Sidoine Apollinaire

Darras tome 13 p. 382

 

   3. Les vers du panégyriste valurent à son auteur une fortune inespérée. Le soir même, Anthemius signait un rescrit qui nommait Sidoine Apollinaire préfet de Rome et président du sénat. Déjà cependant l'orateur transalpin, qui venait de parler en nourrisson du Parnasse et en courtisan des Césars, était préoccupé de pensées plus graves. Anthemius, dès les premiers jours de son avènement à l'empire, avait mandé près de lui le patricien arverne, non pas seulement pour le plaisir d'entendre les beaux vers qu'il comman­derait officiellement à sa muse, mais surtout pour l'entretenir des intérêts de la Gaule et conférer des moyens les plus propres à retenir sous la domination romaine cette riche province, déjà fortement entamée par les Burgondes, les Visigoths et les Francs. Sidoine Apollinaire était accouru à cet appel. En traversant les Apennins, dans le passage subit des chaleurs de la plaine aux neiges des montagnes, il fut atteint d'une fièvre ardente. « Si j'eusse cédé à la soif qui me dévorait, dit-il, j'aurais épuisé les eaux limpides du lac Fucin, celles du frais Clitumne, du Teveron azuré, du sul­fureux Naro, et les flots dorés du Tibre. Enfin Rome s'offrit à mes yeux. Il me semblait que j'absorberais toutes les ondes de ses fon­taines et mettrais à sec ses naumachies. Arrivé au Pomœrium, j'allai me prosterner sur le tombeau triomphal des apôtres. En me relevant, j'étais guéri ; la fièvre m'avait quitté. Plein de reconnais­sance pour cette faveur céleste, je gagnai une hôtellerie. Me voici donc à Rome, mais c'est le Christ qui me dirigera désormais 1. » La préfecture de Sidoine Apollinaire ne fut pas aussi heureuse qu'il l'eût souhaité. Les arrivages de blé, la, grosse question de ce temps, étaient constamment entravés par l'hostilité de Genséric. Toute l'éloquence du poète-orateur était impuissante, en pré­sence des besoins de la population romaine, que le retard ou la prise d'un convoi réduisait à mourir de faim. « Je tremble, écrivait-il, que la famine n'amène un coup de foudre, sous les voûtes de l'amphithéâtre. On ne manquera pas d'attribuer à mon administration le manque de ressources et je serai coupable de la

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1. Sidon. Apollin., Epist. v et vr, lib. I; Patrot. lat., tooi. LV11I, col. 45*, |G5,

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p383 CHAP. VI.— antuemius.

 

disette publique 1. » Les éléments vinrent à son secours. Cinq transports, sortis de Brindes avec un chargement de blé et de miel, ayant franchi sans obstacle le détroit de Sicile, furent amenés par les vents du côté d'Ostie. Sidoine, averti à temps, dépêcha un homme de confiance pour mettre la main sur ces bâtiments et leur faire remonter le cours du Tibre : l'apparition des navires calma l'effervescence populaire2. Ce succès administratif fut bientôt com­pensé par un revers politique. La préfecture des Gaules avait été confiée par Ricimer à l'une de ses créatures, le gallo-romain Arvandus, que d'anciennes relations d'amitié unissaient à Sidoine Apollinaire. Arvandus était un homme léger de caractère, de vie équivoque, de mœurs dissolues, toujours à court d'argent, et tou­jours multipliant ses dettes. Il transforma son palais d'Arles en un mauvais lieu, et épuisa la province par ses exactions. Des plaintes s'élevèrent de toutes parts contre lui. Il crut faire acte d'habileté politique en se ménageant des relations secrètes avec Euric, roi des Visigoths. On arrêta une lettre écrite sous sa dictée par son secrétaire, dans laquelle il engageait le roi barbare à se soulever contre Rome et à profiter de la faiblesse de l'empire pour étendre sa domination sur tout le midi de la Gaule. Cette pièce était un document fort grave. Arvandus fut cité à Rome pour y répondre à une double accusation de péculat et de lèse-majesté. Trois dé­putés gaulois, Ferréol, ancien préfet du prétoire, Thaumastius et Pétrone d'Arles, reçurent de leurs compatriotes la mission de poursuivre sa condamnation. Arrivés à Rome en habit de sup­pliants, ils demandèrent, au nom de la Gaule, justice des prévari­cations d'Arvandus. Celui-ci, soit qu'il ne comprît pas la gravité de la situation, soit qu'il comptât trop sur l'influence de Sidoine Apollinaire, son ami, affichait une vanité et une arrogance insen­sées. Il se promenait, drapé dans les plis d'une toge blanche, sur la place du Capitole, au milieu des statues des dieux et des grands hommes de la république, s'y repaissant des flatteries de la foule, et prenant pour des signes d'admiration les sourires malins qui

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1. Sidon. Apollin., Epist. x, col. 465. — 2. ld., ibid.

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p384  PONTIFICAT DE  SAIST SIMPLICIUS  (467-483).

 

accueillaient ce grand fonctionnaire de la préfecture gauloise, tra­duit à la barre des tribunaux 1. Sidoine Apollinaire et Auxanius, l'avocat consistorial chargé de plaider sa cause, lui conseillaient plus de retenue et de modestie. « Allez, leur dit-il, hommes dégé­nérés et indignes de pères qui ont été préfets du prétoire ! Livrez-vous à ces craintes puériles. Mais puisque vous n'entendez rien aux affaires, laissez-moi le soin des miennes. Arvandus a pour lui sa conscience, et cela lui suffit. A peine daignera-t-il souffrir que des avocats le justifient sur les prétendus faits de concussion; pour lui, il se chargera des autres griefs 2. » Le jour vint où le procès fut appelé. Tout le sénat se réunit dans la salle où les accusés su­bissaient leur interrogatoire. Les décemvirs ayant pris place sur leurs sièges, on introduisit les parties. Arvandus se présenta à la curie dans une mise élégante, la chevelure parfumée, et alla brus­quement, en qualité de sénateur, prendre place au milieu des juges. Le sénat fut blessé de cette arrogance, rendue plus sensible encore par la modestie de Ferréol et de ses deux collègues qui s'assirent, vêtus de deuil, à l'extrémité d'un banc, faisant connaître par cette attitude que, s'ils n'avaient pas oublié leur dignité de sénateur, ils ne se souvenaient pas moins de leur double caractère d'accusateurs et de plaignants. L'issue ne pouvait être douteuse. Arvandus se vit bientôt convaincu, par les preuves les plus irrécusables, de péculat et de haute trahison. Il pâlit, et passant soudain de l'excès de l'audace aux plus lâches terreurs, on le vit se prosterner et tendre aux juges, sous ses habits de soie et d'or, des mains suppliantes. La peine capitale fut décrétée. Sidoine Apollinaire réussit, par son crédit près de l'empereur, à la faire commuer en un bannissement perpétuel. Mais cette intervention du préfet de Rome nuisit à sa popularité. On se demandait pourquoi il avait arraché au dernier supplice un concussionnaire, un traître, qui jetait la province aux barbares, et qui avait encouru la juste animadversion des Gaules.

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