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4 Le premier ouvrage écrit par Augustin contre les donatistes est le psaume abécédaire, ainsi appelé parce qu'il est divisé en parties commençant chacune par une des lettres de l'alphabet latin, dans l'ordre où elles sont placées. C'est une sorte de chant rhythmé et dont chaque division se termine par une sorte de refrain. Dans ce psaume, Augustin raconte toute l'histoire du schisme qu'il semble avoir tirée d'Optat, et réfute l'erreur des donatistes avec toute la clarté et la simplicité de style possibles. Il composa cet écrit pour l'instruction du vulgaire ignorant et grossier; et, pour qu'on pût le chanter et se le graver plus profondément dans la mémoire, il lui donna une forme rhythmée; toutefois, il ne voulut point enfermer sa pensée dans les pieds métriques des poëtes, dans la crainte que le vers ne le forçât à employer des expressions peu familières au peuple. Il fait la remarque que le prélude placé en tête du psaume, pour être chanté, ne commence point selon l'ordre des lettres de l'alphabet. Dans le psaume, tel que nous le possédons actuellement, on ne trouve point ce prélude, ajouté au refrain. Nous avons déjà fait remarquer que cette composition, ainsi que les autres ouvrages dont nous venons de parler, est placée par Augustin après le livre sur la Foi et le Symbole écrit au mois d'octobre de l'année 393. Il ne fait aucune mention de l'histoire des maximianistes dans ce psaume, qui ne fut, terminé, à proprement parler, qu'en 397.
5. Augustin fit encore, à l'époque de sa prêtrise, un autre ouvrage contre les donatistes : c'est la réfutation du célèbre Donat de Carthage, le père et le chef de tout le schisme auquel il donna son nom, comme on le croit (1). Il était mort depuis longtemps; mais, parmi les ouvrages qu'il avait laissés en mourant, on trouva une lettre dans laquelle il soutenait que le baptême ne pouvait être conféré en dehors de sa secte. Augustin réfuta cette lettre, mais on n'a plus cette réfutation ; le saint docteur, dans ses Rétractations, relève quelques passages de son ouvrage où il lui était échappé plusieurs choses ; il reconnaît surtout, avec une très grande humilité, qu'il s'y était emporté sans raison contre Donat, comme contre un voleur et un corrupteur de l'Écriture sainte, et l'avait accusé à tort d'avoir retranché du livre de l'Ecclésiastique quelques mots nécessaires au sujet en question. Car, dans la suite, il trouve la même faute dans plusieurs exemplaires plus anciens que le schisme des donatistes.
6. Augustin n'était pas encore évêque quand il écrivit à Maximin, évêque donatiste de Sétif, une lettre qui nous ferait croire que le siège de Maximin était à Hippone, si Augustin, peu après son élévation à l'épiscopat, ne parlait de Proculéien comme étant depuis très longtemps l'évêque des donatistes dans cette ville (2). Aussi, acceptons-nous volontiers le sentiment d'Holstein, qui prétend que ce Maximin était le même évêque de Sétif qu'Augustin ramena à la foi catholique, vers l'an 407 (3). Sétif était un château-fort voisin de la colonie d'Hippone, qui avait son évêque propre (4). On peut croire que cette ville, n'ayant pas d'évêque catholique, appartenait au diocèse d'Hippone ou du moins que les catholiques de Sétif dépendaient de l'évêque d'Hippone. Augustin, en rapportant ce qui se passa l'an 406, avant la conversion de Maximin dit : « Pourquoi avons-nous envoyé un prêtre à Sétif, si ce n'est afin que, sans être à charge à personne, il visitât les fidèles que nous avons là, et, dans une maison lui appartenant, il pût prêcher, aux hommes qui veulent l'entendre, la paix catholique ? Et vous l'avez chassé de cette ville avec une grande injustice (5).» Un diacre de l'Église de Mutugène, dont Augustin parle comme dépendante de l'Église d'Hippone (6) et qu'il appelle ailleurs une villa (7), fournit au saint docteur un motif pour écrire à Maximin. Cependant on voit qu'il y eut, à la conférence de Carthage, un catholique nommé Antoine et un évêque donatiste de Mutugène nommé Splendonice, soit que plus tard on eût mis un évêque dans cette ville, soit qu'il y eût une ville et une villa du même nom. Augustin, à peine arrivé à Hippone, se mit à attaquer avec force
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1) Ibid. ch Xxi, (2) Lettre xxxiii, il. 6. (3) L,?ttre cv, (5~ Ibid.- ~6) L~1fre xxiii, n. 2. (7) Lettre CLXXIii, n. 7. n. 4, (4) D., la vité do, Dieu. XXII, eh. viii, n. 11.
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la coutume impie des donatistes de rebaptiser. Quelques auteurs ont soutenu que le Maximin dont il est ici question n'a pas suivi cet abominable usage. Mais lorsque, dans la suite, Augustin eut été informé que Maximin avait rebaptisé un diacre catholique de l'Église de Mutugène, il fut douloureusement affecté de la chute de l'un et du crime de l'autre. Néanmoins, pour se rendre mieux compte des choses, il se rendit à Matugène, mais il ne put voir ce honteux déserteur de la foi; il apprit seulement de ses parents, que les donatistes l'avaient déjà fait diacre. Valère était alors absent; mais Augustin, affecté de la plus vive douleur par la chute de ce diacre et craignant qu'il en entraînât d'autres après lui, ne crut pas devoir attendre le retour et les ordres de son évêque. Il n'avait pas, en effet, reçu le sacerdoce pour passer le temps si court de cette vie mortelle dans les honneurs ecclésiastiques ; mais il pensait qu'il devait rendre compte, au souverain Pasteur, des brebis qu'il lui avait confiées. Augustin, persuadé que son silence exposait son salut, résolut donc de le rompre. Il écrivit à Maximin une lettre que nous avons encore, dans laquelle il commence par lui rendre raison du titre honorifique dont il l'honore en tête de sa lettre; ensuite, après lui avoir exposé l'objet de sa plainte, il le prie de vouloir bien lui écrire ce qu'il a fait, en lui disant, toutefois, qu'il a si bonne opinion de lui qu'il ne peut croire qu'il a rebaptisé. Il l'encourage à ne point s'effrayer des projets de ses frères, s'il diffère d'eux au sujet du renouvellement du baptême ; il l'exhorte également à ne point faire difficulté d'étudier, par lettre, la vérité de l'Église catholique, afin de détruire ce schisme impie, et lui demande de vouloir bien consentir à ce que leur correspondance soit communiquée à leurs peuples, en lui disant que s'il n'y consent de bon cœur, lui cependant le fera. Et il ajoute que s'il ne lui fait point l'honneur de lui répondre, il n'en lira pas moins en publie sa propre lettre , afin que les catholiques, en voyant combien les donatistes ont peu de confiance dans leur propre cause, ne se laissent jamais rebaptiser. Il lui promet cependant de ne rien lire au peuple tant qu'il y aura des soldats à Hippone, de peur que certains donatistes ne pensent qu'il a voulu profiter du tumulte et les amener par la force à sa communion, dessein qu'il leur assure être bien loin de sa pensée. Cette lettre, comme nous l'avons dit, fut certainement écrite par Augustin, quand il n'était encore que prêtre; mais nous ne savons pas en quelle année, comme nous ignorons le résultat qu'elle eut. Si ce Maximin, à qui elle est adressée, fut évêque de Sétif, comme il y a des raisons pour le croire, nous avons déjà fait remarquer qu'il abandonna son erreur et revint à la communion catholique, après son retour des pays d'outre-mer, vers l'an 405, peu de temps avant qu'Augustin écrivît sa Lettre CV, aux donatistes. Avant sa conversion et pendant son absence, les catholiques, et probablement Augustin lui-même, avaient envoyé un prêtre au château de Sétif, comme nous l'avons déjà dit. Lorsque Maximin fut rentré dans la communion de l'Église, les donatistes envoyèrent un héraut crier dans Sétif : « La maison de quiconque communiquera avec Maximin sera incendiée(l).» Possidius fait mention du sermon que fit Augustin à Sétif contre les donatistes et contre les idoles (2). Augustin engagea Donat, proconsul d'Afrique en 409 ou 410, à exhorter à rentrer, dans la communion de l'Église catholique, ceux qui habitaient dans le territoire de Sétif (3). Ce même saint docteur, rapportant un miracle qui avait eu lieu dans son diocèse, dit que Maximin, son collègue, évêque de l'Église de Sétif, était avec lui. Peu après, il fait mention d'un Lucille, évêque du château-fort de Sétif, voisin d'Hippone la Royale (4), depuis que les reliques du martyr saint Étienne avaient été transportées en Afrique, en 416. Celui-ci, sans doute, avait succédé à Maximin. A la conférence de Carthage, on ne trouve aucun évêque catholique de Sétif. On y comptait un certain Cresconius, du parti des donatistes, qui l'avaient certainement mis à la place (de)Maximin converti.
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(1) Lettra cv, n. 4. (2) Poss., eh. m. (3) Leltre cui, n. 3. (4) Ibid, n. ù.
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Cependant ce Cresconius ne dit pas qu'il y eût dans cette ville aucun évêque catholique contre lui.
CHAPITRE X
1. Augustin est connu de Paulin par ses ouvrages et par le rapport d'Alype. - 2. Paulin écrit à Alype et à Augustin. - 3. Liceatius adresse une pièce de vers, à Augustin. - 4. Augustin répond à la lettre de Paulin. - 5. Celui-ci n'ayant pas reçu la réponse d'Augustin lui écrit une seconde lettre.
1. A l'époque où Dieu montrait à l'Afrique un miracle de sa grâce dans Augustin, il donnait dans Paulin, à l'Eglise entière, un exemple de sa miséricorde. Celui-ci foulant aux pieds l'éclat d'une race illustre, et renonçant à tous ses biens, s'était retiré, en 394, à Nole, en Campanie, pour y mener, avec Thérèse, son épouse, ou plutôt sa soeur et la compagne de sa piété, la vie humble et pauvre des moines. Alype avait déjà entendu parler de Paulin, à Milan, quand il y avait reçu le baptême (1). Dès qu'il apprit le genre de vie qu'il menait à Nole, il eut hâte de se mettre en communication avec lui et de le contempler des yeux de l'amour et dans ces sentiments de véritable affection qui pénètrent et se répandent partout (2). Aussi, bien qu'il ne le connût pas encore personnellement et qu'il fût éloigné de lui par une longue étendue de terre et de mer, il lui écrivit cependant, pour lui témoigner le désir de lier amitié avec lui, et remit sa lettre à Julien, serviteur de Paulin , qui retournait de Carthage à Rome (3). Dans sa lettre, il avait comblé Augustin de louanges et pour le lui faire connaître, par ses propres ouvrages et lui inspirer pour lui, une amitié plus grande, il envoya, à ce nouvel ami, comme une première preuve de son affection, un lien de sa parfaite amitié et un gage certain de son amour, cinq livres d'Augustin contre les manichéens, parmi lesquels se trouvait le livre sur la vraie religion, qui n'attaque pas directement les manichéens. Il priait aussi Paulin de lui faire parvenir et d'envoyer à Comès et à Évode pour la copier la chronique d'Eusèbe, traduite en latin par Jérôme, vers 380. Il l'avertissait, en même temps qu'il la retrouverait à Rome, chez saint Domnion, ami de Jérôme. Alype indiquait aussi à Paulin l'endroit où il devait lui envoyer sa réponse. Il semble que c'est Carthage ou Hippone la Royale qu'il lui désigna; car Tagaste était trop éloignée et trop inconnue pour qu'on y dirigeât des lettres. Il est évident, cependant, d'après la première lettre de Paulin à Augustin, qu'Alype, lorsqu'il lui écrivit, était déjà évêque de cette ville. Alype avait ajouté qu'il l'avait recommandé aux prières de plusieurs saints. Il parlait aussi d'une hymne composée par Paulin et qu'il avait lue. Paulin, de son côté, reconnaît qu'il étai bien redevable aux saints évêques Alype et Aurèle, de ce qu'ils lui avaient fait connaître Augustin, par ses oeuvres contre les manichéens. On peut croire qu'Aurèle, de Carthage, écrivit en même temps qu'Alype, à Paulin, une lettre à laquelle se rapporte probablement ce que Paulin disait à Sulpice Sévère, en 306, que dans des pays inconnus, Dieu lui avait donné plusieurs amis, dont l'affection bienveillante lui tenait lieu de patrie, de parents et de richesses (4).
2. En recevant la lettre d'Alype, Paulin se félicita beaucoup et rendit à Dieu de nombreuses actions de grâces de ce qu'il lui avait attaché, par des noeuds si étroits, ceux qui ne l'avaient pas vu et qui vivaient à une si grande distance de lui. Mais ce qui lui causa le plus de plaisir, ce furent les livres d'Augustin qu'Alype lui avait envoyés et dont il lui faisait présent. Dans la réponse qu'il lui adresse, il proteste que telle est son admiration pour les paroles de cet homme saint et parfait, qu'il les croirait volontiers inspirées de Dieu (5). Il différa quelque temps de répondre à Alype, parce qu'il n'avait pas à sa disposition la chronique d’Eusèbe, qu'il lui demandait. Il fut obligé de la demander à Rome à saint Domnion, qui prêta le livre d'autant plus volontiers qu'il le savait destiné à Alype. Il l'envoya à Aurèle, de Carthage, avec une lettre pour Alype , à qui il devait faire parvenir l'ou-
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(1) Lettre xxv, n. 4. (2) Lettre xxv, n. 1. (3) Lettre xxiv, n. 1. (4) PAUL, lett., autrefois V, et mai?îtenant, ii., 'u.
4. (5) AUGUSTIN, Lett. xxiv, n. '2.
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vrage et la lettre à Hippone, s'il se trouvait dans cette ville. En même temps, il prie Comès et Evode de copier la chronique d'Eusèbe sans retard, pour Alype, afin de ne pas en priver Domnion plus longtemps et demande en retour, à Alype, de leur renvoyer en échange de la chronique, toute l'histoire de sa propre vie, parce qu'il voulait savoir s'il avait reçu des mains de saint Ambroise, le baptême ou le sacerdoce, afin de l'aimer encore davantage, à cause de la vive affection qui le liait à ce saint évêque, qui était encore de ce monde. Il le prie également de vouloir bien faire agréer à Augustin, par sa recommandation et son influence, les lettres qu'il a osé lui écrire; car, frappé d'admiration à la vue des merveilles de la sagesse divine qu'il découvre dans les ouvrages de ce saint docteur, il se sent enflammé d'amour pour lui. Puis il assure à Alype qu'il ne doute pas que son affection pour lui, qui l'a porté à lui faire faire la connaissance d'Augustin, ne le porte également à lui en procurer l'amitié. Aussi, dans cette pensée, il l'aime déjà tellement lui-même qu'il semble non pas lier avec lui une amitié nouvelle, mais en renouer une ancienne. C'est ainsi que l'Esprit qui les rapprochait et les faisait membres d'un même corps, porta Paulin à lui écrire une lettre dans laquelle il comble de louanges les ouvrages d’Augustin qu'il avait lus (1). En même temps, il le prie de lui faire parvenir ceux qu'il aurait pu faire encore depuis. Il lui envoie à son tour, un pain en présent, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire, comme signe d'amitié et de communion. Il adressa aussi une lettre à Aurèle, de Carthage, à qui il la fait porter par un de ses domestiques, qu'il avait envoyé à Augustin et aux autres amis de Dieu, avec mission de les saluer de sa part. Comme ce domestique tardait à revenir, il écrivit de nouveau à Augustin (2), à qui il dit qu'il lui a adressé une première lettre avant l'hiver. Celle-ci, qui est postérieure à l'autre et qui est de l'année où Augustin fut nommé évêque, parait avoir été écrite vers le printemps, tandis que la première serait de l'automne précédent; voilà pourquoi nous la plaçons en 394 .
3. A cette époque Licentius, fils de Romanien, adressa de Rome, à Augustin, une lettre et une pièce de vers (3). Augustin ne lui répondit qu'assez longtemps après, en lui disant qu'il avait eu de la peine à trouver une occasion pour lui écrire. Dans cette lettre il parle de Paulin comme lui étant déjà très connu par sa réputation de vertu (4), d'où il paraît qu'il avait reçu la lettre de Paulin quand il écrivait à Licentius, et qu'il avait vu le messager chargé de le saluer de sa part. On doit placer cette lettre à Licentius avant celle qu'il fit parvenir à Paulin en 395, par les mains de Romanien; ce qui le prouve, c'est qu'il dit à Paulin qu'il comprendra, d'après la lettre et les vers de Licentius, la douleur que ce jeune homme lui cause, les craintes qu'il lui inspire et les vœux qu'il fait pour lui (5).
4. Quelque bien que Paulin connût la vertu d'Augustin et quelque cas qu'il en lit, il ne connaissait cependant pas encore complètement et à fond cet homme illustre, car il croyait la recommandation d'Alype nécessaire pour faire agréer ses lettres à Augustin et excuser, comme il disait, son ignorance. Augustin n'était pas un ami équivoque ou douteux pour ses amis, à plus forte raison ne pouvait-il l'être à l'égard de Paulin. En effet, rien ne peut s'imaginer de plus ardent et de plus tendre que les lettres qu'il lui écrivit; rien de plus entraînant que le désir vif et ardent qu'il lui témoigne de le voir. Il lui donne plus de louanges encore qu'il n'en avait reçues; mais loin d'être mensongères et inspirées par la flatterie, elles ne procèdent que d'une affection parfaitement éclairée : « Nos frères, dit-il, ont lu votre lettre et ressentent une satisfaction ineffable et inépuisable à la vue des grâces si grandes et si abondantes dont Dieu vous a enrichi; quiconque les lit en est ravi, on ne peut se défendre de l'entraînement qu'on éprouve en les lisant. On ne peut dire la douce odeur du Christ qui s'en échappe (6).» Chaque mot de cette lettre excite l'admiration. Dans cette lettre il présente ses salutations à Thérèse,
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(1) Ibid., Lettre xxv. (2) Ibid., Lettre xxx. (3) Lettre xxvi, n. 3. (4) Ibid., n. 5. (5) Lettre xxvii, n. 4-6.
(6) Ibid.,n.2.
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dont Paulin, selon la coutume, avait joint le nom au sien, dans la sienne. Il lui écrit par l'intermédiaire de Romanien, son ami, qui cependant n'était pas encore arrivé à cet état d'esprit, qu’il désirait pour lui. C'est pourquoi il prie et conjure vivement Paulin de penser à Romanien et à son fils Licentius, et de travailler de toutes ses forces à leur salut. Il lui recommande en même temps de ne point croire cet ami sur les louanges que son affection pour sa personne pourrait lui suggérer à son adresse. Comme Romanien emportait avec lui tous les ouvrages d'Augustin, il promet à Paulin de lui en faire faire une copie pour lui. Mais il le prie en même temps, de les lire attentivement et de lui faire connaître les erreurs qu'il y pourrait rencontrer. Il dit encore sur ce sujet des choses très belles et lui promet d'écrire pour lui l'histoire du bienheureux évêque Alype, qu'il avait demandée à Alype lui-même, car si son sentiment d'affection pour Paulin portait Alype à accéder à sa demande, sa modestie l'empêchait de le faire. Augustin le voyant tout à la fois porté à céder au désir de Paulin, à cause de son amitié pour lui et retenu par un sentiment de réserve et de modestie, le déchargea de ce fardeau en le prenant sur lui, non seulement pour lui faire plaisir, car Alype le lui avait demandé par lettre ; mais encore et surtout pour montrer plus en détail qu'Alype ne le pouvait faire lui-même, de quels dons le ciel l'avait comblé, car probablement il les eût cachés , ou passés sous silence, par modestie et dans la crainte d'être une occasion de scandale à ceux qui auraient pu lire cette histoire et n'auraient point su dans quels sentiments il parlait de lui-même. Augustin se disposait à envoyer ce récit à Paulin au moment où il lui écrivait sa lettre, mais à cause du départ précipité de Romanien, il ne put que lui promettre de le lui envoyer le plus tôt possible. Cependant, nous ne voyons ni dans Possidius, ni dans Augustin, qu'il ait tenu sa promesse autrement que par ce qu'il dit d'Alype dans ses Confessions. Peut-être l'a-t-il fait dans une autre lettre qui aura été perdue. A la fin de sa lettre, Augustin prie Paulin de venir en Afrique, s'il n'en est point empêché par quelques fonctions ecclésiastiques, pour se convaincre par lui-même de la vénération et de l'amour que ressentent pour lui tous les prêtres qui servent Dieu dans cette contrée.
5. Cette lettre, qui parait être de la fin de l'hiver de l'année 395, fut remise à Paulin plus tard que ne voulait Augustin. Mais il ne perdit rien à ce retard, car Paulin, ne voyant pas revenir le messager qu'il avait envoyé, avant l'hiver, en Afrique, et inquiet sur le sort de sa lettre, ne put retenir plus longtemps l'expression de ses sentiments envers Augustin et lui écrivit pour lui témoigner son affection et le désir qu'il avait de le voir. «Non seulement, dit-il, cela fait le comble de mes désirs et de mon bonheur, mais encore un accroissement de lumière pour mon esprit et, pour mon indigence, une occasion de s'enrichir de votre abondance (1). » Il lui écrivit par Romain et Agile, qu'il envoyait en Afrique pour une oeuvre de charité et qu'il recommande à Augustin, en le priant de daigner le charger d'une réponse pour lui à leur retour, qu'il leur avait recommandé de hâter le plus possible. Augustin fut heureux du retard de sa lettre à Paulin, qui lui procurait l'avantage d'en recevoir de lui une seconde qu'il lut avec beaucoup de plaisir. Il reçut avec d'autant plus de bonheur Romain et Agile porteurs de cette lettre, qu'il désirait plus vivement voir celui qui la lui écrivait, et regardait comme présent dans ses fils spirituels. Augustin les appelle, eux-mêmes, une seconde lettre, d'autant plus agréable pour lui, qu'ils ne lui parlaient pas comme les lettres ordinaires, mais articulaient de véritables paroles et à qui il pouvait répondre de vive voix. Il apprit de leur bouche bien plus de choses sur Paulin que celui-ci n'eût pu lui en écrire. Aussi Augustin ajoute-t-il, dans la lettre qu'il lui adresse en réponse à la sienne: « Dans leurs discours, il y avait quelque chose qui ne peut se trouver dans une lettre, c'est-à-dire la joie ineffable de vous lire, en les entendant, sur leur visage, dans leurs yeux et dans leurs
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(1) AUGUSTIN, Lettre xxx, n. 3.
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cœurs, où vous êtes écrit. Oui, je lisais si bien cette page de votre lettre, je veux dire votre âme fraternelle, dans leurs entretiens avec nous, qu'elle nous semblait d'autant plus agréable qu'elle était mieux peinte en eux, d'après vous qui aviez servi de modèle. Aussi, à l'imitation de votre béatitude, ai-je transcrit votre âme dans mon cœur, en m'informant avec le plus grand soin possible de tout ce qui vous concernait (1). »
CHAPITRE XI
1 - Augustin fait un sermon au peuple d'Hippone sur la coutume de faire des repas dans l'Eglise. - 2. Le lendemain il attaque cette coutume avec une très grande force.-3 Le troisième jour, il l'abolit complètement.- 4 Il met la dernière main à son ouvrage sur le Libre arbitre. - 5. Les pélagiens et les semi-pélagiens se flattent de trouver dans cet ouvrage des choses qui leur sont favorables.
1. Tandis qu'Augustin avait ainsi avec Paulin un agréable commerce de lettres pleines de piété, une chose bien plus agréable que Dieu lui accorda, mit le comble à sa félicité. Nous avons déjà dit, plus haut (2), combien ce saint prêtre était indigné des ignominies dont, sous prétexte de religion, on souillait les saints lieux, lorsqu'il voyait les cimetières et les tombeaux des martyrs témoins des festins scandaleux par lesquels un peuple ignorant croyait, non seulement faire honneur aux saints martyrs, mais encore procurer des consolations à ses morts. A peine eut-il connaissance de la nomination de l'évêque Aurèle au siège de Carthage, qu'il lui écrivit (3), pour l'engager à déraciner cette odieuse coutume de l'Église de Carthage, par l'autorité des conciles et des autres Églises, par l'exemple de celle de Carthage. Plus tard, en 393, un canon d'un concile général tenu à Hippone, défendit à tout évêque ou clerc de faire des repas dans l'église. Le même concile enjoignit ensuite autant que faire se pourrait, d'interdire au peuple les festins de ce genre (4). On ne sait pas si Aurèle put, aussi tôt que cela, faire disparaître ce désordre de Carthage; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'Augustin l'abolit cette même année, 395, à Hippone. Nous apprenons cela par une lettre, récemment découverte, qu'il écrivit n'étant encore que prêtre, à Alype déjà Évêque (5). Il y avait à Hippone, en l'honneur d'un saint une fête appelée réjouissance, comme pour cacher sous une dénomination honnête, une débauche qui ne l'était guère. C'était une fête non moins chère aux donatistes même d'Hippone qu'aux chrétiens qui ne leur cédaient en rien en excès de toute sorte. Avant le jour de la fête, on annonça à Augustin qu'il régnait une certaine agitation dans le peuple et qu'on disait hautement qu'on n'en souffrirait point l'interdiction. Il arriva le mercredi avant le premier dimanche du carême qu'Augustin eut à parler sur ce passage de l'Évangile : «Ne jetez pas les choses saintes aux chiens! (Matth., vii, 6). » Il en profita pour laisser voir aux fidèles combien il serait mal de faire dans les murs de l'église, ce qu'ils ne sauraient faire dans leurs propres maisons sans s'exposer à être privés des choses saintes et des perles de l'Eglise. Quoique son sermon fût bien accueilli, cependant comme il y avait peu de monde qui l'avait entendu, ce n'était pas encore assez pour atteindre un but aussi important, d'autant plus que reporté aux absents par ceux qui l'avaient entendu, mais diversement, selon le degré d'aptitude et du zèle de chacun, il rencontrait une masse de contradicteurs.
2. C'est pourquoi, lorsqu'arriva le premier jour du Carême, où le peuple vient en plus grand nombre à l'heure de l'explication de l'Évangile, on lut le passage où le Seigneur chasse du Temple ceux qui y vendaient des animaux et renverse les tables des changeurs (6). Augustin, appliquant ce passage aux débauches en question, fit un discours, pour montrer avec combien plus d'indignation et de véhémence Notre Seigneur bannirait, du temple, des festins scandaleux qui partout sont honteux, puisqu'il en bannit ainsi un commerce permis. Ensuite, profitant de la lecture qui avait été préparée pour ce jour-là, il ajouta que
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(1) Lettre xxxi n. 2. (2) Voir, rh. v r, n. 2. (3) Lettre xxii. (4) Code des canons d'Afrique Can. XLIL (5) Lettre xxviv, Il. 2. (6) Ibid., xxi, il. 12.
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le peuple Juif, quoique charnel, ne s'était jamais permis, dans le Temple où le corps et le sang du Seigneur n'étaient pas encore offerts, non seulement aucun excès de vin, mais même aucun festin, et que, dans l'histoire, on ne voit pas qu'ils se soient livrés publiquement à l'ivrognerie, sous un prétexte de religion, si ce n'est lorsqu'ils célébraient la fête de l'érection du veau d'or (Exode xxii, 6). Puis, prenant le livre saint entre ses mains, il lut ce passage tout entier, et il ajouta, avec toute la douleur possible : « Si Moïse a brisé les tables de pierre à cause de leur ivresse, ne pourrai-je briser les cœurs des fidèles du Nouveau Testament qui, pour célébrer la fête des saints, veulent se livrer publiquement à ce que le peuple de l'Ancien Testament n'a fait qu'une fois et pour une idole?» Puis, remettant l'Ancien Testament à sa place, il prit saint Paul, et, s'attaquant avec force au crime de l'ivrognerie, il montre comment l'Apôtre le jugeait, par ce passage : « Si quelqu'un de vos frères passe pour fornicateur, idolâtre, avare, médisant, ivrogne ou voleur, ne mangez point avec lui (I Cor., v, 11), » et fait voir, avec larmes, le péril immense auquel on s'expose, en mangeant avec ceux même qui ne s'enivrent que dans leur maison; puis il continue sa lecture en prenant un peu plus loin : « Ne vous y trompez pas, ni les fornicateurs, ni ceux qui se livrent au culte des idoles, etc ... » Après cette lecture, il leur demanda comment ils pourraient entendre ces paroles : « Pour vous, vous avez été lavés (Id., vii, 9-11)? » s'ils souffraient encore les soufflets de la concupiscence, qui exclue du royaume des cieux, dans leur cœur qui est le temple intérieur de Dieu; ensuite, il en vint à ce chapitre : « Quand vous vous rassemblez..., etc. (Ibid., xi, 20). » Après l'avoir lu, il fit remarquer que même les festins honnêtes et réglés n'étaient pas permis dans l'Église. Il rappela aussi le chapitre traité la veille, et dans lequel il est dit, en parlant des faux Prophètes : « Vous les connaîtrez à leur fruit (Matth., xv, 16); » en faisant bien remarquer que, dans ce passage, les fruits sont pour les œuvres ; puis il lut le chapitre de l’Épître aux Galates où il est dit : « Car les œuvres de la chair sont manifestes (Galat., V, 19) et leur demanda comment ils seraient reconnus chrétiens au fruit de l'ivrognerie, rangé par l'Apôtre parmi les oeuvres de la chair; il leur fit remarquer combien il serait honteux et regrettable, non seulement de vouloir vivre chez eux en portant ces fruits de la chair, mais encore dérober à l'Église l’honneur qui lui appartient, tandis que pour les fruits spirituels, auxquels l'autorité des Ecritures et ses propres gémissements les conviaient, ils n'en voulaient point faire présent à Dieu, et surtout en user dans la célébration des fêtes des saints. Il remit ensuite le livre à sa place, et, par un discours préparé, il fit ressortir à leurs yeux le péril qui les menace en même temps eux et lui, qui doit rendre compte de leurs âmes au Chef des pasteurs qui les lui a confiées: puis il les supplie par les humiliations dont ce prince des Pasteurs a été abreuvé, par les plaies dont il a été couvert, par les soufflets et les crachats dont son visage a été frappé, par son roseau, par sa couronne d'épines, par sa croix et par son sang, d'avoir au moins pitié de lui, s'ils voulaient se faire du mal à eux-mêmes; de songer à l'ineffable charité pour eux du vénérable vieillard Valère qui, pour leur bien, lui avait donné la charge si périlleuse de leur enseigner la vérité et leur avait si souvent répété que Dieu avait exaucé ses prières en leur envoyant celui qu’il avait vu arriver, non pour assister à leur mort ou pour leur perte commune, mais pour l'aider à les conduire à la vie éternelle. Enfin il leur dit qu'il était sûr et que sa confiance en Dieu lui faisait croire que, s'ils méprisaient les grandes choses qu'il leur avait dites ou lues, le Seigneur les visiterait avec une verge et un fouet pour ne pas les laisser se damner avec ce monde : «Pendant que je parlais ainsi, dit Augustin, ce ne sont pas mes larmes qui firent couler les leurs; mais ce sont les leurs qui firent jaillir les miennes; et, comme nous pleurions également, je terminai mon discours, convaincu qu'ils étaient corrigés (1). » Le lendemain,
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(1) Lettre r. 7.
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comme c'était le jour où les gosiers et les ventres se préparaient aux excès habituels, on annonça au saint prêtre que plusieurs de ceux même qui assistaient à son sermon, n'avaient pas encore cessé de murmurer, et, dans la violence de leur abominable coutume, répétaient comme lui autrefois : « Pourquoi tout de suite ? Ceux qui n'ont pas abolis cette coutume autrefois n'étaient-ils pas des chrétiens?» À cette nouvelle, Augustin ne sut quels moyens extrêmes il pourrait employer pour les entraîner. Il se disposait cependant, s'ils voulaient persévérer dans leur dessein, à leur lire ce passage d'Ézéchiel : «La sentinelle a rempli son devoir si elle a signalé, un danger, bien que ceux qu'elle a prévenus n'aient pas voulu prendre garde à eux (Ezéchiel, xxxiii, 9), » à déchirer ses habits et à se retirer. Mais Dieu exauça bientôt ses vœux et couronna ses efforts. Ceux qui s'étaient plaints qu'il se fut attaqué à cette ancienne coutume, craignant de voir ce saint homme quitter Hippone, ou du moins l’assemblée, vinrent le trouver avant qu'il montât en chaire. Augustin les accueillit amicalement, et, par quelques mots, les amena à de meilleurs sentiments. Le moment de la prédication venu, Augustin laissant de côté la lecture qu'il avait préparée, car il ne la jugeait pas nécessaire, parla peu de cette question, et dit qu'il n'avait rien de plus court et de plus vrai à répondre à ceux qui disent: pourquoi tout de suite? que de dire à son tour : pourquoi plus tard? Puis, pour ne pas paraître flétrir ceux qui, auparavant, avaient toléré ces repas le jour de l'anniversaire des saints, ou n'avaient pas osé les défendre, il expliqua au peuple quelle nécessité avait amené cette pratique dans l'Église. Quand la paix fuit rendue à l'Église, après les persécutions, une foule de Gentils, qui désiraient se faire chrétiens, en étaient empêchés par ce motif, qu'ils avaient coutume de passer les jours de fêtes de leurs idoles, dans la joie et dans les festins, et qu'il ne leur était pas facile de s'abstenir de ce plaisir pernicieux et invétéré. Nos ancêtres jugèrent donc convenable de fermer en parti les yeux sur cette mauvaise habitude et de célébrer, à la place des fêtes auxquelles ils renonçaient, d'autres fêtes en l'honneur des saints martyrs, sinon avec les mêmes sacrilèges, du moins avec la même somptuosité, afin d'inspirer à ces hommes, liés désormais par le nom du Christ et soumis au joug d'une telle autorité, les salutaires préceptes de la sobriété, qu'ils ne pouvaient rejeter, à cause du respect et de la crainte de celui qui les donne. Le temps est donc venu maintenant par ceux qui n'oseraient pas nier qu'ils sont chrétiens, de vivre selon la volonté du Christ, et, devenus chrétiens, de rejeter ce qu'on leur avait toléré, afin qu'ils le devinssent. Il les engagea ensuite à imiter les églises d'outre-mer dans lesquelles cette habitude n'existe pas ou n'existe plus. Comme on lui opposait l'exemple des excès commis dans la basilique de Saint-Pierre, il répondit que d'abord il avait entendu dire qu'on les avait souvent défendus, mais que l'endroit étant éloigné de la demeure de l'évêque, la ville si grande et le nombre des hommes charnels si considérable qu'on n'avait pas encore pu abolir entièrement un aussi funeste usage, surtout à cause des étrangers qui se renouvellent continuellement en cet endroit, et qui sont attachés à cette coutume d’autant plus fortement, qu'ils ignorent davantage que cet usage est condamné. Cependant, il ajoutait que, s'ils honoraient véritablement l'Apôtre saint Pierre, ils devaient écouter ses préceptes et recevoir la lettre, où il a consigné sa volonté, avec une dévotion plus grande que l'estime qu'ils croient qu'on doit faire de sa basilique, et, prenant aussitôt le livre sacré il lut : « Le Christ, ayant donc souffert pour nous dans sa chair, armez-vous de la même pensée. Il doit vous suffire d'avoir vécu jusqu'ici, comme ceux qui marchent dans les passions, dans les désirs déréglés, dans l'intempérance, dans les débauches de table, dans la servitude criminelle des idoles (I Pierre, vi, 4-3). » Après cela, les voyant tous revenir au mépris de cette coutume détestable, et reprendre de meilleurs sentiments, il les exhorte à assister, dans l'après-midi, à la lecture des Livres saints et des psaumes : ce serait la manière de célébrer ce
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jour plus saintement et plus purement. Il ajouta qu'on verrait, par le nombre des assistants, quels sont ceux qui se conduisent plus par l'esprit que par l'amour de la débauche. Le sermon se termina ainsi. L'après-midi, la foule fut encore plus grande que dans la matinée, jusqu'à l'heure où le prêtre Augustin sortit avec son évêque; on lut et on chanta tour à tour. Quand Valère et Augustin se levèrent on récita deux psaumes, et, après cela, Valère engagea Augustin, qui aurait bien voulu voir terminé un jour aussi dangereux, à adresser quelques paroles au peuple. Il le fit et rendit grâce à Dieu en quelques mots. Ayant été informé que les hérétiques continuaient, comme de coutume, à faire des festins et des repas dans leur basilique, et étaient dans le vin et la bonne chère, pendant que les catholiques se conduisaient comme nous venons de le dire, il répondit que de même que la beauté du jour était augmentée par la comparaison de la nuit, et que le voisinage du noir rendait le blanc plus agréable; ainsi, leur réunion pour célébrer la fête des saints d'une manière spirituelle, aurait peut-être été moins agréable, si les hérétiques n'offraient point le contraste de leurs excès, et il exhorta les fidèles à désirer avidement les festins qu'ils venaient de faire, s'ils avaient goûté combien le Seigneur est doux. Après avoir dit tout ce que le Seigneur lui suggéra pour le moment, on célébra les vêpres selon l'habitude de tous les jours. Quand Augustin sortit avec son évêque, les frères, probablement les moines, entonnèrent dans le même endroit une hymne, qu'une foule de personnes de l'un et de l'autre sexe qui étaient restées là, continuèrent à chanter jusqu'à la fin du jour. Augustin se hâta de mander à Alype un si heureux résultat, afin que de même que, peu de jours auparavant, étant à Hippone, il avait fait bien des prières pour l'obtenir, il rendît avec lui grâce au Seigneur de le lui avoir accordé.
4. Quelques mois après, ce saint prêtre arriva au siège épiscopal d'Hippone dont il se rendait plus digne de jour en jour. Mais, avant de raconter l'histoire de cette ordination , nous devons parler des livres du Libre Arbitre, qu'il écrivit ou termina à cette époque. En effet, au commencement de l'année 395, lorsque Romanien partit pour l'Italie, Augustin nous apprend qu'il n'avait point cet ouvrage, ou du moins les trois livres dont il se compose, bien que cependant il pensât lui avoir donné tous ses ouvrages (4). D'où il parait vraisemblable que ce travail n'était pas encore terminé à cette époque, c'est-à-dire, comme nous le croyons, au commencement de cette année 395. Cependant, il le termina n'étant encore que prêtre, en y ajoutant deux nouveaux livres car il avait écrit le premier à Rome, en 388. Il a pu se faire aussi que Romanien ait emporté ce livre avec lui. Augustin a écrit ces livres en forme de dialogue avec Evode. Le sujet de l'entretien fut la recherche de l'origine du mal. « Nous fîmes, dit-il de l'origine du mal l'objet de nos discussions et de nos recherches. La pensée qui dominait les conférences était d'arriver, si cela était possible, par les discussions, et avec l'aide de Dieu et de la raison, à l'intelligence sérieuse et réfléchie de ce que nous croyons déjà humblement par la foi. Nous arrivâmes, après un examen consciencieux, à cette conclusion, que le mal ne tirait son origine que du libre arbitre de la volonté. De là, pour les trois livres qui doivent le jour à ces disoussions le titre : du Libre Arbitre. Je touche, dans plusieurs endroits de ces livres, à des questions incidentes, que j'ai renvoyées à plus tard, soit impuissance de ma part à les résoudre, soit qu'elles auraient demandé alors de trop longs développements. Au reste, lorsque nous ne pouvions trouver l'accord entre la vérité de notre thèse et ces questions considérées dans quelques-unes de leurs parties ou dans leur ensemble, nous arrivions cependant à cette conclusion, que la vérité, quelle qu'elle fût, tournait toujours à la gloire de Dieu ou à la manifestation de sa puissance. Ce traité est une réfutation des manichéens, qui ne veulent pas que le libre arbitre soit le principe du mal, et qui sou-
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(1) Lettre xxxi, n. 7., xxxvit., n. 4. (2)Retract., 1, eh. Ix n. 7.
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tiennent que Dieu, dans ce cas , serait le vrai coupable, parce qu'il est l'origine de tout ce qui existe, ce qui les force à admettre cette erreur impie, qu'il y a une certaine nature du mal immuable et coéternelle avec Dieu. La question principale m'a empêché d'approfondir, dans cet ouvrage, la prédestination des élus, dont la volonté, même chez ceux qui ont déjà l'usage de leur libre arbitre, est prédisposée par Dieu lui-même. J'effleure cette question, quand l'occasion s'en présente, mon but n'étant pas de la défendre ici par une argumentation suivie. Il est bien différent, en effet, de rechercher l'origine du mal et de rechercher la route qui ramène au bien qu'on a perdu, ou même à un bien supérieur. Les pélagiens, ces hérétiques de nouvelle date, pour qui le libre arbitre est tout, et la grâce de Dieu n'est rien, parce que, d'après eux, cette dernière nous est accordée selon nos mérites, ne sauraient se prévaloir de ce que j'ai dit comme leur étant favorable, parce que j'ai dit beaucoup de choses en faveur du libre arbitre selon que la marche de la discussion le demandait (1). »
5. En effet, Pélage cite ces livres , mais Augustin fait voir que dans le passage qu'il invoque il détourne ses paroles du sens qu'il voulait donner à ses propres expressions, et bien qu'il eût écrit cet ouvrage contre les manichéens, non contre les pélagiens, qui n'avaient pas encore paru, il bat fortement en brèche leur hérésie, de sorte que si Pélage veut admettre tout ce que contient le passage qu'il met en avant, toute la discussion est terminée à l'instant même (2). Ces livres donnèrent également prise à l'erreur des semi-pélagiens, qui prétendaient s'en servir pour réduire à néant tout ce qu'Augustin avait dit ensuite sur la prédestination (3). Mais le saint docteur montra qu'aucune de ses paroles ne peut servir à la défense de leur cause, et, pour lui, il n'a jamais été douteux que l'ignorance et la douleur sont une punition de la faute originelle : il ajoutait, de plus, que s'il n'avait pas bien saisi la vérité à cette époque, il n'en était pas moins tenu de la défendre après l'avoir connue (4). Dès qu'il fut nommé évêque, Augustin envoya cet ouvrage à Paulin, en lui disant que tout son désir est de voir cette grande question, sujet du livre tout entier, résolue dans cet ouvrage avec une certitude et une pénétration égales à l'étendue avec laquelle elle a été traitée (5). Peu après, il écrivit au manichéen Secondin, de Rome, pour lui dire que, s'il voulait lire ses trois livres sur le libre arbitre, il les trouverait à Nole, en Campanie, entre les mains de saint Paulin (6). Dans une lettre à Jérôme, il lui dit pourquoi il a traité dans ces livres de l'incarnation ou de l'origine de l'âme dans le corps. Il ne dit rien des priscillianistes, dont il n'avait pas encore entendu parler, bien qu'à l'époque même où Augustin se trouvait à Milan, ils eussent déjà excité de grands troubles. Il fait également remarquer qu'il a très peu parlé du baptême des petits enfants, et qu'il n'a rien dit sur la damnation de ceux d’entre eux qui meurent sans baptême, considérant que ces questions étaient étrangères à son sujet (7).
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(1) Ibid., n. 12. (2) De la nat., et de la grâce. n. 7-8. (3) Lettre ccxxvi, n. 8. (4) Du don de la perséver., n. 26-27. (5) Lettre xxxi, n. 7. (6) Contre Secondin. ch. xi. (7) Lettre CLxvi, n. 7-18.