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61. La victoire de l'Église n'était pas encore complète. L'antipape Wibert avait été rappelé, dès le mois de septembre 1084, par les Romains infidèles. Le château Saint-Ange où s'étaient enfermés les défenseurs du pontife légitime fut emporté d'assaut. Installé au palais de Latran, le pseudo-Clément III célébra avec une pompe sacrilège les fêtes de Noël, entouré de vingt-quatre cardinaux de sa création. Il sacrait des évêques, ordonnait des prêtres et des diacres, envoyait de prétendus légats en Germanie, expédiait des encycliques, présidait des conciliabules où l'on plaçait à côté de son trône un siège d'honneur « réservé, disait-il, à l'empereur auguste qu'il attendait d'un jour à l'autre. » Henri qu'il attendait ne devait jamais remettre le pied dans Rome : Grégoire VII qu'il n'attendait pas se disposait à y rentrer en triomphe. La chronique contemporaine de Wido de Ferrare découverte et publiée de nos jours par M. Pertz nous apporte sur ce point une véritable révélation : elle relègue pour jamais au rang des fables la légende qui représentait le grand pape à Salerne dans l'attitude d'un captif languissant, dénué de toutes ressources, mangeant le pain de la charité, et sentant défaillir son propre génie. Voici les paroles de Wido de Ferrare : « Peu de temps après son arrivée à Salerne, le pape Grégoire organisa, selon qu'il en était convenu avec Robert Guiscard une immense expédition à la tête de laquelle il se préparait à revenir à Rome. Mais au milieu de ces préparatifs belliqueux et comme l'on achevait de réunir les convois de vivres, le pontife tomba subitement malade et se trouva en quelques jours à l’extrémité2. »
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1. Bernold.'J. /oc. ç,- . col. 1391..
2.Pertz, Monum. German. tom. XII, p. 166. D'après le texte de Wido de Ferrare, il semblerait que le duc Robert avait promis au pape de revenir de
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62. Comme Moïse en vue de la terre promise au peuple de Dieu, Grégoire VII allait mourir les armes à la main, laissant à un autre Josué l'honneur et la joie du triomphe définitif. Salerne fut pour le grand pape ce que le mont Nébo avait été pour le grand prophète. «Durant les premiers mois de son arrivée en Apulie, dit Paul de Bernried, le seigneur apostolique avait été éprouvé par des souffrances corporelles qui étaient comme l'absinthe de la médication céleste, car il lui fut révélé par une vision divine que les épreuves de son corps mortel épargneraient à son âme les expiations de l'autre vie. Comme signe indubitable de la vérité de cette promesse, la santé lui fut soudain rendue, en même temps que l'époque précise de sa mort lui fut révélée. Ce fut chose glorieuse de le voir, aux calendes de janvier (1er janvier 1085), revenu à une santé parfaite et de l'entendre en même temps déclarer que la dissolution de son corps aurait lieu quelques jours avant les calendes du mois de juin suivant (1er juin 1085) 1. » La prophétie se réalisa au pied de la lettre. Vido de Ferrare nous a appris quelle activité le saint pontife déploya, durant les premiers mois de l'année 1085. Sachant d'avance l'époque où il devait émigrer de ce monde périssable à la gloire éternelle des élus dans les cieux, il semblait avoir recouvré l'ardeur de ses plus jeunes années. Nous recommandons aux persécuteurs de l'Église, présents et futurs, cette façon à la fois héroïque et sainte de mourir en léguant à un successeur inconnu des triomphes immortels. Environ douze jours avant la fête de l'Ascension Grégoire VII revenant de la crypte où reposaient les reliques de l'apôtre et évangéliste saint Mathieu se sentit défaillir et se laissa déposer par ses serviteurs sur la natte grossière qui lui servait de couche. « Les évêques, les cardinaux immédiatement
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Grèce pour prendre lui-même le commandement de l'armée qui devait ramener le pontife à Rome. Le chroniqueur dit en effet en son latin fort laconique ces deux mots : Roberto comitante. Mais il s'agissait réellement ici de Jordano, prince de Capoue, neveu de Robert Guiscard, auquel celui-ci avait confié le soin de réunir l'armée destinée à ramener le pontife à Rome.
1. Paul Bernried. Vit. S. Greg. VU. Pair. Lat„ tom. CXLYIII, col. 93.
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prévenus, dit Paul de Bernried, accoururent à son chevet. Comme ils le félicitaient de son admirable sainteté, de l'intégrité de sa doctrine et des labeurs qu'il venait en dernier lieu de consacrer au triomphe de l'Église: «Frères bien-aimés, répondit-il, je compte pour rien ce que vous appelez mes labeurs. Une seule pensée fait ma joie et ma confiance, c'est que j'ai toujours aimé la justice et haï l'iniquité. » L'abbé du Mont-Cassin Desiderius, à la nouvelle de la maladie de l'homme de Dieu, quitta son monastère et vint assister aux derniers moments du grand pape. Mais à son arrivée Grégoire lui dit en souriant : « Vous ne me verrez pas mourir. » Cette parole contrista vivement Desiderius, qui était au contraire résolu de ne plus quitter le pontife mourant. Mais quelques heures après, on vint lui annoncer qu'un groupe de henriciens s'étaient portés sur l'une des forteresses dépendantes de son abbaye et en faisaient le siège. Il fut obligé, à son grand regret, de prendre congé du pape pour voler à la défense de son monastère. Ainsi s'accomplit la dernière prophétie de l'homme de Dieu. Les autres cardinaux, dans leur consternation, pleuraient auprès de Grégoire. Le pieux père élevant alors les yeux et étendant les deux bras, comme Notre-Seigneur au jour de l'Ascension : « Je monterai au ciel, leur dit-il, et je vous recommanderai à Dieu avec des prières si ferventes qu'il vous sera propice. » Ils le prièrent alors , dans la grande perturbation où il laissait l'Église, de leur désigner celui qu'ils devraient élire pour l'opposer à l'adultère usurpateur qui se faisait nommer Clément III. A ces mots Grégoire Vll demeura quelque temps pensif, recueillant son esprit en silence1. Puis il dit: «Vous
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1. At xlle secum aliquantum cogitans hsec illa verbat dédit : Quemcumqut horum Lucensem scilicet episcopum, Ostiensem aut archiepiicopnm Lugdunensem habere peteritis, in poitificem eligite. [Hug. Flaviniac. Chronic. Pair. Lat. t. CLIV, col. 339.) Cas paroles sont extraites de la première encyclique publiée par Odo de Lagery lorsqu'il devint pape sous le nom d'Urbain II. Paul de Bernried ne nomme point saint Anselme de Lucques parmi ceux que Grégoire VII désigna comme ses successeurs possibles et il met en première ligne Desiderius abbé du Mont-Cassin qui devait effectivement recueillir le formidable héritage du grand pape.
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pourrez élire soit Desiderius du Mont-Cassin, soit Anselme de Lacques, soit le cardinal d'Ostie Odo, soit Hugues archevêque de Lyon. Prenez entre eux celui qui sera le plus tôt à votre portée. » Ou demanda ensuite au bienheureux pontife s'il voulait accorder quelque indulgence aux excommuniés. « A l'exception du prétendu roi Henri, de l'archevêque de Ravenne et de leurs principaux fauteurs, à moins que plus tard ils ne fassent entre vos mains pleine et canonique satisfaction, répondit-il, j'absous et bénis tous ceux qui croient indubitablement qu'au nom des apôtres Pierre et Paul j'ai le pouvoir de bénir et d'absoudre. » Il continua à leur donner ses instructions, puis il ajouta : «De la part du Dieu tout-puissant, par l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, je tous prescris de ne reconnaître pour pontife romain que celui qui aura été canoniquement élu, ordonné et intronisé suivant les règles des pères. » Quelques instants après, sa voix mourante ne fit plus entendre que des sons inarticulés. Les dernières paroles qu'on put recueillir de ses lèvres furent celles-ci ; « J'ai aimé la justice et haï l'iniquité, c'est pourquoi je meurs en exil.» Un vénérable évêque se pencha vers l'auguste mourant et lui dit : « Vous ne pouvez, seigneur, mourir en exil. Vicaire du Christ et du prince des apôtres, toutes les nations vous ont été données en héritage : votre royaume s'étend jusqu'aux confins de l'univers 1. » C'était au lit de mort du grand pape la paraphrase du verset que dans son enfance Hildebrand traçait à l'atelier paternel : « Il dominera d'une mer à l'autre, et depuis les rives du fleuve jusqu'aux extrémités de l'univers 2. » Pendant que l'évêque prononçait ces paroles, Grégoire allait en entendre le retentissement éternel dans les cieux. «Ainsi, reprend l'hagiographe, émigra de ce monde l'âme du grand pontife qui avait argué le monde au sujet du péché, de la justice et du jugement, cette âme qui avait reçu la plénitude des sept dons de l'Esprit-Saint, qui venait de se fortifier par l'aliment céleste de l'eucharistie, et qui s'élançait vers les cieux dans un essor d'amour, comme jadis
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1. Pani Berimcd. loc. cît, 2. Psalm. lxxi, 8.
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Elie sur son char de feu. C'était le dimanche 25 mai 1085, fête de saint Urbain I pape et martyr, l'un de ses glorieux prédécesseurs. La joie fut grande au ciel parmi les chœurs des bienheureux, mais quelle consternation, que de larmes sur la terre parmi l'Église militante1! » Le corps du pontife fut déposé près des reliques de l'apôtre saint Mathieu, où des miracles sans nombre attestèrent bientôt à l'univers entier la sainteté du plus grand peut-être de tous les papes qui depuis saint Pierre ait gouverné l'Eglise.
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1.Paul Bernried. loc. cit., col, 95.