La Cité de Dieu 51

tome 24 p. 161

 

 

LIVRE TREIZIEME

 

Le saint établit que la mort, à laquelle les hommes sont condamnés, vient du péché d'Adam.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

De la chute du premier homme, cause de la mort.

 

Débarrassé des questions difficiles, touchant l'origine de ce monde et la création du genre humain, j'arrive maintenant à la chute du premier homme ou plutôt des premiers hommes, je traiterai de l'origine et de la transmission de la mort dans l'humanité, l'ordre que je me suis prescrit le demande. Dieu n’avait point créé l’homme comme l'ange pour ne point mourir, quand même il viendrait à pécher, mais pour partager, sans passer par la mort, l'immortalité et l'éternité bienheureuse de l'ange, s'il était fidèle au devoir de l'obéissance; si au contraire il était infidèle à sa loi, il devait être frappé de mort, très‑juste châtiment de sa rebellion c'est ce que j'ai déjà dit au livre précédent.

 

CHAPITRE II

 

De la mort de l'âme chaque fois qu'elle est vaincue et de celle du corps.

 

Mais je crois qu'il est à propos d'examiner avec plus de soin la nature même de la mort. Bien que l'âme humaine soit certainement immortelle, elle a aussi cependant sa mort. En effet, elle est immortelle, parce qu'elle ne cesse ni de vivre, ni de sentir d'une certaine manière, tandis que le corps est mortel, parce qu'il peut être tout‑à‑fait privé de vie et qu'il ne vit ja-

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mais par lui‑même. Aussi la mort de l'âme arrive quand Dieu l'abandonne; comme celle du corps, quand l'âme le quitte. Et la mort de l'un et de l'autre, c'est‑à‑dire de tout l'homme, c'est lorsque l'âme abandonnée de Dieu, abandonne le corps. Alors Dieu cesse d'être sa vie et elle n'est plus la vie du corps. Or la mort de tout l'homme est suivie de celle que l'autorité des Saintes‑Écritures appelle la seconde mort (Apoc. Xxi, 3), c'est d'elle que le Sauveur veut parler, quand il dit : « Craignez celui qui a le pouvoir de perdre le corps et l'âme dans l'enfer. » (Matth. X, 28.) Mais, cela ne pouvant avoir lieu que lorsque l'âme sera unie inséparablement au corps, il semble étrange que l'on parle de la mort du corps, quand l'âme ne le quitte point, mais au contraire l'anime et lui donne le sentiment pour souffrir. Car dans ce dernier et éternel supplice, dont il sera question plus amplement ailleurs, on peut fort bien dire que l’âme meurt, puisqu'elle ne vit plus de Dieu; mais comment le dire du corps, puisque l'âme le fait vivre? Et pourrait‑il autrement être sensible aux tortures qu'il endurera après la résurrection. Ne serait‑ce point que, la vie quelle qu'elle soit étant un bien et la douleur un mal, le corps ne vit plus quand l'âme est pour lui, non un principe de vie, mais de douleur? L'âme vit donc, de Dieu quand elle vit bien; car elle ne saurait bien vivre qu'autant que Dieu opère en elle ce qui est bien; mais le corps vit de l'âme, tant qu'elle l'anime, soit qu'elle même vive ou ne vive pas de Dieu. Car la vie humaine de l'impie, n'est pas la vie de l'âme mais du corps; cette vie lui est communiquée par l'âme qui, toute morte qu'elle est, c'est‑à‑dire abandonnée de Dieu, conserve une espèce de vie qui lui est propre et qu'elle ne perd jamais, c'est en ce sens qu'elle est immortelle. Mais dans la suprême damnation, bien que l'homme ne cesse pas de sentir, toutefois comme ce sentiment n'est causé, ni par de suaves délices, ni par un repos salutaire, mais par des douleurs vengeresses du crime, ce n'est pas sans raison qu'on l'appelle plutôt une mort qu'une vie. Et on l'appelle seconde mort, parce qu'elle arrive après la séparation des natures unies entre elles, que l'âme soit restée unie à Dieu ou qu'il y ait eu seulement union du corps et de l'âme. Aussi, de cette première mort du corps on peut dire qu'elle est bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants; quant à la seconde, puisqu' elle n'est certainement pas pour les bons, elle ne s'aurait être bonne à personne.

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p163  LIVRE X111. ‑ CHAPITRE Ill.

 

CHAPITRE 111.

 

Si la mort qui, par suite du péché de nos premiers parents, a été le partage de tous les hommes, est aussi pour les bons la peine du péché?

 

Mais ici se présente une question, que nous ne devons point éluder : cette mort qui est la séparation de l'âme et du corps, est‑elle véritablement un bien pour les bons? Et s'il en est ainsi, comment prouver qu'elle est la peine du péché? Car, sans le péché, les premiers hommes ne l'eussent point subie, comment donc peut-elle être bonne aux bons, puisqu'elle ne pouvait arriver qu'aux méchants? D'un autre côté, si elle ne pouvait arriver qu'aux méchants, elle devrait, non pas être bonne pour les bons, mais ne point exister pour eux. Car pourquoi y aurait‑il une peine,où il n'y a pas à punir? il faut donc reconnaître que les premiers hommes furent créés pour ne subir aucun genre de mort, s'ils ne péchaient point; mais que devenus pécheurs, ils ont été condamnés à une telle mort que tout ce qui naîtrait de leur race, serait soumis à la même peine. Car ceux qui devaient naître d’eux, ne pouvaient être que ce qu'ils étaient eux‑mêmes. La grandeur de la faute a tellement corrompu la nature humaine, que cette peine du péché des premiers hommes, est devenue, pour ainsi dire, une loi naturelle pour leurs descendants. En effet, l'homme ne naît pas de l'homme comme le premier homme est né de la poussière. La poussière est la matière dont a été formé le premier homme, tandis que l'homme qui enengendre un autre est son père. D'où il suit, que la chair n'est pas de même nature que la terre, bien qu'elle en ait été tirée; mais l'homme‑fils est absolument de la même nature que l'homme‑père. Tout le genre humain dont la race devait se propager par la femme, était donc dans le premier quand Dieu prononca sur les deux époux, une sentence de condamnation; et tel qu'il fût, non par sa création, mais par son péché et le châtiment dont il a été suivi, tel il se reproduit dans les mêmes conditions originelles de péché et de mort. Avec cette différence néanmoins, qu'il ne fût pas réduit par cette faute ou cette peine, à la stupidité, ni à la faiblesse d'esprit et de corps que nous remarquons chez les enfants, Dieu voulant, dès leur naissance, les rendre presque semblables aux petits des animaux, après avoir abaissé leurs parents au rang des bêtes pour la vie et pour la mort, selon ce qui est écrit : « L'homme élevé en honneur, n'a pas compris; il a été comparé aux

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animaux qui n'ont point d'intelligence et il leur est devenu semblable. » (Ps. XLVIII,13.) Il y a plus, les enfants ont encore moins d'usage de leurs membres, ils ont moins de sentiment de leurs besoins et de ce qui peut leur être nuisible, que les plus tendres fruits des animaux , mais, semblable à la flèche qui s'échappe de l'arc tendu, la force inhérente à l'homme l'élève ensuite au‑dessus des animaux, avec une énergie d'autant plus merveilleuse, qu'elle a été plus longtemps comprimée. Ces premiers essais de la vie ne sont donc pas la juste punition de l'iniquité du premier homme; mais la vie humaine en lui a été tellement changée et corrompue qu'il souffre en ses membres les révoltes de la concupiscence, et qu'il a été nécessairement soumis aux liens de la mort; aussi il porte en lui‑même le châtiment de son crime et il engendre des êtres semblables à lui, c'est‑à-dire esclaves du péché et de la mort. Si les enfants sont délivrés des liens du péché par la grâce du divin Médiateur, ils ne subissent qu'une seule mort, celle qui sépare l'âme du corps : affranchis de la dette du péché, ils ne passent point à cette seconde mort dont les supplices sont éternels.

 

CHAPITRE IV.

 

Pourquoi ceux qui, par la grâce de la génération sont purifiés du péché, ne sont pas exempts de la mort, c'est‑à‑dire de la peine du péché.

 

Si vous me demandez pourquoi ceux dont le péché est effacé par la grâce, subissent encore la peine du péché, c'est là une question déjà traitée et résolue dans un autre ouvrage qui a pour titre : Du Baptême des enfants. J'ai dit alors que cette épreuve de la séparation de l'âme et du corps restait, même après la destruction des liens du péché, parce que si le sacrement de la régénération était immédiatement suivi de l'immortalité corporelle, la foi serait énervée, cette foi qui n'est telle que par l'espérance de posséder un jour ce que nous ne voyons pas encore. C'est par les vaillants combats de la foi que, dans les âges précédents, les saints martyrs ont triomphé de la crainte de la mort et il n'y eût eu pour eux ni triomphe, ni gloire, ni même de combat possible, si, au sortir du bain de la régénération, les saints eussent été affranchis de la mort du corps. D'ailleurs, qui n'accourrait avec les petits enfants, pour recevoir la grâce du Christ, afin de

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p165 LIVRE XIII. ‑ CHAPITRE V.

 

conserver la vie corporelle? Ainsi, au lieu d'être éprouvée par les récompenses invisibles, la foi n’existerait même plus, puisqu'elle rechercherait et recevrait sur‑le‑champ la récompense de ses oeuvres. Mais maintenant, par une transformation merveilleuse que produit la plénitude de la grâce du Sauveur, la peine du péché sert à notre justification. Au commencement il fut dit à l'homme : Tu mourras si tu péches (Gen. 11, 17); aujourd'hui il est dit au martyr : Meurs, pour ne point pécher. Au commencement il fut dit : Si vous transgressez mon commandement, vous mourrez de mort, aujourd'hui il est dit : si vous refusez de subir la mort, vous transgressez mon commandement. Ce qu'il fallait craindre alors pour ne pas pécher, il faut l'accepter maintenant dans la crainte de pécher. Ainsi, par l'ineffable miséricorde de Dieu, la peine du crime devient l'instrument de la justice et le supplice du pécheur, le mérite du juste. Alors la mort fut la solde du péché, elle est maintenant l'accomplissement de la justice. Mais il n'en est ainsi que pour les saints martyrs à qui le persécuteur laisse le choix ou de renoncer à la foi, ou de souffrir la mort. Car les justes préfèrent souffrir en croyant, ce que les premiers coupables ont souffert pour ne pas croire. Ceux‑là eussent évité la mort en ne péchant point; ceux‑ci péchent s'ils ne meurent pas. Ceux‑là sont morts parce qu'ils ont péché; ceux‑ci ne pèchent pas, parce qu'ils meurent. La faute des uns a attiré la peine, la peine des autres prévient la faute; non pas que la mort, qui était un mal, soit devenue un bien ; mais Dieu a fait de la foi une grâce si excellente que par elle, la mort ennemie de la vie, est devenue le moyen d'arriver à la vie.

 

CHAPITRE V.

 

De même que les méchants font un mauvais usage de la loi qui est bonne, ainsi les bons font un bon usage de la mort qui est mauvaise.

 

L'Apôtre, voulant montrer combien le péché est nuisible, en l'absence de la grâce, ne craint pas d'appeler force du péché, la loi même qui le défend. « Le péché, dit‑il, est l'aiguillon de la mort et la loi est la force du péché. » (I. Cor. xv, 56.) Cette parole est la pure vérité. En effet, la défense d'un acte illicite en augmente le désir, quand on n'aime pas assez la justice, pour trouver dans le plaisir qu'elle cause, la force de surmonter la passion du péché. Or il n'y a que l'assistance de la grâce divine qui puisse nous faire aimer la véritable justice et nous la rendre agréable. Mais de peur qu'on ne vint à considérer la loi comme mauvaise, parce qu'il l'appelle la force du péché, le même apôtre traitant cette

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p166 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

question dans un autre endroit, dit : « En vé­rité, la loi est sainte, le commandement est saint, juste et bon. Quoi donc? Ajoute‑t‑il, ce qui est bon est‑il devenu pour moi, la mort? A Dieu ne plaise! Mais le péché, pour paraître tel, se sert d'un bien qui me cause la mort, en sorte que, par suite du commandement, la ma­lice du pécheur ou du péché est augmentée outre mesure. «Rom. vii, 12 et 13.) Il dit « outre me­sure » parce qu'il y a une prévarication de plus dans le mépris même de la loi, qui s'ajoute à la volonté du pécheur. Pourquoi rappelons‑nous ce texte? Pour montrer que comme la loi n’est pas un mal, quand elle excite la concupiscence des pécheurs; ainsi la mort n'est pas un bien quand elle augmente la gloire de ceux qui souffrent; celle‑là abandonnée pour l’iniquité, rend les hommes pécheurs; celle‑ci embrassée pour la vérité, fait les martyrs. Aussi la loi est bonne parce qu'elle défend le péché, et la mort est mauvaise, parce qu'elle est le salaire du pé­ché : mais comme les méchants font un mau­vais usage des maux et même des biens, et comme les bons font un bon usage des biens et même des maux, il suit de là que les méchants usent mal de la loi, quoiqu'elle soit un bien et que les bons usent bien de la mort, quoique la mort soit un mal.

 

CHAPITRE VI.

 

Le mal souverain de la mort est la rupture de l’union entre l'âme et le corps.

 

Quant à ce qui regarde la mort corporelle, c'est‑à‑dire la séparation de l'âme et du corps que souffrent ceux qu'on appelle mourants, elle n'est bonne à personne. En effet, puissance implacable qui sépare violemment deux substances étroitement unies et comme enlacées pendant la vie, la mort exerce un juement rigoureux et qui révolte tout notre être tant que dure la lutte, jusqu'à ce que soit anéanti le sentiment, oeuvre secrète de l'intime union entre l'âme et la chair. Quelquefois une seule blessure, ou le rapide essor de l'âme, met fin à ce pénible combat et dispense par sa célérité même des dernières angoisses. Mais quel que soit pour les mourants le coup suprême où le sentiment de la douleur se joint au sentiment qui s'éteint, la souffrance supportée avec piété et religion augmente le mérite de la patience, sans toutefois rien retrancher à la peine. Ainsi la mort, peine de la naissance dans les descendants du premier homme, devient la gloire de la renaissance quand elle est endurée pour la foi et la justice; et alors même qu'elle est la

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p167 LIVRE XIII. ‑ CHAPITRE VII.                    

 

solde du péché, elle peut être aussi quelquefois l'affranchissement complet du péché.

 

CHAPITRE VII.

 

De la mort que ceux qui ne sont pas baptisés recoivent pour la confession du nont de Jésus-Christ.

 

Tous ceux, en effet, qui, même avant d'être régénérés dans le bain sacré, meurent en confessant le Christ, obtiennent la rémission de leurs péchés, aussi bien que s'ils eussent été purifiés dans l'eau sainte du Baptême. Car celui qui a dit : « Nul n'entrera dans le royaume des cieux, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint; »(Jean, 111, 5) a fait cette exception aussi générale que la sentence précédente : « Celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux. »(Matth, x, 32.) Et ailleurs, il dit encore : « Celui qui perdra son âme pour moi, la trouvera. » (Matth. xvi, 25.) C'est pour cela qu'il est écrit : « La mort des saints est précieuse devant le Seigneur. » (Ps. cxv, 15.) Qu'y a‑t‑il de plus précieux qu'une mort qui remet tous les pécheurs et multiplie les mérites? Car ceux qui, ne pouvant retarder leur mort, reçoivent le baptème et sortent de cette vie quand toutes leurs fautes sont effacées, ont bien moins de mérites que ceux qui pouvant différer de mourir, ne le font cependant pas, parce qu'ils préfèrent la fin de leur vie en confessant le Christ, à la réception du baptême, après l'avoir renié. Il est vrai que si, par crainte de la mort, ils eussent renié Jésus‑Christ, ce crime même leur eut été remis par le baptême, puis­que dans ce bain salutaire, le plus monstrueux des forfaits, la mort de Jésus‑Christ, a trouvé sa grâce. Mais ne faut-il pas que la grâce de cet Esprit qui souffle où il veut (Jean, iii, 8), soit bien puissante, pour leur inspirer un tel amour de Notre-Seigneur, qu'au péril même de leur vie, ils n'aient pu se résoudre à le renier, quand ils avaient devant eux l'espé­rance d'un pardon infini? La mort des saints est donc bien précieuse, puisque prévenus par celle de Jésus‑Christ, dont les divins mérites leur ont été si libéralement appliqués, qu'ils n'ont pas hésité à sacrifier leur propre vie pour jouir de lui, ils nous montrent que l'ancienne peine prononcée contre les pécheurs a été chan­gée admirablement, et est devenue une source féconde de justice. Toutefois, il n'en faudrait pas conclure que la mort soit un bien à cause

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p168 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

des avantages qu'elle procure, non par sa propre vertu, mais par la grâce divine; c'est en effet par elle que cette mort, sujet de crainte autrefois pour éviter le péché, doit être acceptée à présent pour ne le point commettre et pour l'effacer, s'il a été commis, afin que la palme de la justice devienne la récompense méritée de la plus belle des victoires.

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Les saints en acceptant la première mort par amour pour la vérité, sont délivrés de la seconde.

 

Si nous y réfléchissons attentivement, nous verrons que celui qui meurt glorieusement pour être fidèle à la vérité, se préserve même de la mort. On accepte une partie de la mort dans la crainte de mourir tout‑à‑fait et surtout d'encourir la seconde mort qui ne finira jamais. On accepte la séparation de l'âme et du corps, de peur que la séparation de l'âme d'avec Dieu, ne soit suivie bientôt de la séparation d'avec le corps et qu'ainsi la première mort de tout l'homme n'amène la seconde qui sera éternelle. Je l'ai déjà dit, la mort, qu'elle soit le résultat de la souffrance ou de son souverain empire, n'est bonne à personne, mais il y a du mérite à la subir pour conserver ou acquérir un bien. Pour ceux qui sont déjà sous son domaine, on peut dire avec raison qu'elle est mauvaise aux méchants et bonne aux bons. Car, séparées du corps, les âmes des justes sont dans le repos, celles des impies, au contraire, dans les tourments, jusqu'à ce que les corps des uns revivent pour la vie éternelle, et ceux des autres pour la mort éternelle qui est appelée la seconde mort.

 

CHAPITRE IX.

 

Le temps de la mort qui est la privation du sentiment, est‑ce celui pendant lequel on meurt, ou celui qui suit la mort?

 

Quant à ce temps où les âmes séparées des corps sont heureuses ou malheureuses. est‑ce celui qui suit la mort plutôt que celui de la mort même? Si c'est celui d'après la mort, en vérité ce n'est déjà plus la mort qui est passée, c'est la vie présente pour l'âme et elle est bonne ou mauvaise. La mort, en effet, n'était pour eux un mal, qu'à son passage, c'est‑à‑dire quand ils la subissaient en mourant, car ils ressentaient de grandes douleurs et c'est là le mal dont les bons usent bien. Mais une fois passée, peut‑elle être bonne ou mauvaise, puisqu'elle n'est déjà plus? De plus, si nous y réfléchissons bien, nous trouverons aussi que les douleurs et les angoisses des mourants, ne sont pas non plus la mort. Car tant qu'ils ont le sentiment,

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p169 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

ils vivent, et s'ils vivent encore, il faut avouer qu'ils sont plutôt dans le temps qui précède la mort que dans la mort même, puisque c'est sa venue seule qui enlève le sentiment si douloureusement affecté à son approche. Comment donc pourrons‑nous appeler mourants ceux qui ne sont pas encore morts, mais qui, sous l'étreinte de la mort, se débattent dans les dernières convulsions de l'agonie? Et cependant c'est avec raison qu'on les appelle mourants, car, lorsque la mort qui menace sera venue, on ne pourra plus les appeler mourants, mais morts. Nul n'est donc mourant, s'il n'est vivant, car en cette situation extrême où se trouvent ceux que nous disons rendre l'âme, celui‑là vit encore qui n'est pas privé de son âme. Il est donc tout à la fois et mourant et vivant : il s'approche de la mort, il s'éloigne de la vie; cependant il est encore dans la vie, parce que l'âme est toujours unie au corps; il n'est pas encore dans la mort, parce que l'âme n'a pas quitté le corps. Mais lorsqu'elle sera partie, comme il ne sera plus dans la mort, mais après la mort, quand sera‑t‑il donc dans la mort? Car nul ne sera mourant, si nul ne peut être à la fois mourant et vivant. De fait, tant que l’âme est unie au corps, on ne peut nier la vie.

 

CHAPITRE X.

 

Ou s'il faut appeler mourant celui en qui se manifeste davantage l'action de la mort, et si personne ne peut être à la fois vivant et mourant, je ne sais en vérité quand on sera vivant.

 

CHAPITRE X.

 

La vie des hommes est plutôt une mort qu'une vie.

 

En effet, dès que l'on est dans ce corps mortel, on ne cesse de tendre vers la mort et l'on ne saurait faire autre chose pendant tout le temps de cette vie, si toutefois on peut l'appeler vie. Il n'y a personne qui, l'année écoulée, ne soit plus proche de la mort qu'au commencement de l'année, et de même qui n’en soit plus proche demain qu'aujourd'hui, aujourd'hui qu'hier, à l'instant qui suit qu'au moment présent et maintenant qu'au moment qui l'a précédé. Car tout le temps que l'on vit est autant de moins dans la vie; et ce qui reste diminue tous les jours : en sorte que, le temps de cette vie n'est rien autre chose qu'une course vers la mort et il n'est permis à personne ni de s'arrêter, ni d'aller plus lentement, mais tous sont poussés et emportés avec une égale vi

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p170 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

tesse. Celui dont la vie est plus courte ne voit pas chaque jour s'écouler plus rapidement, que celui dont la vie est plus longue; des moments égaux disparaissent également pour tous les deux, le terme est plus rapproché de l'un, plus éloigné de l'autre, mais ils y courent tous deux avec la même célérite. Autre chose est de parcourir plus de chemin, autre chose de marcher plus lentement. Quand donc, jusqu'à la mort, on parcourt de plus longs espaces de temps, on ne marche pas plus lentement, mais on fait plus de chemin. Si donc nous commençons à mourir ou à être dans la mort, du moment où commence en nous l'action même de la mort, c'est‑à‑dire le retranchement de la vie; comme le retranchement final n'est déjà plus dans la mort, mais au‑delà de la mort, il faut bien reconnaître que nous sommes dans la mort, dès que nous commençons à vivre. Car à chaque jour, à chaque heure, à chaque moment, que se passe‑t‑il? si ce n'est cette action de la mort qui s'accomplit jusqu'à ce que son oeuvre soit achevée? et alors commence le temps d'après la mort, temps qui était dans la mort, quand la vie s'en allait successivement. Donc, à partir du moment où il est dans ce corps plutôt mourant que vivant, l'homme n'est jamais dans la vie, s'il est vrai qu'il ne puisse être en même temps et dans la vie et dans la mort. Ou plutôt ne faut‑il pas dire qu'il est en même temps dans la vie et dans la mort : dans la vie présente, jusqu'à ce qu'elle soit complètement retranchée, et cependant dans la mort qui agit sans cesse à mesure que sa vie diminue. Car s'il n'est pas dans la vie, qu'est‑ce donc que ce qu'il perd, jusqu'à ce qu'arrive la destruction totale? S'il n’est pas dans la mort, qu'est‑ce que ce retranchement successif de la vie? Pourquoi, lorsque la vie est tout‑à‑fait absente, dit‑on, très‑justement, après la mort, si ce n'est parce que la mort était présente à chaque soustraction de la vie? Car, quand il n'y a plus de vie, si l'homme n'est plus dans la mort, mais après la mort, quand sera‑t‑il dans la mort, sinon tous les jours, dans le retranchement partiel qu'il subit?

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon