Darras tome 7 p. 374
§ IV. Légion Fulminante.
61. Les fureurs de l'hérésie, jointes à celles de la persécution, s'unissaient pour anéantir l'Église de Jésus-Christ. Un événement que tous les historiens sacrés et profanes s'accordent à regarder comme miraculeux, s'était cependant produit à cette époque, et paraît avoir exercé une influence réelle sur les dispositions de l'empereur vis-à-vis des chrétiens. Voici d'abord le récit
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1 Labbe, Cvncil., tom. I, pag. 599.
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d'Eusèbe : « Marc-Aurèle, dit-il, s'était engagé au milieu du territoire des Germains et des Sarmates, dans le dessein de livrer bataille à ces peuples révoltés. Mais une sécheresse extraordinaire et le manque d'eau réduisirent les troupes au désespoir. Les deux armées étaient en présence, lorsque des soldats chrétiens, appartenant à une légion encore célèbre aujourd'hui pour son attachement à la foi, et qui avait été recrutée à Mélitine 1, se mirent à genoux, selon notre coutume dans nos prières, et invoquèrent le secours de Dieu. Les ennemis s'arrêtèrent stupéfaits, pour contempler ce spectacle qui leur était nouveau et qui fut bientôt suivi d'un autre plus extraordinaire encore. On raconte en effet qu'en cet instant la foudre éclata en jets de flammes, dans les rangs des barbares et les mit en fuite, pendant qu'une pluie bienfaisante tombait abondamment sur le camp des Romains, et rendait sa vigueur à l'armée prête à mourir de soif. Or le fait est rapporté par les auteurs les plus étrangers à la foi chrétienne, de même que par nos propres écrivains, avec cette différence toutefois que les auteurs païens, en haine de notre religion, se sont bornés à enregistrer le prodige, sans en faire connaître la véritable cause, et sans avouer qu'il eût été obtenu par la prière des soldats chrétiens, tandis que nos écrivains, sans autre préoccupation que celle de la vérité, ont raconté, avec une simplicité ingénue et sincère, le fait historique tel qu'il s'est passé. Ainsi Apollinaire nous apprend que la légion, aux prières de laquelle fut due cette miraculeuse faveur, reçut de Marc-Aurèle, à cette occasion, le surnom qu'elle conserve de Fulminante 2. Tertullien cite le même fait, dans l'Apologétique,
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1 Capitale de la Cappadoce.
2. Nous ne savons pourquoi l'on s'est appuyé de ce texte pour conclure que l'Apologie de saint Apollinaire, dont nous avons parlé plus haut, fut publiée postérieurement au miracle de la légion Fulminante. Eusèbe ne dit point que cette citation soit extraite de l'Apologie du saint Docteur, qui a composé beaucoup d'autres ouvrages, tels que cinq livres contre les Gentils ; deux de la Vérité, deux contre les Juifs, et plusieurs contre l'hérésie des Cataphryges. (Euseb., Hist. eccles., cnp. xxvn, lib. IV.) Nous insistons sur ce détail, parce que, selon nous, il a servi de point de départ à un système erroné de chronologie, qui consiste à placer le martyre des chrétiens de Lyon en 177, trois ans après le miracle de la légion Fulminante, pour lequel la date de 174 est
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qu'il adressa au sénat romain ; il le confirme de plus par un argument irrécusable, car il en appelle aux Lettres de Marc-Aurèle existant encore de son temps, par lesquelles cet empereur reconnaisait, d'une part, que l'armée romaine prête à mourir de soif dans les plaines de la Germanie dut son salut à la prière des soldats chrétiens, et, de l'autre, ordonnait de punir les délateurs qui inten-
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certaine. Or, ainsi que nous l'avons déjà fait observer, l’ordre suivi par Eusèbe, dans son récit historique, est entièrement contraire à ce système. De plus, cet auteur le contredit explicitement (lib. V, cap. iv), quand il affirme que la persécution des Gaules eut lieu à la fin du règne de Lucius Antoninus Verus, lequel, on le sait, mourut en 169. Nous croyons donc qu'il y a là une véritable erreur, accréditée par la critique du XVIIe siècle. Et ce qui est plus grave, cette erreur nous paraît avoir été mise en circulation uniquement dans le but de faire rejeter comme apocryphes les Actes de saint Bénigne et de ses compagnons, mis à mort par ordre de Marc-Aurèle et sous ses yeux. En effet, Eusèbe, dans sa Chronique, à la date de l'an 174, époque du miracle de la légion Fulminante, dit positivement : « Les lettres par lesquelles l'empereur reconnaît que l'armée dut son salut à la prière des soldats chrétiens existent encore aujourd'hui. » (Euseb., Chronic.; Patrol.grœc, t. XIX, col. 561.) Il devenait évident que Marc-Aurèle, après un tel événement, officiellement reconuu par lui, n'aurait pu se constituer en personne le persécuteur de ces chrétiens auxquels il devait la vie. Aussi les martyres de Lyon et de Vienne étaient-ils considérés comme un épisode isolé qui n'avait eu aucun similaire daus les autres provinces des Gaules. Eusèbe, à deux reprises différentes affirme le contraire. Nous avons reproduit ses paroles. On n'en tenait nul compte. Les martyres de Lyon et de Vienne étaient attribués à un soulèvement populaire et local, complètement étranger à l'empereur, et qui lui aurait en quelque sorte forcé la main. Cependant la lettre des Églises de Lyon et de Vienne, citée par Eusèbe, dit formellement, qu'avant de décider du sort des confesseurs qui jouissaient du droit de citoyen romain, le gouverneur en référa à l'Empereur, et que César manda sa volonté en donnant l'ordre de les décapiter, s'ils persévéraient dans leur profession de foi. Malgré ces termes explicites de consultation adressée à l’Empereur, et de réponse sous forme de Rescriptum Cœsaris, on persista à n'y voir qu'une consultation adressée à la chancellerie impériale et une réponse du conseil de l’empire, dans lesquels l'empereur lui-même n'était point personnellement intervenu. Voilà comment l'esprit de parti et l'influence d'un préjugé dominant, peuvent aveugler la science et la détourner, comme malgré elle, de la véri- té, qui cependant doit être l'unique objet de ses recherches. Aujourd'hui, l’authenticité des Actes de saint Bénigne est un fait acquis à l'histoire. L'ordre chronologique d'Eusèbe prévaut donc sur celui des critiques du XVIIe siècle. Eu vérité, nous ne saurions nous étonner qu'Eusèbe, vivant cent ans seulement après Marc-Aurèle, ait mieux su l'histoire de ce prince, que des érudits vivant sous Louis XIV.
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p377 CHAP. III. — LÉGIOS FULMINANTE.
teraient devant les tribunaux des accusations basées sur le fait de la religion chrétienne1. » On ne saurait, je crois, se montrer plus explicite qu'Eusèbe, dans cette circonstance. Comme pour prévenir, sur les lèvres de ses lecteurs, une objection familière aux rationalistes de tous les temps, il ajoute que le pouvoir des miracles éclatait alors dans l'Église par les faits les mieux constatés, et où l'intervention du surnaturel ne saurait être douteuse. Il cite à l'appui de cette affirmation les paroles suivantes de saint Irénée : « C'est un miracle que la résurrection d'un mort; il est certain pourtant que le Seigneur et les apôtres ont ressuscité des morts. De nos jours même, il est arrivé plus d'une fois qu'une église réunie et demandant à Dieu, avec des jeûnes et des prières, de ressusciter l'un de nos frères, on vit le cadavre se ranimer et le mort rendu aux vœux des saints. Et qu'on ne dise pas que ce sont là de vains prestiges ou des opérations démoniaques. Nous en appellerions au témoignage des prophètes, qui ont prédit que tout cela devait arriver, pour confirmer l'avènement et démontrer la divinité de Jésus-Christ. C'est au nom de Jésus-Christ, Fils de Dieu, que ses vrais disciples exercent, chacun selon la grâce spéciale qu'il en a reçue, le pouvoir de faire des miracles. Les uns délivrant très-réellement et très-sûrement les possédés du démon; d'autres sont favorisés de visions divines, de la prescience de l'avenir et du don de prophétie; d'autres enfin guérissent les malades et leur rendent la santé par l'imposition des mains; ils ressuscitent des morts, et j'ai vécu moi-même de nombreuses années avec quelques-uns de ces ressuscités. Enfin il serait impossible d'énumérer toutes les grâces extraordinaires, obtenues dans l'univers entier par l'Eglise, au nom de Jésus-Christ crucifié sous Ponce-Pilate. Ces dons gratuits sont gratuitement exercés; notre Dieu les accorde comme il lui plaît, et ses ministres les dispensent sans rétribution aucune 2. » Tel est, d'après Eusèbe, le récit du prodige da la légion Fulminante.
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1 Euseb., Hist. eccles., lib. V, cap. v.
2. Ireneeus cit. ab Euseb., Hist. eccles., lib. V, cap. ni.
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62. Voici les couleurs toutes païennes sous lesquelles Dion Cassius présente le même fait à ses lecteurs : « Marc-Aurèle, dit-il, avait successivement vaincu, en bataille rangée, les Marcomans et les Iazyges l. Après des exploits sans nombre et des périls courageusement affrontés, une lutte nouvelle et terrible s'engagea contre la tribu barbare des Quades2. Une victoire inespérée couronna ses efforts, dans des circonstances où l'on ne saurait s'empêcher de reconnaître l'intervention protectrice d'un dieu. Près d'en venir aux mains, l'armée impériale se trouvait dans une situation telle qu'elle semblait devoir être complètement anéantie, lorsque, par un prodige, elle fut divinement sauvée. Les Quades avaient réussi à enfermer les légions dans des défilés sans issue. Les Romains déployaient inutilement leur bravoure, dans des escarmouches quotidiennes ; les barbares, supérieurs en nombre, évitaient soigneusement une bataille générale ; ils s'étaient saisis d'avance de tous les passages et de tous les cours d'eau, dans l'espoir de faire périr l'ennemi par la chaleur et la soif, en sorte qu'il était impossible, au camp impérial, de se procurer une goutte d'eau. Les Romains se virent alors réduits à une extrémité étrange. Décimés par la maladie 3, ou succombant à leurs blessures, sans aucun secours possible, ils demeuraient, l'arme au bras, sous les rayons d'un soleil implacable, dévorés par les ardeurs de la soif, sans pouvoir ni livrer une bataille, ni sortir du lieu qui leur avait été assigné pour tombeau. Il ne leur restait plus qu'à mourir à leur poste, quand tout à coup des nuées épaisses, subitement amon-
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1 La tribu des Marcomans occupait les deux rives de l'Elbe (Albis), dans les monts Hercynieus; celle des Iazyges, établie à la fois sur le Tanaïs (Don), le Borysthène (Dnieper) et l'ister (Danube), a laissé son nom au district actuel d'Iazygie, dépendant des États autrichiens, dans le royaume de Hongrie, entre le comitat de Pesth à l'ouest, et celui de Leverch à l'est.
2. Les Quades, établis à l'est des Marcomans, étaient une division de la grande nation des Suèves. Ils occupaient la Moravie actuelle, c'est-à-dire les cercles de Brunn, Olmutz, Hradiscb, Préreau, Iglau, Zuaïm, qui, joints à ceux de Moravie et Troppau et de Teschen, forment la province autrichienne de Silésie.
3. C'est une allusion à cette épidémie dont nous avons décrit plus haut les ravages, et qui s'était acclimatée dans le monde romain.
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celées dans les airs, non sans l'intervention manifeste d'un dieu, éclatèrent en torrents de pluie. On prétend qu'un mage égyptien, Arnuphis, que Mar-Aurèle avait attaché à sa suite, invoqua Mercure (Thoth), ce dieu qui préside aux nuages et les autres divinités sur lesquelles il exerçait, par ses incantations, un pouvoir magique ; il en arracha ainsi la pluie bienfaisante qui sauva l'armée. Lorsque les premières gouttes commencèrent à tomber, tous les Romains, levant la tête, les aspiraient la bouche ouverte ; ils tendirent ensuite leurs casques et leurs boucliers, pour étancher leur soif plus à l'aise et abreuver leurs chevaux. Il y eut des blessés qui burent leur propre sang, mêlé, dans leurs casques, à l'eau du ciel. Le désordre, occasionné par là dans les rangs, fut tel que les barbares, voyant tous les soldats débandés, saisirent cet instant pour fondre sur les légions ; mais une grêle intense, accompagnée de violents éclats de tonnerre, les repoussa. On vit alors des torrents d'eau et de feu se précipiter à la fois du haut du ciel ; l'armée impériale buvait en combattant, et les barbares, atteints par la foudre, étaient brûlés vifs. La foudre respectait les Romains, ou, si la flamme en atteignait quelques-uns, elle s'éteignait aussitôt : au contraire, la pluie même se changea, pour les barbares, en une sorte d'huile bouillante qui dévorait leurs chairs. Inondés par ces torrents de feu, ils cherchaient de l'eau, pour en éteindre l'ardeur; on en vit s'ouvrir les veines pour étancher dans leur sang cette combustion étrange. D'autres vinrent chercher un refuge au milieu des Romains, parce que, là seulement, la pluie avait conservé sa vertu réfrigérante. Marc-Aurèle eut pitié de ces malheureux, et ordonna de leur sauver la vie. Les légions l'acclamérent Imperator pour la septième fois, sur le lieu même du prodige. Il était d'usage que ce titre ne fût accepté qu'après la ratification du Sénat. Mais la circonstance était si extraordinaire que l'acclamation des soldats fut acceptée sur-le-champ, comme venant d'un dieu, et l'empereur écrivit au Sénat pour l'informer du fait. Ce jour-là, Faustine reçut le titre de Mère des légions1. »
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1 On nous pardonnera de reproduire ici tous les textes, in extenso. Le mi-
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p380 PONTIFICAT DE SAINT ELEUTHERE (170-183).
63. Xiphilin, qui nous a conservé ce précieux fragment, y ajoute les observations suivantes : « C'est ainsi que Dion s'est exprimé. Volontaire ou non, il commet là une grave erreur. J'incline à la croire volontaire, car Dion n'ignorait pas l'existence de la légion Fulminante, qu'il cite, sous ce titre, dans le recensement général des légions, il savait parfaitement aussi l'origine de ce titre, conféré à l'occasion même du prodige. Ce ne furent donc point les incantations du mage Àrnuphis qui sauvèrent l'armée et
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racle de la légion Fulminante a été tellement controversé que le lecteur doit avoir tous les renseignements sous les yeux, pour bien juger la question. lgitur Marcus multis magnisque prœliis faclis. adiiisque periculis, Marcomannos et Iazygas subegit. Post hœc ei prœlium acre, bellumque magnum cum iis qui Quadi appellantur fuit : quo ex bello Victoria prœler spem, vel potius dei beneficio féliciter consecuta est; prop'.erea quod Romani, quum essent in prœlio, atque in maximum periculum venissent, mirabiliter sane ac divinilus conservati sunt. Quum enim inlerclusia Quadis in locis oppartunis, conserti pugnarent fortiter, aique intérim barbari differrent prœlium, sperantes eos calore et siti perituros, quos circum occupalis locis omnibus sic concluserant (erant enim multo plurcs, ut aquam habere nullo pacto possent ; quumque Romani in tantas difficultates {nourrissent ut morbo, vulneribus, ardore solis, ac siti vexarentur, nec ob eas res pu-gnare possent aut alio secedere, sed in acte stantes, atque iis in locis comtituti ardèrent : multœ nubes derepente ita coactœ sunt, ut maximus imber ceciderit, non sine dei beneficio. Fama est Arnuphin, magum /Egyptium, qui cum Marco erat, Mercurium prœsertim illum qui est in tiere, aliosque dœmonas quibusdam artibus magicis invocavisse, ac per eos pluviam extorsisse. Romanos, quum primum pluvia caderet, omnes suspexisse in ccelum, eamque in ora récépissé; deinde scutis galeisque subjectis, inde sorbsisse largiter,equisque ad bibendum dédisse. Quumque barbari fn ipsos impetum facerent, eos simul bibisse et pugnasse; compluresque saucios sanguinem infusum in galeas simul cum aquâ absorbuisse. Hi propterea gravia damna accepissent, urgentibus hostibus, qubd magna ex parie in bibendo erant occupai!, nisi vehemens grando, complnraque fulmina in hostes cecidissent. ltaque videre licebal in eodem loco aquam ignemque simul de caelo cadere, atque ob eam causant valcre alios et bibere, exurique altos ac prorsus interire. Non at-Ur.gehat ignis Romanos, aut si forte inlerdum cum eis misceretur, extinguebatut rubito ; neque imber juvabat barbaros, sed eos non secus inflammabat atque oleurr. ut aquam requirerent, pluvia perfusi; infligèrent que pars sibi vulnera, quo igner. sanguine restinguerent ; pars confugerent ad Romanos, quesi illis tantummodo aqua saluiaris esset : ita ut eorum Marcus etiam misertus sit, eoque facto a mili-bus septimùm linperator appellutus. Quod etsi admitiere non consueverat prius quant esset decretum a senatu, tamen non repudiavit quasi id divinilus acciperet : de quo etiam ad senatum scripsit. Faustina quoque Mater legionum appellata est, (Dio Cass., )ib. LXXI, Marc. Ant. Philos., Francofurti, 1592, j>ag. S10-S12.)
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p381 CHAP. III. — LÉGION FULMINANTE.
mirent en déroute les barbares. Voici comment les choses se passèrent. Marc-Aurèle avait une légion composée de soldats recrutés dans la province de Mélitine, où tous les habitants adorent le Christ. Au moment où l'empereur, ne sachant quel parti prendre, et tremblant pour le sort de l'armée, flottait dans l'irrésolution, le préfet des gardes prétoriennes l'aborda et lui parla, dit-on, en ces termes ; On prétend qu'il n'est rien que les chrétiens ne puissent obtenir de leur Dieu, par la prière. Or, il y a dans l'armée une légion composée de soldats qui tous appartiennent à cette religion. — Marc-Aurèle saisit cette lueur d'espérance; il vint en personne demander aux soldats chrétiens d'implorer le secours de leur Dieu. Ils le firent, et leur prière fut subitement exaucée ; la foudre éclata sur-le-champ parmi les rangs des barbares, pendant qu'une pluie bienfaisante rafraîchissait les Romains. Marc-Aurèle demeura stupéfait à la vue de ce prodige. Il publia un édit en faveur des chrétiens, et décerna à la légion le titre de Fulminante. On dit que la lettre impériale, écrite à cette occasion, existe encore. Les auteurs païens conviennent tous de l'existence d'une légion dite Fulminante, mais ils se sont abstenus de faire connaître le motif de cette dénomination 1. » La réticence que Xiphilin reproche à
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1 Hcec quidem a Dione de his dicunlur, sed is mihi mcntiri videtur, volens an. invitus, nescio; voleniem magis arbitrer; quum non ignore* legionem miliium, quœ fulminatrix appellatur proprio nomine, (ejus enim mentionem facit in recensione xeterarum) ex nulla alia causa [neque enim alia circumfertur) quam ex eu, quee in isto bello accidit, id nomen accepisse : qum causa tune etiam Romanis salutis, iarbaris exitii fuit, non Arnuphis ille magus> quum nusquam memoriœ proditum sit. Quod igitur in hâc re dico, taie est : Quum ilarcus legionem unam haberet es militibus Melitenis (hi omnes Christum colunt) ad eum prœfectus prœ'arianorum venit, nescientem in illo prœlio quid consilii caperet, timentemque ton xercitui, tique fertur dixisie : Ni/iil esse quod ii qui Chrislian'i .sminantur, precious impie-Irare non possint; esseque legionem unam in exercitu hominum hujus generis. Qua re cognita, Morcum ab iis petiisse ut Deo suo supplicarent. Quod quum fecisseni Deum eos exaudisse subito percuss-'sseque hostes fulmine, ac Romanos pluvia recréasse. His rébus Marcum vehementer obstupefacium, ediclo Christianos honora affecisse; ipsamque legionem Fulminatricem appellasse. Âtquehis de rébus epistoia ilarci extare dicitur. Grœci (Pagani) quidem sciunt eam legionem Fulminatricem uppellari, ejusque rei testes sunt : causam vero, car ita appellata sit, non dicunt. (Xipiiilin. ia Diou. Cass., eod. loce.)
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p382 PONTIFICAT DE SAINT ELEUTIIÈRE (170-183).
Sion Cassius est encore plus sensible dans le récit de Jules Capitolin. Voici comment s'exprime ce dernier : « Toutes les tribus barbares, depuis l’Illyrie jusqu'aux frontières de la Gaule, Marcomans, Norisques, Hermondures, Quades, Suèves, Sarmates, Latringes, Buriens, Vectovalles, Sosibes, Sicobates, Roxolans, Bastarnes, Alains, Peucins, Costoboques, s'étaient levés en armes. Mare-Aurèle en triompha par son courage. Il fit admirer sa clémence envers les vaincus; il peupla le sol romain d'une multitude infinie de colons enlevés aux barbares; on le vit, par l'efficacité de ses prières, attirer la foudre du ciel, pour écraser les ennemis, et faire descendre une pluie bienfaisante sur son armée prête à périr de soif. Marc-Aurèle avait conçu le projet de créer deux provinces romaines, l'une de Marcomannie, et l'autre de Sarmatie. Il eût exécuté ce dessein, sans l'insurrection d'Avidius Cassius en Orient1. » Nous sommes reconnaissants à Jules Capitolin du soin qu'il a pris d'énumérer ici, dans une liste aussi complète, des noms qui, pour ses lecteurs, n'avaient d'autre attrait que celui de leur nouveauté barbare, comme seraient aujourd'hui pour nous ceux des peuplades du Japon et de la Cochinchine. L'Europe moderne a pour ancêtres tous ces barbares, recensés, au courant de la plume, par l'historien latin. Quoi qu'il en soit, nous sommes bien forcés de convenir que Jules Capitolin laisse singulièrement à désirer, quand, après une liste si détaillée, il passe légèrement sur un fait aussi considérable que celui d'un César romain appelant à son gré la foudre sur la tête de ses ennemis, et commandant aux nuées du ciel d'abreuver ses soldats mourants de soif. Nous avons le droit de trouver insuffisante cette prétention oratoire, et nous ne sommes que trop fondés à y reconnaître la
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1. Génies omnes ab Illyriei limite usque ad Galliam conspiraverant, ut Marco-manni, Norisci, Hermunduri et Quadi, Suevi, Sarmatœ, Latringes et Buri, hialiique cum Vectovalis, Sosibes, Sicoboles, Rhoxolani, Bastarnœ, Alani, Peucini, Costoboci... hlurcus œquitatem etiam circa captos hosles custodivit ; infiiiitos ex gentilibus in ftomano solo collocavit; fulmen de ccelo precibus suis contra hosiium machina-tnenlum intorsii, suis pluvia impelrata, cum siti laborarenU Volv.it Marcomanniam provinciam; voluii etiam Sarmutiam facere; ei fecissei, nisi Avidius Cassius rc Oellosset in Oriente. (Jul. Capitolin., in Marc. Avrel.)
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p383 CHAP. III. — LÉGION FELHINANTE.
conspiration du silence, organisée par les auteurs païens, et qu'Eusèbe nous avait signalée. La poésie des idolâtres se soumit scrupuleusement à la tactique des prosateurs. Volci les vers que la muse de Claudien, par un effort d'adulation rétrospective, effeuillait sous les pas de Marc-Aurèle, le long de la voie triomphale qui conduisait ce prince au Capitule, à l'époque de son retour à Rome 1 «Tu reviens, clément empereur, appelé par les vœux du peuple à prendre place dans les temples que la patrie reconnaissante t'a élevés. Une pluie de flammes a dévoré l'ennemi ; les coursiers qui portaient les barbares, sentirent leurs flancs consumés par un feu inextinguible ; le guerrier stupéfait arrachait de sa tête son casque embrasé; le fer des lances fondait au contact de la foudre, et l'épée se vaporisait dans le fourreau. Ce fut un combat où le ciel fit tout, et ne voulut point laisser aux mortels l'honneur de se servir de leurs armes. Les incantations magiques de la Chaldée avaient armé les dieux, ou plutôt ta piété, sublime Marc-Aurèle, avait mérité cette faveur insigne de Jupiter tonnant ! » Assurément, ces vers sont beaux, quoique ampoulés; mais on y cherche vainement le mot de l'énigme. Le miracle y est peint d'une façon saisissante; la cause du miracle flotte incertaine, entre les incantations des mages Chaldéens et la piété toute-puissante de Marc-Aurèle. Nous
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1. Claudien, poète païen, vivait deux siècles après Marc-Aurèle. La prosopopée que nous citons de lui était une comparaison flatteuse à l'adresse de Stilicon, premier ministre d'Honorius :
Non tantis pairiœ studiis ad temp/a vocatus Clemens Slarce redis : cum gentibus undique cinctam Exuit Hesperiam paribus Fortuna periclis. Laus ibi nulla ducum; nom flammeus imber in hostem Decidit : hune dorso trepidum flammanle ferebat Ambustit! sonipes : hic tabescente solutus Subsedit galea : liquefactaque fulgure cuspis Canduit et subitis fluxere vaporibus enses. Tune contenta polo, mortalis nescia teli, Pugna fuit. Chaldœa mago seu carmina rilu Armavere deos : seu (quod reor) omne Tonanlii Gbsequium Marei mores potuere mereri.
(Claudian., In sexto Bonotii Consulatu., ho. l.j
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p384 M5TIFICÀT DE SAINT ELEuTHÈRE (170-185).
ne sommes guère mieux renseignés, sur ce point capital, par Suidas, qui attribue à un enchanteur, nommé Julien 1, le prodigieux effet de magie que Dion Cassius rapporte à l'égyptien Arnuphis. Pour compléter la série des témoignages empruntés aux auteurs païens, nous enregistrons encore les paroles du rhéteur Thémistius, dans son discours sur la Reine des vertus 2, adressé à l'empereur Théodose. Plus expert dans l'art oratoire que dans la science chronologique, Thémistius confond Marc-Aurèle avec son prédécesseur, Antonin le Pieux. Les erreurs de ce genre sont fréquentes parmi les écrivains du Bas-Empire, et si l'on eût pris la peine de les relever, on n'aurait pas accordé si longtemps confiance à saint Grégoire de Tours, qui donne l'empereur Dèce pour successeur immédiat aux Antonins3. Quoi qu'il en soit, voici comment s'exprime Thémistius : « L'autocrate de Rome, Antonin, qui mérita le surnom de Pieux, se trouva un jour enfermé avec son armée dans un défilé sans issue, et prêt à mourir de soif. Le prince, levant alors les mains au ciel, s'écria : Auteur de la vie, je vous implore, et j'élève vers vous avec confiance ces mains qui n'ont jamais ôté la vie à personne ! — Cette prière toucha le cœur de la divinité ; à l'instant même, des nuages épais obscurcirent le ciel et éclatèrent en pluie sur les soldats 4. » Thémistius ajoute qu'il avait vu cet épisode représenté dans un tableau où l'empereur était peint à la tête de son armée, dans l'attitude de la prière, pendant que les soldats tendaient leurs casques pour recevoir la pluie qui tombait du ciel, et buvaient à longs traits cette eau miraculeuse5.
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1. Suidas, in verbo Julian. 2. — 2. Ti{ ^ pajiXixwcân) tûv àpsT<3v.
« Cf. tom V de cette Histoire., pag. 519-524.
3. ^VTcovbtp Ttô Pcdjiaîtov O'jToxpâTOpi, à> toûto aùxi ëîttovûnov à Eùaeë^ç fy, tow rrpateyttaTo; ùti Sî^/ou; aÙT(p meîojiêvov, àvatrxcûv t<!> xe'Ps à (3a<7e).£Ù{ wpèi xà> tùpavôv : TaÛTij, ï<fi), x-ri xtl?^ npoutpe<Ji|«iv as xai ExÉTSuaa xôv Çwrjî ôoTÏjpa, ■Jï»r,v fix àïeiXôjiïiv. Koci oOt» xax^SEaa xôv Oeôv x^j eOxï> ûctte è£ aîSpt'aç ■rçXOov vcspôuu OSpojopoùffai toî; txxpaxicôxaiç. (Theaiist., citât, ab Henric. Vales., notisincap. V; lib. V, Histor eccles., Eusebii; Patrol. grœc, tom XX, eol. 442.)
4. Addit Thémistius vidisse se pictam in tabula hujus rei imaginent i imf#?Ho* rem quidern in acte deos precantem; milites vero galeis imbrem excipie%fes et aquam ccrlitus missam bibentes. (Henric. Valet.. loc. citât.)
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p385 CHAP. III. — LÉGION FULMINANTE.
64. Nous n'avons plus le tableau décrit par Thémistius, mais il nous reste un autre témoignage irrécusable, gravé sur le marbre de la colonne Antonine, qui a survécu à toutes les révolutions, et que Sixte-Quint a fièrement couronnée d'une statue colossale de saint Paul. Un bas-relief, taillé dans des proportions gigantesques, y rappelle le prodige auquel l'armée victorieuse dut son salut, dans les défilés de la Germanie. Un Jupiter Pluvieux, c'est le nom qu'on est convenu de donner à la figure principale, domine toute la scène. Il a les bras complètement étendus en forme de croix, particularité très-curieuse, et dont nous ne connaissons aucun autre exemple dans les sculptures païennes. Si, comme nous n'en doutons pas, cette attitude, inusitée dans les bas-reliefs mythologiques, fut copiée sur celle des Orantes chrétiens, c'est la condamnation la plus flagrante par un monument de date incontestable des crucifix dits Jansénistes. Tous les autres détails tranchent également sur les représentations traditionnelles du Jupiter païen. Celui-ci porte deux ailes déployées, qui dépassent la longueur de ses bras étendus. Il n'a point les cheveux ras, ni la barbe courte et frisée; sa longue chevelure, partagée sur le milieu du front, à la manière juive, retombe en boucles sur ses épaules ; sa barbe, démesurément longue, au point qu'elle laisse tout le reste du corps dans une ombre portée qui le dissimule entièrement, ressemble évidemment à celle des prophètes hébreux; enfin, le type même de la figure, le front ouvert, les sourcils largement arqués, les grands yeux comme en Orient, tout rappelle non pas le Jupiter des Grecs et des Romains, mais les peintures contemporaines où les artistes inconnus des catacombes traçaient l'image du Père éternel. Des deux bras et des deux ailes de cette figure s'échappent des torrents de pluie et des éclats continus de foudre, qui partagent, en deux parties fort distinctes, la scène du premier plan. A droite, les sol-
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1. Nous avons écrit cette description à Rome, en face du monument lui-même. Dans l'impossibilité où nous sommes de le mettre sous les yeux du lecteur, nous renvoyons au dessin assez incorrect, mais pourtant exact comme ensemble, qui en a été donné dans les Annales de Baronius (Tom, a, •d ann. 176.)
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p386 PONTIFICnT DE SAINT EtSUTHERE (170-185).
dats
romains, le bouclier en avant, s'élancent contre l'ennemi. Le jets lumineux de
la foudre s'arrêtent et se brisent au-dessus d leur tête, que la pluie seule
inonde. A gauche, le tonnerre prolonge ses éclats au milieu des rangs des
barbares. Ceux-ci tomben frappés des feux du ciel ; ils gisent à terre, sans
que la lance de Romains ait pu encore les atteindre, et leurs chevaux éperdu bondissent
dans d'effroyables convulsions. L'effet général est bien celui que voulait un
artiste chargé de représenter un prodige. On ne peut s'y méprendre, et l'on
conçoit parfaitement que le soir de cette journée, Marc-Aurèle réfléchissant à
tous les événements de sa vie, commençât le premier chapitre de ses Pensées,
intitulé : Faveurs que j'ai reçues du ciel. Il le termine par ces
paroles significatives: « Tous ces heureux événements ne peuvent être arrivés que
par la faveur spéciale des dieux et par une suite des dispositions de la
Providence. Ceci a été écrit dans le pays des Quades sur la rivière de Gran, en
Hongrie; c'est le premier recueil de mes
pensées 1. »