Églises des Gaules 1

Darras tome 16 p. 163

 

§ III. Église des Gaules.

 

19. L'église des Gaules n'était pas moins féconde en exemples de sainteté. La mort simultanée  des deux frères mérovingiens Clovis II et Sigebert II, en 556, avait laissé la régence de Neustrie aux mains de sainte Bathilde et privé l'Austrasie d'un roi dont le nom est inscrit au catalogue des saints. « Une paix pro­fonde régna sur tous les points de l'Austrasie, dit l'hagiographe, tant que vécut le bienheureux roi Sigebert. Dieu qui avait donné à Salomon la sagesse, les trésors et la puissance, octroya les mêmes dons avec surabondance à notre Salomon austrasien. Le fils de David abusa de son pouvoir et de ses richesses ; le fils de Dagobert les employa à tout ce qui peut élever les mœurs d'une nation et sanctifier les âmes. Il fonda sur les différents points de son royaume douze monastères, entretenus aux frais du trésor royal. Il les considérait comme des centres de cha­rité, des séminaires de vertu pour les provinces environnantes. Quand il mourut dans sa vingt-huitième année, comme une fleur coupée au printemps, les peuples se montrèrent inconsolables et les prêtres disaient sur son cercueil : Raptus est ne malitia mutaret intellectum ejus1. » A côté d'un saint roi avait vécu un ministre hypocrite, le maire du palais Grimoald, indigne fils du bienheu­reux Pépin de Landen. Durant toute la vie de Sigebert, il dissi­mula son ambition et ses vices. Son nom figure à côté de celui du prince dans les diplômes de fondation des monastères de Malmon-dier et de Stavelo, que nous avons encore2. Il affectait envers les églises une libéralité presque royale. Sigebert, dont le trait domi­nant était, selon l'expression du chroniqueur, « une simplicité de colombe, » ne soupçonna jamais la sinistre ambition de Grimoald. Celui-ci n'aspirait à rien moins qu'à détrôner son maître, lequel semblait par sa confiance illimitée lui en fournir tous les moyens. Longtemps on avait attendu la naissance d'un héritier du trône, mais l'union de Sigebert avec Hymnehilde semblait stérile. Le roi

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1. S. Sigebert. reg. Francor. Vita; Patr. lut., tom. LXXXVII, col. 312.

2. Diplom. S. Sigebert.; Pair, lat.; tom. cit., col. 326.

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adopta le fils même de Grimoald. Quelques années après, Dieu accorda un fils au pieux roi, et Grimoald fut choisi pour élever le jeune prince, qui reçut au baptême le nom de son aïeul Dagobert. C'était confier la victime au bourreau. A la mort de Sigebert, Grimoald cessa de dissimuler. Le malheureux Dagobert fut saisi
dans son berceau (il n'avait que trois ans), et conduit en Angleterre. L'évêque d'York saint Wilfrid le recueillit; il prit soin de son enfance abandonnée. Cependant Grimoald fit répandre le bruit que le jeune prince était mort subitement. Une comédie d'inhuma­tion royale eut lieu dans l'église de Metz : le peuple qui venait de pleurer le père retrouva des larmes pour pleurer le fils. Le trône était vacant. Grimoald, en vertu de l'adoption précédem­ment souscrite par Sigebert, convoqua une assemblée des leudes, et réussit à faire proclamer roi son propre fils, sous le nom de Childebert. Le crime triomphait impudemment, mais l'heure de la justice ne se fit point attendre. Informée par Hymnehilde de cette horrible trame, la régente de Neustrie, sainte Bathilde, fit arrêter Grimoald, et le monstre finit ses jours dans un cachot. Childebert, fantôme royal, disparut sans que l'histoire ait retrouvé sa trace, et les deux royaumes unis furent administrés par sainte Bathilde au nom de ses trois fils encore mineurs, Clotaire III, Childéric II et Thierry III. Quant à l'infortuné Dagobert, nul ne connaissait le lieu de sa retraite ; il ne reparut que vingt ans plus tard pour
revendiquer les droits de sa naissance.

   20. Clovis II, l'époux de sainte Bathilde, mort lui aussi à la fleur de l'âge, n'avait pas laissé comme Sigebert une mémoire vénérée. De précoces débauches épuisèrent sa jeunesse; on le disait frappé de vertige, et le cri populaire l'accusait de sacrilège. L'auteur des Gesta Dagoberti nous fait connaître l'inci­dent qui donna lieu à cette double accusation. «Étant venu, dit-il, prier sur la tombe de saint Denys, Clovis voulut se faire ouvrir le sépulcre des martyrs. C'était moins la religion qu'un sentiment de cupidité qui le dirigeait. Aussitôt qu'il eut sous les yeux le corps du très-excellent martyr et pontife Denys, il saisit un ossement du  bras, le cassa en deux et en prit la moitié. Mais Dieu le frappa sur

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le champ de démence. Son escorte saisie d'horreur l'entraîna loin du théâtre de son sacrilège. Pour obtenir sa guérison, on fît au nom du roi des donations à l'abbaye. La relique spoliée par lui fut rapportée dans une châsse d'or, enrichie de pierres pré­cieuses. Glovis ne recouvra jamais complètement la raison, et deux ans après il termina son règne et sa vie 1. » Nous avons en­core le texte authentique du diplôme royal délivré en 654, au nom de Clovis II, à l'abbaye de Saint-Denys. L'acte porte entre autres souscriptions celles de saint Annemundus métropolitain de Lyon, de saint Éloi, de saint Landry, de l'évêque d'Auxerre saint Palladius. Parmi les leudes et hommes illustres [viri inlustres) de la cour, on remarque les signatures de Marculfus l'auteur des Formules cancellaresques du palais mérovingien, d'Ebrulfus (saint Evroul) qui fut depuis l'un des plus zélés propagateurs de la vie monastique en Neustrie ; de Rado (saint Radon), frère de saint Ouen; enfin le nom sinistre d'Ëbroïn, qui venait de succéder à Erchinoald dans la charge de maire du palais. L'original, long­temps conservé dans les archives de Saint-Denys, était écrit sur un papyrus d'Egypte2 . Le texte est entièrement conforme à la formule reproduite dans le recueil de Marculfe pour les privi­lèges royaux accordés aux monastères. Le roi déclare que de concert avec l'évêque de Paris Landericus (saint Landry), il accorde une exemption générale de toute juridiction tant spiri­tuelle que temporelle à la congrégation des frères chargés de prier pour le salut de la monarchie au tombeau des glorieux mar­tyrs Denys, Rustique et Eleuthère, patrons des rois francs. Il dé­fend à toute personne constituée en dignité ecclésiastique ou civile de s'arroger aucun droit sur les terres, les revenus, les serfs appartenant à l'abbaye , même à titre d'échange , sans le con­sentement exprès de la communauté et la permission spéciale du roi. L'immunité s'étend à tous les objets mobiliers, livres, orne­ments d'autel, croix, vases sacrés. Le privilège est stipulé à la

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1 Gest. Dagobert., cap. xli ; Patr. lat., tom. XCVI, col. 1126.

2. Mabill., De re diplomatie, lit. I, tit. v, n° 7.

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charge pour les moines de reprendre la psalmodie perpétuelle per turmas, dans l'ordre établi autrefois par Dagobert de glorieuse mémoire, tel qu'il se pratique au monastère de Saint-Maurice d'Agaune 1.

 

   21. La faute  de  Glovis II s'emparant d'une relique de saint Denys dans une intention évidemment pieuse, ne paraîtrait pas de nos jours aussi énorme qu'elle le fut aux yeux de ses contemporains. Il faut, pour apprécier le fait, noter qu'alors les reliques des saints n'étaient pas comme de nos jours détachées par fragments, pour être réparties dans des reliquaires séparés. Nous en avons déjà fait la remarque à l'époque de saint Grégoire le Grand. La tombe des martyrs ou des confesseurs était inviolable. Leurs ossements y reposaient tout entiers. Comme souvenirs les fidèles se partageaient soit l'huile des lampes allumées en leur honneur, soit les tapis et les riches étoffes qui recouvraient le monument. C'étaient des reliques de ce genre que saint Éloi conservait avec tant de véné­ration dans son oratoire 2. L'usage d'exhumer les corps saints pour les placer sur les autels ne commença guère à s'introduire dans l'église latine avant le VIIIe siècle. On conçoit dès lors que l'ouverture par effraction d'une tombe sainte, le bris et le vol d'un ossement, prissent les caractères d'un sacrilège. Nous avons pré­cisément une lettre du pape Vitalien adressée à Clovis II pour se plaindre d'un fait analogue, qui eut à cette époque un retentisse­ment immense. La lettre pontificale n'arriva à la cour mérovin­gienne qu'après la mort du jeune prince. Elle était ainsi conçue : « Vitalien évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, au roi des Francs Clovis, s'il est vraiment fils d'obéissance, salut et bénédic­tion apostolique. Conformément aux règles du concile de Nicée défendant aux clercs et aux religieux de voyager sans lettres de communion, nous informons votre sérénité de la sentence d'ex­communication et d'indissoluble anathème qui vient d'être canoniquement portée contre divers religieux du territoire d'Aurelianum   (Orléans), des  Cenomanni (le  Mans), et nommément du

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1. Clodovei II, Diplom. n ; Patr. lat., tom. LXXXVII, col. 682.

2 Cf. chap. i de ce volume, pag. 60.

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monastère de Floriacum (Fleury-sur-Loire). Ils ont osé violer la tombe de saint Benoit au Mont-Cassin, en ont emporté les reliques, et au mépris de l'autorité du saint siège ils refusent de les resti­tuer. En conséquence, nous déclarons personnellement excommu­niés Mumruol abbé de Floriacum, et le moine Aigulfe coupable du vol sacrilège. Tous leurs fauteurs demeureront frappés de la même peine, jusqu'à ce que les saintes reliques soient rapportées à Rome, et que les coupables aient fait pénitence de leur sacrilège 1. » Une encyclique fut adressée dans le même sens à tous les évêques d'Espagne, des Gaules et de Germanie? Voici ce qui s'était passé. En 641, Léodebold, abbé du monastère de Saint-Aignan dans la cité des Aureliani (Orléans), témoin des merveilles de sainteté que la règle bénédictine produisait à Glanfeuil, voulut l'établir dans sa communauté. Mais les religieux s'y refusèrent, et Léodebold dut créer une fondation nouvelle. Il obtint le domaine royal de Floriacum, sur les confins de l'ancien pays des Carnutes, entre la Loire qui coule au sud et la grande voie romaine qui côtoyait au nord les profondeurs d'une vaste forêt. Le site était délicieux et portait le nom significatif de Val d'or, vallis aurea Floriacensis. Là fut érigé le nouveau monastère, destiné à devenir le Mont-Cassin de la France. Pendant que cette colonie bénédic­tine naissait, comme un rejeton vigoureux, à l'ombre de Glanfeuil, le Mont-Cassin d'Italie n'offrait toujours au regard qu'un spectacle de ruines. La dévastation commise en 330 par les Lombards sub­sistait dans toute son horreur. Les moines s'étaient réfugiés à Rome; le tombeau de saint Benoit, renfermant le corps du pa­triarche, gisait sans honneur au milieu des décombres. Une fois seulement chaque année, une députation de religieux allait secrè­tement y prier. Cet état de choses préoccupait singulièrement les esprits à Glanfeuil et à Floriacum. On se rappelait la prophétie de saint Benoit à saint Maur, la promesse faite par le maître au disciple d'aller reposer un jour, après la ruine du Mont-Cassin, dans les contrées lointaines où Maur devait se fixer. Mummol, abbé

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1 S. VHalian., EpitU vm ; Patr. lai., tom. LXXXVI1, col. 1007.  — 2.  Ibid., Epist. lx.

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de Fleury, faisait alors, dit l'hagiographe, sa lecture habituelle du livre des Dialogues de saint Grégoire, récemment importés d'Italie dans les Gaules. On se rappelle que la vie de saint Benoit en forme la partie la plus importante 1. Sous l'influence de cette lec­ture , Mummol prit la résolution d'aller au Mont-Cassin cher­cher le corps du patriarche, pour le transporter à Fleury. Qu'il se soit mêlé à cette inspiration une arrière-pensée d'intérêt per­sonnel, on peut le supposer. La possession d'une relique aussi importante devait évidemment attirer sur le nouveau monastère l'attention du monde chrétien. Mummol le savait parfaitement. Toutefois, renonçant à l'idée d'exécuter lui-même ce projet, il se contenta d'en parler à l'un de ses religieux, nommé Aigulfe (saint Ayoul), jeune seigneur Franc, qui venait de renoncer au monde et d'entrer dans la famille bénédictine. Aigulfe reçut avec enthousiasme les confidences de son abbé. Il se disposait à partir pour sa périlleuse mission, quand on vit arriver à Fleury des reli­gieux de la ville du Mans. Ils réclamaient l'hospitalité pour une nuit. Le but de leur voyage, dirent-ils à Mummol, était d'aller chercher au Mont-Cassin le corps de sainte Scholastique. Une vision céleste les avait désignés pour cette pieuse expédition. La coïncidence frappa vivement l'abbé de Fleury. Il s'ouvrit entiè­rement à ses hôtes; d'un commun accord il fut convenu qu'Aigulfe s'adjoindrait à eux, et qu'ensemble ils iraient où la volonté du ciel paraissait les appeler. Arrivés à Rome, les compagnons d'Aigulfe s'y arrêtèrent quelques jours pour visiter les principaux sanctuaires. Aigulfe plus empressé refusa de les attendre, et poursuivit sa route jusqu'au Mont-Cassin. Une cruelle déception lui était réservée. Parmi les ruines qui couvraient la montagne sainte, comment découvrir l'emplacement du tombeau qu'il venait chercher? « Il se prosterna en pleurant, dit l'hagiographe, conju­rant le Seigneur de l'assister. Or, comme il priait, un vieillard d'un extérieur vénérable s'approcha de lui, et s'intéressant à sa douleur : D'où êtes-vous? demanda-t-il, et que venez-vous faire en ces lieux? — Aigulfe répondit à la première question, mais

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1. Cf. t. XIV de cette Histoire, p. 341 et S03.

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craignant de compromettre le succès de son entreprise, il garda le silence sur le véritable but de son voyage. Pourquoi, reprit le vieillard, ne m'avouez-vous pas votre secret? Ne craignez rien, ayez confiance en moi ; peut-être ne vous serais-je pas inutile. » Aigulfe, rassuré par la physionomie douce et grave de l'inconnu, lui raconta le motif qui l'avait amené des Gaules en Italie. Alors le vieillard, les yeux fixés en terre : « Quelle récompense me donnerez-vous, dit-il, si je vous découvre le trésor que vous cherchez? — Tout ce que vous voudrez, répondit Aigulfe. — Venez donc aux approches de la nuit ; restez attentif, et portez vos regards autour de vous. Vous ne tarderez pas à apercevoir dans la profondeur des ténèbres un point brillant, et comme un jet de vive et blanche lumière. Remarquez bien le lieu d'où s'échappera ce rayonnement ; c'est là que vous trouverez l'objet de vos recherches. — Les grandes ombres commençaient à peine de descendre des monts dans la vallée, et déjà le jeune religieux, le cœur plein d'espoir, était à son poste, attendant la mystérieuse vision. Tout à coup la lumière révélatrice brilla au sein de la nuit. Il se prosterna aussitôt pour rendre grâces à Dieu; puis avant que le soleil revînt éclairer le désert et les ruines, il s'empressa de recueillir avec respect dans une même corbeille les précieux ossements des corps de saint Benoit et de sainte Scholastique, renfermés ensemble dans le tombeau qu'il venait d'ouvrir1. » Au point du jour, les religieux du Mans arrivèrent enfin. Ils apprirent d'Aigulfe ce qui s'était passé en leur absence, et le conjurèrent de leur accorder les ossements de sainte Scholastique. Aigulfe s'excusa sur l'impossibilité où il était de les reconnaître, leur promettant toutefois de se rendre à leur légitime désir quand ils seraient de retour ensemble à Fleury. D'ailleurs le temps pressait; il fallait se mettre en route et regagner au plus tôt la France avec leur pieux trésor, sans éveiller le soupçon des Italiens. « Mais déjà, reprend Adrevald, le pape de Rome (probablement saint Eugène I), par une révélation divine, était informé de l'événement. »  Les descendants de ces

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1 Adrevald. Hist. translat. S. Benedict. ; Patr. lat., tom. CXXIV, col. 903.

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mêmes Lombards qui avaient autrefois dévasté le Mont-Cassin, professaient aujourd'hui pour la mémoire de saint Benoit un culte filial. Leurs soldats avertis par le pontife se mirent à la poursuite des ravisseurs. Aigulfe et ses compagnons leur échap­pèrent comme par miracle, réussirent à franchir les Alpes, et après une pérégrination laborieuse arrivèrent sur le territoire de l'abbaye de Pleury dans le cours du mois de juin 635. Des miracles marquèrent chacune de leurs étapes. A Bonodium 1 un aveugle de naissance se fit conduire près des saintes reliques, et vit pour la première fois la lumière. Un perclus recouvra instantanément l'usage de ses jambes. A Villanova 2, dans une petite ferme à quinze cents pas de l'abbaye, un autre aveugle, mis en présence des reliques, serra dans ses deux bras la corbeille qui les renfer­mait, déclarant qu'il ne s'en détacherait point jusqu'à ce que le glorieux saint Benoit lui eût rendu la vue. La foi de cet homme fut récompensée par un nouveau miracle. On était arrivé au terme du voyage. Mummol et ses religieux escortés par une foule im­mense accourue de tous les points du pagm Aurelianensis, vinrent processionnellement recevoir le dépôt sacré, au chant des hymnes saints et au milieu de l'allégresse universelle. Cependant une députation de la ville du Mans, qui attendait depuis quelques jours l'arrivée des voyageurs, se présenta officiellement pour réclamer le corps de sainte Scholastique. Aigulfe essaya vai­nement d'éluder la requête. Il dut céder à la vivacité de leurs instances. Mais on craignait avec raison de ne pouvoir distinguer d'une manière certaine les ossements confondus et mêlés dans la même corbeille. Toute la nuit se passa en prière, pour obtenir que le ciel tranchât lui-même la difficulté. Or, vers le matin, deux pauvres familles du voisinage vinrent présenter à l'église, pour y être inhumés, les cercueils d'un petit garçon et d'une petite fille. Cette circonstance parut providentielle. Le corps inanimé du petit

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1    Aujourd'hui Donnée, village de 229 habitants, dans le département du Loiret, arrondissement de Gien, canton d'Ouzouer-sur-Loire, à une lieue de l'abbaye de Fleury.

2    Aujourd'hui la Mairie de Neuville.

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garçon fut déposé sur les plus grands ossements qui avaient été séparés des autres. A peine les eut-il touchés, qu'à l'instant même il ressuscita. Le corps de la petite fille, approché des ossements de moindre dimension, fut également rendu à la vie. Des larmes de joie, des acclamations montant jusqu'aux cieux saluèrent cette double résurrection, qui dissipait toutes les incertitudes. Les députés du Mans transportèrent dans leur pays le corps de sainte Scholastique. Le pieux pontife Berarius (saint Bérar) l'inhuma dans l'église d'une communauté de vierges, qu'il fit construire en son honneur entre les remparts de la ville et la rivière de la Sarthe. Les ossements de saint Benoit furent déposés dans un magnifique tombeau de l'église abbatiale de Fleury, qui s'appela dès lors Saint-Benoit-sur-Loire 1.

 

   22. Les miracles nombreux et éclatants par lesquels le Seigneur lui-même semblait ratifier une translation irrégulière dans la forme, mais inspirée par des sentiments d'une foi si vive et si profonde, désarmèrent le courroux du pape saint Vitalien. Les censures et l'excommunication portées contre les religieux de Fleury et du Mans durent être levées à la sollicitation de la régente sainte Bathilde, qui plaça dès lors le monastère sous le patronage royal. Ce privilège, exclusivement réservé aux abbayes qui devaient leur existence à la munificence des rois, appartenait juridiquement à celle de Floriacum, fondée sur un territoire primitivement donné par Clovis II. II entraînait au spirituel l'immunité de la juridiction épiscopale, au temporel l'exemption de tout autre dépendance que celle du roi, enfin la liberté pour les religieux d'élire eux-mêmes leurs abbés avec l'agrément du monarque. En revanche, les abbayes royales devaient fournir au souverain des troupes pour les expédi­tions militaires ; l'abbé, à la tête de ses vassaux, était contraint de suivre le roi à la guerre. Cet énorme abus, que toute la puissance de Charlemagne ne parvint point à détruire, subsistait encore au temps de Suger. Vers la fin du XIIIe siècle, l'obligation fut rem­placée par un impôt spécial, appelé taxe de milice. Parallèlement

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1. Adrevald., Hist. translat. S. Benedict. ; Patr. lai., tom. CXXIV, col. 901-910. Cf. Rocher, Hist. de l'abbaye royale de S. Benoit-sur-Loire, pag. 27-36.

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au droit de guerre, les rois de France s'attribuaient celui de gîte dans les abbayes royales, où ils se faisaient héberger, entretenir et nourrir, eux et leur suite, toutes les fois qu'il leur en prenait fan­taisie. Ce droit abusif fut également à la même époque converti en impôt, à la charge néanmoins pour chaque abbaye de recevoir un soldat en retraite, pour y être nourri et vêtu aux frais des religieux. Enfin Louis XIV convertit ce droit en une somme à payer aux « Invalides, » lors de la création de ce magnifique établissement.

  

 23. Au moment où les précieux restes de saint Benoit et de sainte Scholastique sa sœur venaient reposer sur la terre des Gaules, les inconvénients du patronage royal pour les abbayes n'avaient pu se produire encore. Floriacum dut à la présence des saintes reliques une célébrité et une importance sans égales. L'abbé Mummol put voir de son vivant des populations entières se presser au tombeau de saint Benoit. Il mourut septuagénaire en 659, et fut placé lui-même au nombre des saints1. Léodebold, fondateur du monastère, l'avait précédé de quelques années au ciel 2. Son testa­ment, que nous avons encore, porte entre autres signatures celles de saint Eloi et de saint Ouen ses amis. Aigulfe, dont la pieuse audace avait dépouillé le Mont-Cassin de son trésor, « ne lui laissant, dit Paul Diacre, avec les cendres d'un tombeau profané, que le regard toujours protecteur du saint patriarche 3, » devint célèbre à la cour mérovingienne. Clovis II et Bathilde le vénéraient. Sa répu­tation fut telle que les moines de Lérins l'élurent unanimement pour abbé (666). Leur choix ratifié par la régente, par les prélats et

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1 La fête de saint Mummol (saint Momble) se célèbre le 8 août. Voici l'épitapbe qui ornait sa tombe : Hic requiescit bonis recordationis humilis Chrisli Mummolus, qui vixit annos circiter sepiuaginta, apud quem nullus fuit dolus, qui fuit sine ira j'ucundus. Hoc est accepit transitum sut die VI idus Augusti, ubi fecit Augustus dies septem, anno V regni domini nostri Chlodovei régis. Le nullus fuit dolus de l'inscription était sans doute une manière indirecte de protester contre les accusations de rapt et d'enlèvement furtif, auxquelles la translation des reliques de saint Benoit avait donné nais­sance.

2.  Dussaussay, Martyrolog. Gallican., 8 august.

3 Paul. Diacon., Histor. Langobard., lib. VII, cap. Il; Patr. lat., tom. XCV, col. 473.

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Les leudes, devait faire d'Aigulfe un martyr. Le monastère de Lérins, déchu de sa ferveur primitive, était tombé dans le plus honteux relâchement. Animé de l'esprit de saint Benoit, Aigulfe en entre­prit immédiatement la réforme. Ses tentatives eurent d'abord quelque succès ; la majorité des religieux, dociles à sa voix, ren­trèrent dans les habitudes de régularité et dans l'observance de l'antique discipline. Mais deux moines, rebelles à toutes les exhor­tations, finirent par soulever contre lui la communauté entière. Après l'avoir gardé quelques jours prisonnier dans une étroite cellule, ces religieux devenus bourreaux emmenèrent leur victime dans un îlot désert entre la Sardaigne et la Corse, et lui tranchè­rent la tête (3 septembre 668)1. Les reliques d'Aigulfe (saint Ayoul) furent rapportées plus tard au monastère de Fleury, puis transférées au IXe siècle dans l'abbaye bénédictine de Provins 2.

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