Lépante 3

Darras tome 35 p. 271

 

129. Le Pape avait rappelé, à Don Juan, la nécessité pressante de livrer, à bref délai, une grande bataille, « Au nom de Dieu, disait-il, je vous promets la victoire, mais à une condition, c'est de vous préparer dignement, en fils de l'Église, en chrétien. » Le Pape recommandait de renvoyer, de l'armée, les gens de mauvaise vie. Pas de blasphémateurs, pas de libertins, pas d'imberbes: « tel était, dit le Père Guglielmotti, le règlement particulier de la flotte pontificale. » Don Juan d'Autriche, pour servir d'exemple, ajoute Rohrbacher, fit pendre aux vergues de sa galère, deux misérables, convaincus d'avoir proféré des blasphèmes. Lorsque Odescalchi, nonce du Saint-Siège près de l'armée, vit l'expédition en état d'appareiller, il ordonna un jeûne de trois jours, publia une indulgence plénière

============================================

 

p272  PONTIFICAT  DE  SAINT  PIE V (1566-1572).

 

en forme de jubilé, distribua aux simples soldats des Agnus Dei  bénis par Pie V, et les admit à une communion générale, où les précédaient leurs officiers.  Au dire des historiens, nulle pompe n'était comparable au spectacle de cette grande armée, lorsqu'elle leva l'ancre le 15 septembre 1571 et, par un beau jour d'automne, s'élança du port sous les rayons du soleil de Sicile. La flotte était divisée en quatre escadres : Don Juan commandait le gros de l'armée, porté à soixante  dix galères ; André Doria conduisait l'aile droite,  composée de  cinquante-quatre galères; Veniero,  l'aile gauche, formée d'un même nombre de bâtiments vénitiens ; Marc-Antoine Colonna montait la générale du Pape, soutenue par la capitane de Savoie, que commandait le comte de Ligny. La capitane de Malte et la capitane du grand commandeur de Castille étaient montées par Pierre Justiniani et par Louis de Requesens Jean de Cardonne, à la tête de dix galères, se détacha pour aller découvrir l'ennemi. On partit de Messine le 16  septembre. Au départ, sous prétexte de donner plus d'homogénéité, à la flotte, mais en réalité pour se stimuler et s'observer de plus près,  on avait intercalé dans l'ordre de marche générale, une galère d'Espagne entre deux galères de Rome ou de Venise.  On avait fait plus : ne trouvant pas les équipages vénitiens suffisamment nombreux on leur avait imposé, en supplément, une garnison de troupes espagnoles. Au point de vue de la discipline, c'était une difficulté nouvelle et un danger de plus. En cas de délit, le coupable devait être remis aux officiers de sa nation pour être jugé suivant leur code. Un officier castillan voulut empiéter sur les droits du capitaine de navire et maintint ses prétentions avec une hauteur qui provoqua l'intervention de l'amiral vénitien. Veniero ordonna de s'assurer du soldat espagnol ; l'Espagnol résista, appela ses compagnons à l'aide et blessa plusieurs Vénitiens. Veniero fit cerner les rebelles et en pendit quatre, sans même en donner avis au généralissime. A peine cette violente exécution fut elle connue que Don Juan se promit d'en tirer une éclatante satisfaction. Après avoir doublé Géphalonie les confédérés se dirigaient en bon ordre sur la côte illyrienne quand tout à coup, le mouvement s'arrête, les escadres se mêlent

===========================================

 

p273 CHAP. XV. — LA BATAILLE DE LÉPANTE.

 

les lignes se confondent, les ponts se couvrent d'armes. On est prêt à en venir aux mains et il n'y a pas d'Ottomans à l'horizon. C'est donc contre eux que les chrétiens vont retourner leurs coups ; c'est contre les flancs des vaisseaux alliés qu'ils vont diriger la proue de leurs galères, pointer leurs longues couleuvrines et braquer leurs canons. Colonna reprit son rôle de médiateur, il fit comprendre à Don Juan la grandeur d'une vraie modération ; il rappela le prix de la confiance dont il avait été investi par le Pape, au nom de la chrétienté ; enfin il montra quelle odieuse responsabilité pèserait sur sa gloire, si deux escadres réunies par l'inspiration de la fraternité chrétienne, en venaient à une lutte fratricide. A force de sagesse, il détourna de la flotte catholique, le plus grand des malheurs ou plutôt le plus grand des crimes. L'apparition de la flotte ottomane hâta l’apaisement ; la vue du Croissant rallia les chrétiens. Le sept octobre, aux premiers feux du jour, la flotte turque se déploya, comme une nuée blanche, derrière les ilots qui jalonnent l'entrée du golfe de Lépante ; elle donnait à pleines voiles sur ce champ de bataille ou Barberousse, naguère, avait vu fuir les vaisseaux de la ligue chrétienne.

 

130. La flotte turque, plus nombreuse que la flotte chrétienne, comptait deux cent vingt-deux galères, trente galions, dix-sept
cents canons, trente quatre mille soldats, treize mille rameurs et quarante et un mille galériens, environ quatre-vingt-dix mille
hommes. La flotte chrétienne comptait deux-cent-sept galères, trente naves, six galiottes, dix-huit cents canons, vingt-huit mille
soldats, douze mille marins, quarante-trois mille rameurs, environ quatre-vingt-cinq mille hommes. La flotte turque n'avait plus à sa tête ni Barberousse, décédé, ni Piali, devenu vieux ; elle était commandé par Ali-Meezzin-Zadé. Plus jeune que prudent, plus brave qu'expérimenté, il croyait que les chrétiens n'oseraient affronter son approche. Plein de confiance, il s'avançait sur une seule ligne, vaste ligne de front légèrement arquée, c'était l'ordre en croissant ; cet ordre était alors généralement adopté comme plan de bataille ; il était imposé par la nature même des galères dont l'unique puissance d'action résidait sur l'avant. Ali-Meezzin en occupait le cen-

============================================

 

p274 PONTIFICAT  DE SAINT  PIE V (1566-1572).

 

tre, doublé de sa réserve ; son lieutenant Ouloudji commandait l'aile droite ; le moine apostat Lucciale conduisait l'aile gauche. La flotte chrétienne avançait lentement dans un ordre analogue. Don Juan occupait le milieu ; il était flanqué des amiraux de Gênes, de Naples et de Florence ; puis venait la réserve espagnole du marquis Santa-Croce. Aux deux extrémités du croissant, le général en chef était appuyé : à gauche, par soixante galères du provéditeur de Venise, à droite par les galères de Jean-André Doria. Ainsi formées en ligne de bataille, ces deux grandes armées, les plus terribles qu'aient jamais portées les flots bleus de la mer d'Ionie, allaient se rencontrer à la hauteur des îles Gursolari, non loin des côtes de Morée, du rocher de Leucade et du cap d'Actium, comme si les souvenirs les plus fameux de l'antiquité eussent dû mêler, à l'ardeur de la journée, la puissance de leur aiguillon. Mais le débat, vidé jadis, sur ces mers fameuses, entre deux dictateurs, se renfermait dans la sphère des ambitions humaines : Antoine et Auguste disputaient, légion contre légion, le manteau de pourpre, les faisceaux des licteurs et la force de s'adjuger la tyrannie ; tandis que la victoire, suspendue entre Don Juan et Ali-Meezzin, allait clore une longue lutte entre l'islam et l'Évangile, la barbarie et la civilisation.

 

131. Avant de tirer le premier coup de canon; «les deux flottes, dit Félix Julien, s'arrêtèrent quelques heures pour se recueillir, pour s'admirer peut-être : de tels moments sont pleins de majesté, des milliers de rames, un instant immobiles, se tenaient suspendues sur les flancs des galères couvertes de combattants. Par une étrange décision de la fortune, des esclaves musulmans, formant l'équipage des chrétiens, faisaient des vœux pour les Turcs, en ramant pour les chrétiens ; pendant que les esclaves chrétiens, formant la chiourme des vaisseaux turcs, imploraient secrètement la victoire pour leurs frères dans le Christ, en ramant pour les musulmans. Le vent était tombé ; en ce moment des courtisans tremblants, des conseillers néfastes, les mêmes qui, à Messine, voulaient détourner don Juan d'une grande bataille, ne craignirent pas de venir essayer encore une fois, près de lui, une dernière tentative de découragement. « Une défaite, disaient-ils, allait laisser la chrétienté à la

==========================================

 

p275 CHAP.   XV.  —   LA  BATAILLE  DE LÉPANTE.

 

merci des Turcs. II était temps encore d’opérer la retraite. » En d'autres termes, ils proposaient à Lépante la continuation de l'indigne manœuvre de Jean-André Doria à Chypre, de Médéna Cœli à Djerba, et d'André Doria à la Prévéraa. Don Jean repoussa avec
indignation ces conseils de la peur et de la trahison. Pour toute réponse, il fit arborer à son mât l'étendard de la ligue, un Christ
brodé en or sur un fond cramoisi. Pour devise, il portait ces mots du Labarum : In hoc signo vinces. Cet étendard ne doit flotter que
pendant la bataille. C'est lui qui va donner le signal du combat ; et quand il se déploie, le clairon sonne sur toutes les galères, les fronts
s'inclinent, les genoux fléchissent, et, à trois reprises et à haute voix, on invoque le Dieu des armées : c'est l'ordre de Pie V. Le
Dieu des armées ! Après tout, c'est bien celui devant lequel vont paraître tant de vaillantes âmes qui ne connaissent pas le Dieu des
politiciens et des philosophes. « Par suite de la disposition des flottes en demi-lune, dit l'amiral Bouëz-Willaumez, dans son Histoire des batailles de terre et de mer, le combat commence par les ailes des deux armées, ou par les cornes du croissant ; c'est le nom
conservé par les historiens. » Les Turcs plus nombreux , par suite plus étendus, cherchent à déborder et à envelopper les chrétiens par les deux extrémités. Ils eurent d'abord l'avantage. Ainsi à droite, Ouloudji, conduit entre les rescifs et la terre par un Génois renégat, tenta sur l'aile gauche des confédérés, la même manœuvre tournante, qui, à Aboukir, donna la victoire à Nelson. Comme l'amiral Brueys, le provéditor vénitien Barbarigo s'y fit tuer sur son banc de quart ; mais, plus heureux que lui, il put, au prix de son sang, contenir la double attaque de flanc et de front dont il était l'objet. A l'autre extrémité, Jean-André Doria, avec ses cinquante galères, qui formaient l'aile droite, était loin de montrer une telle vigueur. Au premier signal, il vira de bord, mit le cap au large, et, contrairement au plan concerté, se tint, spectateur immobile, à trois milles du centre qu'il devait appuyer. Ainsi fit trois siècles plus tard le malheureux amiral qui vit, à Lissa, détruire une flotte italienne. Nul ne le sait. Exécutait-il à cette heure un plan prémédité, des promesses perfides, des instructions secrètes? Ou craignant

==========================================

 

p276 PONTIFICAT  BE  SAINT  PIE Y (1366-1572).

 

d'être débordé par la gauche des Turcs, se dérobait-il à l'ardente poursuite de Lucciole qu'il avait devant lui. Quoi qu'il en soit, une telle manœuvre pouvait perdre l'armée, Jean-André Doria fut vivement blâmé, non seulement par don Juan d'Autriche, mais par St Pie V. Le Père Guglielmotti en fournit des preuves. Toutefois il ne manque jamais une occasion pour dégager la valeur espagnole des intrigues de Philippe II : «Ne confondons pas, dit-il, le peuple avec la cour, la nation avec le prince, le fier honneur castillan et la politique du sombre Escurial. » L'auteur est un disciple de Savonarole, on reconnaît dans son livre, l'esprit et le souffle du maître (1).

 

132. J'emprunte au comte de Palloux, le récit de la bataille ; ce récit est un peu chauffé; pour une bataille, si chaude elle-même, la rhétorique, inutile à Sa Grandeur, peut lui donner quelque agrément.

 

« Don Juan arbora l'étendard donné par le Saint-Père. L'image révérée de N.-S. Jésus-Christ ne fut pas sitôt déployée que d'unanimes cris d'amour la saluèrent sur toute la ligne. Don Juan prenant alors avec lui Resquesens et Gardonne, descendit du vaisseau-amiral sur une chaloupe et alla de galère en galère, surveillant l'exécution de ses ordres, stimulant les uns du geste, les autres de la voix, et augurant partout sur son passage, de l'élan victorieux de l'armée, par les acclamations des combattants. De retour au milieu de son équipage, don Juan s'agenouilla devant l'étendard sacré, et appela, avec les expressions de la plus profonde humilité, la faveur de Dieu sur ces valeureuses milices, dévouées à l'honneur de son saint nom. Dans le même instant, les religieux, placés en tête des navires donnèrent le signal de la prière. D'un seul coup d'œil, on put voir d'innombrables rangs de soldats prosternés à la face des infidèles, attachant leurs regards sur le crucifix, demandant pieusement que le pardon de leurs péchés précédât la gloire de leur mort ; puis chacun pénétré de la pensée

------------------------------

(1) Julien. Pape et sultan, p. 22G; Guglielmotti. Hist. de la bataille de Lapante, p. 222, Bouez-Willaumez. Guerres de terre et de mer, Paris, Bumuiae, 1855:

===========================================

 

p277 CHAP.  XV.   —   LA BATAILLE DE LÉPANTE.  

 

qu'il tenait dans ses mains la délivrance de la Grèce et le salut de la patrie, se releva pour ne songer qu'à l'ennemi. — Ali prétendit à l'honneur d'ouvrir la lice, et fit tirer, le premier de son bord, une énorme pièce d'artillerie. Don Juan lui répondit par un coup de canon tiré de sa capitane. Les Turcs, alors remplissant l'air de hurlements sauvages, auxquels se joignit le bruit discordant de leur musique militaire, heurtèrent les galères de Malte, qui s'offraient à leur front. Bientôt, la lutte devint générale, la fumée enveloppa les combattants, et la confusion, inséparable d'une si gigantesque mêlée, enveloppa cette première action dans une sorte d'étourdissement, et de ténèbres. Cependant, grâce aux précautions du généralissime, ce désordre ne fut qu'apparent du côté des chrétiens et ne compromit pas leurs avantages. — Bientôt, on s'aperçut qu'un certain nombre de galères ottomanes, voulant prendre le dessus de notre aile gauche, s'était approché trop près de terre, et courait le risque de s'y briser. Siroch voulut se détacher de l'aile droite des Ottomans pour leur porter secours, mais des galères vénitiennes lui barrèrent passage, et le chargèrent en flanc avec une extrême vigueur. La retraite de Siroch, à la vue des deux corps d'armée, commença par abaisser l'orgueil des infidèles, et anima dans la même proportion la chaleur des confédérés, qui, dédaignant l'artillerie dont il s'était servi jusque-là, abordèrent les Turcs à coups de mousquets. — L'usage existait encore à cette époque de n'employer les forçats qu'à tenir la rame des galères, et Don Juan leur avait promis la liberté, s'il remportait la victoire. Il fit rompre leurs chaînes, dès que les vaisseaux furent assez approchés pour rendre inutile toute autre manœuvre que l'abordage ; et ceux-ci, dans la première ivresse de l'affranchissement, sautèrent, sans rien redouter dans les galères ennemies. Ils y portèrent un tel ravage, que Don Juan, à l'accomplissement de sa parole, joignit ensuite de généreuses récompenses. Les Ottomans recoururent aux mêmes expédients; mais leurs esclaves étaient entremêlés de chrétiens qui regardant les auteurs de leur servitude comme leurs seuls ennemis, ne se saisirent des armes qu'on leur présentait que pour les décharger contre leurs maîtres. Plusieurs galères périrent par le

=========================================

 

p278 PONTIFICAT DE SAINT PIE Y (1566-1572).

 

désespoir même de ceux qu'on y avait amassés, et la guerre intestine mêlait encore sa fureur au carnage universel. — Colonna, Veniéro et l'escadre espagnole, se battaient à l'aile, vers la pleine mer, avec le même acharnement. Don Juan, entouré de quatre cents hommes du régiment de Sardaigne, et de l'élite des gentilshommes volontaires, s'attacha au bâtiment d'Ali, que montaient à ses côtés les formidables janissaiares, et qui bientôt ne cherchèrent qu’à fuir,  comme le jeune prince ne cherchait qu'à vaincre. —Les Turcs avaient commencé la journée, gonflés de présomption et de jactance. Leur première attaque avait été terrible, mais bientôt l'étonnement ralentit leur ardeur, et le découragement s'empara des chefs, qui mesurèrent promptement  de quel invincible ardeur étaient animés ces nouveaux adversaires. Pertau, l'un des amiraux les plus accrédités parmi les Ottomans se mit à maudire tout haut sa témérité, et, en moins de trois heures, l'issue ne fut plus douteuse, quoique l'effort des combattants ne touchât point encore à son terme. — Notre aile gauche avait tourné son premier succès en une supériorité décisive. Siroch périt sur sa galère qui coulait bas, et cette perte jeta la consternation dans toute cette partie de la flotte ottomane ; Ali était mort d'un coup de mousquet, et les Espagnols, maîtres de sa galère, en arrachèrent l'étendard du commandement, pour l'arborer en trophée, et au-dessous de la bannière de Don Juan. Louchiali, chef des corsaires, en vint aux prises avec Doria, et lui coula cinq galères ; les armes chrétiennes furent longtemps tenues en échec, sur ce seul point. Il fit courir même un péril évident au capitaine génois qui par une fausse manœuvre, s'étaient encore isolé de ses compagnons, mais Justiniani et Santa-Gruz accoururent pour le dégager, firent reculer le pirate, et le contraignirent à leur abandonner la mer. Colonna captura le navire qui portait les enfants d'Ali ; Veniéro, qui courait impétueusement l'épée à la main, de la poupe à la proue de sa galère, fut blessé dans le fort de la mêlée, après avoir, lui-même, prodigué les coups. Enfin, cette bataille semblait destinée à épuiser sur les infidèles la vengeance d'un siècle de cruautés et d'insolences accumulées. La merci ne trouvait plus

===========================================

 

p279 CHAP.   XV.   —   LA  BATAILLE  DE LÉPANTE.

 

de place dans le cœur des chrétiens, entraînés par la fougue du combat. Les blessés, prêts à disparaître sous l'eau, luttaient en vain contre la mort, on les immolait sans quartier, et s'ils saississaient la rame d'un navire, on abattait   avec le sabre la main qui s'y cramponnait. La mer elle-même, couverte de cadavres, semblait les repousser de son sein, et les débris jonchaient la côte. La perte des  infidèles ne s'éleva pas à moins de trente mille hommes,  parmi lesquels on comptait à peine cinq mille prisonniers. Cent trente galères tombèrent au pouvoir des confédérés; quatre-vingt-dix se brisèrent contre terre, ou furent coulées à fond, ou consumées par le feu; huit mille  chrétiens furent  mis hors  de combat, vingt capitaines de galères vénitiennes perdirent la vie. Trois frères de l'illustre famille Cornaro,  origine  première de cette sanglante journée, périrent sous les coups de Luchiali et de ses corsaires ; Fabien  Gratiani tomba aux pieds  de  Colonna, sur  une  galère pontificale. Le poète Cervantes fut dangeureusement blessé ; Virgile Orsini, Horace Caraffa, Bernard de  Cardenas,  succombèrent les armes à la main. Barbarigo, autant regretté à lui seul, disent les témoignages contemporains, que les huit mille autres ensemble, reçut un coup de flèche dans l'œil et mourut entre les bras de ceux qui voulaient lui  arracher le trait de  la blessure.  Il eut cependant la force de demander des nouvelles du corps d'armée éloigné du sien, et,  apprenant la déroute des infidèles,  de faire signe qu'il mourrait content. —  La  nuit  et un  gros temps, qui s'éleva vers le coucher du soleil, obligèrent les vainqueurs à cesser la poursuite des vaincus. Don Juan,  partagea la flotte  entre les ports les plus prochains, prit autant de soin des blessés qu'il en avait pris  des  combattants,  et ne songea à son propre  repos qu'après s'être assuré en personne de l'état de Veniéro, et l'avoir embrassé cordialement, en le priant dans les termes les plus vifs, d'effacer de sa mémoire tout souvenir de leurs anciens ressentiments (1)».

 

123. Pie V suivait, par la pensée, la flotte catholique et se trouva

-------------------------------

(1) Falloux. Histoire de St. Pie V, t. II, p. 269 et suiv.

============================================

 

p280 PONTIFICAT  DE  SAINT  PIE V (1566-1572).

 

présent, en esprit, sur le théâtre de la bataille; sa sollicitude accompagnait tous les mouvements de la flotte et ses vœux en devançaient la marche ; nuit et jour ses plus ardentes prières la recommandaient à Dieu, son exactitude même aux affaires, que les précédentes angoisses de son pontificat n'avaient point troublée, se montrait hésitante et quelquefois on l'arrachait difficilement à sa préoccupation habituelle. Lorsqu'il jugea que les confédérés pouvaient être en mesure de rencontrer les infidèles et d'engager le combat, il multiplia ses austérités et prodigua ses aumônes. Les différentes maisons de Rome reçurent ordre de veiller et de prier, afin que les supplications s'exhalassent sans aucune intervalle au pied du Très Saint-Sacrement. Lui-même persévérait nuit et jour dans l'oraison, et, lorsque l'impérieuse nécessité du repos ou des affaires le ravissait à ses gémissements devant le Seigneur, il confiait à des hommes d'une dévotion exemplaire le soin de prier à sa place. — Un jour, le trésorier, nommé Bussoli, vint l'entretenir au Vatican selon le devoir de sa charge, et lui soumettre, en présence de plusieurs prélats, un travail important. Tout d'un coup, Pie V lui impose silence de sa main, il se lève brusquement, se dirige vers la fenêtre, l'ouvre et y demeure quelques minutes dans une profonde contemplation. Son visage, son attitude, décelaient une profonde émotion ; puis, se retournant, transporté, il s'écrie : « Ne parlons pas d'affaires ; ce n'en est pas le temps ! Courez rendre grâce à Dieu dans son église, notre armée remporte la la victoire ! » Ces mots à peine achevés, il congédia les assistants grandement surpris, et ils n'étaient pas encore sortis, que le saint pontife se précipitait baigné de larmes, à genoux dans son oratoire. Bussoli et les prélats, témoins privilégiés de ce miracle, allèrent le confier aux cardinaux les plus considérés dans Rome, et aux personnes les plus éminentes en piété. Tous ensemble notèrent le jour et l'heure de la vision du Saint-Père : septième jour d'octobre cinquième heure après midi. C'étaient bien le jour et l'heure où triomphait la croix dans le golfe de Lépante. Ranke s'exprime ainsi sur ce fait : « Le Pape était tellement absorbé dans cette grande entreprise que, le jour de la bataille, il eut une extase où

============================================

 

p281 CHAP. XV. — LA BATAILLE DE LÉPANTE.

 

il vit la victoire des armées chrétiennes » (1).

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon