xxiii, 24) et dont la sagesse « atteint avec force d'une extrémité à l'autre et dispose tout avec douceur. » (Sag. viii, 1.) Aussi, ne sachant quel service les anges créés les premiers ont pu

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p158 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

rendre au Créateur pour ses autres oeuvres, je n’ose pas leur attribuer un pouvoir qu'ils n'ont peut‑être pas, et je ne voudrais pas leur refuser celui qu'ils ont. Toutefois, quant à ce qui regarde la formation constitutive de tous les êtres, je ne l'attribue qu'à Dieu, et les anges sont de mon avis; car c'est avec actions de grâces qu'ils se reconnaissent aussi redevables envers lui de tout leur être. Et non‑seulement nous ne disons pas que les laboureurs soient créateurs des fruits, puisque nous lisons dans la Sainte‑Écriture : « Celui qui plante n'est rien, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement. » (I. Corinth. 111, 7.) Nous ne le disons pas même de la terre, bien qu'elle paraisse une mère féconde, qui soulève toutes les semences sortant de leurs germes, et qui conserve dans ses entrailles toutes les substances qui y sont fixées par leurs racines; en effet, il est aussi écrit : « Dieu lui donne un corps tel qu'il lui plait, et à chaque semence le corps qui lui est propre. » (I. Cor. x‑v, 38.) De même, nous ne dirons pas qu'une mère est créatrice de son enfant, mais nous donnerons, en toute vérité, le titre de créateur à celui qui dit à son prophète : « Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais. » (Jérém. 1, 5.) Et quoique l'imagination d'une femme enceinte peut produire certaines impressions sur son fruit, comme Jacob, avec des baguettes bigarrées, obtint des agneaux de diverses cou­leurs; (Gen. xxx, 37) néanmoins la mère ne crée pas plus son fruit, qu'elle ne s'est créée elle‑même. Quelques causes donc, corporelles ou séminales, que l'on suppose dans les géné­rations : soit l'intervention des anges, des hom­mes, ou autres êtres animés, soit le mélange des sexes; quelle que soit la puissance des dé­sirs ou des mouvements de l'âme des mères pour varier les traits et les couleurs de leurs fruits encore tendres et délicats ; ces natures mêmes, qui, à l'origine, peuvent recevoir des impressions différentes, n'ont toutes qu'un seul auteur, le Dieu souverain, dont la secrète puis­sance pénétrant toutes choses de son incorrup­tible présence, donne l'être à tout ce qui est, quel qu'il soit et de quelque manière qu'il soit; et sans lui, tout être, non‑seulement serait privé de telle ou telle forme, mais ne serait d'aucune façon. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit de cette forme extérieure que les artisans donnent aux objets corporels, si nous n'attri­buons pas aux maçons et aux architectes la

fondation de la ville de Rome ou d'Alexan­drie, mais à la volonté des rois qui l'ont réso­lue et ordonnée; si nous disons que l'une a eu pour fondateur Romulus et l'autre Alexandre; à combien plus forte raison devons‑nous dire

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p159 LIVRE XII. ‑ CHAPITRE XXVI.

 

que la création de toutes les natures appartient à Dieu seul, puisqu'il ne fait rien que de la matière qu'il a faite lui‑même, et qu'il n'a pour ouvriers que ceux mêmes qu'il a créés. Bien plus, s'il retirait de ses œuvres sa puissance créatrice, elles retomberaient, aussitôt dans leur premier néant. Je dis premier, vis‑à‑vis de l'éternité et non du temps. Car est‑il un autre créateur des temps que celui qui a fait les choses dont les mouvements règlent la marche des temps?

 

CHAPITRE XXVI.

 

De l’opinion des Platoniciens qui, prétendent que les anges créés par Dieu sont eux-mêmes créateurs des corps humains.

 

  Il est vrai que Platon (In. Timœo) attribue aux dieux inférieurs créés par le Dieu souverain, la création des autres animaux, mais en ce sens qu'ils ont seulement fait le corps mortel, tandis que l’âme immortelle est un don de Dieu. Il leur refuse donc la création des âmes et leur accorde celle des corps. Ainsi, puisque Porphyre avance qu'il faut fuir tout corps pour purifier l'âme, et qu'il pense avec Platon et les autres Platoniciens, que les désordres d'une vie intempérante, doivent être expiés par le retour des âmes dans des corps mortels, corps de brutes, selon Platon, corps humains, selon Porphyre; il suit de là que ces dieux auxquels ils veulent nous faire rendre un culte, comme aux auteurs de notre être, ne sont que des artisans qui nous forgent des chaînes et construisent nos prisons; ce ne sont pas des maîtres, mais des gardiens, des geôliers qui nous chargent de fers et nous condamnent au plus triste des esclavages. Que les Platoniciens cessent donc de menacer les âmes de rentrer dans des corps, ou qu'ils ne nous vantent plus le culte de ces dieux, dont nous devons fuir et rejeter les oeuvres; c'est là du reste une double erreur. Il est faux que les âmes reviennent à la vie d'ici‑bas, en punition de leurs crimes; il est faux également que tout ce qui vit, soit au ciel, soit sur la terre, ait un autre créateur que le créateur du ciel et de la terre. En effet, si l'expiation est le seul motif de la vie corporelle, comment le même Platon ose‑t‑il dire que le monde ne pouvait parvenir à sa perfection, s'il n'eût été rempli de toutes sortes d'êtres, mortels et immortels? Si donc notre création, bien que sujette à la mortalité, est un bienfait de Dieu, comment serait‑ce un châtiment de revenir à ces corps qui sont des dons de la bonté divine? Et si, comme Platon le répète souvent, Dieu renferme dans son in-

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telligence éternelle, l'image du monde et de tous les êtres animés, comme(nt) n'a‑t‑il pas lui-même créé toutes choses? Est‑ce qu'il refuserait d'être l'artisan de ces oeuvres qui réclament toutes l'art divin de son ineffable sagesse qu'on ne pourra jamais assez louer?

 

CHAPITRE XXVII.

 

Du premier homme est sorti tout le genre humain, dont Dieu a jorévu qu'une partie mériterait d'ëtre réconîpensée, tandis que l'autre serait réprouvée.

 

1. C'est donc à juste titre que la vraie religion reconnait et proclame Dieu le créateur de tout ce qui constitue les êtres animés, c'est-à‑dire des corps aussi bien que des âmes. Parmi les créatures terrestres, l'homme fait à son image tient le premier rang; pour la raison que j'ai donnée, si toutefois il n'y en a pas une autre meilleure que j'ignore, il a été fait un, sans cependant avoir été laissé seul. En effet, il n'y a point d'être plus sociable par nature, bien que le vice l'incline plus que les autres à la discorde. Et pour prévenir ou guérir ce mal, la nature humaine n'a pas de moyen plus puissant que le souvenir de ce premier père (Gen. xi, 22), dont Dieu a fait la souche unique des générations humaines, afin de maintenir dans la multitude même, l'unité et la concorde. C'est pour cela aussi qu'il a tiré la femme du côté de l'homme, nous montrant encore en cette circonstance, combien l'union de l'homme et de la femme devait être appréciée. Ces oeuvres de Dieu ne sont extraordinaires que parce qu'elles sont les premières. Ceux qui n'y croient pas, ne doivent croire non plus à aucun prodige : car il n'y a plus de prodige, dès que l'évènement suit le cours ordinaire de la nature. Quoi! sous le gouvernement si auguste de la divine Providence, il y aurait des productions inutiles, parce que la cause nous échappe! Est‑ce que le Psalmiste inspiré, ne dit pas : « Venez et voyez les œuvres du Seigneur, quels prodiges il a répandus sur la terre? » (Ps. XLV, 9.) Mais pourquoi la femme a été tirée du côté de l'homme et ce que figure ce premier prodige, je le dirai ailleurs et selon l'assistance que Dieu me donnera.

 

2. Maintenant puisqu'il faut clore ce livre sur le premier homme qui a été créé d'abord, remarquons, non pas encore, il est vrai, selon l'évidence, mais du moins selon la prescience divine, l'origine des deux sociétés ou grandes Cités qui se partagent le genre humain. Car de cet homme, devaient sortir d'autres hommes,

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p161 LIVRE XIII. ‑ CHAPITRE Il.

 

dont les uns par un secret mais juste jugement de Dieu, seront compagnons du supplice des mauvais anges et les autres associés à la gloire des bons. Et puisqu'il est écrit : « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité, » (Ps. xxiv, 10) sa grâce ne peut être injuste, ni sa justice cruelle.

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