CHAPITRE VI
1. Augustin tombe dans l'hérésie des manichéens. - 2. Il y attire quelques amis. - 3. Il ne s'élève pas au-delà du rang d'auditeur parmi les manichéens. Il suit leur doctrine , pendant neuf années tout entières. 5. Monique pleure sur la chute de son fils; le ciel lui dit d'avoir bonne espérence pour son salut.
1. En 374, Augustin, rempli du vif désir d'acquérir la sagesse, et ne sachant de quel côté se diriger, tomba dans le piège des manichéens, hommes au superbe délire, charnels, grands parleurs, et, pour le reste, n'ayant que les dehors de la piété (4). Les erreurs prodigieuses et vraiment incroyables de ces hérétiques sont assez connues par les écrits du saint docteur, pour qu'il n'y ait aucune utilité de les rapporter ici ; mais il entre dans notre but de montrer les artifices qu'ils employèrent pour gagner ce jeune homme, d'un esprit remarquable, et en faire le compagnon de leur hérésie; c'est Augustin lui-même qui nous l'apprendra. Ils séduisaient surtout les esprits en leur promettant de leur montrer la vérité, et en accusant l'Église catholique d'imposer la foi, au lieu d'instruire. Ce fut cet espoir qui le trompa, nous dit-il, d'autant plus facilement qu'il brûlait d'un plus ardent désir de trouver la vérité et que son cœur, dans son orgueil naturel, était plus porté à traiter de contes absurdes, ce qui ne s'appuyait pas sur la raison. “ Quelle est
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(1) Conf. III, ch. iv, n. 8. (2) Ibid., ch. v, n. 9. (3) Ibid., iv, ch. 16. n. 28 30. (4) Confess. 111, ch. vi, n. 10.
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donc, dit-il, quelle est la cause qui me poussa pendant neuf ans à mépriser la religion, dont mes parents avaient imprimé, en moi, les premiers germes dès ma plus tendre enfance, pour courir sur les pas de ces hommes et devenir leur disciple assidu ? N'était-ce point parce qu'ils prétendaient que nous étions sous l'empire de superstitions qui nous effrayaient et qu'on nous imposait la foi avant la raison, tandis qu'ils ne forçaient personne à croire qu'après une discussion qui mettait la vérité dans tout son jour ? Comment ces promesses n'auraient-elles pas séduit un homme, un jeune homme surtout, amoureux du vrai, orgueilleux et infatué de ses discussions avec les savants de l'École, tel qu'ils me trouvèrent et plein de mépris pour ce qu'il regardait comme des contes absurdes et vivement désireux de puiser à leur source la connaissance simple et manifeste, la vérité qu'ils me promettaient (1) ? ” Il ne se sentait pas moins attiré encore vers l'hérésie par ces dehors de piété, cette affectation de continence, dont se paraient les manichéens. “Leur bouche recélait un piège diabolique, une glu composée du mélange des syllabes de votre nom et des noms de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de l'Esprit saint, le Paraclet, notre çonsolateur. Ils ne cessaient d'avoir ces noms à la bouche, mais ce n'était qu'un vain son; leur coeur était vide de vérité. La vérité, la vérité, disaient-ils surtout à Augustin, mais jamais elle n'était en eux (2). ” Car presque tous nous portons en nous ce sentiment intime, que la vertu et la vérité sont liées étroitement entre elles, et que la dernière ne peut manquer de se trouver là où brille la vertu de chasteté. Aussi Augustin écrit-il que les manichéens avaient surtout deux piéges auxquels se laissaient tromper les imprudents qui voulaient les prendre pour maîtres : l'un dans les apparences d'une vie chaste, d'une insigne continence et l’autre dans leur critique des Saintes Ecritures qu'ils comprennent mal ou qu'ils veulent faire mal comprendre (3). ” Son esprit était encore ébranlé par toutes les difficultés soulevées par les hérétiques contre la généalogie de Notre-Seigneur, selon saint Luc et selon saint Matthieu : Il ne pouvait les éclaircir par lui-même, ignorant et inhabile qu'il était encore dans les lettres sacrées. Aussi partageait-il facilement leur sentiment, ainsi qu'il en a fait l'aveu sincère dans un discours au peuple. “ Celui qui vous parle a jadis été dans l'erreur. Dans ma jeunesse, j'apportais à la lecture de la sainte Êeriture un esprit de discussion plutôt qu'une âme altérée de piété. Mes mauvaises mœurs me fermaient aussi l'accès du Seigneur. Au lieu de frapper pour qu'on m'ouvrît la porte, j'apportais des obstacles qui me la fermaient. Rempli d'orgueil, j'osais chercher ce que l'humilité seule pouvait trouver; et la cause de mon erreur fut précisément ce que, plein de confiance dans le nom du Seigneur, je viens aujourdhui vous proposer et vous exposer.” C'était l'accord de saint Matthieu et de saint Luc dans le récit de la généalogie de Jésus-Chist (4). Mais c'étaient surtout les écrits de l'ancien Testament qui étaient l'objet de la critique des manichéens et, dans leurs attaques, ils raillaient et embarrassaient les esprits faibles, encore novices dans la foi et incapables de leur répondre (5). Ce qui l'entraîna aussi vers cette hérésie était la difficulté de découvrir l'origine du mal, surtout de celui que nous commettons (6). En effet, fatigué de l'inutilité de ses recherches, il en vint à attribuer, comme ses trompeurs insensés, au mal un principe véritable et éternel, contraire à Dieu, principe du seul bien. Faute de science suffisante, il ne pouvait combattre leurs subtilités, quand ils lui demandaient la cause du mal.
2. Une fois enrolé sous l'étendard des manichéens, Augustin n'eut rien tant à cœur que de se nourrir des préceptes et des doctrines de l'hérésie adoptée par lui; il les écouta donc avec attention, s'adonna à leurs inventions avec ardeur et eut l'imprudence d'y ajouter foi; bien plus, il s'efforça d'en convaincre ceux qui voulurent bien l'écouter et mit toute son opiniâtreté, toute sa chaleur, à les défendre contre quiconque les attaquait. Ses desseins, ses efforts téméraires ne furent pas sains succès : aussi re-
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(1) De l'utilité de la foi, ch. i, n. 2. (2) Conf. III, ch. vii n. 10 (3) Moeurs de l'église cathol. i, n. 2. (4) Serm LI, IL I. (5) De gen. contr. les manichéens. i, n. 2. (6) Conf. III, ch, vii , n. 12.
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connaît-il plus tard, en gémissant, qu'il avait ruiné la foi catholique par ses discours dont la violence n'avait d'égal que la malice (1). Il troubla beaucoup d'esprits faibles par la subtilité de ses questions futiles (2) et trompa un grand nombre de ses amis, entre autres le célèbre Alype, dont nous aurons souvent à parler plus loin et Romanien, son protecteur, qu'il entraîna dans les mêmes erreurs. Il gagna également et réunit aux manichéens Honorat, qui les haïssait vivement; il est vrai qu'alors Honorat n'était pas encore chrétien (3).
3. Du reste, les rapports et les liaisons qu'il contracta avec ces sectaires lui firent reconnaître qu'ils étaient beaucoup plus habiles à attaquer les croyances des autres, qu'à étabir les leurs (4). Aussi ne leur accorda-t-il jamais une entière adhésion, au point qu'il ne les suivit qu'avec précaution et timidité et ne sortit jamais du rang des auditeurs, qui est le premier degré parmi eux, comme celui de catéchumène dans l'Église (5). Il ne fut pas non plus prêtre des manichéens comme on le lui a plus d'une fois reproché dans la suite (6), ni même “ élu”; comme ils appelaient ceux qui étaient initiés à leurs mystères (7). Aussi, ignorait-il complétement les désordres qu'on imputait aux manichéens, car ils n'étaient le fait que des élus. Il avait seulement pris part à leurs prières dans lesquelles il n’avait rien remarqué de mal, si ce n'est qu'ils se tournaient toujours du côté du Soleil. Il avait aussi ouï dire qu'ils recevaient l'Eucharistie; mais que recevaient-ils? Et quand le recevaient-ils ? C'est ce qu'il ignorait. Toutefois, quelques-uns de ses ennemis l'ont accusé de s'être adonné à tous les désordres de cette secte, parce qu'ils croyaient, mais à tort, que les catéchumènes, c'est-à-dire les auditeurs chez les manichéens, recevaient le baptême de leurs mains. Augustin avait pris dans l'Église catholique l'habitude de célébrer d'une manière toute particulière les fêtes pascales que les manichéens passaient sans aucune solennité. Chez eux, point de veilles, point de jeûnes prolongés, point d’appareil de fête pour sanctifier ce beau jour (8). Il leur en demandait souvent la cause, mais comme à la même époque, ils célébraient avec pompe et magnificence l'anniversaire de la mort, de Manès leur chef, il reportait lui-même sur cette solennité le culte et le respect qu'il avait coutume de réserver pour le saint jour de Pâques.
4. Ne trouvant chez les manichéens qu'un faible secours et peu de solidité, il ne renonça ni aux espérances, ni aux préoccupations du monde dont l'attrait le captiva tant qu'il demeura avec eux(9). Il nous apprend lui-même en plusieurs endroits, que cela dura neuf ans entiers. Nous verrons dans la suite qu'il ne se sépara d'eux qu'à Milan, en 385. Ainsi, il serait tombé dans cette hérésie en 376. Augustin raconte lui-même que durant les neuf années qu'il fréquenta les Manichéens, il attendit l'arrivée de Fauste (10), qui ne vint que la vingt-neuvième année de l'âge d'Augustin(11), en l'an 383 de Jésus-Christ. Ces neuf années doivent donc être comptées à partir de la vingtième année de son âge et de l'an 374 de l'ère chrétienne. C'est de ces neuf années qu'il a dit que, pendant neuf ans de sa vie, c'est-à-dire de sa dix-neuvième à sa vingt-huitième année, il a été séduit et a séduit les autres (12). On voit par là qu'il avait dix-neuf ans quand il lut l'Hortensius de Cicéron et tomba dans l'erreur de Manès. Il ne rompit pas entièrement avec eux à l'âge de vingt-huit à vingt-neuf ans, mais il commença dès lors à ne plus les goûter en tout et il ne resta plus avec eux qu'en attendant que quelque chose de meilleur s'offrît à lui (13).
5. Monique fut profondément affligée de voir Augustin tombé dans une si abominable hérésie. Elle pleurait sur son fils mort à la foi, aussi amèrement que s'il eût été mort à la vie présente, ou plutôt ses larmes étaient d'autant plus amères qu'elle comprenait mieux combien la vie du corps est au-dessous de celle de l'âme dont elle voyait que le glaive de l'hérésié avait détruit toute espérance en lui, par un coup
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(1) Du don de la Persévérance. n. 53. (2) Conf. Ill, ch. xii, n. 21. (3) De l'utilité de la foi. n. 2, (4) Ibid.
(5) Contre Litt. Petit, iii, n. 20. (6) Ibid. (7) Contre Fortunat, n, 3. (8) Contre la lett. de Man., n. 9. (9) De l'utilité de la foi, n. 2. (10) Conf. V, ch. vi, n. 10. (11) ib, ch. iii, n, 3. (12) Ibid. iv, ch. i, n. 1. (13) 1bid., V, ch- vii, n. 12 13.
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mortel. “ Ma mère, disait-il, toujours fidèle, versait devant vous, ô mon Dieu, plus de larmes que n'en répandent les mères aux funérail1es de leurs enfants(l).” Elle demandait au Seigneur, avec d'abondantes larmes, la conversion de son fils, et elle priait tous ceux qu'elle croyait capables d'avoir un entretien avec lui pour réfuter ses erreurs, de l'éloigner des faux principes et de le ramener à la doctrine de la vérité. Mais l'orgueil dont cette hérésie l'avait enflé d'abord, le rendait plus difficile encore à instruire. Voilà pourquoi un saint évêque, qu'elle en avait prié, refusa de l'entreprendre sur ce chapitre, en assurant à Monique, qu'après avoir lu les ouvrages des manichéens, son fils reconnaîtrait de lui-même ses erreurs. Puis, comme elle le pressait de plus en plus : “ Allez, dit-il, ayez bon espoir, il est impossible que l'enfant de telles larmes périsse.” Elle reçut cette réponse comme un oracle d'en-haut (2). Dieu la rassura encore de plusieurs manières sur le salut de son fils, mais surtout par un songe. Elle était accablée de douleurs, lorsqu'elle vit un jeune homme radieux, le visage resplendissant, s'approcher d'elle et, après lui avoir demandé la cause de sa tristesse, la rassurer en lui disant d'attendre, qu'elle verrait un jour son fils dans le même endroit qu'elle. Elle fit part de ce songe à Augustin et, comme il cherchait à l'expliquer dans son sens, en disant qu'il signifiait que sa mère partagerait un jour sa croyance, elle lui répondit sur-le-champ et sans hésiter : “On ne m’a pas dit tu seras où est ton fils, mais ton fils sera avec toi (3).” Cette vive réplique de sa mère, que sa spécieuse interprétation n'avait point troublée, le toucha plus profondément que sa vision. Cela se passait environ neuf ans avant qu'Augustin sortît de l'abîme et des ténèbres de l'erreur où il était plongé. Plus d'une fois, il essaya d'en sortir, mais toujours il retombait plus bas. Nous ne savons pas si ces neuf années, comme les neuf précédentes, se terminent à l'arrivée de Fauste, avant laquelle nous ne voyons pas qu'il eût fait des efforts pour sortir de cette erreur, ou à l'époque de sa séparation d'avec les manichéens, en 385, on enfin au temps de son entier retour à Dieu, en 386.
CHAPITRE VII
Il professe la grammaire à Tagaste, où il compte Alype parmi ses disciples. - 2. La mort d'un ami le plonge dans un grand chagrin; la douleur lui fait quitter Tagaste. - 3. De retour à Carthage, il y enseigne la rhétorique.
1 . Augustin était de retour à Tagaste lorsque sa mère eut le songe dont nous avons parlé plus haut. “Elle ressentit de cette vision, écrit-il, une telle joie, qu'elle lui permit d'habiter avec elle et de vivre à sa table, ce qu'elle n'avait pas voulu quelque temps auparavant , tant elle avait l'hérésie en horreur (4). ” On doit placer à la même époque ce qu'il nous apprend lui-même, qu'à son retour dans sa patrie, il reçut l'hospitalité chez Romanien, qui l'honora d’une amitié et d'une intimité si grandes qu'on le vit partager avec lui l'honneur et la considération dont il jouissait à Tagaste (5). Il avait certainement terminé ses humanités lorsqu'il quitta Carthage, et il étudiait alors pour le barreau; néanmoins, nous ne voyons pas qu'il ait plaidé des causes ou employé ses talents à autre chose qu'à instruire des élèves. Il commença donc à professer dans sa patrie (6). Selon Possidius, il y enseigna la grammaire, mais comme Augustin raconte lui-même qu'à cette époque il enseignait la rhétorique (7), si on explique ces paroles par la suite de son récit, on reconnaît que c'est à Tagaste qu'il enseignait la grammaire. On ne manque cependant pas de très fortes raisons pour croire que c'est à Carthage, comme nous le dirons plus loin. Il indique clairement l'époque où il enseignait la grammaire, quand il dit, qu'à l’instar de l'enfant prodigue, il était privé de la nourriture même des pourceaux dont il repaissait les autres (8), et il parle aussitôt des compositions littéraires, des poêtes et des grammairiens que Jérôme appelle la nourriture des pourceaux ou des démons (9). C'est égale-
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(1) Conf. III, Ch. XI, in. 19. (2) Ibid., Ch. xii, n. 21. (3) 1bid., ch. xi, n. 20. (4) Conf. III, ch. ii, n. 9. (5) Contre l'Acad. ii,. n..3. (6) Conf. IV, ch. ii, Il. 7. (7) Conf., IV ch. ii, n. 2 . (8) lbid. III. ch, vi, n. 11. (9) Epitre à dam. sur l’enfant prodigue.
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ment, si je ne me trompe, à cela que se rapportent ces paroles d'Augustin : “ Séduit et séducteur, dans l'entraînement de mes instincts déréglés, je trompais comme j'étais trompé moi-même, en public par les sciences dites libérales, en secret par le mensonge d'une fausse religion : ici, jouet de l'orgueil; là, de la superstition, partout de la vanité. Recherchant dans la science le vide de la gloire populaire, j'en étais venu à ambitionner les applaudissements du théâtre, les combats de poésie, les luttes dont des couronnes de foin étaient le prix, les bagatelles des spectacles, toutes les intempérances du libertinage, et, à la religion, je demandais de me purifier de ces souillures, en même temps que j'apportais des aliments aux saints et aux élus de Manès, qui devaient, dans l'alambic de leur estomac, nous en exprimer des anges ou des dieux libérateurs. Telles étaient les opinions et les pratiques que je professais avec mes amis, séduits par moi et comme moi (4). ” Tandis qu'il professait à Tagaste, il eut pour disciple Alype, jeune homme d'un grand caractère, qui faisait concevoir les plus belles espérances. Il était d'une famille distinguée de Tagaste. L'affection qu'Augustin avait conçue pour ce jeune homme à cause des vertus qui brillaient déjà en lui, Alype la ressentait, à son tour pour Augustin qui lui paraissait un homme de bien et un savant.
2. Ayant perdu, vers cette époque, un ami qu'il affectionnait beaucoup et dont il ne dit pas le nom, sa douleur le força à quitter Tagaste pour se rendre à Carthage. “ En ces premières années où je professai dans ma ville natale, je m'étais fait un ami que la parité d'études et d'âge m'avait rendu bien cher; il était, comme moi, dans la fleur de l'adolescence. Enfants, nous avions grandi ensemble , étions allés à l'école ensemble, avions joué ensemble. Mais il ne m'était pas alors aussi cher que depuis, quoique notre amitié n'ait jamais été une véritable amitié; car l'amitié n'est pas véritable si vous n'en resserrez pas les liens, vous-même, entre ceux qui vous sont attachés par la charité répandue en nos cœurs par le Saint-Esprit, qui nous a été donné. Cependant cette liaison fondée sur la vivacité des mêmes inclinations, m'était bien douce. Je l'avais détourné de la vraie foi, dont son enfance n'avait pas été profondément imbue, pour l'entraîner dans les fables, les superstitions et la mort qui coûtaient à mon sujet tant de larmes à ma mère. Il partageait les égarements de mon esprit et mon âme ne pouvait plus se passer de lui. Mais vous, toujours sur la trace de vos fugitils, Dieu des vengeances et source des miséricordes, qui ramenez les hommes à vous par des voies adorables, vous l'avez retiré de la vie lorsqu'il y avait à peine un an que je goûtais cette amitié plus douce pour moi que toutes les douceurs de ma vie. Quel homme pourrait à lui seul énumérer les trésors de clémence dont à lui seul, il a été comblé? Que fîtes-vous alors, ô Dieu, et combien impénétrable est l'abîme de vos jugements ! Dévoré par la fièvre, il demeura longtemps sans connaissance, tout couvert d'une sueur mortelle. Dans cet état désespéré il fut baptisé à son insu, sans que je m'en misse en peine, persuadé qu'un peu d'eau répandue sur son corps insensible ne saurait effacer de son âme les sentiments que je lui avais inspirés. Il en fut autrement: il se trouva mieux et presque sauvé. Aussitôt que je pus lui parler, ce qui me fut possible dès qu'il put parler lui-même (car je ne le quittais pas, tant nos deux existences étaient confondues), je voulus plaisanter, pensant qu'il plaisanterait aussi avec moi du baptême qu'il avait reçu pendant qu'il était privé de connaissance et de sentiment mais qu'il savait alors avoir reçu. Me repoussant avec horreur comme un ennemi, il s'écria aussitôt avec une admirable indépendance que si je voulais demeurer son ami je devais cesser ce langage. Surpris et troublé, je contins tous les mouvements de mon âme; je voulais attendre qu'il fût assez bien rétabli pour faire ce que je me proposais avec lui. Mais il fut enlevé à ma folie, pour faire un jour ma consolation dans votre sein. Peu de jours après, en mon absence, la fièvre le reprit, et il mourut. La douleur de sa perte remplit mon cœur de ténèbres. Je ne voyais que
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(1) Conf., IV, ch. i, n. I.
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mort partout. La patrie m'était à charge et la maison paternelle un incroyable supplice. Tout ce qui nous avait été commun devenait pour moi, sans lui, un cruel martyre. Je ne trouvais de douceur que dans mes larmes : seules elles remplaçaient dans mon cœur ces délices de l'amitié (1) .” Il s'étend davantage encore sur son amère douleur. Il savait bien qu'il ne pouvait en être guéri qu'avec l'aide de Dieu, mais il n'avait ni la volonté ni la faculté d'implorer son secours, parce qu'alors, dans sa pensée, au lieu d'être quelque chose d'inébranlable et de solide ce n'était encore qu'un vain fantôme (2). L'excès de sa douleur le força de changer de pays et de revenir à Carthage. “ Je quittai ma patrie, dit-il, j'abandonnai mon pays; car mes yeux le cherchaient moins où ils n'avaient pas l'habitude de le voir. De Tagaste, je vins donc à Carthage (3). ” Le temps et d'autres amis adoucirent peu à peu sa douleur (4).
3.Il n'y eut pas que la douleur de la mort de son ami qui le força de quitter Tagaste. Il écrit en effet ailleurs qu'il revint à Carthage pour y exercer une profession plus illustre (5). Soit que son goût le portât à y enseigner l'art oratoire après avoir professé la grammaire à Tagaste, soit qu'il fût plus honorable de professer à Carthage ville de premier ordre qu'à Tagaste qui n'était qu'un municipe obscur, il ne fit part de ce dessein et des espérances qu'il en conçut qu'à Romanien qui, par amour pour sa patrie où enseignait Augustin, essaya d'abord de l'en dissuader; mais en voyant qu'il ne pouvait l'empêcher d'aspirer à quelque chose qui lui semblait plus honorable, il cessa de mettre obstacle à ses projets, il en encouragea au contraire l'exécution avec une bienveillance et un désintéressement admirables et lui fournit les ressources nécessaires. Après avoir protégé son berceau et, si je puis parler ainsi, le nid de ses premières études, il le soutint encore au début de son essor (6). Augustin vint donc à Carthage enseigner la rhétorique. Là, il vendait l'art de subjuguer les esprits, subjugué lui-même par le désir du bien-être et des honneurs. Toutefois, il n'était pas tellement dominé par l'amour de l'argent et du luxe, qu'il ne lui préférât de bons élèves, dans le sens où l'on emploie ces mots ; car il ne pouvait supporter la licence bien connue des étudiants de Carthage (7). Il leur enseignait sans artifice les secrets de l'art oratoire, non pas ceux qui leur auraient donné les moyens de faire condamner un innocent à mort, mais ceux qui devaient les mettre en état de tirer quelquefois un coupable des complications d'un procès (8). Ainsi, tandis qu'il flottait encore incertain, sa foi qu'il découvrait dans l'exercice de ses fonctions, resplendissait pour ainsi dire au milieu d'une épaisse fumée. Il trouva donc à Carthage des élèves distingués, entre autres les fils de Romanien, son Mécène, c'est-à-dire Licentius et un frère plus jeune que lui, à ce qu'on croit; car Augustin nous le montre disputant avec Licentius comme avec un frère un peu plus âgé que lui (9). Nous savons aussi qu'Euloge, célèbre rhéteur de Carthage, voulant se perfectionner dans son art qu'il professait en cette ville, vers l'an 386, suivit les leçons d'Augustin. Enfin, Alype qui avait été son disciple à Tagaste, continua à l'être, à Carthage ; il est vrai qu'il s'abstint pendant quelque temps des leçons de ce maître, par crainte de son père alors en contestation avec Augustin ; il venait néanmoins comme élève, l'écoutait un moment et partait ensuite (10). Un jour, il arriva que dans l'exposé d'une de ses leçons, Augustin employa une comparaison tirée des jeux du Cirque, et que saisissant l'occasion, il tourna en dérision, mais sans préméditation, par une critique mordante, ceux qui étaient adonnés à cette folle passion. Alype passionné pour ces sortes de jeux, prit le trait pour lui et pensa que c'était lui qu'Augustin avait en vue dans ce qu'il avait dit sans malice. Cet honnête jeune homme , bien loin de prendre de là occasion de s'irriter contre lui, ne l'en aima que plus vivement, et depuis lors, renonça au cirque. Il finit après bien des difficultés par obtenir de son père la permission de suivre les leçons d'Augustin. Il n'eut qu'un malheur, c'est
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(1) Conf., iv, 7-9 (2) Ibid., IV, ch. vii, n. 12. (3) Ibtid..(4) Ibid., ch. viii, n. 13. (5) Contre l'Académie, Il, n. 3. (6) Ibid. (7) Ibid., V, ch. viii, n. 14. (8) ibid., n. 8. (9) Contre l'Acad., ii, n. 16, 19. (10) Conf., ch. vii, n. 11-12.
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que séduit par la vaine apparence d'austérité qu'affichaient les manichéens, il se laissa aller à leur superstition pendant ce temps-là.
CHAPITRE VIII
Augustin a la magie en horreur. - 2. Anecdote surprenante sur le devin Albicerius. - 3. Sa confiance dans l'astrologie judiciaire à laquelle Vindicien et Nébride ne peuvent le faire renoncer. - 4. Firmin le délivre de cette erreur, sans le savoir. - 5. Livres du beau et du convenable adressés a Hiérius.
1. C'était autrefois l'usage, chez les gens de lettres, de concourir au théâtre et en public pour un prix de poésie offert aux frais du trésor. Le but de cet exercice était de favoriser les arts libéraux, de nourrir les études, de stimuler et d'encourager par une louable émulation les plus brillants sujets. Ce concours. devant avoir lieu, avec solennité, à Carthage, Augustin, soit à cause de la profession qu'il exerçait, soit pour montrer son esprit ou pour faire parler de son art, résolut de prendre part à la lutte. Comme il était dans ces pensées, un devin lui fait demander ce qu'il voulait lui donner s'il lui faisait obtenir le prix : Augustin qui n'avait que de l'horreur et du mépris pour ces honteux mystères, répondit que jamais, quand même il s'agirait d'une couronne d'or et immortelle, il ne permettrait même qu'on fit mourir une mouche pour l'obtenir (1). Il s'exprima ainsi, parce que, dans ces exécrables sacrifices, le devin devait immoler des animaux, pour attirer, par ces honneurs impies, les faveurs des esprits malins sur Augustin. Malgré ce mépris, son génie lui fit remporter la palme. Ce fut, dit-il, le médecin Vindicien, alors proconsul, qui déposa la couronne de la victoire sur sa pauvre tête malade. D'après le récit d'Augustin, nous ferions remonter ce fait à l'époque de son séjour à Tagaste, si Possidius ne disait clairement qu'il n'a enseigné que la grammaire dans cette dernière ville (2), et si on ne savait que la Numidie, où se trouve Tagaste, n'était pas alors administrée par un proconsul, comme Carthage, mais par un consulaire. On peut encore ajouter à cela que ces sortes de concours conviennent mieux aux grandes villes. Ainsi, dans les premiers chapitres du quatrième livre de ses Confessions, il intervertit entièrement l'ordre des faits et des temps pour raconter, selon qu'elles se présentent à son esprit, les épisodes de sa vie depuis l'âge de dix-neuf ans jusqu'à celui de vingt-huit, ainsi qu'il le dit lui-même au commencement du premier chapitre. Or la pIupart des faits qu'il rapporte sont certainement postérieurs à son retour à Carthage, cependant il ne fait mention de ce retour qu'au chapitre septième du même livre.
2. C'est à cette époque qu'il vit à Carthage un homme appelé Albicerius que son habileté dans l'art divinatoire avait rendu si célèbre, qu'il était consulté non seulement par le vulgaire ignorant, mais encore par des hommes instruits. Augustin raconte de cet homme un fait, entre autres, si étrange et si important qu'on a peine à y ajouter foi. Un de ses disciples le pria, avec toutes les instances possibles, de lui permettre de demander à Albicerius de dire tout haut ce à quoi il pensait dans son âme, pendant qu'il lui faisait cette demande : le devin lui répondit qu'il pensait à un vers de Virgile. Le jeune homme ne pouvant nier qu'il en fût ainsi, lui demanda quel était ce vers. Albicerius qui avait autrefois à peine fait, en courant, ses classes de grammaire se mit à déclamer le vers avec assurance et en riant. Le célèbre Flaccien, qui fut proconsul en Afrique, avait la pensée d'acheter une campagne : il demanda à Albicerius s'il pourrait bien lui dire quel projet il avait dans l'esprit sur quelque chose qu'il devait faire : aussitôt Albicerius lui dit le genre d'affaire dont il s'agissait et même le nom de la campagne qu'il voulait acheter, nom tellement étrange que Flaccien lui-même se le rappelait à peine. Toutefois Flaccien, doué d'un esprit profond tournait en dérision cet art divinatoire et l'attribuait à quelque esprit de ténèbres, dont l'inspiration, disait-il, lui dic-
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(1) Conf. IV, ch. ii, n. 3 (2) POSSID., Vie d’August., i.
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tait les réponses à faire; car les démons sont assez habiles, assez fins pour connaître les pensées qui nous viennent à l'esprit. Aussi, engageait-il ceux qui lui parlaient de ce devin à mettre leur esprit au-dessus de cet art divinatoire, et à le fortifier de telle sorte, qu'ils puissent l'emporter sur la nature et ces invisibles esprits de l'air. On peut d'autant plus facilement croire que c'était une ruse diabolique, que non seulement Albicerius était très peu versé dans les sciences, mais encore perdu de débauche et de crimes. S'il lui arrivait parfois de dire vrai, souvent aussi il se trompait (1).
3. Augustin n'éprouvait point, pour l'astrologie judiciaire, le même éloignement que pour la magie, parce que, pour ses présages , elle n'avait recours ni à des prières, ni à l'immolation, de victimes, ni à aucun commerce avec le démon, en un mot, parce qu'elle lui paraissait étrangère à toute pratique superstitieuse. Voilà pourquoi il ne cessait de consulter ces imposteurs, appelés autrefois astrologues. Cependant la foi chrétienne et la vraie piété repoussent et condamnent ces pratiques. Certainement, ce qui charmait le jeune Augustin, c'étaient les discours dont ils se servaient pour flatter ses mauvais instincts, quand ils disaient : “C'est le Ciel qui est la cause du péché; c'est à Vénus, à Saturne ou à Mars qu'il faut les imputer. On voudrait que l'homme fût sans défaut, l'homme, chair et sang, orgueilleuse pourriture ; qu'on accuse donc celui qui a créé et gouverné le Ciel et les Astres (2). ” Comme il était d'une intelligence qui pénétrait rapidement et sans difficulté tout ce à quoi il s'appliquait, il était regardé comme si habile dans l'art puéril de la divination, que ceux que tourmentait le désir de connaître l'avenir, le consultaient quelquefois comme un homme fort expert en cet art. A cette époque, il y avait à Carthage un proconsul nommé Vindicien, des mains de qui Augustin, vainqueur au concours, avait reçu la couronne dont nous avons parlé plus haut (3). C'était un homme plein de sagacité et un médecin fort habile, qui jouissait d'une grande réputation dans son art. Augustin en parle en ces termes: “ Consulté par un malade, il lui ordonna ce qu'il voyait de plus convenable à son mal, à l'âge qu'il avait: il guérit. Repris du même mal plusieurs années après, le malade crut devoir recourir au même remède, mais son état s'aggrava. Surpris, il va trouver le médecin et l'informe du fait. Vindicien, qui était d'un esprit fin, lui répondit que le remède ne lui avait pas réussi parce que ce n'était pas lui qui le lui avait prescrit. En l'entendant, ceux qui le connaissaient peu, pensèrent qu'il avait moins confiance dans son art que dans je ne sais quelle puissance occulte! Plus tard, interrogé par quelques personnes qui lui témoignaient leur étonnement de cela, il leur fit comprendre ce qu'elles n'avaient pas saisi d'abord, c'est qu'il n'aurait pas ordonné le même remède à l'âge où le malade était arrivé (11). ” Ainsi parle Augustin de Vindicien. Etant ensuite entré plus profondément dans la familiarité de cet homme, il lui découvrit, dans un entretien, son goût pour les livres d'astrologie. Vindicien fit tous ses efforts pour le détourner de cet art fallacieux. Par ses exhortations bienveillantes et paternelles (car il était alors très âgé), il engagea Augustin à ne point détourner son attention et ses soins, de choses utiles, pour ces vaines frivolités. Il lui avoua qu'il s'était aussi tellement adonné, dans son enfance, à cette vaine étude, qu'il eut même la pensée d'en tirer quelque profit; mais, ayant découvert la fausseté de cet art, il s'appliqua à la médecine, jugeant indigne de chercher à vivre en se moquant des hommes et en les trompant. Cependant, il se croyait en état d'apprendre cet art, quelle qu'en fût la difficulté, lui qui avait compris, à la simple lecture, le traités d'Hippocrate les plus difficiles. Aussi, pensait-il qu'Augustin devait y renoncer, d'autant plus que la nécessité ne le forçait pas à s'en occuper pour vivre, puisque l'art de l'éloquence lui fournissait non-seulement de quoi subvenir à sa subsistance, mais encore était plus propre à lui faire honneur.
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(1) Contre les Académiciens, i, nn. 17-18 (2) Conf., IV, ch. iii, n. 4. (3) Ibid., n. 5. (4) Epître cxxxviii, n.3
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Comme la conversation de Vindicien était sans recherche, en même temps sérieuse et agréable, et ses pensées pleines de vivacité, Augustin l'écoutait avec attention et le fréquentait assidûment ; il était suspendu aux lèvres et recueillait de la bouche de ce vieillard bienveillant et vénérable, les maximes qui en tombaient, non comme celles d'un maître, mais, ce qui est bien mieux, d'un docteur, plein d'expérience. Les plus grands obstacles qu'il rencontrait pour changer les idées d'Augustin était cette objection : d'où vient que l'astrologie judiciaire dit si souvent vrai? Vindicien répondait à cette objection du mieux qu'il pouvait, et attribuait tout ce qui dans cet art se trouvait d'accord avec la vérité, à une force cachée de la nature. “ Si vous ouvrez un poète au hasard, lui disait-il, si vous consultez ses chants dans une intention bien éloignée de celle qui les a inspirés, vous tombez souvent sur un vers merveilleusement en rapport avec ce qui vous occupe; il ne faut donc pas s'étonner qu'une âme humaine, guidée par un instinct supérieur, sans savoir ce qui se passe en elle, s'exprime, par l'effet du hasard, non de la science, d'une manière qui, quelquefois, est en rapport avec les affaires ou les actions d'une autre âme (1), ”
1. C'était bien certainement par la permission de Dieu que ces pensées lui étaient suggérées. Mais ni Vindicien, ce fin vieillard, ni son intime ami Nebride, cette belle âme, comme il le dit lui-même, sage et excellent jeune homme, qui se moquait de cette sorte de divination, ne purent lui persuader d'y renoncer (2). Il était plus touché de l'autorité de ceux qui ont écrit sur cet art, que du sentiment de ceux qui l'attaquaient, sans s'appuyer sur des raisons certaines, capables de lui prouver, jusqu'à l'évidence, que c'était au hasard, non à la position et aux mouvements des astres, qu'était due quelquefois la vérité de ces prédictions (3). Son esprit, tout opiniâtre, tout assuré qu'il était, était cependant ébranlé par les paroles de Vindicien, et poussé à approfondir entièrement les choses, ce qui devait un jour le tirer de son erreur. Déjà il était ébranlé par Nébride qui, dans ses discours sinon continuels, du moins assez fréquents, lui répétait sans cesse qu'il n'y a point de science qui prédise l'avenir, et que, si le sort fait arriver souvent les choses selon les conjectures des hommes, ce n'est pas à la science des devins, mais à la multitude de leurs prédictions qu'il faut l'attribuer. Avec l’aide de Dieu, à sa grande satisfaction, il sortit enfin de l'erreur, mais plutôt par l'effet du hasard que par celui de la sagesse: voici en quelle occasion. Firmin, homme d'études libérales et d'une éloquence distinguée, mais peu versé dans l'astrologie, quoiqu'il consultât avec une très grande curiosité les mathématiciens, vint trouver Augustin, son plus cher ami, pour savoir ce que les constellations lui révéleraient sur certains événements qui lui promettaient une brillante fortune. Augustin n'hésita pas à découvrir à Firmin ce que son art lui faisait conjecturer, mais il lui dit en même temps que, pour lui, il était presque assuré que toutes ces prédictions n'étaient qu'une pure et vaine plaisanterie. Sur cela Firmin lui raconta qu'autrefois, son père, homme fort curieux de cette science, avait un ami dévoué qui n'en était pas moins épris que lui. Ils poussaient ajouta-t-il, si loin leur amour pour de telles bagatelles, qu'au moment de la naissance de leurs animaux domestiques, ils observaient l'état du ciel et le lever des astres, pour réunir des preuves en faveur de leur art. Il disait aussi qu'il avait entendu dire à son père que, lorsque sa mère était grosse de lui, une servante de son ami était également enceinte, ce qui ne pouvait échapper à un maître qui observait avec tant de soin la naissance même de ses chiens, et comme ils observaient exactement le jour, l'heure et le moment de la délivrance, l'un de son épouse, l'autre de sa servante, il arriva quelles accouchèrent au même moment, de sorte qu'ils furent contraints de donner aux deux enfants qui venaient de naître, celui-ci à son fils, celui-là à son esclave, les mêmes constellations avec les mêmes particularités. Car, au moment où les
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(1)) Conf., IV, ch. iii, n. 5. (2) Ibid., VII, vi, n. 8. (3) Ibid. IV, ch, v, n. 6
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deux femmes ressentirent les mêmes douleurs, ils s'informèrent mutuellement de ce qui se passait chez eux, et tinrent des serviteurs prêts à partir au moment précis de la délivrance des deux femmes. Il ajoutait que les envoyés s'étaient rencontrés à une distance si précisement égale de l'une et de l'autre maison, qu'il leur fut impossible de signaler la moindre différence dans l’aspect des astres et dans le calcul des moments. Et cependant Firmin, d'une race illustre, jouissait d'un grand nom parmi ses concitoyens, et voyait ses richesses et ses honneurs augmenter sans cesse; tandis que l'esclave vivait toujours courbé sous le joug de servitude. Augustin, acceptant sans hésiter , le récit de ce témoin digne de foi, vit s'évanouir les derniers doutes de son esprit et tomber toute sa résistance. Et d'abord il s'efforça de guérir Firmin de cette curiosité dont le fait, raconté par lui-même, dévoilait la ridicule futilité. Ensuite, comme le récit de cette histoire avait été pour lui un jet de lumière qui lui fit découvrir, à fond, toutes les faussetés de cet art, il s'appliqua tout spécialement à observer la naissance des jumeaux, dont la plupart, comme Isaïe et Jacob, vinrent au monde à un intervalle si court, qu'il échappe aux calculs des astrologues et ne leur permet pas de reproduire par des lettres, la différence des constellations, et qui, néanmoins, ont un sort bien différent. Mais vous, ô Dieu très juste et très sage, modérateur de l'univers, vous permettez, par une action secrète qui échappe aux consulteurs et aux consultés, que chacun reçoive des abîmes de la justice divine, une réponse en rapport avec les mérites cachés de leurs âmes (1). On ignore si Firmin eut cet entretien avec Augustin à Carthage, ou après son départ pour l'Italie; mais il est hors de doute que ce fut avant sa conversion ; cependant, il n'était pas encore assez affranchi de l'erreur pour ne pas rechercher l'origine du mal encore à cette époque (2).
5-La vingt-six ou vingt-septième année de son âge, il s'appliqua à la composition de deux ou trois livres sur le beau et le convenable (3). Dans ces livres il définit le beau : Ce qui est par soi-même, et le convenable ce qui peut être rendu propre à quelque chose. Car comme nous n'aimons que ce qui est beau et séant, les choses que nous aimons ne nous toucheraient pas si nous ne voyions en elles de la beauté et de la bienséance. Il prouvait que, dans les corps, ce qui en fait comme un tout, en fait aussi la beauté; et la convenance c'est leur aptitude par rapport à d'autres corps, telle qu'une partie d'un corps par rapport au corps entier (4). Cela le conduisit à parler de la nature de l'esprit, mais la fausse idée qu'il tenait des manichéens sur les êtres spirituels ne lui permettait pas de voir la vérité (5). Déjà ces livres n'étaient plus connus lorsqu'il écrivit ses Confessions, il ne s'en rappelait même plus le nombre (6). Il les avait dédiés à Hiérius orateur romain qui, après avoir cultivé avec grand soin les lettres grecques, s'était fait remarquer par son éloquence latine et était devenu en même temps le plus grand philosophe de son siècle. Augustin ne le connaissait pas même de vue, mais il l'aimait à cause de sa réputation de savoir et l'éclat de son nom et pour quelques paroles qu'on lui avait rapportées de lui et qui lui avaient plu. Comme il faisait le plus grand cas de cet homme célèbre il regardait comme un honneur pour lui que ses ouvrages vinssent à sa connaissance (7).