Constantin 9

Darras tome 9 p. 72

 

§ III. Baptême de Constantin.

 

   21. Entrons donc résolument dans la voie qui nous est imposée par les tendances intellectuelles de notre époque, puisque c'est aux hommes de notre temps que s'adressent nos paroles. En définitive, l'histoire n'est autre chose que le dépouillement exact des documents de l'antiquité ; ce sont ces documents qui vont tour à tour passer sous nos yeux, devenir l'objet de notre scrupuleux examen, et nous permettre d'établir une opinion en connaissance de cause. Constantin a-t-il été baptisé à Rome l'an 324, par le pape saint Sylvestre, dans l'urne de porphyre qui devint le plus bel ornement de la basilique de Latran, ou ne reçut-il le baptême d'une main arienne, que sur son lit de mort, l'an 337, dans le palais impérial de Nicomédie ? Telle est la question historique que Mabillon signalait comme l'une des plus complexes que présentent les annales de l'Église. Ce problème ne touche point à l'orthodoxie. Partisans et adversaires de l'une ou l'autre solution peuvent se donner la main sur ce terrain de libre discussion. En France, on croit depuis deux

=================================

 

p73 CHAP.   I.   —  BAPTEME  DE   CONSTANTIN.                           

 

siècles que Constantin fut baptisé à Nicomédie. Rome a cru et enseigné le contraire pendant quinze cents ans. Ne fût-ce que par respect pour l'Église romaine, mère et maîtresse de toutes les autres, il importe de savoir sur quels fondements sa tradition est appuyée. On vient de lire le texte du Liber Pontificalls. Le bréviaire romain et les divers martyrologes, sans en excepter, ceux de Bède, Adon et Usuard, relatent également le baptême de Constantin à Rome par le pape saint Sylvestre. C'est là un fait très-considérable. On a dit en effet que cette croyance ne s'était établie en Occident que sous l'influence du Liber Pontificalis publié en 898 par Anastase le Bibliothécaire 1. Or le vénérable Bède écrivait en 693, deux siècles avant Anastase le Bibliothécaire. Grégoire de Tours, en 550, trois siècles avant Anastase, et deux cents ans seulement après la mort de Constantin, affirmait aussi que ce prince avait été baptisé à Rome par le pape saint Sylvestre. Il faut donc renoncer à cette fin de non recevoir trop légèrement acceptée jusqu'ici. Le point de départ de la tradition romaine est contemporain de Constantin lui-même. En l'an 324, quelques jours seulement après le baptême de ce prince, un concile se tenait à Rome, et voici les paroles que nous lisons dans le texte authentique de ses actes, au début de la première session : « Sous le troisième consulat de Crispus et Constantin (324), la joie fut universelle parce que Constantin, baptisé par Sylvestre, évêque de la ville de Rome, fut par la vertu du sacrement guéri de la lèpre. Reconnaissant de cette faveur nouvelle qu'il tient de Notre-Seigneur Jésus-Christ par les mains du pape Sylvestre l'auguste empereur montre pour notre religion sainte un zèle infatigable. Il confesse la vraie foi et proclame hautement les bienfaits dont Jésus-Christ l'a comblé. Telles sont les circonstances au milieu desquelles Sylvestre, l'évêque de Rome, a voulu réunir en concile ses frères les évêques, prêtres et diacres. Comme notre sainte mère l'Église vient d'en-

------------------------

1. Voici comment s'exprime à ce sujet M. A. de Broglie : « L'époque du baptême de Constantin ne fait plus question aujourd'hui et personne ne s'arrête plus au récit apocryphe d'Anastase le Bibliothécaire. » L'Église et l’Empire romain, tom. 11, pag. 370.

===============================

 

p74 PONTIFICAT  DE  SAINT  SYLVESTRE   I   (314-335).

 

fanter à la foi Constantin son fils bien-aimé, l'évêque romain Sylvestre veut pourvoir à la discipline intérieure de l'Église, à l'édification de ses enfants, au maintien de la hiérarchie sacrée et des règles canoniques. Le concile de Rome a donc été réuni par le conseil de Constantin Auguste et de sa mère. L'empereur a fait préparer pour le recevoir le palais anciennement appelé Thermes de Domitien et connu aujourd'hui sous le nom de Trajan. Deux cent quatre-vingt-quatre évêques y sont venus. Constantin Auguste a mis à leur disposition les postes de l'État et a voulu que les frais de leur voyage fussent supportés par le fisc impérial 1. » Ce texte est clair ; voilà près de deux cents évêques réunis en concile à Rome, l'année même du baptême de Constantin par saint Sylvestre, lesquels enregistrent simplement, sans emphase, sans préoccupation d'esprit de parti, un événement qui vient de s'accomplir dans la capitale du monde, publiquement, ostensiblement, dans les conditions d'une notoriété universelle. Parallèlement à ce témoignage de l'Église catholique, le paganisme lui-même par l'organe d'un de ses historiens les plus dévoués et par conséquent les moins suspects de partialité pour l'Eglise, nous apporte la confirmation du même fait. Ammien Marcellin, en parlant des monuments de Rome qu'il voyait s'élever sous ses yeux par ordre de l'empereur, cite le fameux baptistère de Latran et le désigne, absolument comme le Liber Pontifîcatis, sous le nom de Lavacrum Constantinianum2. Rien de tout cela ne ressemble à une légende apocryphe. Ammien Marcellin, contemporain du fils d'Hélène, détestait le règne de la croix. Quand il parle du Lavacrum de Constantin, il n'entend flatter ni le prince, ni le pape ; il constate un fait qui lui déplaît souverainement, mais qui n'en est pas moins un fait. La mauvaise humeur des auteurs païens contre Constantin le Grand est elle-même fort significative. Aurelius Victor, en parlant des édifices construits par ce prince et portant son nom, retourne à son adresse l'épigramme faite jadis contre Trajan ; il l'appelle le nouveau parié-

-----------------------------------

1 Labb.. Concil. rom., n   xctio prima; tom. I  Condl., pag. 1345. 1546» —

2. Amia. Marcelliu, Hist., Iib. XXVII, cap. H.

=================================

 

p75 CHAP.   I.   — BAPTÊME  DE   CONSTANTIN.                       

 

taire 1. On pardonne ce trait de satire à des idolâtres qui voyaient s'élever enface du temple de Jupiter Capitolin les basiliques Constantiniennes dont le Liber Pontificalis nous décrit si minutieusement les splendeurs. Ainsi chrétiens et païens, en l'an 324, croyaient que Constantin avait été baptisé à Rome. Dix ans plus tard, en 335, saint Sylvestre terminait son pontificat glorieux et reposait dans la catacombe de Priscille, sur la voie Salaria. Immédiatement après sa mort, on rédigea ses Actes, dont la notice du Liber Pontificalis a reproduit presque intégralement le texte. Or ces Actes, dont le trait principal est le baptême de Constantin à Rome, furent solennellement approuvés sous le pape Gélase, dans un concile Romain de soixante-dix évêques, en l'an 496. Voici les termes mêmes de cette approbation : « Par une ancienne et singulière prudence, on ne lit point publiquement dans la sainte Église romaine un certain nombre d'ouvrages pieux, de Passiones ou d'Acta Martyrum, qui ne portent pas de noms d'auteurs, dans la crainte que des erreurs ou des inexactitudes y aient été glissées par des copistes infidèles ou des écrivains incapables. Il en est ainsi des passiones des saints Quirice, Julitta, Georges, et beaucoup d'autres semblables, qu'on croit avoir été composées par des hérétiques. Mais nous recevons avec respect et autorisons les Vies des Pères, écrites par le bienheureux Jérôme. Item les Actes du bienheureux Sylvestre, pontife du siège apostolique. Quoique nous ignorions le nom de leur auteur, ces Actes sont lus par les catholiques dans cette ville de Rome ; et beaucoup d'autres Églises depuis longtemps les imitent en cela,2. » Quelles étaient en dehors de la ville de Rome les Églises qui, « depuis longtemps » ab antiquo usu, admettaient comme authen-tiques les Actes de saint Sylvestre et par conséquent le baptême de Constantin par ce pontife? Évidemment, ce devaient être les Eglises Occidentales, celles d'Italie, des Gaules, de la Germanie, de la Grande-Bretagne, puisque les Martyrologes de ces Églises mentionnent tous le fait du baptême de Constantin à Rome. Mais

-----------------

1 Aurel. Victor,, Hist. rom., pag. 215, édit. Andr. Scoti. — 2. Labb., Collcct. Conc., (om. IV, col. 12o3.

=================================

 

p76     PONTIFICAT  DE  SAINT  SYLVESTRE  I   (314-333).

 

cette unanimité de l'Occident n'aurait par elle-même rien de décisif. On pourrait l'attribuer à un concert établi tout naturellement et sans examen préalable sur l'unique base de la tradition romaine dont on aurait accepté la fausse donnée, sans que cette acceptation ajoutât plus de poids à un témoignage qui restait toujours identique au fond. C'était là en effet l'objection des critiques du XVIIe siècle. Ils ne connaissaient pas les documents de l'Église Orientale que la science moderne nous a révélés depuis et qui jettent une nouvelle lumière sur la question.

 

   22. En l'an 474, dix ans avant le concile du pape Gélase, mourait à Antioche un sophotatos xpovographos « très-sage chronographe 1, » nommé Nestorianus, qui laissait un abrégé d'histoire en douze livres, commençant à la création du monde et finissant au règne de Léon II le Jeune (471-474), contemporain de l’auteur. Cet historien grec n’était pas même connu de nom au XVIIe siècle. Encore moins savait-on que son ouvrage nous eût été conservé. Or, au commencement du XVIIIe siècle parut à Oxford une édition de la Chronographie de Jean d'Antioche, dit Malala, auteur grec qui florissait en 675. Cet important ouvrage était divisé en dix-huit livres. On crut d'abord, sur le titre seul de cette chronographie, n'avoir affaire qu'à l'un de ces collectionneurs bysantins du bas empire dont la véracité n'est jamais acceptée sans contrôle. Mais en étudiant plus attentivement l'œuvre de Jean de Malala, on découvrit que les douze premiers livres de sa chronographie n'étaient que la reproduction de celle de Nestorianus, dont il inscrit la mort en l'an 474, avec la mention que nous venons de rapporter, et dont il continue le récit jusqu'en l'an 675. Après une pareille découverte, la Chronographie dite de Jean de Malala prenait rang parmi les sources les plus autorisées. Le savant anglais Bentley lui consacrait un commentaire plein d'érudition, et, en 1830, Louis Dindorf en donnait à Leipsick une nouvelle édition complétée à l'aide de manuscrits collationnés dans toutes les bibliothèques du monde. Or voici ce que Nestorianus, le très-sage

----------

1.Joan. Malala, Chronograph., lib. Xll in fine.

================================

 

p77 CHAP.   I.   BAPTÊME   DE   CONSTANTIN.                             

 

chronographe d'Antioche, écrivait vers l'an 450, en Syrie, au lieu même où la tradition contraire, répandue sous le nom d'Eusèbe de Césarée, devait être le mieux connue : «Constantin victorieux entra à Rome en triomphe ; il faisait porter devant lui l'étendard de la croix, dont il expliquait aux siens la vertu, en leur racontant sa vision céleste, et en leur disant : C'est le signe du Dieu des Galiléens ou chrétiens. Il renversa les temples et les idoles de la gentilité ; il adressa à toutes les provinces de l'empire un décret qui rendait aux chrétiens leurs églises. Après qu'il eut été instruit des vérités de notre foi, et qu'il eut accompli le jeûne préparatoire, il fut baptisé par Sylvestre, évêque de Rome. Tous ses proches, ses amis, une multitude immense de Romains reçurent le baptême à son exemple. C'est ainsi que l'empereur Constantin devint chrétien 1. » II serait assez difficile de faire rentrer dans le concert occidental imposé par la prééminence romaine ce texte de Nestorianus. Mais ce témoignage est loin d'être isolé. Assemanni, dans sa Bibliotheca orientalis, dédiée au pape Clément XI, en 1719, nous donne le catalogue des ouvrages composés en syriaque par saint Jacques, évêqne de Sarug, l'ancienne Batna de Mésopotamie. Jacques de Sarug, né à Curtami en 452, devenu évêque de Sarug en 519 et mort en 521, a laissé un sermon intitulé : De Constantino Imperatore et de lepra ejus, com-mençant par ce texte : Jesu qui intuentibus te lux magna es. « Or dans ce sermon, dit le docte Assemanni, saint Jacques résume l'histoire de la lèpre de Constantin et de son baptême, telle qu'elle est racontée dans les Actes de saint Sylvestre. C'est là une nouvelle preuve que la Syrie avait adopté ces Actes et ne les rejetait ni comme fabuleux ni comme apocryphes. Jacques de Sarug était en effet contemporain du pape Gélase qui approuva les Actes de saint Sylvestre. Nous savons d'ailleurs par la Chronique syriaque de Dionusios que telle était à cette époque la croyance commune de l'Orient. Cette citation nous dispense de nommer les écrivains plus récents, syriens ou arabes, tels que Eutychius d'Alexandrie,

---------------------------

1. Joan. Malala, Chronogr., lit). XIII, ïnit.; Pair. grœc.,i. LCXV11I, col. 476.

=================================

 

p78     PONTIFICAT  DE   SAINT   SYLVESTRE  I   (314-335).

 

Georges Almacin Homayde, Grégoire Abulpharadge, etc., qui tous ont enregistré la même tradition l. » Ainsi parle le savant orientaliste. A notre tour, nous demanderons comment saint Jacques de Sarug, en Mésopotamie, aurait pu, l'an 480, subir l'influence d'une tradition exclusivement occidentale? Comment les écrivains arabes et syriaques, de date plus récente, dont Assemanni inscrit les noms, auraient-ils pu accepter un récit apocryphe dont l'Occident aurait eu le monopole? Autant de questions qui se dressent en face de la critique et qui renversent de fond en comble la thèse de Baillet et de Tillemont. Mais ce n'est pas tout. Un démenti plus vigoureux et plus explicite encore leur estait réservé. Au delà des régions méditerranéennes de la Syrie, plus loin que les plaines de la Mésopotamie arrosées par les fleuves bibliques du Tigre et de l'Euphrate, au milieu des montagnes d'Arménie si fameuses par les souvenirs de l'arche de Noé, dans la petite bourgade de Khoren (Corène), naissait, vers l'an 370 de notre ère, un enfant auquel fut donné le nom de Moïse. Cet enfant devait être un jour l'historien de son pays. Moïse de Corène visita successivement Antioche, Alexandrie, Rome, Constantinople. Au retour de ses lointains voyages, il fut nommé gardien des archives patriarcales, puis archevêque de Pakrevan. Nous avons déjà eu l'occasion 2 de citer son Histoire d'Arménie, publiée pour la première fois à Londres en 1736, après douze cents ans de silence

------------------------

1. S. Jacobi, episcopi Sarug, seu Batnœ in Mesopctamiâ, Sermo eut titulus : De Constantino lmperatore et de leprœ ej'us mundatiane; sub isto textu : Jesu, qui intueniibus te lux magna es ; in quo narrât Jacobus Constantintim Imperatorem leprœ curandœ causa ad suscipiendum baptismum a S. Sylvesiro impulsum fuisse. Totus hic sermo desumptus videiur ex Actis Sylvestri Papœ. Et guident Syros nullum in iis iupposilionis, aut fabulai vitium agnovisse liquet, tum ex Jacabo nostro qui Gelasio Papœ œqualis fuil. ium etiam ex iisdem Actis quœ apud eosdem Syros a mullis sœculis recepta sunt, ut ex Dionysii Chr^nico colligitur, ubi quidquid ad lepram et baotismum Consiantini ipectat ex ipsis producitur. Omitto receniiores Syros Arabasve scriptores qui ea^.dem historiam in Chronicis luis descripsere : Euiychium A/exandrinum, Georgium Elmacinum Homaidum; Gregorium Abulpharagium, aliosque. (Assemanni, Biblioth. orient., edit. rom., 1719, tom. I, pag. 328, 329.)

2. Tom. V de cette Hist., pag. 163 et suiv.

=================================

 

p79  CHAP. I. — BAPTEME DE CONSTANTIN.                       

 

et d'oubli. Or Moïse de Corène raconte l'histoire du baptême de Constantin exactement telle que la tradition romaine nous l'a conservée. Il y joint en outre quelques particularités relatives à sa patrie et que lui seul pouvait connaître. Voici ses paroles : «Apès la mort de Constance, son fils Constantin, gendre de Dioclétien 1, recueillit l'héritage paternel. Ce prince n'était encore que César, lorsque, préoccupé de divers échecs reçus par ses troupes, il vit en songe une croix constellée qui lui apparaissait lumineuse au milieu des airs 2. Cette croix portait l'inscription suivante : Hoc signo vince. Constantin l'adopta comme étendard, la fit porter au milieu du combat et remporta la victoire. Dans la suite, cédant à l'influence de la fille de Dioclétien, Maximina, sa femme, il persécuta l'Église et fit périr un grand nombre d'innocentes. Sur les entre-

-------------------------

1. Moïse de Corène confond ici Dioclétien avec Maximien Hercule, son collègue impérial. Cette confusion, fort explicable de la part d'un Arménien, prouve que l'auteur ne copiait point un historien grec ou latin qui l'eût plus exactement renseigné.

2. Nous avons encore ici la preuve que Moïse de Corène ne suit ni la version d'Eusèbe, ni celle de Lactance au sujet de l'apparition merveilleuse de la croix. Il fond les deux récits en un et ne parle que d'une seule apparition. Ces légères divergences établissent clairement l'indépendance personnelle de l'auteur.

3. Encore un trait caractéristique du récit de Moïse de Corène. Il ne se trompe pas sur le nom de Fausta, épouse de Constantin, laquelle porte en effet dans ses médailles les trois vocables : Flavia Maximina Fausta. Mais il continue à la croire fille de Dioclétien, tandis qu'elle avait réellement pour père Maximien Hercule. Ce qu'il importe surtout de remarquer ici, c'est que l'auteur arménien est le seul de tous les écrivains connus qui explique la raison pour laquelle Constantin persécuta les chrétiens. Post autem ab con-juge sua Maximina Diocletiani filiâ inductus, Ecclesiam divexavit. Le Liber Pontificalis nous avait dit plus brièvement que saint Sylvestre avait été contraint de se réfugier sur le mont Soracte, persecutione Constantini concussus. Mais, quelle était cette persécution? A quoi l'attribuer? En quel temps la placer? Eusèbe n'y fait pas la moindre allusion ; il ne parle ni de Fausta, ni du meurtre de Crispus. Au contraire, les historiens païens s'éludent complaisammeut sur les intrigues de Fausta et la mort du jeune prince. Moïse de Corène nous donne enfin la clef de cette énigme si longtemps inintelligible. Il n'avait pas, comme Eusèbe, historiographe officiel de la cour, iutérêt à rieu dissimuler. Il dit clairement ce qu'il sait; et ce qu'il sait confirme merveilleusement le récit trop laconique du Liber Pontificalis. C'est là, croyons-nous, un fait de la plus haute importance dans la question qui nous occupe.

=================================

 

p80 PONTIFICAT DE  SAINT  SYLVESTRE  I  (314-335}.

 

faites il fut atteint d'une éléphantiasis, horrible maladie qui lui couvrit tout le corps. Les médecins de Marsique , les vates Ariocenses ne purent le guérir. Constantin demanda à Tiridate de lui envoyer les mages les plus habiles de la Perse et de l'Inde pour essayer les ressources de leur art. Tout échoua. Quelques-uns de ces idolâtres conseillèrent à l'empereur de se plonger dans un bain de sang chaud tiré des veines de jeunes enfants égorgés. Ils garantissaient le succès de cette cruelle expérience. On avait déjà réuni ces tendres victimes ; elles allaient être immolées ; mais leurs vagissements, les cris de leurs mères touchèrent le cœur de Constantin; il déclara qu'il aimait mieux mourir que de se prêter à une telle barbarie. Dieu le récompensa de cette généreuse déter-mination. Pendant son sommeil, les Apôtres lui apparurent et lui ordonnèrent de se faire baptiser par l'évêque de Rome Sylvestre, qui se tenait alors caché dans la montagne de Séraptim, par crainte de la persécution. Constantin instruit des vérités de la foi par le pontife, reçut le baptême, fut guéri et combattit dès lors énergiquement le paganisme. Tels sont les faits qu'on peut lire dans l’épitome d'Agathangelus1. » Ce récit de Moïse de Corène, écrit un demi siècle seulement après la mort de Constantin par un auteur que sa naissance, sa langue, sa position, mettaient dans une

----------------------

1. Constantius mortuus est algue in ejus locum Diocletianus filium ejus suumque generum Constanlinum misit. Is anteijuam regnnret, dum adhuc Cœsav esset, in prœlio victus, dum magnum mœrore somnum caperet, criteem slellatam in ccelis videbat, his verbis inscriptam : Hoc. signo vince. Quod cum suum signum fecisset atqne in acie prima gestassel, Victoria potilus est. Post autem ab conjuge sua Maximinâ, Diocletinni filià imluclus, Ecclcsiam divexavil, et cum mvllos morte affccisstt, ipse elephunliâ correptus, tolo corpore intubuit. Quem morbum neque Ariocenses vat es aul Marsici medici snnare potuerunt. Itaque Tiridatem rogavit ut ibi augures ex l'erside et Indiâ mitteret, qui tamen ni/iit opitulati sunl. Quem etiam sacerdotes quidam dœmoniorum impulsa infanlium mulliludinem in lavacro necare jusserunt et calido sanguine prolui atque ita sanum fieri. Is autem ubi vagitan infantium ac matrum ejulalus audiit, miseralione motus eorum »itas saluas suœ cxpectalioni prœ'.ulit; cujus ille facti compensatiouci/'. a Uet> .rcepit, in somniorjm .isis ab Apostolte jussus luvacri salutaris lavntione per Silvestrunr homœ episcopum purgari, qui ob vexationem se in monlem Seraplium abdiderat, per quem cdoctus, fidem susccpit, omnesque Deos adversarios ejus amovit. ut tt breviter Agathangeius docet. (Moïses Coreneusis, Hislor. Armeniac, lib. II, cap. lxxxix, edit. Londiui, 1737, Whiston, iu-4», pag. 209.)

=================================

 

p81 CHAP.   I.   —   BAPTÊME   DE   CONSTANTIN.                         

 

complèle indépendance vis à vis des empereurs byzantins, a une importance capitale. On ne peut soupçonner l'écrivain syriaque d'une connivence intéressée ni avec Rome dont il était si éloigné, ni avec Constantinople dont le pouvoir ne l'atteignait pas. On ne saurait davantage lui reprocher d'avoir ignoré la tradition grecque en général ni celle d'Eusèbe en particulier, puisqu'il avait passé sa jeunesse à parcourir les principales cités de l'Orient et de l'Occident pour y recueillir les matériaux de son histoire. Enfin, et c'est là le nœud de la question, les sources où il a puisé ne sont pas les mêmes que celles de l'Église romaine. L'auteur Agathangelus, d'où il extrait sa notice sur Constantin, est étranger à la tradition du Liber Pontificalis. Nous ne le connaissons aujourd'hui que par cette unique mention de Moïse de Corène. L'intervention du roi Perses Tiridate ne nous est également connue que par ce témoignage. Enfin le nom même de la maladie de Constantin, sa désiguation médicale et technique d'éléphantiasis, nous est, pour la première fois, révélée par l'historien d'Arménie.

 

   23. Impossible donc de maintenir, comme autrefois, la discussion sur les bases restreinles d'une tradition apocryphe, née à Rome et n'ayant jamais franchi les bornes de l'Occident. Quand le concile romain du pape Gélase affirmait qu'une multitude d'Églises s'accordaient à admettre comme authentiques les Actes de saint Sylvestre, il est aujourd'hui constant que ces Églises n'étaient pas seulement celles de l'Italie, des Gaules et de la Germanie, mais encore celles d'Antioche en Syrie, de Batna ou Sarug en Mésopotamie, et celle de Pakrevan en Arménie. Singulière destinée de notre siècle d'avoir à revenir sur tant de questions historiques qu'on croyait définitivement tranchées, et d'être ramené par toutes les découvertes sérieuses de la science moderne à la vérité telle que la tradition l'enseignait! Cependant, nous avons hâte de le dire, les témoignages sur lesquels Tillemont crut pouvoir affirmer l'opinion contraire, sont graves, sérieux, imposants. Vraisemblablement, si nous eussions vécu de son temps, sans avoir par conséquent la res-source de ces documents nouveaux par rapport à lui, nous aurions professé la même doctrine. C'est donc avec un profond respect pour

=================================

 

p82 PONTIFICAT   IHC   SAINT  SYLVESTRE   I   (314-335).

 

son érudition et pour la bonne foi de ses adhérents que nous osons combattre si résolument ses conclusions. La thèse de Tillemont, qui place le baptême de Constantin à Nicomédie, est en ce moment presque universellement adoptée. Le savant Dollinger la soutient en Allemagne; M. de Broglie l'a reproduite en France, et l'un des plus illustres professeurs de l'Université romaine, Mgr Jean-Baptiste Palma, mort martyr de sa fidélité au Saint-Siège, en 1849, l'enseignait publiquement dans la capitale du monde catholique. Cette attitude de l'Église, mère et maîtresse de toutes les autres, nous met d'autant plus à l'aise pour traiter nous-même la question dans une parfaite indépendance d'idées et uniquement au point de vue de notre conviction personnelle. On ne nous accusera pas, certes, d'être guidé par un mot d'ordre venu de Rome. A l'heure qu'il est, les Prœlectiones historiae ecclesisticae de Mgr Palma sont le manuel classique de l'Université romaine. Or, le baptême de Constantin à Nicomédie y est enseigné ex professo. Néanmoins, nous nous permettons de soutenir que Constantin fut réellement baptisé à Rome par le pape saint Sylvestre ; et, ce qui nous confirme le plus dans cette opinion, c'est précisément que Mgr Palma n'indique aucun des textes orientaux que nous venons de citer. Le docte professeur italien en est resté à Tillemont, absolument comme M. Dollinger en Allemagne. Ni l'un, ni l'autre ne paraissent avoir poussé plus loin leurs investigations. Voici donc uniquement les témoignages sur lesquels leur décision est étayée.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon