L’Agitation durant le Concile 2

Darras tome 42   p. 210

 

      41. Il était trop facile, sur tous ces sujets de plainte, de battre les opposants. Il n'y avait pas là d'ailleurs matière à lon­gues discussions ; il fallait des questions un peu plus trompe-l'oeil. Or, sur un mot d'ordre, la presse dévouée à la faction gallicane se mit à établir la théorie des grands sièges, l'inapti­tude des vicaires Apostoliques et les droits imprescriptibles de la minorité.

 

La théorie des grands sièges consistait à dire qu'on devait beaucoup plus d'égards aux évêques dont les sièges sont placés dans des villes populeuses, qu'aux évêques habitants de petites villes ou de simples bourgades. Cette théorie était fausse; au simple point de vue du bon sens, si l'habit ne fait pas le moine, c'est encore moins le chiffre de population d'une ville qui fait le mérite prépondérant d'un évêque. Dans l'application, cette

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théorie péchait doublement : elle péchait, parce que un grand nombre d'Evêques, placés sur des sièges illustres, n'appartenaient point à l'opposition; elle péchait parce que l'opposition avait pris pour héraut, l'évêque de Diakovar, ville de trois mille âmes.

 

L'inaptitude des vicaires Apostoliques et des Evêques mission­naires, ou du moins leur infériorité relative, était encore moins recevable. Ce qui crée l'Evêque c'est le caractère sacré; ce qui lui donne le droit divin de siéger au Concile, c'est la charge des âmes. Qu'un Evêque habite Orléans ou Péking, cela ne fait rien à son droit, et il peut avoir, dans le dernier cas, plus de capa­cité même que dans l'autre. Evangéliser les peuples, comme font les missionnaires, on peut croire que cela donne plus d'ex­périence que d'écrire des brochures sur les rives de la Loire ou de compiler de gros tomes en Sorbonne.

 

Quant aux imprescriptibles droits de la minorité, ce n'était qu'une arme de gens battus, déjà en déroute. En principe et en fait, c'est une allégation absolument insoutenable. Si l'unani­mité ou la quasi-unanimité était nécessaire, à quel moment pourrait-on la prescrire? Serait-ce dans les congrégations gé­nérales ? Au point de vue du fait, on ne citera pas un Concile œcuménique où l'unanimité morale ait été regardée comme nécessaire pour qu'un décret fut admis à l'épreuve du placet public et définitif. Au Concile de Nicée, dix-sept évêques re­fusèrent de souscrire; les Pères ne s'arrêtèrent pas devant ces grains de poussière dont l'orgueil voulait se donner l'importan­ce d'un obstacle. Au premier Concile de Constantinople, quand le moment de prononcer fut venu, les Macédoniens se retirèrent;, ils n'en furent pas moins condamnés. Les condamnations du Con­cile d'Ephèse contre Nestorius et Pélage ne furent pas moins définitives, malgré les réclamations de quarante évêques. À Chalcédoine, qui avait vu un instant réuni 650 évêques, il ne s'en trouva plus que 366 pour la souscription ; les autres s'é­taient retirés, non qu'ils niassent la doctrine, mais ils attendaient qu'on eut donné un successeur à Dioscore. Quand le deuxiè­me Concile de Nicée se réunit pour l'orageuse affaire des Icono-

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clastes, il trouva sur son chemin 338 évêques d'Occident et pour­tant passa condamnation. A Trente, au moment des votes, il y eut souvent de fortes oppositions, les condamnations furent cepen­dant maintenues. De ce que l'unanimité ne s'est pas montrée comme fait, s'en suit qu'elle ne s'est pas imposée comme loi. S'il eut été formellement admis qu'une certaine minorité pouvait, dans les Conciles, neutraliser l'action de la majorité, même unie au Saint-Siège, qu'auraient fait les novateurs? Au lieu de se livrer aux éclats tumultueux, de se retirer solennellement et d'en appeler à la force brutale, ils se seraient bornés à refuser, aux for­mules de la foi, leurs suffrages et leurs signatures. En rompant l'assemblée ou en la tenant en échec, ils auraient rendu le décret impossible. Et puisqu'ils ont négligé un moyen si sim­ple de se maintenir, c'est qu'ils ne s'y croyaient aucun droit. Après tout, il ne peut en être autrement. Voilà un Concile qui s'assemble pour juger un hérétique. Par la séduction de son talent, l'habileté de ses intrigues et la complicité des pouvoirs humains, il s'est créé des partisans et des amis. Devant le Con­cile, ces sectaires maintiennent audacieusemenl l'hérésie. L'in­domptable obstination de l'erreur en fera-t-elle l'inviolabilité et, par son entêtement, l'erreur restera-t-elle maitresse des Conciles. Ce serait le comble de l'absurdité.

 

Aussi tous les siècles ont proclamé que l'unanimité morale serait sans doute précieuse et désirable, mais aucun ne l'a ren­due nécessaire. Les grands théologiens, Jacobatius, Barbosa, Bellarmin ont déclaré que la pluralité suffisait. Ces docteurs sont même allé plus loin; ils disent qu'en cas de partage, le Pape n'eut-il avec lui que la minorité, le décret qui sortirait de là devrait être regardé comme obligatoire et sacré pour le peuple chrétien. Après le Concile de Rimini, le Pape Damase n'en cassa-t-il pas les décrets et ne repoussa-t-il pas, dès cette époque lointaine, le système de l'unanimité morale? En rap­pelant ce grand souvenir dans son Synode Diocésain, le cardinal Lambertini  consacra le droit pontifical, et ce qu'avait signé

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le théologien, Benoît XIV le couvrit de sa garantie. Bien plus, on trouve, au septième siècle, un décret d'un Concile de Tolède qui rejette formellement cette vaine prétention des droits de la minorité (1).

 

42. Ces vaines prétentions et ces coupables excès ne pouvaient, au dehors, qu'irriter les passions, créer plus tard contre les décrets du Concile des obstacles et pour l'heure appeler, en les provoquant, des démarches indiscrètes des pouvoirs civils. Le bavarois Prussien Hohenlohé fit une seconde circulaire pour engager les gouvernements à presser sur le Concile. Cette cir­culaire n'eut pas plus de succès offlciel que la précédente, mais el­le produisit une certaine impression sur quelques ministres. Le ministre d'Autriche, Beust, protestant, conseilla, à son ambassa­deur à Rome, une surveillance plus active. Le comte Daru, membre d'un ministère dont le président était favorable à la pleine liberté du Concile, ne laissa pas ignorer, par sa corres­pondance privée et fit savoir par un mémorandum célèbre, que si le Concile votait le Schéma de Ecclesia, publié par la Gazette d'Augsbourg, non seulement il retirerait de Rome les troupes françaises, mais irait jusqu'à la dénonciation du Concordat. Le Cardinal secrétaire d'Etat dut lui expliquer que la définition dog­matique de l'infaillibilité ne changerait rien à la constitution de l'Eglise, rien aux rapports du Pape avec les puissances, rien surtout avec les puissances liées à l'Eglise par un concordat.

 

43. Ces explications topiques ne désarmèrent point les passions conjurées des césariens et des libéraux. Les meneurs voyant que le mémorandum ne servirait pas leurs desseins, imaginè­rent, pour faire pièce au Pape, de dénoncer sa monnaie. Quand les passions tiennent les hommes, on peut tout attendre de leur indignité ou de leur folie. Les divers états qui forment l'union monétaire en Occident,

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(1) IIarduin, conn., t. III; — De Syodo dioees. Lib. XIII, Cap. II; — Bel-labmin, de GoHciliis, Lib. I; — Jacobatius, de Gonciliis, Lib. IV; — Tuere-cremata, Summa Lib. III ; — Barbosa, Collecta. Doct. ni part. I Decreti, Disl. XVII; — Melciiiok Gano, De locis theol. Lib. VI.

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c'est-à-dire la France, la Belgique, l'Italie et le Saint-Siège étaient convenus de l'opportunité de refondre leurs monnaies divisionnaires d'argent. Un type fut choisi, type que le Portugal, la Grèce, la Roumanie, et d'autres encore adoptèrent à leur tour, et l'on tomba d'accord que chaque état frapperait de cette nouvelle monnaie une quantité proportionnelle à sa population. Sur cette base, l'état pontifical devait émettre quarante millions de francs environ, pour une population de trois à quatre mil­lions d'âmes, y compris les Romagnes et l'Ombrie sur lesquelles il gardait tous ses droits. Il voulut émettre les quarante millions, mais le gouvernement de Florence se plaignit, sous prétexte que le Pape ne comptait plus effectivement que 6 à 700 000 sujets, et Napoléon III, toujours disposé à complaire à la Révolution, somma Pie IX de suspendre cette émission exagérée et qui, pour les trois quarts, devait être refondue à l'effigie de Victor-Emma­nuel. La sommation fut jugée inacceptable, l'opération étant presque achevée. Le cardinal Antonelli maintint le droit du Saint-Siège. Les gouvernements français et italien, de concert, fermèrent leurs caisses, et par suite celles de toute l'union mo­nétaire, à toute pièce d'argent portant la douce et noble figure de Pie IX. Cela sans aucune explication au public.

 

La bonne foi révolutionnaire s'empressa de suppléer à leur silence. A l'instant la rumeur se répandit que les pièces du Pape étaient à un alliage inférieur. Le Pape fut qualifié de faux monnayeur par les mille voix de la presse impie; on vit le peuple abusé repousser avec colère, comme celle d'un voleur, l'effigie du représentant de la justice sur la terre, et les catholiques eurent cette douleur particulière, qu'au moment où cette tem­pête de calomnies fut déchaînée, au commencement de 1870, c'était un des leurs, un champion émérite du pouvoir temporel qui tenait en France le portefeuille des finances. Le trésor pon­tifical consentit à des sacrifices considérables, afin de diminuer les pertes et les récriminations des détenteurs forcés de son argent, que l'on ne trouvait plus à écouler. Mais vainement des chimistes amis de la vérité firent-ils l'analyse de ce métal décrié,

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et affirmèrent-ils qu'il était exactement au même titre et de la même valeur que la monnaie de Napoléon III ; ni la presse officielle ni la presse officieuse ne reproduisirent ces rectifica­tions et la calomnie subsista. Le temps approchait, hélas! où la France épuisée se verrait trop heureuse de la retrouver encore, cette monnaie pontificale, qu'autrement il lui aurait fallu remplacer par du papier.

 

   44. Et pourquoi tous ces excès? Pour amener, disait-on, un  compromis entre l’Eglise et les idées modernes. « En tête de ces idées, écrivait l'évêque de Liège, se place, comme leur principe générateur, l'abrogation des droits de Dieu dans la société politique; viennent ensuite la liberté de publier, de vive voix ou par écrit, toute opinion philosophique et religieuse, et toutes les autres libertés qui, en dernière analyse, se résument dans celles-là. Et remarquez-le bien, de même que ces libertés ont pour principe l'abrogation des droits de Dieu dans la société, elles ont aussi pour conséquence la négation de ceux qui résul­tent pour l'Église de sa nature de société parfaite instituée di­vinement. Voilà ce que les partisans de ces idées, mécréants pour le plus grand nombre et quelques-uns catholiques, deman­dent à l'Eglise d'environner de son respect comme la civilisa­tion, d'accueillir avec reconnaissance comme un bienfait pour elle aussi bien que pour la société civile. On s'étonne que l'E­glise s'y refuse; on s'irrite contre elle, on la menace; et les moins malintentionnés croient qu'il y a entre ces idées et l'E­glise un malentendu.

 

« Oui, il y a un malentendu, mais c'est de la part de ceux qui proposent à l'Eglise une conciliation impossible. Le Concile le fera-t-il disparaître, et donnera-t-il au monde les lumières qui lui manquent et sur ce point et sur tant d'autres? Nous l'espé­rons dans l'intérêt de bien des catholiques, jouets de leurs illusions. Mais pour que l'on ne réussisse pas à vous effrayer de ce que le Concile va s'occuper de ce sujet, si tant est qu'il en ait l'intention, nous avons hâte de vous dire, que l'auguste assemblée n'émettra sur ce point aucun principe nouveau. Il y

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a bien de siècles déjà que tout ce qu'il y a à dire sur ce sujet a été dit. »

 

« Encore, écrivait à son tour l'évêque de Poitiers, encore que nous vous eussions souvent signalé les écarts de doctrine, les affaiblissements de vérité, les compromis dangereux et les mélanges adultères qui sont devenus trop familiers aux docteurs d'une certaine marque, rien ne nous autorisait à croire que le respect de l'Eglise, de sa constitution, de son gouver­nement, de ses traditions, de son histoire, de sa prière au­thentique, enfin de ses enseignements et de ses actes, put être méconnu à ce point.

 

« Leçon terrible, mais salutaire, pour tous ceux qui, substi­tuant leur esprit personnel et l'esprit de leur temps à l'esprit de l'Eglise, se font trop facilement leurs propres maîtres à eux-mêmes! Les sages les avaient avertis; mais la voix des sages est-elle écoutée par des hommes si sûrs de leur propre sagesse, et qui, devenus les oracles de ceux dont il sont à la fois les disciples, n'ont plus seulement pour apologistes et pour flatteurs les chrétiens amoindris dont ils partagent et consacrent les faus­ses opinions, mais recueillent désormais l'éloge et le suffrage des plus violents de leurs anciens adversaires?

 

   « Certes, si l'on avait pu douter qu'il y eût urgence à convo­quer l'Église à une assemblée œcuménique, l'utilité et la néces­sité de ce Concile ne saurait plus être niée de personne. Que le mal qui se dévoile eût continué quelques années encore à se propager sans réclamation, et la société chrétienne eût été in­fectée d'un poison d'autant plus pernicieux qu'il se serait glissé insensiblement dans ses veines. Au jugement des hommes de l'art, l'énergie de certains traitements radicaux se dénote d'abord par le réveil et la recrudescence de toutes les affections morbides dont la guérison est entreprise. Ainsi en sera-t-il du Concile : on amenant l'éruption du mal au dehors, en mettant à nu les pensées occultes de bien des cœurs, il aura préparé et commencé la cure d'une foule d'infirmités morales et intel­lectuelles. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon