La Cité de Dieu 64

tome 24 p. 296

 

LIVRE SEIZIÈME

 

Dans la première partie de ce livre, du premier au douzième chapitre, saint Augustin traite du développement des deux Cités, selon les Livres saints, depuis Noé, jusquà Abraham. Dans la seconde partie, en soccupant seulement de la Cité céleste, il expose son développement, depuis Abraham jusqu'aux rois d'Israël.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Trouve‑t‑on, après le déluge, depuis Noé Jusqu'à Abraham quelques familles vivant selon Dieu.

 

Les traces de la Cité sainte se continuèrentelles après le déluge, ou bien furent‑elles effacées par des années d'impiété telle que le seul vrai Dieu n'eut plus aucun adorateur? C'est ce qu'il est difficile de voir clairement par le récit des Saintes‑Écritures. Car, depuis Noé qui, avec sa femme, ses trois fils et ses trois brus, mérita d'échapper à la destruction universelle causée par le déluge, nous ne trouvons dans les livres canoniques jusqu'à Abraham, personne dont la piété ait été spécialement recommandée par la parole de Dieu. Cependant Noé, plongeant dans un avenir lointain un regard assuré, prononce sur ses deux fils Sem et Japhet une bénédiction prophétique. Et c'est pour cela que

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son second fils, malgré son crime, ne fut pas maudit dans sa personne, mais dans celle du petit‑fils du patriarche : « Maudit soit l'enfant Chanaan, dit Noé, il sera l'esclave de ses frères. » (Gen. IX,25) Or Chanaan était né de Cham qui, au lieu de couvrir la nudité de son père endormi, l'avait révélée. Et c'est aussi pourquoi Noé confond aussitôt ses deux fils, l'aîné et le plus jeune, dans une même bénédiction : « Béni soit le Seigneur Dieu de Sem, et Chanaan sera son esclave; que Dieu comble de joie Japhef, et qu'il habite dans les demeures de Sem! » (Ibid. 27.) Ces actions de Noé, la plantation de la vigne, l'ivresse causée par son fruit, la nudité du patriarche endormi, et toutes les autres circonstances que l'Écriture rapporte en ce lieu, abondent en sens prophétiques et en figures qui servent de voiles à la vérité.

 

CHAPITRE II.

 

Ce qui a été prophétiquement figuré par les fils de Noé.

 

1. Mais maintenant l'accomplissement des faits postérieurs rend assez clair ce qui était alors caché. Quand, en effet, on les considère avec attention et intelligence, n'en voit‑on pas l'accomplissement dans le Christ? Car Sem, de qui le Christ est né selon la chair, signifie renommé. Et quoi de plus renommé que le Christ, dont le nom exhale de toutes parts une odeur si suave que, dans les accents inspirés du Cantique des Gantiques, il est comparé à un parfum répandu? (Cant. 1, 2.) C'est aussi dans ses demeures, c'est‑à‑dire dans les Églises, qu'habite l'étendue des nations, car Japhet veut dire étendue. Mais Cham, dont le nom signifie chaleur, et qui était le second fils de Noé, séparé pour ainsi dire de ses frères et demeurant entre l'un et l'autre, n'appartenant ni aux prémices d'Israël, ni à la plénitude des gentils, que représente‑t‑il, sinon les hérétiques, race ardente, animée, non de l'esprit de sagesse, mais de l'esprit d'impatience, qui, d'ordinaire, transporte les cœurs de ces hommes et les excite à troubler la paix des saints? Toutefois ceux qui font des progrès dans la vertu y trouvent leur avantage, selon cette parole de l'Apôtre : « Il faut qu'il y ait des hérésies, afin qu'on reconnaisse parmi vous ceux qui sont solide-

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ment vertueux. » (I. Cor. xi, 19.) Aussi, il est encore écrit : « L'enfant de lumière sera sage; il se servira de l'insensé comme d'un instrument. » (Prov. x, 4.) Et de fait, quand l'ardeur inquiète des hérétiques les porte à contredire quelques points de la doctrine catholique, afin de les défendre contre eux, on les examine avec plus d'attention, on les comprend mieux et on met plus de zèle à publier la vérité; ainsi la question soulevée par les adversaires devient une occasion de s'instruire. Et ce ne sont pas seulement ceux qui sont ouvertement séparés de l'Église, mais aussi tous ceux qui se glorifient d'être chrétiens, malgré leur mauvaise vie, que l'on peut avec raison regarder comme figurés par le second fils de Noé; car ils font profession de croire à la passion du Christ signifié par la nudité de ce Patriarche, et ils la déshonorent par leur conduite infâme. C'est bien de ceux‑là qu'il est écrit : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » (Matth., vii, 20.) C'est pourquoi Cham a été maudit en son fils, comme en son fruit, c'est‑à‑dire en son oeuvre. C'est aussi pour cela que le nom de Chanaan, son fils, signifie leurs mouvements; et qu'est‑ce que cela veut dire, sinon leurs oeuvres? Quant à Sem et à Japhet, figures des circoncis et des incirconcis, ou comme les appelle l'Apôtre, les Juifs et les Grecs qui avaient reçu la grâce de la vocation et de la justification, connaissant d'une certaine façon la nudité de leur père, figure de la passion du Sauveur, ils prirent un manteau qu'ils placèrent sur leurs épaules et s'avançant, à reculons pour voiler la nudité de leur père, ils ne virent point ce qu'ils cachaient par respect. Ainsi, dans la passion du Christ, nous honorons ce qui a été fait pour nous, bien que nous nous détournions des Juifs dont le crime nous fait horreur. Le manteau est le signe du mystère; les épaules qui en sont couvertes, sont la mémoire des choses passées, car dans le temps même où Japhet habite les demeures de Sem avec leur mauvais frère au milieu d'eux, l'Église célèbre la passion du Sauveur comme déjà accomplie, au lieu de la regarder comme devant arriver.

 

2. Mais le mauvais frère devient, dans son fils, c'est‑à‑dire dans son oeuvre, le petit valet ou l'esclave de ses bons frères, quand, pour s'exercer à la patience et faire des progrès dans la vertu, les bons savent se servir des méchants. Car il en est, l'Apôtre l'atteste, qui n'annoncent

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pas le Christ avec ses intentions droites. Mais, dit‑il, pourvu que le Christ soit annoncé, « que ce soit par occasion ou par le motif d'un zèle vrai, je m'en réjouis et je m'en réjouirai. » (Philip., 1, 17.) Car c'est le Christ lui‑même qui a planté la vigne dont le prophète dit : « La vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël; » (Is. v, 7) et il a bu du vin de cette vigne; soit qu'il s'agissee ici du calice dont le Seigneur dit : « Pouvez‑vous boire le calice que je dois boire? » (Matth. xx, 22.) et encore : « Mon père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi; » (Ibid. xxvi, 39) paroles qui, indubitablement, révèlent sa passion; soit plutôt, comme le vin est le frait de la vigne, qu'on veuille entendre par là que, de cette vigne même, c'est‑à‑dire de la race des Israëlites, le Christ a pris sa chair et son sang, afin de pouvoir souffrir pour nous : « Et il s'est enivré, » c'est‑à‑dire il a souffert; « et il a été mis à nu, » car alors parut cette infirmité dont l'apôtre dit : « S'il a été crucifié, c'est selon l'infirmité de la chair. » (I. Cor. xiii, 4.) Mais, poursuit le même apôtre, « la faiblesse en Dieu est plus forte que les hommes, et la folie en Dieu renferme plus de sagesse que toute la sagesse du monde. » (I. Cor. 1, 25.) Et quand après avoir dit : « Il a été mis à nu, » l'Écriture ajoute : « dans sa maison, » (Gen. ix, 21) elle veut, par cette expression choisie, montrer que le Christ devait souffrir le supplice de la croix et la mort, de la part de ceux de sa race, de sa propre famille, de son sang, c'est‑à‑dire de la part des Juifs. Cette passion du Christ, les méchants l'annoncent seulement au. dehors et par le son de leur voix, car ils ne comprennent pas ce qu'ils annoncent. Mais les bons conservent au‑dedans d'eux‑mêmes ce sublime mystère et honorent au fond de leur cœur cette faiblesse et cette folie de Dieu plus forte et plus sage que les hommes. Les uns et les autres sont ici figurés, les méchants par Cliam, sortant pour révéler la nudité de son père; les bons, par Sern et Japliet qui entrent pour la voiler, c'est‑à‑dire pour la respecter, et qui figurent ainsi la vie intérieure.

 

3. Nous nous appliquons à connaître, selon notre pouvoir, les divins secrets de l'Écriture, on y réussit plus ou moins, mais nous sommes intimement convaincus que tout ce qui s'est fait, tout ce qui a été écrit a pour but de figurer l'avenir, et ne peut se rapporter qu'au Christ et à son Église qui est la Cité de Dieu, annoncée continuellement depuis le commencement du monde par des figures dont nous voyons le parfait accomplissement. Or, depuis la bénédiction des deux fils de Noé et la malédiction de leur frère cadet, jusqu'à Abraham, il n'est fait

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mention d'aucun juste fidèlement attaché au culte de Dieu, et ce silence dure plus de mille ans. Ce n'est pas, à mon avis du moins, qu'ils aient fait défaut alors, mais c'est qu'il eût été trop long d'en faire l'énumération qui, du reste, convient plutôt à l'exactitude de l'historien qu'à la prescience du prophète, Aussi, le but que poursuit l'écrivain sacré, ou mieux l'Esprit de Dieu qui dirige sa main, est non-seulement de raconter le passé, mais surtout d'annoncer l'avenir, par rapport à la Cité de Dieu; et tout ce que dit l'Écriture des citoyens étrangers à cette Cité, n'est écrit qu'en vue de lui être utile ou de la glorifier par des comparaisons où le contraste est plus frappant. On ne doit pas cependant s'imaginer que toutes les choses qu'elle rapporte ont un sens figuratif; mais c'est pour donner faveur à celles qui ont une signification, qu'elle leur adjoint celles qui n'en ont aucune. Seul, le soc déchire la terre, et cependant pour produire cet effet, il lui faut le concours des autres parties de la charrue ; de même, dans les guitares et autres instruments de musique, les cordes vibrent seules sous le doigt de l'artiste, et cependant pour qu'elles rendent un son harmonieux, il faut qu'elles soient liées à d'autres parties de l'instrument que l'artiste ne touche pas. Ainsi la prophétie historique parle de faits qui n'ont pas de signification, mais auxquels se rattachent et se relient ceux qui sont purement figuratifs.

 

CHAPITRE 111.

 

Générations issues des trois fils de Noé.

 

1. Il nous faut maintenant examiner les générations des enfants de Noé, et dire ce qui parait nécessaire au dessein de cet ouvrage, pour montrer le développement de la Cité terrestre et de la Cité céleste, à travers les siècles. La série de ces générations commence par Japhet, le plus jeune des fils de Noé. L'Écriture lui donne huit fils et sept petits‑fils, issus de deux de ses fils, trois de l'un, quatre de l'autre, en tout quinze. Cham, second fils de Noé, eut quatre fils, cinq petits‑fils d'un seul de ses fils et deux arrière‑petits‑fils d'un seul petit‑fils, en tout onze. A la suite de cette énumération, l'Écriture remonte à l'aîné de Cham et dit : « Chus engendra Nébroth : en lui commence la race des géants; il était aussi grand chasseur contre le Seigueur Dieu. D'où vient cette locution : grand chasseur contre le Seigneur, comme Nébroth. Il établit son empire à Baby­lone, Orech, Arech, Archad et Chalanne dans la terre de Sennaar. De cette contrée sortit

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Assur, qui bâtit Ninive, Robooth, Chalach et entre Ninive et Chalach, la grande ville de Dasem. » (Gen. x, 8.) Or, ce Chus, père du géant Nébroth, est nommé le premier des fils de Cham, quand il a déjà été fait mention de cinq de ses fils et de deux petits‑fils. Mais, ou bien ce géant fut engendré après la naissance des petits‑fils de Cham, ou, ce qui est plus probable, l'Écriture fait de lui une mention spéciale à cause de sa puissance ; car elle parle de son royaume qui commence à surgir dans l'illustre Cité de Babylone, et qui s'étend aux contrées, ou villes dont il est question ci‑dessus. Quant à ce qu'elle dit d'Assur qui, sorti de la terre de Sennaar, dans l'empire de Nébroth, bâtit Ninive et plusieurs villes citées dans ce passage, ce sont là des faits bien postérieurs. L'Écriture les touche en passant et comme par occasion ; à cause de la célébrité de l'empire des Assyriens, merveilleusement agrandi par Ninus, fils de Bélus et fondateur de cette grande ville de Ninive à laquelle il donna son nom. Mais Assur, d'où sont sortis les Assyriens, n'est pas un des fils de Cham, second fils de Noé, car nous le trouvons parmi les fils de Sem, l'aîné des enfants de ce patriarche. On voit donc clairement que, de la race de Sem, sortirent ceux qui s'emparèrent plus tard de l'empire du géant et reculèrent plus loin les limites de sa domination, en fondant d'autres villes, dont la première fut Ninive, du nom de Ninus. De là, l'Écriture remonte à un autre fils de Cham, nommé Mesraïm. Elle mentionne ceux dont il est le père, non comme s'il s’agissait d'individus, mais bien de nations, au nombre de sept. Et de la sixième nation, ou du sixième fils, tire son origine le peuple des Philistins ; d'où il suit qu'il y eut huit nations. Puis, l'Écriture revient encore à Chanaan, en qui Cham fut maudit, et elle nomme ses onze fils. Elle dit ensuite jusqu'où ils étendirent leurs royaumes, et désigne quelques‑unes de leurs villes. Ainsi, la postérité de Cham, en comptant les fils et les petits‑fils, comprend trente‑et‑une personnes.

 

2. Il nous reste à parler des fils de Sem, l’ainé des enfants de Noé, car l'énumération successive de ces généalogies, commencée par le plus jeune, nous fait remonter à l'aîné. Mais où commence la généalogie des fils de Sem? Il y a ici quelque obscurité qu'il importe beaucoup d'éclaircir, à cause du sujet que nous traitons. L'Écriture dit : « Et de Sem, qui fut le frère aîné de Japhet et aussi le père de tous les enfants d'Héber, naquit Héber. » (Gen. x, 21.) Or, voici l'ordre naturel des mots : Et de Sem naquit Héber, de lui‑mème, c'est‑à‑dire de Sem lui‑même, naquit Héber, lequel Sem est père de tous les enfants d'Héber. L'auteur sacré veut donc faire entendre que le patriarche Sem est la souche de tous ceux qui sont sortis de sa race

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et dont il va rapporter les noms, soit fils, soit petits‑fils, soit arrière‑petits ‑fils, soit même les descendants plus éloignés. Cependant il est hors de doute que Sem n'a pas engendré cet Héber, qui est seulement au cinquième degré, dans l'ordre des générations de ce patriarche. En effet, entre autres enfants, Sem engendra Arphaxat, Arphaxat engendra Caïnan, Caïnan engendra Sala, Sala engendra Héber. Toutefois ce n'est pas sans raison qu'Héber est nommé le premier des descendants de Sem et placé même avant les fils de Sem, bien qu'il ne soit que le cinquième petit‑fils, car, la véritable tradition nous assure que c'est de lui que vient le nom d'Hébreux ou Hébéreux, quoique, d'après une autre opinion, leur nom viendrait d'Abraham, ce qui les fait appeler Abrahéens. Mais il est très‑vrai que c'est d'Heber qu'ils tirent leur nom d'Hébéreux et par la suppression d'une lettre, Hébreux (1); et cette langue hébraïque est le privilége exclusif du peuple d'Israël qui représente dans ses saints, la Cité de Dieu étrangère ici‑bas, et dans tous ses membres, cette même Cité cachée sous le voile du mystère. L'Écriture nomme donc tout d'abord six enfants de Sem; de l'un deux il eut quatre petits‑fils; d'un autre, il eut encore un petit‑fils ; de celuici un arrière‑petit‑fils ; et de ce dernier un arrière‑petit‑fils de son fils, et c'est Héber. Or, Héber engendra deux fils; l'un fut appelé Phalech, qui veut dire : divisant. Et l'Écriture, pour donner la raison de ce nom, ajoute aussitôt : « Parce qu'en ses jours, la terre fuit divisée. » (Gen. x, 25.) Nous verrons dans la suite ce que ces paroles signifient. L'autre fils d'Héber engendra douze fils : ainsi les descendants de Sem sont au nombre de vinzgt‑sept. Donc, en somme, la postérité des trois fils de Nioé est de soixante‑treize individus, savoir : quinze de Japhet, trente‑et‑un de Cham, et vingt‑sept je Sem. L'Écriture dit ensuite : « Tels sont les fils de Sem, selon leurs tribus, leurs langues, leurs contrées et leurs peuples. » (Gen. x, 31 et 32.) Et les réunissant tous ensemble, elle dit : « Ce sont là les familles des enfants de Noë, selon leurs générations et leurs peuples. De ces familles se sont formées toutes ces nations dispersées sur la terre après le déluge. » D'où l'on peut conclure que ce nombre de soixante‑treize, ou plutôt soixante‑douze, comme nous le ver-­

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(1) Voir au tome second de cette édition, pag. 76, le texte et la note qui se rapportent à l'origine de ce nom et les diverses opinions à ce sujet. Toutefois le sentiment exposé ici par le saint docteur semble le plus vrai.

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rons plus tard, ne s'applique pas aux hommes, mais aux nations qui existaient alors. Car, aussitôt après l'énumération des enfants de Japhet, l'Écriture termine ainsi : « D'eux se formèrent ces groupes de nations qui eurent chacune séparément leur contrée, leur langue, leurs familles et leur peuple particulier. » (Ibid. v.)

 

3. Un passage de l'Écriture signale déjà plus clairement, comme je l'ai indiqué plus haut, les nations sorties des enfants de Cham : « Mesraïm, dit le texte sacré, engendra ceux qu'on appelle Ludicim; » (Gen. x, 13) et il en mentionne d'autres, jusqu'à sept nations. Et après les avoir énuméré toutes, il conclut : « Ce sont là les enfants de Cham, selon leurs familles, leurs langues, leurs contrées et leurs nations. » (Ibid. 20.) Ainsi, l'Écriture n'a point mentionné un certain nombre des descendants de Noé, parce qu'à leur naissance ils faisaient partie d'autres nations, et qu'ils ne purent en former d'autres. Car, pour quel autre motif, l'Écriture, après avour compté huit fils de Japhet, ne parlerait-elle que de la naissance des enfants de deux de ses fils? Pourquoi, après avoir nommé quatre fils de Cham, se contenterait‑elle de mentionner seulement les enfants de trois de ses fils? Pourquoi enfin, après avoir nommé les six fils de Sem, ne ferait‑elle connaitre que la postérité de deux? Les autres sont‑ils restés sans enfants? Gardons‑nous de le croire : mais c'est parce qu'ils ne furent la souche d'aucune nation qui leur méritât une mention spéciale, et qu'ils firent seulement partie d'autres nations où leur naissance s'était accomplie.

 

CHAPITRE IV.

 

De la diversité des langues, et des commencements de Babylone.

 

Après avoir rapporté la formation de ces peuples divers, chacun avec sa langue propre, le narrateur sacré remonte an temps où ils n'avaient tous qu'une seule langue, et il raconte alors ce qui donna naissance à la diversité des langues. « Il n'y avait, dit‑il, par toute la terre, qu’une seule langue et une seule parole. Et il arriva que les hommes, en s'éloignant de ]'Orient, trouvèrent dans la terre de Sennaar une plaine où ils habitèrent. Et ils se dirent l'un à l'autre : Venez, faisons des briques et cuisons‑les au feu. Ces briques leur tinrent lieu de pierre et le bitume de ciment; et ils dirent : Venez et bâtissons‑nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons‑nous un nom, avant de nous disperser par toute la

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terre. Et le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les enfants des hommes. Et le Seigneur Dieu dit : Voici qu'ils sont tous un même peuple qui n'a qu'une seule langue, et ce qu'ils ont commencé, ils s'efforceront de l’achever sans s'arrêter. Venez et descendons pour confondre leur langage, afin qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres. Et le Seigneur les dispersa de ce lieu sur toute la terre, et ils cessèrent de bâtir la ville et la tour. C'est pourquoi ce lieu fut nommé Confusion, parce que le Seigneur confondit là le langage de toute la terre, et que de là le Seigneur les dispersa dans toutes les contrées du monde. » (Gen. xi, 1 etc.) Cette ville, appelée« Confusion,» n'est autre que Babylone dont l'histoire profane elle‑même vante la merveilleuse construction. En effet, Babylone veut dire Confusion. Il suit de là que le géant Nébroth en fut le fondateur, comme l'Écriture l'a brièvement déclaré un peu plus haut, en disant à son sujet que Babylone était la capitale (de) son royaume, c'est‑à‑dire la cité, qui tenait le premier rang et où était comme dans une métropole le siége de l'empire, bien qu'elle ne fut pas encore arrivée à ce point de grandeur, que rêvait pour elle l'impiété orgueilleuse. Ces impies, en effet, voulaient l'élever à une hauteur prodigieuse, selon eux jusquau ciel; soit qu'il s'agisse d'une seule de ses tours, remarquable entre toutes, ou de toutes ensem­ble, bien que désignées par le nombre singu­lier, comme on dit le soldat, pour désigner des milliers de soldats; ou encore la grenouille, la sauterelle, pour exprimer la multitude des grenouilles et des sauterelles, lors des plaies dont les Egyptiens furent frappés par Moïse. Qu'espérait donc ici la vaine présomption de l'homme? Si grande qu'ait été la hauteur de ce monument qu'ils voulaient élever jusqu'au ciel contre Dieu; eût‑il dépassé les plus hautes montagnes; eût‑il atteint les dernières limites de l'espace occupé par les nuages; en quoi donc une élévation corporelle ou spirituelle, quelle qu'elle soit, pourrait‑elle nuire à Dieu! La voie sûre et véritable pour parvenir au ciel, c'est l'humilité qui élève le cœur en haut vers Dieu et non contre Dieu, comme ce géant que l'Écriture appelle « chasseur contre le Seigneur. » (Gen.X, 9.) Ici, quelques‑uns ont fait erreur, en traduisant, non pas « contre le Seigneur, » mais « devant le Seigneur, » trompés qu'ils étaient par l'ambiguité du texte grec qui, en effet, signifie « devant et contre. » Ainsi nous trouvons le même mot dans ce ver-

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set du psaume : « Et pleurons devant le Seigneur qui nous a faits; » (Ps. xciv, 6.) et au livre de Job où il est écrit : « Vous vous êtes transportés de colère contre le Seigneur. »(Job. xv, 13.) C'est aussi dans ce sens qu'il faut entendre ce géant « chasseur contre le Seigneur. » Mais que signitie ici ce mot : « chasseur, » sinon trompeur, oppresseur, meurtrier des animaux terrestres? Il élevait donc avec ses peuples, contre le Seigneur, une tour, figure de l'orgueil impie. Et c'est avec justice que fut punie leur intention mauvaise, bien qu'elle ne réussit pas. Mais quel fut le genre de châtiment? Comme la langue est l'instrument de la domination de l'homme qui commande, c'est par elle que l'orgueil fut puni, mais de telle sorte que l'homme, n'ayant pas voulu comprendre l'obéissance aux ordres de Dieu, n'a pas été compris dans les ordres qu'il donnait à ses semblables. Ainsi fut dissipée cette conspiration, chacun s'éloignant de celui qu'il ne pouvait comprendre, pour se joindre à celui dont il comprenait le langage; et ainsi les peuples furent séparés par leurs langues et dispersés par toute la terre, comme il plut à Dieu, qui employa à cet effet des moyens qui nous sont inconnus et incompréhensibles.

 

CHAPITRE V.

 

De la descente du Seigneur pour confondre le langage de ceux qui construisaient la tour.

 

« Le Seigneur, dit l'Écriture, descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaien les enfants des hommes; » (Gen. xi, 5) c'est‑à dire non les enfants de Dieu, mais cette société vivant selon l'homme et que nous appelons la Cité terrestre. Dieu ne change pas de lieu, lui qui est tout entier partout et toujours ; mais on dit qu'il descend quand il opère dans le monde, en dehors du cours ordinaire de la nature, quelque chose de merveilleux qui atteste plus particulièrement sa présence : ainsi, quand il voit, il n'apprend pas à connaÎtre à tel moment, lui qui ne peut jamais rien ignorer, mais cela veut dire qu'il voit et connaît à ce moment, ce qu'il fait voir et connaître. On ne voyait donc pas cette ville telle que Dieu la fit voir, quand il montra combien elle lui déplaisait. Toutefois, on peut fort bien entendre que Dieu descendit vers cette ville, parce que les anges, en qui il habite, y descendirent; alors ces paroles de l'Écriture « Le Seigneur Dieu dit : Voici qu'ils sont tous un même peuple qui n'a qu'une seule langue et

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le reste; » puis ce qu’elle ajoute : « Venez et descendons pour confondre en ce lieu leur langage, » (Ibid. 6.) ne seraient qu'une récapitulation qui explique comment s'est accomplie cette parole : « Le Seigneur descendit. » En effet, s'il était déjà descendu, à quoi bon dire : « Venez et descendons pour les confondre; » (paroles que l'on regarde comme adressées aux anges,) si celui qui était dans les anges lorsqu'ils descendaient, ne descendait avec eux? Et remarquez bien que Dieu ne dit pas : Venez et en descendant, confondez; mais « confondons leur langage, » pour faire voir qu'il agit de telle sorte par ses ministres, qu'ils sont eux‑mêmes ses coopérateurs, selon la parole de l'Apôtre : « Nous sommes les coopérateurs de Dieu. » (1. Cor. III, 9.)

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