Darras tome 28 p. 330
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§II. ESSAI D’INSTRUCTION ET D’EXORTATION
8. Depuis Saint Bernard les Cisterciens avaient soutenu avec un zèle infatigable la lutte pour la Foi contre les bérétiques dans le midi de la France. Innocent III lui-même investit des pouvoirs de légats apostoliques Arnaud abbé de Citeaux et ses deux disciples Pierre de Castelnau et Raoul, qu'il mit à la tête de la prédication contre les Albigeois1. En vain les trois légats avaient multiplié les travaux, prodigué les sueurs: l'œuvre de la parole semblait terminée; c'était au fer qu'il fallait demander la destruction des ronces et des épines qui envahissaient de plus en plus le champ du Père de famille. Les ouvriers évangéliques avaient laissé le découragement abattre leurs forces, ils avaient presque renoncé à toute espérance de ramener les hérétiques à l'Eglise par la persuasion. C'est que toutes les fois qu'on leur prêchait la doctrine du salut les hérétiques aussitôt répondaient par des sarcasmes et des railleries contre les mœurs dissolues des clercs: « Vous reviendrez nous prêcher ces maximes, s'écriaient-ils, lorsque votre clergé les suivra ! » C'est alors, en 1205, que parut en Provence cet homme d'une piété exemplaire, Diego, évêque d'Osma. Il retournait de Rome, où il n'avait pu obtenir du Souverain Pontife la permission d'abdiquer l'épiscopat afin de porter plus librement aux Infidèles la lumière de l'Evangile. Il était suivi de son disciple, Dominique de Guzman, dont les vertus commencèrent alors à étonner le monde. A Montpellier les deux apôtres espagnols rencontrèrent les trois légats. Diego leur fit honte d'un découragement qui était une injure à la Providence divine. Que ne rejetaient-ils plutôt tout cet appareil mondain dont ils se faisaient suivre, pour aller au-devant des peuples, à l'exemple des Apôtres, pieds nus et sans argent, entourés du seul éclat des vertus chrétiennes ! Et ces légats de répondre : «Volontiers, si d'une nouveauté si grande une personne
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1. Ixxomkt, Epist., vu, 1SB; iï, 68 et 132.
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autorisée nous ouvrait la voie en y marchant la première. » A l'instant même l'homme de Dieu, ne gardant avec lui que Dominique, renvoie sa suite en Espagne ; et les cinq apôtres, pieds nus et sans argent, comme il l'avait dit, marchent résolument à la conquête des âmes1. Arnaud les quitte un moment pour aller prendre part aux comices de son Ordre. Il en ramène douze abbés et toute une légion de religieux fermement résolus à l'observation la plus stricte de l'humilité chrétienne et du détachement de tous les biens terrestres. Ces Apôtres se divisent, pour l'évangéliser, le territoire infecté d'hérésie. Ils allaient, répandant la lumière évangelique, quêtant de porte en porte leur pain quotidien, poursuivant l'erreur partout et toujours avec un zèle infatigable. Dès lors des sigues incontestables manifestent partout la sainteté de leur mission.
9. A Caraman, dans une discussion publique, Diego écrase de tout le poids de la vérité et couvre de honte les fameux hérésiarques Baudouin et Théodoric. A Carcassonne, Gui, abbé de Vaux-Cernay, prêche en plein vent l'Evangile aux hérétiques occupés aux travaux de la moisson, et la paille rougit d'un sang miraculeux le tranchant de leur faucille. Dominique surtout porte à l'hérésie des coups terribles. A Fanjeaux2, là même où le paganisme avait autrefois établi son temple de Jupiter et le centre religieux de toute la contrée, du haut de ce roc qui domine toute la plaine, au pied duquel est déjà marquée à Prouille la place où se fondera bientôt le berceau de la célèbre famille des Dominicains, et qui prend désormais le nom significatif de Seignadou, sa parole ardente opère la conversion de neuf nobles matrones, dont l'exemple devient saintement contagieux. Les hérétiques, qui s'étaient parés jusque-là du titre de Bons Hommes, ne sont plus appelés que les ladres par le peuple indigné, et le champ où l'on ensevelissait alors leurs restes mortels, au midi de la ville, sur le chemin des Roucatels, porte encore aujourd'hui ce nom qui est une ineffaçable
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1. Cf. Aitoxyx., Chron. Mont. Seren., aun. 1224 ; apud Mexken., Script, rer. Germon., toiu. II. 2 .Fanuin Jovis.
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flétrissure, — cimetière des ladres'. A Montréal, il écrit sur un parchemin les arguments invincibles qu'il oppose à l'erreur et les livre à son adversaire pour les méditer; par trois fois les hérétiques jettent ce parchemin dans les flammes pour le détruire, et par trois fois il en sort intact. Du reste, c'est avec joie que le vaillant apôtre affronte les labeurs et les ignominies. Un jour, rendez-vous ayant été pris avec des hérésiarques pour une discussion solennelle, l'évêque de Mirepoix arrive auprès de Dominique en grande pompe et c'est dans cet appareil qu'il va se rendre au lieu désigné. «Mon seigneur et père, lui dit alors le héraut du Christ, ce n'est point en cet équipage qu'il convient de marcher au combat contre les enfants de l'orgueil. L'humilité, la patience, la piété, les exemples de vertu, voilà les instruments de victoire contre les adversaires de la vérité, et non pas un faste orgueilleux et l'ostentation de la gloire mondaine. Armés du zèle puisé dans la prière et couverts du bouclier de l'humilité, avançons-nous pieds nus contre Goliath. » L'évêque se rendit à ce pieux avis, et tous se mirent en route sans pompe et nus-pieds.
10. Comme ils allaient à la garde de Dieu, ne connaissant même pas le chemin qu'il fallait suivre, ils acceptèrent comme guide un paysan qu'à ses discours on eût pris pour un catholique zélé. C'était un hérétique. Au lieu de les mener au rendez-vous par le chemin le plus court, suivant sa promesse, il les engagea dans une profonde forêt embarrassée de broussailles inextricables. Les ronces mirent bientôt pieds et jambes tout en sang. Alors Dominique de dire, avec un joyeux entrain, qu'il voulait communiquer à ses compagnons: « Ayons pleine confiance au Seigneur, mes frères ! Il nous ménage un éclatant triomphe, puisqu'il permet qu'avant d'aller au combat notre sang efface nos péchés. » Le guide pervers se prit d'admiration pour ces hommes dont la patience et la pieuse gaîté résistaient à tous les obstacles. Se jetant aux pieds de Domi-
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1. Dans le récit de cette croisade seront consignés des faits ou relevées des circonstances qu'on chercherait vainement dans les historiens. Nous les devons, soit aux traditions locales, soit aux documents inédits qui se conservent avec ces mêmes traditions.
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nique, dont les entraînantes exhortations avaient touché son cœur, il fit l'avœu de sa malice, abjura l'hérésie et remit les pèlerins dans la bonne route. On atteiguit ainsi le lieu du rendez-vous. La prédiction de l'homme de Dieu s'accomplit : les hérésiarques furent pleinement confondus, et leur défaite amena la conversion d'un grand nombre d'âmes1. Lorsqu'Arnaud était revenu du Chapitre général de son ordre, ramenant douze abbés et nombre de moines pour évangéliser les Albigeois, un concile avait été tenu à Montpellier, en 1205, où l'on se concerta sur les moyens les plus efficaces d'arriver à la conversion des hérétiques2. Diego Azebès, évêque d'Osma, demeura environ deux années à la tête de la prédication. Avec Dominique, quand ce dernier eut converti les dames nobles de Fanjeaux, il jeta les fondements du monastère de Prouille, pour abriter contre les fureurs des hérétiques les personnes nouvellement conquises à la Foi. Puis, laissant à son disciple la direction de l'œuvre qu'ils avaient fondée ensemble, le saint évêque rentra dans son diocèse, et quelques jours après son retour Dieu l'appelait à la récompense de ses travaux, le 6 février 12073. L'appui du vertueux Foulques, évêque de Toulouse, de Bérenger, archevêque de N'arbonne et de tous les catholiques du Midi4, était acquis à Dominique dès cette époque. Il trouva de toutes parts de précieux encouragements ; au mois d'avril 1207 remonte une donation importante de l'archevêque Bérenger au monastère de Prouille5.
11. Fréquentes étaient alors des controverses devant tout le peuple assemblé entre dissidents et prédicateurs catholiques. On peut
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1 Petr.
Vallissar., Hist. Alb ; 3-7. resle.
2. jordax., Vit, S. Dominic. ; apud PP. Boitant!., die 4 Augusti, c. 1. num. 15 et 16.
3. iojiai., Maityrol. Ilispan., ad dien 6 februarii.
4. C'est à tort que Vincent de Beauvais et Guillaume de Nangis font commencer en 1207 seulement la prédication de Diégo et de Dominique ; ils sont en contradiction avec une foule de documents contemporains, dont la véracité ne saurait faire l'objet du moindre doute. A tort encore le P. Echard, dans sa Bibliothèque des PP. Prêcheurs, tom. I, page 8, recule jusqu'au 6 février 1208 la mort de Diego, par une fause interprétation des mots «œra mccxlv » inscrits sur la tombe de ce saint évêque.
5. marten., Collect, Veter. Monum, tom. VI. 437.
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se faire une idée de ces controverses par celle que Diego soutint en 1206 à Montréal contre Arnaud d'Othon. Au dire de cet hérésiarque, l'Eglise Romaine, loin d'être sainte et l'épouse du Christ, n'était que l'Église du diable, ayant pour doctrine la doctrine des démons ; elle était cette Babylone que Jean dans l'Apocalypse appelle mère des fornications et des abominations, ivre du sang des saints et des martyrs ; sa constitution n'était ni bonne, ni fondée par le Seigneur Jésus-Christ ; jamais ni le Christ ni les Apôtres n'avaient institué la messe telle qu'elle est dite aujourd'hui; les saints de l'Ancien Testament étaient voués aux flammes éternelles, et sous la loi nouvelle il ne pouvait y avoir de salut hors de la croyance des Albigeois. C'est Guillaume de Puylaurens qui nous a conservé le canevas de cette thèse d'Arnaud d'Othon ; et l'auteur ajoute: « Honte et douleur ! la dignité de l'Eglise et de la foi catholique était tombée si bas entre Chrétiens, qu'il fallait s'en remettre au jugement des laïques sur ces monstrueux blasphèmes. » Guillaume de Puylaurens tenait les détails de cette polémique d'Arnaud de Villeneuve, qui était présent à l'assemblée. On n'y conclut rien ; elle eut cependant pour résultat la conversion de cent cinquante hérétiques. Après le départ de Diego, Dominique continua glorieusement l'œuvre commencée, propageant la Foi, battant en brèche l'hérésie, fortifiant l'Eglise de ses paroles, de ses exemples et de ses miracles. Les chefs de la synagnogne satanique et les puissants complotèrent de le faire mourir. A leurs menaces il répondait : « Je ne suis pas digne du martyre, je n'ai pas encore mérité ce sort glorieux ; » et, dès qu'on lui signalait quelque endroit où lui avaient été tendus des pièges, il y volait et le traversait joyeusement en chantant les louanges du Seigneur. Cette héroïque confiance en Dieu frappait de stupeur les hérétiques; quelques-uns lui dirent alors : « Voudriez-vous nous faire accroire que vous n'avez aucune crainte de la mort? Qu'auriez-vous donc fait si vous étiez tombé en nos mains? » Et l'athlète du Christ répondait sans hésitation aucune: « Je vous aurais suppliés de ne point me tuer sur le coup, de ne point m'infliger un supplice qui m'eût promptement arraché le dernier soupir, vous conjurant de mettre sous mes yeux,
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à divers intervalles, chacun de mes membres, puis de crever mes yeux et de laisser mon tronc mutilé expirer en se roulant dans son sang, ou de lui donner la mort à loisir'. »
12. A cette soif du martyre Dominique joignait une charité envers le prochain capable de tous les sacrifices, sans en excepter celui de la vie. Comme il s'efforçait de ramener un hérétique à la foi, celui-ci finit par lui dire: «Mais je suis obligé de demeurer attaché au culte des Bons Hommes, parce que je n'ai rien pour vivre et que je ne puis pas tirer d'ailleurs le nécessaire qu'ils me donnent. » Touché de compassion, le saint apôtre résoluta lors de se vendre et de se faire serf, pour arracher à l'indigence et racheter ce serf du péché. Innocent III avait chaleureusement appuyé de ses exhortations et de son autorité cette tentative des Cisterciens et de Dominique pour la conversion des Albigeois par la parole. Il existe une preuve éclatante de cette sollicitude, entre bien d'autres, dans la lettre qu'il écrivait à cet égard en 1206 au légat Raoul de Fontfroide2. Mais le manichéisme s'était si profondément enraciné dans les âmes chez presque tous les sujets du comte de Toulouse, qu'il n'était plus permis, dans l'intérêt de la Foi catholique, de différer le recours aux armes séculières. Devant cette nécessité, le Souverain Pontife envoya comme Légat en France le cardinal Gallon, du titre de Sainte-Marie du Portique. Le légat portait au roi Philippe-Auguste et aux autres princes de pressantes exhortations à prendre les armes contre les hérétiques de Toulouse, de Cahors, d'Albi, de Narbonne, de Bézièrs et des provinces voisines. Le Pape accordait à ceux qui prendraient la croix pour cette guerre les mêmes indulgences qu'aux guerriers qui allaient combattre en Terre-Sainte3. Avant cela Pierre de Castelnau et ses compagnons se rendaient en Provence pour pacifier ce pays et obtenir le secours des Provençaux contre les hérétiques de la Narbonnaise. Pierre de Castelnau avait établi une ligue entre tous les seigneurs de Provence et Raymond de Toulouse;
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1. JORDAN. Vita S. Dominic, i, 17.
2. Innocent. Epist., ix, 19.
3 Petr. Vallissaiei. Hist. Aibkj., 11
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après avoir refusé d'y adhérer, celui-ci consentit àl a suivre lorsqu'il la vit se lever en armes contre lui. Il avait dû s'engager par serment au maintien de cette alliance. Il ne la viola pas moins en mille occasions. Pierre de Castelnau, après avoir épuisé les avertissements et les remontrances contre ces parjures continuels, fut dans la nécessité de recourir aux censures ecclésiastiques. Dès lors Raymond n'eut plus que des pensées de vengeance contre Pierre et son collègue.
13. Il feint le repentir, et par ce moyen attire les deux légats à Saint Gilles. Là, dans les conférences qui se succédèrent, tantôt le comte se montrait prêt à donner pleine satisfaction, tantôt il battait en retraite, opposant des réserves qui étaient l'équivalent d'un refus. Las enfin d'être les jouets de cette comédie, les légats déclarèrent qu'ils allaient quitter Saint-Gilles. Alors le comte proféra publiquement contre eux des menaces de mort, ajoutant qu'il ferait surveiller si bien leur départ qu'ils ne lui échapperaient ni par terre ni par eau. Et ce qu'il disait, il le fit sur l'heure en apostant ses satellites sur tous les passages. L'abbé de Saint-Gilles, les consuls et les bourgeois essayèrent en vain de l'apaiser. N'y pouvant réussir et voulant sauver son honneur malgré lui, ils donnèrent aux légats une escorte armée qui les conduisit jusqu'à la rive du Rhône. C'était à l'entrée de la nuit; les légats et leurs compagnons s'arrêtèrent pour prendre du repos. Des émissaires du comte, qui leur étaient entièrement inconnus, obtinrent l'hospitalité sous le même toit. Il ne leur fut point possible toutefois d'accomplir pendant la nuit leur sinistre dessein. Le lendemain matin, après la messe, les missionnaires se mettaient en devoir de passer le fleuve, lorsqu'un séide de Raymond se rua soudain sur Pierre de Castelnau et lui porta de sa lance un coup mortel au bas des côtes. « Puisse Dieu te pardonner comme je te pardonne? cria le généreux martyr à son assassin, en l'enveloppant dans un regard si plein de clémence qu'il le mit en fuite. Cependant les compagnons de Pierre s'étaient empressés autour de lui. Mais la blessure ne laisse aucun espoir de sauver ses jours. Il sent lui-même qu'il n'a que peu d'instants à passer en cette vie; il oublie ses souffrances
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pour exhorter ses compagnons jusqu'à sa dernière parole à continuer vaillamment cette œuvre de la conversion des hérétiques pour laquelle il vient de verser son sang. Innocent III, dès qu'il reçut la nouvelle de cet horrible forfait, fulmina l'anathème contre Raymond, délia ses sujets du serment de fidélité et livra ses terres à l'invasion 1.
14. Raymond de Toulouse avait toujours professé depuis l'enfance sentiments le plus grand attachement pour les hérétiques. Il avait dans sa suite deux de leurs coryphées, vêtus de telle sorte qu'on ne pouvait les distinguer du reste de l'entourage. Au cas ou la mort viendrait le surprendre, il voulait rendre le dernier soupir entre leurs mains, ayant la conviction que, si un évêque des Albigeois imposait les mains à un mourant, quelque souillée que fût l'âme de celui-ci des crimes les plus noirs, elle était sûre de s'envoler au paradis pour y jouir de la béatitude éternelle. Si les hérétiques lui envoyaient le moindre petit présent, il y attachait le plus grand prix. Il lui arriva souvent de se jeter à genoux aux pieds de leurs docteurs, de les entourer des marques de la vénération la plus grande, de solliciter comme une insigne faveur leur baiser de paix et leur bénédiction. Dans son palais se tenaient la nuit des conciliabules d'hérétiques. Sa bouche vomissait à tout propos de hideux blasphèmes, ou d'ignobles moqueries. S'il assistait aux divins mystères, c'était pour les tourner en dérision. Toutes les fois que l'issue d'un événement ne répondait pas à ses vœux, il ne se faisait faute de dire bien haut: « Voilà qui prouve incontestablement que celui que les Papistes disent être le créateur du monde n'est autre que le diable.» Pour les cérémonies saintes, il les avait en un tel mépris que, lorsque l'officiant se retournait vers le peuple et disait: « Dominus vobiscum, » il ordonnait à son fou d'étendre comme lui les bras et de répéter en grimaçant les mêmes paroles. Il s'était laissé fasciner par les ineptes superstitions des Albigeois au point d'ajouter foi aux songes comme à des oracles. Il dissolvait le mariage au gré de ses passions, si bien qu'au temps où Pierre de Vaux-Cernay
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1 Rob. de mont., Append. ad Sigeb., ann. 120S. — Petr. Vallissam., Ilist. Albig.i 8, II.
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écrivait son histoire, survivaient encore trois femmes que le comte avait épousées. Et cet homme perdu de débauches et de crimes était le cœur le plus déloyal qui se pût trouver, parjurant le lendemain un serment de la veille, catholique devant le danger et manichéen dès que s'était dissipé l'orage. En apprenant qu'il était excommunié de nouveau, que ses sujets étaient déliés du serment de fidélité, qu'on organisait contre lui la croisade1, que les évêques Foulques de Toulouse et Navarre de Conserans, envoyés à Rome par les autres évêques du Midi, purgeaient sa condamnation à la Cour Pontificale et poussaient Innocent aux mesures extrêmes contre l'hérésie, il eut peur : il envoya des orateurs au Souverain Pontife, promettant de donner satisfaction et sollicitant l'envoi, d'un légat pour l'absoudre.
15. expédiant son chapelain Milon, auquel il adjoignit Théodisius, chanoine de Gènes, le Pape lui dit : « L'abbé de Citeaux fera tout, et vous serez son porte-paroles. » D'accord avec les évêques, Milon ordonne au comte de Toulouse de comparaître devant le Concile qui allait se réunir à Valence. Raymond s'y rendit et promit d'obéir au légat en toutes choses. Les conditions imposées furent qu'il livrerait comme caution sept de ses principaux et plus forts châteaux, que les consuls d'Avignon, de Nîmes et de Saint-Gilles s'engageraient par serment à se considérer et à agir comme libres de toute foi et hommage envers lui s'il manquait à sa promesse, et que le comté de Melgueil serait remis à la suzeraineté de l'Eglise Romaine. Le comte avait peur, il accepta; les villes furent remises à Théodisius, qui les garda sous bonne garnison au nom du Saint-Siège. Raymond fut solennellement absous. « Il fut, écrit Pierre de Vaux-Cernay, amené nu jusqu'à la ceinture, devant les portes de l'Eglise de Saint-Gilles ; et là, en présence du légal, des archevêques et des évêques, réunis pour la circonstance au nombre de vingt au moins, il jura sur le corps du Christ et sur les reliques des saints, que les prélats tenaient exposées avec beaucoup de vénération, qu'il obéirait sans restriction
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1. Innocent. III. Epist. mi. ''•. su.
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aux ordres de la Sainte Eglise Romaine. Bientôt le légat fit passer une étole au cou du comte, et le saisissant par cette étole il l'introduisit absous dans l'Église en le frappant de verges. Or, après être entré dans l'Eglise en cet appareil, Raymond ne put en sortir par la route qui l'y avait conduit à cause de l'affluence du peuple ; il dut descendre dans les cryptes et passer devant le tombeau du bienheureux martyr Pierre de Castelnau, qu'il avait fait mettre à mort 1. » En ce moment la nouvelle de l'arrivée imminente de la croisade levée en France répandait la terreur parmi toutes les populations hérétiques du Midi ; la croisade, en effet, n'avait pas été contremandée, bien que Raymond se fût réconcilié avec l'Eglise, parce que son neveu Raymond Roger, vicomte de Béziers et de Carcassonne, et les plus puissants seigneurs de la contrée favorisaient les Albigeois. Le comte de Toulouse veut détourner cet orage de sa tête, empêcher que ses domaines infectés d'hérésie ne soient occupés par les croisés: appellant la ruse à son aide il demande et reçoit la croix des mains du légat. Sa conduite ultérieure nous dira son intime pensée dans l'occasion présente; n'en jugeons pas uniquement par le passé.
§ III. LA PAROLE EST AU GLAIVE.
16. Les principaux chefs de la croisade étaient: les archevêques de de Sens et de Bourges, les évoques d'Autun, de Clermont et de Lisieux ; le duc Eudes de Bourgogne, le comte de Nevers Pierre de Courtenay, le comte de Saint Pol cousin de Philippe-Auguste2, le comte de Bar-sur-Seine, le comte Simon de Montfort, le comte
Guichard de Beaujeu, le Sénéchal d'Anjou Guillaume des Roches, Enguerrand de Coucy, Guillaume de Ponthieu et bien d'autre.
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1 Eud. consignav. Godefb., Annal., ann.
1208. — Petr. Vailissarn., Hist
Aliig., 9-12.
2 Quaud le biographe d'Innocent III
ajoute que ce Saint-Pol avait brillé par sa valeur à la prise de
Constantinople, il perd de vue que lui-même l'a fait mourir dans celle ville,
aussitôt après l'élection de Baudouin I"
; ce que dit aussi l'histoire. Nous avons expliqué déjà, racontant
la bataille de Bouvines,
quel est le Saint-Pol dont il peut être ici question,
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L'abbé Arnaud de Citeaux ayant refusé, comme autrefois S. Bernard, de prendre le commandement en chef de l'armée, les suffrages se réunirent sur Simon de Montfort1. Hurter trace ainsi le portrait de cet illustre capitaine : « Sa famille, que la tradition faisait remonter bien haut et prétendait être alliée avec la maison royale, brillait davantage par l'éclat de son ancienneté que par celui de la richesse. Son père Simon III lui laissa la petite seigneurie de Montfort, dont le siège était sur une colline entre Paris et Chartres. Il avait hérité du côté de sa mère, sœur aînée du comte Guillaume de Leicester, mort sans enfants, du comté de Leicester. Par sa femme Adélaïde, fille de Burgard de Montmorency, Simon était allié avec cette illustre maison. En sa personne comme en celle de Beaudouin de Flandre se reflète la chevalerie de cette époque, dont Simon fut regardé comme un des types les plus Brillants. Il en représentait tous les signes extérieurs par sa haute taille, son visage agréable, sa chevelure ondoyante et les mouvements vifs et assurés de son corps; il en remplissait les conditions comme appartenant à un ordre militaire, et par sa vigilance, sa prévoyance, sa persévérance, son courage calme et réfléchi, son audace surprenante. Son affabilité, son obligeance, son éloquence et son habileté dans toutes les affaires lui donnaient une place éminente dans la société. Sa piété, son zèle pour la foi, la pureté de ses mœurs complétèrent en lui cette perfection par laquelle la chevalerie représente pour ainsi dire l'Eglise dans ses rapports avec le monde.