La Cité de Dieu 57

tome 24 p. 219

 

CHAPITRE XIII.

 

Le péché d'Adam a été précédé d'une volonté mauvaise.

 

1. Nos premiers parents ont commencé par être mauvais intérieurement avant de tomber dans la désobéissance ouverte. Car on n'en viendrait pas à un acte mauvais, si la volonté n'était d'abord mauvaise. Or, le principe de la volonté mauvaise, peut‑il être autre que l'orgueil?« Car le principe de tout péché, c'est l'orgueil? » (Eccl. x, 15.) Et qu'est‑ce que l'orgueil, sinon la convoitise d'une fausse grandeur? C'est une fausse grandeur en effet, d'abandonner celui à qui l'âme doit demeurer unie comme à son principe, pour devenir en quelque sorte son principe à soi‑même. Ce qui arrive, lorsque l'âme se complaît trop en elle-même. Et elle se complaît ainsi, quand elle se détache de ce bien immuable, dont elle devrait faire, préférablement à elle‑même, l'unique objet de ses complaisances. Or ce détachement de l'âme est volontaire. En effet, si la volonté de nos premiers parents fût demeurée stable dans l'amour du bien supérieur et immuable, qui

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était leur lumière et la flamme qui embrasait leur cœur d'amour, elle ne s'en serait pas détournée pour se plaire en elle‑même, et pour tomber dans l'aveuglement et la froideur; la femme n’aurait pas cru aux paroles du serpent, et l'homme n'aurait pas préféré la volonté de sa femme au commandement de Dieu; il n'aurait pas pensé ne commettre qu'une faute vénielle, en s'associant à la compagne de sa vie, même pour le crime. L'oeuvre mauvaise, c'est-à‑dire l'infraction à la défense de manger du fruit défendu, n'est le fait que de ceux qui sont déjà mauvais. Ce mauvais fruit ne pouvait venir que d'un mauvais arbre. (Matth. ‑vii, 18.) C'était contre nature que cet arbre devint mauvais, car il ne pouvait le devenir que par le vice de la volonté, qui est contraire à la nature. Mais la nature ne saurait être altérée par le vice, si elle n'était tirée du néant. Comme nature, elle vient de Dieu qui l'a créée; si elle abandonne l'auteur de son être, c'est parce qu'elle a été créée de rien. Cependant cette défection de l'homme ne l'a pas fait retomber dans le néant; mais en se tournant vers lui-même, il a commencé à avoir moins d'être qu'il n'en avait lorsqu'il était uni à l’être souverain. Donc, abandonner Dieu pour être à soi, c'est-à‑dire pour se complaire en soi, ce n'est pas encore être néant, mais c'est s'approcher du néant. De là vient que l'Écriture donne un autre nom à ceux qui se plaisent en eux‑mêmes, elle les appelle superbes. (11. Pierre, 11, 10.) Mais il est bon d'avoir le cœur élevé en haut, non vers soi, ce qui est orgueil, mais vers le Seigneur, ce qui est obéissance, et les humbles seuls en sont capables. Il y a donc dans l'humilité quelque chose qui élève merveilleusement le cœur, et dans l'élévation quelque chose qui abaisse le cœur. Cependant ne serait‑ce pas une contradiction de dire que l'élévation abaisse et que l'humilité élève? Non, sans doute; mais la vraie humilité rend soumis au supérieur; or nul n'est supérieur à Dieu; et en nous rendant soumis à Dieu, l'humilité nous élève. Au contraire, l'élévation est un vice, par cela même qu'elle rejette toute dépendance; elle nous détache donc de celui au‑dessus duquel il n'est rien et elle nous fait descendre; ainsi s'accomplit cette parole de l'Écriture : « Vous les avez abattus lorsqu'ils s'élevaient. » (Ps. LXXII, 18.) Elle ne dit pas lorsqu'ils étaient élevés, comme si leur élévation avait précédé leur chute; mais ils ont été abattus lorsqu'ils s'élevaient, car s'élever, c'est tomber. Aussi, d'un côté, c'est l'hu-

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milité, vertu spécialement recommandée dans la Cité de Dieu et à la Cité de Dieu dans son pélerinage ici‑bas, vertu de prédilection pour le Christ, le roi de cette Cité ; et d'un autre côté, c'est le vice opposé à cette vertu, c'est l'orgueil, vice de l'ennemi de Jésus‑Christ; l'orgueil, vice principal du démon, au témoignage des Saintes‑Écritures; humilité, orgueil, vertu et vice, qui marquent l'extrême différence des deux Cités; l'une, société des bons, l'autre, société des méchants, chacune avec les anges qui y correspondent et chez lesquels, dès le cammencement, a dominé ou l'amour de Dieu, ou l'amour de soi.

 

2. L'homme donc n'aurait pas commis ce crime manifeste de désobéissance aux ordres de Dieu, il ne se serait pas laissé surprendre par le démon, s'il n'eût commencé par se complaire en lui‑même. Il éprouva, en effet, une grande satisfaction intérieure à cette parole: « Vous serez comme des dieux. » (Gen. 111, 5.) Nos premiers parents eussent été plutôt semblables à des dieux, en se tenant unis par l'obéissance à leur souverain et véritable principe, qu'en voulant, par leur orgueil, devenir eux-mêmes le principe de leur existence. Car des dieux créés ne sont pas véritablement dieux par leur propre vertu, mais par leur union au Dieu véritable, par participation à la nature divine. Si, au contraire, l'homme convoite plus d'être, il arrive à en avoir moins ; s'il aime à se suffire à lui‑même, il s'éloigne de celui qui pourrait vraiment lui suffire. Aussi, ce désordre, qui consiste pour l'homme à se complaire en lui‑même, comme s'il était lui‑même lumière, et le détourne de celle qui le rendrait réellement lumière, si elle lui plaisait; ce désordre, dis‑je, existait déjà au coeur de l'homme, avant qu'il passât ouvertement au crime qui en était la conséquence. Car elle est bien vraie cette parole de l'Écriture : « Le cœur s'élève avant la chute, et il s'humilie avant d'être glorifié. » (Prov. xvi, 18.) Comme s'il y avait : La chute secrète précède la chute extérieure : lorsqu'on ne croit pas encore à la chute, on est déjà tombé. Car, qui donc s'imagine que l'élévation soit une chute? Et cependant, n'est‑ce pas déjà une défection véritable que d'abandonner le Très-Haut? Mais pour qui la chute ne serait‑elle pas visible, lorsqu'il y a violation évidente et indubitable du commandement? Aussi la défense de Dieu portait‑elle sur une chose dont la violation ne pouvait se justifier d'aucune manière. Et j'oserai le dire, il est utile aux superbes de commettre au grand jour quelque faute grave, afin qu'ils se déplaisent à eux‑mêmes, car ils sont tombés, en se complaisant en eux‑mêmes. Les larmes et le déplaisir de Pierre lui furent plus

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salutaires que sa complaisance présomptueuse. (Matth. xxvi, 33 et 75.) Aussi le psalmiste s'écrie : « Couvrez de honte leur visage, et ils chercheront votre nom, Seigneur; » (Ps. LXXXII, 17) c'est‑à‑dire que ceux qui se plaisent à la recherche de leur propre gloire, se plairont à rechercher la gloire de votre nom.

 

CHAPITRE XIV.

 

De l'orgueil du péché qui fut plus coupable que le péché lui‑même.

 

Mais il est un orgueil plus funeste et plus détestable, c'est celui de chercher de vaines excuses pour des péchés manifestes : ainsi firent nos premiers parents, Ève, en disant : « Le serpent m'a trompé, et j'ai mangé du fruit; » (Gen. 111, 13) et Adam : « La femme que vous m'avez associée, m'a donné du fruit de l'arbre, et j'en ai mangé. » (Ibid. 1‑2.) D'ailleurs, aucune parole annonçant qu'on demande pardon, rien pour implorer la clémence du médecin. Sans doute ils ne nient pas, comme Caïn (Gen. iv, 9), le crime commis, mais ils s'efforcent de le rejeter sur un autre; ainsi, par orgueil, la femme s'excuse sur le serpent, et l'homme sur la femme. Or, devant une transgression si évidente du précepte divin, s'excuser, c'est véritablement s'accuser. Est‑ce que la faute n'existait plus, parce que la femme l'avait commise à la persécution du serpent, et l'homme, sur les instances de sa femme? Comme s'il y eût quelqu'un à qui l'on dût plutôt croire ou céder qu'à Dieu.

 

CHAPITRE XV.

 

De la justice du châtiment infligé à nos premiers parents, en raison de leur désobéissance.

 

1. Puisque l'homme a méprisé le commandement de Dieu qui l'avait créé, et créé à son image; qui lui avait donné l'autorité sur tous les autres animaux, et l'avait placé dans le paradis ; qui l'avait comblé de toutes sortes de biens; qui, au lieu de le surcharger de préceptes nombreux, étendus et d'une observation difficile, avait réduit son obéissance à un seul précepte, court, facile et salutaire, rappelant à sa créature qu'il est le Seigneur et qu'elle ne peut espérer de véritable liberté qu'en le servant; c'est avec justice que le châtiment a suivi la faute, et châtiment tel, que l'esprit de l'homme devint charnel, tandis que sa chair serait devenue spirituelle, s'il fût resté fidèle à Dieu; et comme, par son orgueil, il s'était plu à lui-même, la justice divine l'abandonne à lui­-même, non pour vivre dans l'indépendance ab­solue qu'il désirait, mais en désaccord avec

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lui‑même, sous l'esclavage dur et cruel de celui dont il s'était fait le complice, par son péché; sa volonté l'a fait mourir spirituellement, il souffrira contre sa volonté la mort du corps; déserteur de la vie éternelle, il sera condamné à la mort éternelle, si Dieu ne l'en délivre par sa grâce. Quiconque juge cette condamnation trop forte ou injuste, ne sait certainement pas estimer la malice d'un péché qui pouvait être évité si facilement. Si c'est avec raison que l'on gtorifie l'obéissance d'Abraham, parce qu'elle fut d'autant plus parfaite, que l'ordre qu'il avait reçu d'immoler son fils, était plus pénible à exécuter (Gen. xxii. 2); dans le paradis, la désobéissance fut d'autant plus grave, que le précepte était d'autant plus facile à observer. Et comme l'obéissance du second Adam est d'autant plus admirable, qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mort (Philip. 11, 8); ainsi la désobéissance du premier Adam, est d'autant plus détestable, qu'il fut désobéissant jusqu'à la mort. Quand la chose commandée par le Créateur est si petite et la peine dont il menace la désobéissance si grande on ne saurait vraiment exprimer quel mal c'est de désobéir en des choses si faciles, à une si puissante majesté, sous le coup des supplices les plus terribles.

 

2. Enfin, pour tout dire en un mot, est‑il une autre peine de la désobéissance que la désobéissance même? Car la grande misère de l'homme, n'est‑ce pas la révolte de lui‑même contre lui‑même? Pour n'avoir pas voulu ce qu'il pouvait, il ne peut plus ce qu'il veut. Dans le paradis, avant le péché, tout ne lui était pas possible, mais il ne voulait que ce qu'il pouvait, et ainsi il pouvait tout ce qu'il voulait. Maintenant comme dès l'origine, l'Écriture l'atteste : « L'homme n'est que vanité. » (Ps. CXLIII, 4.) Qui dira son impuissance sur une foule de choses, quand lui‑même est en lutte contre lui-même, quand sa volonté résiste à sa volonté, quand son esprit est soumis à la chair rebelle qui devait être l'esclave? Car, souvent, c'est malgré lui que son esprit se trouble, que sa chair souffre, vieillit et meurt. Et que de choses nous souffrons malgré nous, que nous ne souffririons pas, si notre nature obéissait de toute manière et en tous points à notre volonté. Mais, peut‑être, les souffrances de la chair sont‑elles un obstacle à son obéissance? Eh! qu'importe la raison, puisque ces révoltes de notre chair autrefois soumise, sont un effet de la justice du Dieu souverain, à qui nous avons refusé l'obéissance? En désobéissant à Dieu , nous ne lui

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avons pas fait de mal, mais nous nous sommes fait du mal à nous‑mêmes. Il n'a pas besoin de notre service, nous ne pouvons nous passer de celui de notre corps ; ainsi notre péché n'a fait de tort qu'à nous. Quant aux douleurs de la chair, c'est l'âme qui les souffre dans la chair et par la chair. En effet, que peut souffrir ou désirer par elle‑même une chair sans âme? Tout ce que la chair souffre ou désire, c'est l'homme lui‑même qui le ressent, ou quelque partie de l'âme qui recoit de la chair les impressions pénibles ou agréables, causes de la douleur ou du plaisir. Cette douleur de la chair, c'est à proprement parler, le mal de l'âme par la chair, c'est l'aversion par la souffrance , comme la douleur de l'âme qu'on nomme tristesse, est l'aversion pour les accidents qui nous arrivent contre notre volonté. Mais la tristesse est ordinairement précédée de la crainte qui est dans l'âme, non dans la chair, tandis que la douleur corporelle n'est précédée d'aucune crainte charnelle; le corps n'en éprouve point avant la douleur. Pour la volupté, un certain aiguillon la précède, un certain désir de la chair, comme la faim et la soif, et même de la convoitise, nom qui désigne plus spécialement les plaisirs sensuels, et dont on se sert cependant pour exprimer toute espèce de passion. Car la colère elle-même n'est rien autre chose que la convoitise de la vengeance; les anciens (CICÉRON, IVe Tusculane), l'ont ainsi définie : Bien que souvent l'homme s'emporte contre des objets inanimés qui ne peuvent ressentir les effets de sa passion, comme quand, dans sa colère, il brise une mauvaise plume ou un stylet; cet emportement, tout déraisonnable qu'il soit, est cependant une certaine convoitise de vengeance et, pour ainsi dire, comme une ombre de cette justice qui veut que celui qui fait le mal en supporte la peine. Il y a donc la convoitise de se venger que l'on appelle colère; la convoitise d'avoir de l'argent, qui s'appelle l'avarice. Il y a la convoitise de vaincre, n'importe de quelle manière, et c'est l'opiniâtreté; la convoitise de se glorifier, et c'est la jactance. Il y en a bien d'autres, dont les unes ont un nom et les autres n'en ont point. Quel nom donnera‑t‑on, en effet, à cette convoitise de dominer, si puissante dans l'âme des tyrans, comme l'attestent les guerres civiles?

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CHAPITRE XVI.

 

De la convoitise; ce nom convient à plusieurs vices; il désigne cependant plus spécialement les mouvements de la concupiscence.

 

  Toutefois, comme les convoitises de l’homme ont beaucoup d'objets, lorsqu'on parle de la concupiscence, sans rien ajouter davantage, il ne se présente d'ordinaire à l'esprit que le mou­vement honteux des organes de la génération. Or, cette passion n'agit pas seulement à l'exté­rieur, mais aussi intérieurement ; elle s'empare du corps de l'homme et soulève son être tout entier, exerçant à la fois son action sur les pas­sions de l'âme et les appétits charnels, jusqu'à ce que du trouble produit, naisse cette volupté qui surpasse toutes les voluptés du corps; et quand la dernière limite du plaisir est atteinte, à ce moment‑là même, l'âme est tellement eni­vrée que toute sa vigueur est pour ainsi dire suspendue, et que la pensée est comme endor­mie. Aussi, quel homme ami de la sagesse et des saintes joies, engagé dans le mariage, mais, selon l'avertissement de l'Apôtre, sachant pos­séder son vase dans la sainteté et l'honneur, et non avec les infirmités de l'incontinence, comme les païens qui ne connaissent pas Dien (1. Thess., iv, 4 et 5), ne préférerait, s'il était possible, engendrer des enfants sans aucune volupté, en sorte que les organes destinés à ces fonctions fussent comme les autres, chacun, selon leur ordre, soumis à l'empire de la volonté et non emportés par les impétuosités de la convoitise? Mais ceux mêmes qui aiment cette volupté, soit dans le légitime mariage, soit dans les commerces honteux de l'impudicité, ne sont pas émus à leur gré. Quelquefois ces mouvements importunent ceux qui ne les désirent pas, quelquefois ils abandonnent ceux qui en convoitent les ardeurs, et tandis que l'âme est en feu, le corps demeure glacé. Ainsi, par une étrange merveille, non‑seulement cette passion déréglée résiste aux légitimes désirs, mais encore aux désirs impudiques de la concupiscence. Et tandis que souvent elle s'oppose de tout son pouvoir aux efforts de l'esprit qui voudrait la réprimer, d'autres fois elle se divise contre elle‑même, elle soulève l'âme sans émouvoir le corps.

 

CHAPITRE XVII.

 

Nos premiers parents ne connurent qu'après le péché, la honte de leur nudité.

 

C'est avec raison que cette convoitise nous fait rougir et aussi que ces membres mêmes,

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qui sont, pour ainsi dire de son ressort, qu'elle meut ou retient souvent, indépendamment de notre volonté, s'appellent honteux; il n'en était point ainsi avant le péché. Car il est écrit : «Ils étaient nus et n'en avaient point de honte : » (Gen. il, 25) non que cette nudité leur fut inconnue, mais elle n'était pas encore honteuse; car la concupiscence ne soulevait pas alors ces organes contre la volonté, et la chair rebelle ne fournissait pas encore par sa désobéissance, comme un témoignage de la criminelle désobéissance de l'homme. Nos premiers parents n'avaient pas été créés aveugles, comme le vulgaire ignorant se l'imagine. L'homme en effet voit les animaux, et leur donne à chacun leurs noms; et il est dit d'Éve : « La femme vit que le fruit défendu était bon à manger et agréable aux yeux. » (Gen. 111, 6.) Leurs yeux étaient donc ouverts, seulement ils n'avaient pas remarqué ce voile dont la grâce les couvrait, quand leurs membres ignoraient encore la résistance à la volonté. Mais la grâce perdue, la désobéissance est punie par la désobéissance; un mouvement étrange et impudique s'élève aussitôt dans leur corps, la nudité devient honteuse; ils s'en aperçoivent et sont couverts de confusion. Aussi, après cette violation flagrante de l'ordre de Dieu, l'Écriture dit : «Et leurs yeux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus, et ils entrelacèrent des feuilles de figuier et ils se firent des ceintures. » (Gen. 111, 7.) Leurs yeux s'ouvrirent, dit le texte sacré, non pour voir, car ils voyaient auparavant; mais pour connaître le bien qu'ils avaient perdu et le malheur dans lequel ils étaient tombés. C'est de là, de cette fatale connaissance, que devait révéler la violation de la défense divine, que l'arbre dont le fruit était interdit, prit son nom et fut appelé l'arbre de la science du bien et du mal. Car les incommodités de la maladie font mieux connaître le prix de la santé. Ils connurent donc qu'ils étaient nus, c’est‑à‑dire dénués de cette grâce qui les empêchait de rougir de leur nudité, quand aucune loi du péché n'imposait encore de résistance contre l'esprit. Dès lors, ils connurent ce qu'ils eussent plus heureusement ignoré, si, fidèles et obéissants à Dieu, ils n'eussent point commis cette faute, qui leur fit expérimenter le malheur de l'infidélité et de la désobéissance. Aussi, confus de la révolte de leur chair, qui était un témoignage et un châtiment de leur propre révolte, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et se firent des ceintures ou des tabliers pour leurs membres honteux. Car quelques in-

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terprètes ont employé l'expression : Succintoria. Or, le mot latin campestria, ceintures, vientde l'usage qu'avaient contracté les jeunes gens, de couvrir les parties honteuses de leurs corps, lorsqu'ils s'exerçaient nus dans les camps; et ceux qui se ceignaient ainsi s'appelaient vul­gairement campestrati. Ainsi, ce mouvement de révolte de la convoitise contre la volonté cou­pable aussi de révolte, la pudeur en couvrait la honte. De là, chez tous les peuples qui descen­dent de la même origine, ce sentiment de pu­deur si naturel, que certains barbares ne dé­couvrent point les parties honteuses, même dans le bain, et qu'ils les lavent avec leurs linges. Au milieu des profondes solitudes de l'Inde, ceux qu'on appelle Gymnosophistes, qui philosophent nus dans ces forêts, ont aussi le soin de couvrir ces organes, tandis que le reste du corps est sans vêtement.

 

CHAPITRE XVIII.

 

De la honte attachée à l’acte de la génération, même dans l’union conjugale.

 

Lorsque cette convoitise veut se satisfaire, non-seulement par ces commerces criminels qui recherchent les ténèbres pour échapper à la justice humaine, mais encore dans ces relations avec les courtisanes que la Cité terrestre permet (1), puisque nulle loi ne les réprime ; cette convoitise, dis‑je, pour accomplir son oeuvre fuit cependant le jour et les regards, bien qu'elle semble licite et impunie; une honte naturelle lui fait chercher le secret même dans les mauvais lieux. Car, il a été plus facile à l'impudicité de s'affranchir du joug de la loi, qu'à l'impudence de supprimer certaines réserves de la pudeur. Les plus débauchés eux-mêmes appellent ces infamies des actes déshonnêtes ; bien qu'ils les aiment, ils rougissent de les accomplir au grand jour. Que dirais‑je de 1’union légitime du mariage? Selon les prescriptions de la loi civile, elle a pour but la production des enfants, et bien qu'elle soit licite et honnète, ne cherche‑t‑elle pas aussi le secret? Est‑ce que les serviteurs, les paranymphes eux‑mêmes et les plus intimes amis, qui d'ordinaire pénètrent librement dans l'intérieur de la maison, ne sont pas congédiés, dès que l'époux donne à son épouse les premiers témoignages d'affection ? « Toute bonne action, » a dit le

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(1) Saint Jérôme écrivant à Océanus, au su«jet de la mort de Fabiola : Autres, dit‑il, sont les lois de César, autres sont celles du Christ; autre est, le précepte de Papinien, autre celui de notre Paul. Chez eux, l'impudicité n'a plus de frein; à l'exception de l'inceste et de l'adultère que la loi condamne, çâ et là sont des maisons de corruption, et la débauche est permise avec les pauvres servantes, comme si la condition faisait la faute et non la volonté.

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prince de l'éloquence romaine (CICERON, iii Tuscul.),« veut paraître au grand jour, » c'est‑à‑dire aspire à être connue, celle‑ci, ne craint pas de l'être, et quoique bonne elle rougit cependant de la lumière. Qui ne sait pourtant ce qui a lieu entre les époux, pour avoir des enfants? C'est précisément pour cela qu'on déploie tant de solennité pour les mariages; toutefois, lorsque les époux veulent avoir des enfants, s'ils en ont déjà, ils ne souffrent pas même la présence de leurs premiers‑nés. Ainsi, cette oeuvre licite recherche la lumière de l'esprit et fuit celle des yeux. D'où vient cela, si ce n'est que cet acte légitime et naturel se ressent toujours de la honte que le péché y a attachée comme un juste châtiment?

 

CHAPITRE XIX.

 

Les mouvements impétueux de la colère et de la concupiscence n'existaient point avant le péché, lorsque la nature était saine; ils sont si vicieux qu'il est besoin du frein de la sagesse pour les dominer.

 

Aussi, les philosophes qui ont approché plus près de la vérité, (les Platoniciens), reconnaissent‑ils que la colère et la concupiscence sont des parties vicieuses de l'âme, parce qu'elles portent la confusion et le désordre dans les actes que la sagesse même autorise ; c'est pour cela qu'elles ont besoin d'être modérées par la raison. Cette troisième partie de l'âme, ils la représentent placée comme au centre d'une citadelle pour gouverner les autres, qui par leur obéissance à ses ordres, établissent le règne de la justice dans l'âme de l'homme tout entière. Or, ces deux parties, qui, d'après eux, sont vicieuses même dans l'homme sage et tempérant; mais si vicieuses qu'il faut tout le frein modérateur de la raison, pour comprimer leur violence et ne leur permettre que ce qui est autorisé par la sagesse; par exemple que la colère se borne à de justes répressions, et la concupiscence à la propagation de l'humanité; ces deux parties de l'âme, dis‑je, n'étaient point vicieuses dans le paradis, avant le péché. Elles n'avaient point alors de mouvements contraires à la volonté droite, et par conséquent le frein de la raison n'était pas nécessaire pour réprimer de mauvaises tendances. Et maintenant, ces mouvements qui se modifient plus ou moins facilement par les efforts des hommes tempérants, justes et pieux qui cherchent à maîtriser ces passions, ne sont pas une preuve de la corruption venant de la nature, mais bien une consé-

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quence de la faute punie par de telles infirmi­tés. Et si les œuvres de la colère et des autres passions, quels qu'en soient les paroles ou les actes, ne nous imposent pas la honte du secret, comme les oeuvres de la concupiscence, c'est assurément parce que nos membres ne se meu­vent pas au gré de ces autres passions, mais au commandement de la volonté qui donne son assentiment et domine absolument leur action. En effet, celui qui, dans la colère, lance des inju­res ou des coups, ne le pourrait faire, si la langue et la main n'étaient mis en mouvement pour ainsi dire : par l'ordre de la volonté et n'est‑ce pas la volonté qui les fait mouvoir, même en l'absence de la colère ? Quant aux organes de la génération, la concupiscence les a tellement assujettis à son empire que, sans elle soit spontanément, soit provoquée, ils ne sauraient se mouvoir. Voilà ce qui nous fait honte, voilà ce qui ne saurait s'exposer aux regards sans rougir: L'homme souffrirait plutôt une foule de témoins quand il s'emporte contre un autre homme, qu’il n'en souffrirait un seul quand il se livre aux jouissances légitimes du mariage.

 

CHAPITRE XX.

 

De l'impudente et vaine effronterie des Cyniques.

 

C'est ce que n'ont pas compris ces philosophes impudents, appelés Cyniques, qui professent cette maxime immonde, effrontée, honteuse et qui tend à bannir toute pudeur humaine : à savoir que, comme les oeuvres du mariage sont légitimes, on ne doit pas avoir honte de les accomplir en plein jour, au milieu de la rue ou sur une place publique. Cependant, la pudeur naturelle a prévalu sur cette opinion erronée. Car, bien qu'on assure que Diogène ait agi parfois conformément à ses leçons, dans la pensée, sans doute, de rendre sa secte plus célèbre, en imprimant dans les souvenirs de l'homme un acte plus fameux de haute impudence; les Cyniques cependant ne l'ont point imité depuis, et la pudeur a eu plus de pouvoir pour faire respecter l'homme par son semblable, que l'erreur pour l'assimiler au chien. Aussi, je suppose que Diogène, ou ceux dont on rapporté de telles infamies, les ont plutôt simulées sous les yeux d'hommes, qui ne pouvaient savoir ce qui se passait sous leur manteau, qu'ils ne les ont accomplies à la vue du publie. Car ces philosophes ne rougissaient pas de paraître se livrer à des turpitudes, quand la concupiscence même eût rougi de se montrer. Et maintenant nous voyons encore des philosophes cyniques : avec le manteau, ils portent la massue; aucun d'eux n'oserait cependant commettre ces obscénités, sans

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s'exposer à être lapidé ou du moins couvert de crachats. L'homme donc a naturellement honte de la concupiscence, et c'est avec raison. Car, cette étrange révolte, qui domine certains organes, les soumet à sa seule puissance, et les soustrait à l'empire de la volonté, démontre assez clairement les effets pour l’homme de sa première désobéissance. D'ailleurs, le châtiment devait surtout frapper les organes de la génération, puisque le premier péché a été la cause de l'altération profonde de la nature humaine; personne n'est exempt de ce lien de corruption, à moins que la grâce de Dieu ne répare en chacun ce crime commis lorsque tous étaient en un seul, crime funeste à tous et que venge la justice de Dieu.

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