St Basile 1

Darras tome 10 p. 393

 

§ II. Œuvres de saint Basile.

 

9. L'univers catholique éclata en applaudissements à la nouvellede ces victoires. Saint Ambroise écrivait à Gratien : «Jour et nuit,je lisais les bulletins de votre marche triomphale. Ma pensée vous suivait à chaque campement, je priais pour vous, ou plutôt je priais pour le monde romain tout entier, en demandant à Dieu le succès de vos armes. Ce n'est point ici le langage de l'adulationv je sais que vous ne l'aimez pas ; d'ailleurs il ne conviendrait point à mon caractère épiscopal. Je ne fais que vous témoigner la juste reconnaissance des services que vous avez rendus à l'Église et au monde. Dieu m'est témoin, ce Dieu que vous servez d'un cœur généreux et sincère, que j'admire surtout en vous la foi, la grandeur d'âme et le dévouement héroïque. C'est à vous que l'Église est redevable de la paix dont elle jouit ; vous avez imposé silence aux hérétiques, puissiez-vous les avoir convertis 1! »

 

10. Gratien méritait de pareils éloges. L'édit qui rappelait tous les évêques exilés avait réellement effacé les traces de la persécution de Constance, et mis fin à l'existence officielle de l'Arianisme.  Les difficultés pratiques qui se rencontrèrent alors disparurent
presque toutes devant le désintéressement des prélats orthodoxes. Il y eut de leur part des traits d'abnégation vraiment héroïques. Ainsi Eulalius, évêque d'Amasée, dans le Pont, offrit au prélat arien qui occupait son siège de le lui céder canoniquement, s'il consentait à embrasser la foi romaine. Cet exemple fut suivi par un grand nombre d'autres évêques d'Asie. Saint Damase, pour remercier Gratien de la faveur qu'il accordait à la religion, rassembla à Rome un concile nombreux (378), qui vota des actions de grâces aux deux empereurs d'Occident, Gratien et Valentinien le

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1. S. Ambroe., Epist. xxvi.

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Jeune. Gratien ne s'en tint pas là; il prit des mesures sévères pour
réprimer les intrigues de l'antipape Ursicinus; il ordonna que tous
les évêques condamnés comme hérétiques par saint Damase seraient
conduits à Rome, pour faire leur soumission entre les mains du
pape, et ne pourraient conserver de juridiction qu'après avoir été
réhabilités par lui. Ainsi, la suprématie de l'Église de Rome devenait une loi de l'empire. L'Arianisme vaincu n'osait plus lever la
tête. Il n'en subsista qu'une branche, qui s'étendit chez les nations
du Nord. Le venin de cette hérésie se communiqua des Goths aux
Gépides, leurs voisins, et ensuite aux Vandales. Il s'introduisit
par ces derniers chez les Burgondes (Bourguignons), où nous
le verrons résister encore quelques siècles aux efforts de la papauté.


11. La joie de l'Église, dans ce concours d'heureux événements, ne fut troublée que par la mort de saint Basile (1er janvier 379). Toute la terre le pleura comme le docteur de la vérité et le boulevard du catholicisme en Orient. Pour bien comprendre le vide que la perte de ce grand homme laissait dans le monde, il faut se rendre compte de la place qu'il y avait occupée, du rayonnement de sa vertu, de son éloquence et de sa gloire. Ses luttes triomphales comme métropolitain de Césarée, comme réformateur du clergé de Cappadoce, comme antagoniste de l'empereur Valens, ne forment qu'une faible partie de son histoire. Son talent oratoire, admiré de Libanius; la constance de son amitié avec saint Grégoire de Nazianze; la fermeté de son caractère vis à vis de Julien l'Apostat, ces grandes choses, qui suffiraient à illustrer toute autre vie, n’étaient en quelque sorte que des épisodes dans la sienne. Ce qui fit surtout la supériorité de Basile, ce qui jeta sur sa personne un éclat incomparable, ce fut le sens profond qu'il eut de la vie spirituelle et la pratique constante des vertus monastiques dont il est demeuré l'un des plus admirables législateurs. Les vues de Basile à ce sujet, exposées dans le recueil intitulé Ascetica, comprenant les petites, les grandes Règles et les Constitutions monastiques, mériteraient encore aujourd'hui d'être méditées par les hommes d'état. « En présence des désastres sans nombre qui

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affligent notre société, disait Basile, je me suis demandé maintes fois quelle pouvait être la cause d'une pareille décadence. Longtemps j'ai réfléchi sur cette situation lamentable, et mon esprit, partagé entre des pensées contradictoires, demeurait en suspens. Mais enfin je me suis souvenu de la parole inscrite au livre des Juges: «En ce temps-là, il n'y avait pas de roi en Israël. » Ce mot me fut une révélation. J'en fis à notre époque une application inattendue et effrayante, mais pourtant très-véritable. Je vis en effet que les peuples restent dans l'ordre et une paix harmonieuse tant que tous obéissent à un seul, et qu'au contraire tout devient désordre et anarchie lorsqu'il n'y a point de maître, ou que tous veulent commander. Je vis que chez les abeilles, par exemple, la ruche entière, par une loi de nature, se range sous les ordres d'un roi. Or si la ruche, parce que tous y dépendent de la volonté d'un seul, vit dans la concorde et la paix, manifestement là où manque un chef, nous devons rencontrer les dissensions et le trouble1. » Telle est la donnée fondamentale de saint Basile. Quand il se plaint que l'univers manque de roi, il n'entend évidemment point parler d'un souverain temporel quelconque. On n'en manquait point alors. Après Constance, Julien; après Julien, Jovien, puis Valentinien, Valens, et tant d'autres. Mais la royauté spirituelle des âmes, celle dont Basile voulait rétablir la souveraineté plénière et absolue, l'Église de Jésus-Christ, lui apparaissait combattue par le paganisme, divisée par l'hérésie, fractionnée et asservie par toutes les ambitions des Césars, les convoitises des grands, l’in- différence des peuples. Voilà pourquoi il appliquait à son temps le mot de l'Écriture : « Il n'y avait point de roi en Israël. » Inutile d'ajouter qu'aux yeux de saint Basile, l'Église n'était point, ainsi qu'on l'a prétendu depuis, une république aristocratique, mais une véritable monarchie gouvernée, sous les ordres de son chef invisible Jésus-Christ, par un chef visible qui est le pape. Nous avons vu également que Basile n'entendait pas le gouvernement local des diocèses dans le sens d'un presbytérianisme égalitaire, mais qu'il

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1. S. Basil., Ascetica, Procemium de judicio Dei.

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revendiquait pour les évêques dans leurs églises un pouvoir de juridiction, d'ordre et d'administration, supérieur de plein droit à toute compétition sacerdotale, et ne relevant que du souverain pontife.

 

12. Dans la pratique sociale, la maxime de Basile équivaudrait exactement au règne de Jésus-Christ, maintenu dans le monde par le double pouvoir temporel et spirituel, comme par deux organes réguliers, distincts sans rivalité, unis sans confusion, et relevant ensemble du même principe, de la même loi, du même Dieu. Cette théorie n'était guère celle de Constance, encore moins celle de Julien l'Apostat. Mais elle devait être celle de Théodose, et l'on pourrait assez justement attribuer au métropolitain de Césarée la gloire d'avoir préparé ce grand règne. En attendant, saint Basile appliqua dans l'ordre religieux les idées gouvernementales qu'il signalait à l'attention de ses contemporains.

L'Orient était partagé sur la question de savoir s'il fallait accorder la prééminence à la vie érémitique sur celle des cénobites. De nos jours, le même problème s'agite encore, avec quelque modification dans la forme. L'esprit moderne, assez analogue à celui du paganisme expirant, admet volontiers les ordres religieux actifs, mais il répudie a priori les ordres purement contemplatifs. Il n'est pas sans intérêt de reprendre à distance la solution de saint Basile. Voici comment il posait la question : « Nous voudrions savoir s'il faut que celui qui se sépare du monde demeure seul avec lui-même, ou bien s'il lui convient de vivre avec des frères du même sentiment que lui et qui se proposent également comme but le service de Dieu. — Réponse: Je ne doute pas que la vie commune ne soit de beaucoup préférable. Le Dieu qui nous a créés a voulu que nous eussions besoin les uns des autres, afin que nous restions mutuellement attachés. D'ailleurs la charité du Christ ne permet pas qu'un homme ne pense qu'à lui-même. Or, celui qui vit entièrement seul n'a d'autre fin que son propre salut; ce qui est évidemment contraire à la parole de l'Apôtre qui se faisait tout à tous pour gagner le plus grand nombre possible d'âmes à Jésus-Christ. Dans une retraite absolue, l'homme ne reconnaîtra pas facilement ses défauts, parce qu'il n'a

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personne pour l'en avertir. Ne trouvant à quoi exercer sa vertu puisqu'il a éloigné de lui la matière et l'occasion de tous les commandements de Dieu, il ne connaît ni ce qui lui manque encore, ni les progrès qu'il peut avoir faits. Comment pratiquer l'humilité, quand on n'a personne devant qui s'humilier? la charité, quand on ne voit jamais un être souffrant? la patience, quand nul ne vous résiste? Nous lisons dans l'Évangile que le Seigneur, voulant donner le modèle de l'humilité parfaite, ceignit ses reins, lava les pieds des apôtres, les essuyant de ses mains divines. 0 solitaire ! de qui laverez-vous les pieds? De qui vous ferez-vous le serviteur? Comment choisirez-vous d'être le dernier, quand vous êtes seul ? L'Écriture vante l'excellence du parfum qui tombait de la barbe d'Aaron, se répandant jusque sur la frange du manteau pontifical. Or, ce parfum exquis n'est autre chose, dit le Psalmiste, que la vie en commun des frères habitant sous le même toit. Mais la solitude n'a rien de semblable. Disons-le donc. La vie commune, le cénobitisme, voilà la véritable arène de la perfection chrétienne, la voie du progrès, le gymnase de la vertu, la sincère pratique de la loi du Seigneur1. » A prendre isolément la réponse de saint Basile, on pourrait croire que ce grand maître de la vie spirituelle répudiait absolument l'érémitisme, et qu'il donnait pleine raison aux détracteurs modernes de la vie solitaire et contemplative. S'il en était ainsi, malgré notre admiration sans bornes pour le génie de l'évêque de Césarée, nous n'hésiterions point à dire qu'il se trompait, et nous rappellerions la parole décisive de Notre-Seigneur, Martha, Martha, sollicita es et turbaris erga plurima. Porro unum est necessarium. Maria optimam partem sibi elegit, quœ non auferetur ab eâ.

 

13. Mais saint Basile connaissait et pratiquait mieux que personne l'enseignement évangélique. Ceux qui lui  ont fait un reproche de sa partialité prétendue à l'égard du cénobitisme, n'avaient pas pris la peine d'étudier assez complètement son œuvre. Dom Ceillier lui-même, ce critique  ordinairement si judicieux,

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1. S. Basil., Regvfa fusius tracmti£; Patr. grœc., tom. XXXI, col. 927-9ÎJ passim.

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trouvait une raison de suspecter l'authenticité des Regulœ fusius tractatae, dans la réponse en apparence si absolue qu'on vient de lire. On nous permettra de n'être point de son avis. Nous expliquerons bientôt la contradiction qui choquait la rectitude d'esprit du docte bénédictin. Ecoutons auparavant le commentaire de saint Basile sur l'incident évangélique de Marthe et Marie. «Marthe, dit-il, exerçait vis à vis du Seigneur les devoirs d'une hospitalité active, pendant que Marie, assise aux pieds du divin Maître, écoutait avidement sa parole. Les deux sœurs nous représentent les deux grands chemins qui mènent à Jésus-Christ. Chacune d'elles accomplissait un acte essentiellement bon; cependant il faut distinguer, comme excellence, entre l'acte de l'une et celui de l'autre. Marthe servait l'humanité du Fils de Dieu ; Marie la divinité elle-même. La première se faisait la servante du visible; la seconde de l'invisible. Jésus-Christ, l'Homme-Dieu, approuve le dévouement de l'une et de l'autre. Mais lorsque Marthe, accablée du labeur matériel, vient se plaindre de l'oisiveté de sa sœur et dit à Jésus : « Ordonnez-lui donc de me venir en aide! » le Seigneur répond : « Marthe, vous vous inquiétez et vous tourmentez de mille choses; une seule est nécessaire. Marie a choisi la plus excellente, elle ne lui sera point ôtée. » Comme s'il eût dit: Je ne suis pas venu sous votre toit pour y avoir un bon lit, une table délicatement servie ; je suis venu nourrir votre âme de la parole de vérité et l'illuminer par la contemplation des saints mystères ! — Tel est bien le sens de la réponse de Jésus. Il ne blâme point Marthe du labeur auquel elle s'est consacrée ; mais il loue spécialement Marie de son attitude recueillie et contemplative. C'est qu'en effet l'humanité est appelée à une double vie : la première, matérielle et par conséquent inférieure, quoique très-utile, qui regarde les soins du corps ; la seconde, plus excellente et toute spirituelle, qui s'élève à la contemplation des choses divines. Or, vous avez à choisir entre tes deux voies. Voulez-vous recevoir les hôtes, recueillir les mendiants, soulager les souffrances, tendre la main à tous ceux qui gémissent sous le poids des infirmités? faites-le et sachez que, dans la personne des malheureux, Jésus-Christ lui-même accueillera

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votre dévouement. Au contraire vous sentez-vous appelé à la sublime vocation de Marie? embrassez-la héroïquement. Laissez de côté le corps, pour élever l'âme. Abandonnez la culture des champs, ne vous préoccupez plus ni du vivre ni du couvert, asseyez-vous aux pieds de Jésus, écoutez sa parole, entrez dans le sanctuaire de la divinité. La contemplation vaut mieux que le ministère corporel. Si pourtant vous ne voulez point faire de choix exclusif, il vous est possible d'unir les deux modèles et de participer aux mérites de chacun. Sachez toutefois que la parole divine, uniquement contemplée et méditée, constitue la meilleure part. Le reste ne vient qu'à un rang inférieur 1. »

 

14. On ne pourrait imaginer un plus bel éloge de la vie contemplative. Saint Basile était-il donc en contradiction avec lui-même ? Non certes. S'il y a ici une contradiction, il faudrait l'attribuer à l'Évangile. Ou plutôt il faut reconnaître que l'Évangile, ainsi que le docteur de Césarée instruit à son école, n'ont fait que constater la situation et la tendance réelles de l'humaine nature. Il y a des intelligences et des coeurs d'élite qui s'asseoient aux pieds  du Sauveur pour s'élever par la contemplation jusqu'à la sphère des anges. Mais si leur perfection est plus haute, elle sera nécessaire- ment aussi plus rare. Saint Basile le comprenait. Il avait d'ailleurs à prémunir l'esprit de son siècle contre des exagérations et des entraînements louables en principe, mais devenus en réalité fort-dangereux. A la suite des Paul, des Antoine, des Hilarion, des Pacôme, et de tous les héros primitifs de la solitude, une foule d'âmes plus généreuses que circonspectes s'étaient élancées dans cette voie. Avec le temps, le désordre éclata. Les moines gyrovagues, comme on les appelait, promenaient partout, au sein des villes et des campagnes, leur vie désœuvrée et indépendante. Un certain nombre d'entre eux jetaient sur le monde qu'ils avaient abandonné des regards de convoitise ou de regret. La correspondance de saint Basile nous fait connaître tous ces abus et toutes ces misères. Voilà pourquoi le grand docteur affirmait si résolu—

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1. S. Bas.. earmHlut. ijonastic, cap. i, n« 1 et 2, lot. citai.

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ment les avantages de la vie cénobitique, tout en maintenant la supériorité de l'ascétisme contemplatif. Il n'y avait là aucune espèce de contradiction ni d'inconséquence, mais un sentiment profond du besoin des âmes et des nécessités particulières à son temps. Voici en quels termes il écrivait à un jeune moine pour le raffermir dans sa vocation chancelante : « Ne vous laissez point tenter par cette pensée que les évêques et les prêtres vivent pourtant dans le monde, président des assemblées spirituelles où l'on explique les Écritures et la tradition, répandent de toutes parts les enseignements de la vertu, et sauvent leur âme tout en sauvant celle des autres. Ne vous dites pas que vous vous êtes séparé vous-même de tant de biens, pour languir dans une solitude stérile, en compagnie des bêtes fauves. Dites-vous au contraire : C'est parce qu'il y a des biens dans le monde que j'ai fui le monde et que je m'en suis jugé indigne. D'ailleurs de quelle ivraie le bon grain n'est-il pas mêlé dans le champ du monde ! J'ai assisté à des assemblées spirituelles, mais parmi les frères présents, combien en était-il qui fussent en état de grâce devant Dieu? J'ai vécu dans le monde, et mes yeux rencontraient partout des spectacles d'horreur : l'ivresse et ses orgies, l'oppression des faibles par les puissants, l'orgueil, le faste, l'indécence. J'ai pu entendre dans le monde des discours utiles à mon âme; mais hélas! à peine ai-je rencontré un docteur dont la conduite fût pleinement d'accord avec son langage. Voilà pourquoi, comme le passereau, j'ai pris mon vol pour émigrer sur la montagne ; comme la tourterelle, j'ai fui pour échapper aux filets du chasseur. Voilà pourquoi aussi, malgré toi, pensée coupable, je resterai

dans cette solitude où Dieu lui-même a mis ses complaisances. C'est ici le chêne de Mambré, l'échelle qui conduit aux cieux, le campement des anges que vit Jacob, le Carmel où séjourna Élie, le désert
où le précurseur Jean se nourrissait de sauterelles et prêchait la
pénitence, le mont des Olives où le Christ nous enseignait à prier !»


 

   M. de Montalembert a parfaitement élucidé le sens et la portée de la législation monastique de saint Basile. « Les moines, dit-il, devinrent sous sa direction les plus utiles auxiliaires de l'orthodoxie contre les ariens et les semi ariens, ennemis de la di-

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vinité de Jésus-Christ et du Saint-Esprit. Ils exer- cèrent sur le clergé la plus salutaire influence. Il les regardait comme le plus riche trésor de son diocèse. Il les appela dans sa ville épiscopale, puis, parcourant les bourgs et les campagnes du Pont, il renouvela la face de cette province en réunissant dans des monastères réguliers les religieux isolés, en y réglant l'exercice de l'oraison et de la psalmodie, le soin des pauvres, la pratique du travail, en ouvrant de nombreux couvents de vierges 1. Il devint ainsi le premier type de ces moines-évêques qui furent plus tard les protecteurs, les bienfaiteurs de toute l'Europe, et les créateurs de la civilisation chrétienne en Occident. Il semble avoir eu surtout pour but de réunir la vie active à la vie contemplative et de rapprocher les moines du clergé et du peuple chrétien, pour qu'ils en devinssent la lumière et la force 2. Tel est l'esprit de ses nombreux écrits sur la vie ascétique, lesquels démontrent la grandeur de son génie, non moins que ses épîtres et ses ouvrages dogmatiques, qui lui ont mérité le surnom de Platon chrétien. Telle surtout apparaît sa fameuse règle, qui devint bientôt le code de la vie religieuse et finit par être seule reconnue en Orient. Rédigée sous forme de réponses à deux cent trois questions diverses sur les obligations de la vie solitaire et sur le sens des textes les plus importants de l'Écriture sainte, et s'adaptant en partie aux communautés des deux sexes, elle porte partout l'empreinte du grand sens et de la modération qui caractérisaient son auteur. Elle insiste sur les dangers de la solitude absolue pour l'humilité et la charité, sur la nécessité d'une obéissance minutieuse, sur l'abdication de toute propriété personnelle comme de tout goût particulier, et avant tout sur le devoir perpétuel du travail. Il ne veut pas que le jeûne même soit un obstacle au travail. « Si le jeûne, dit-il, vous rend le labeur impossible, il vaut mieux manger, comme des ouvriers du Christ que vous êtes. » C'était là le pivot de la vie monastique,

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1. Rufin, Hist. eccles., tîb. II, cap. iï.

2. hlonasieriis extructis, ila monachorum institutum iemperavit, ut soHtariœ atqve aciuosce vitœ utilitates prœclare simul conjungeret. [Brev. Rom., tïa 14 Jun.)

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selon ce patriarche d'un institut que tant de générations d'ignorants et d'oisifs n'ont pas rougi d'accuser d'oisiveté. « Athlètes, ouvriers de Jésus-Christ, dit ce grand évêque, vous vous êtes engagés à lui pour combattre tout le jour, pour en supporter toute la chaleur. Ne cherchez pas de repos avant la fin du jour ; attendez le soir, c'est-à-dire la fin de la vie, l'heure à laquelle le père de famille viendra compter avec vous et vous payer le salaire 1. » A cette appréciation si pleine de justesse et de vérité sur l'œuvre législative de saint Basile, l'éminent historien ajoute un trait non moins caractéristique, je veux dire l'obligation des vœux monastiques, dont le grand évêque de Césarée édicta le premier la formule. Avant lui, une vocation religieuse embrassée sans noviciat était ensuite délaissée arbitrairement, au gré du caprice et de l'inconstance. Basile avait rencontré mille fois l'occasion de s'élever contre une telle mobilité d'esprit et contre les scandales qui en résultaient nécessairement. Voici en quels termes il écrivait à une religieuse qui avait déserté le cloître : « C'est vainement que vous prétendez n'avoir point contracté d'hymen indissoluble avec le divin Époux, et n'avoir point promis de rester vierge. Il est constant que vous avez reçu et porté publiquement les insignes de la virginité, rappe-lez-vous la noble profession que vous aviez embrassée devant Dieu, devant les anges et devant les hommes. Rappelez-vous la société vénérable, le chœur sacré des vierges, la maison du Seigneur, l'assemblée des saints où vous avez vécu. Rappelez vous la société angélique réunie sous le regard de Dieu, la vie toute spirituelle que vous meniez dans la chair, l'ordre du ciel régnant sur la terre. Rappelez-vous ces jours tranquilles, ces nuits pleines de lumière, les cantiques célestes, la mélodieuse psalmodie, les prières saintes, votre couche immaculée, les progrès dans la perfection, la table sobre qui maintenait la pureté virginale. Où est aujourd'hui cet air de candeur, reflet de la paix de l'âme, ce vêtement modeste ce visage tour à tour coloré par la pudeur et pâli par l'abstinence. Combien de larmes ne repandiez-vous pas pour obtenir de Dieu la

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1.          H. de llontalemtiert, les iloimt d'Occir^nt. tom. I, pag. H9-1H.

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persévérance? Que de lettres écrites aux saints pour vous recommander à leurs prières! Ce n'était point une alliance humaine que vous scllicitiez alors ; tous vos désirs, tous vos efforts tendaient à ne point déchoir de votre alliance avec le Seigneur Jésus. Cet Époux divin ne vous a-t-il pas comblée de ses dons? Quels honneurs il a répandus sur votre jeune front ! Il vous avait admise à la société des vierges, à leurs mérites, à leurs prières, à leur vie angélique. Elles vous saluaient comme une sœur; elles applaudissaient à vos progrès spirituels. Et voilà que d'un souffle, l'esprit impur, le démon de l'air a renversé l'édifice de votre âme ! Vous avez jeté au vent tous ces trésors spirituels plus précieux mille fois que les royaumes de la terre, pour courir aux voluptés fugitives, coupe empoisonnée dont le miel est à la surface et l'amertume au fond1 ! » On ignore si la vierge tombée, à laquelle saint Basile adressait ces touchantes exhortations, eut le bonheur d'en profiter. Mais la correspondance de ce grand homme est remplie de lettres de ce genre. Le mal était donc profond, invétéré. L'obligation des vœux, accompagnant la profession religieuse, pouvait seule y apporter un remède efficace. En posant cette règle absolue, Basile prévenait les engagements précipités, les illusions irréfléchies, les entraînements aveugles. Il substituait à un élan passager la maturité du conseil, l'examen sérieux de la vocation, et les épreuves préalables. Les instituts religieux ne se sont perpétués que par l'obligation du vœu, qui entraîne évidemment celle du noviciat. Ce fut la gloire de Basile d'avoir compris cette nécessité et d'y avoir pourvu.

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