Darras tome 18 p. 131
§. III. Conversion des Saxons.
32. — La surprise, pour ne pas dire la violence, qui, dans la nuit de Noël de l’an 800, avait imposé à Charlemagne le titre d’empereur qu’il portait si glorieusement n’ont pas échappé à l'esprit perspicace de M. Ozanam. Voici comment il s’exprime à ce sujet : « Il semble qu'il fallut plus d’un an à Charlemagne pour entrer dans la pensée de Léon III, et pour comprendre que cette surprise de la nuit de Noël pouvait fixer les destinées de l'Occident. C'est en effet au mois de mars de l’an 802 qu’un capitulaire d’Aix-la-Chapelle inaugura le nouveau pouvoir par les dispositions suivantes qui font voir dans le rétablissement de l'empire autre chose qu’un grand nom 2.» — « Le sérénissime et très-chrétien seigneur Charles empereur ordonne à tout homme, soit ecclésiastique, soit laïque, dans toute l’étendue de ses Etats, qui lui aurait précédemment juré fidélité à titre de roi, d'avoir aujourd'hui à lui renouveler le même serment à titre de César. Ceux qui n'auraient encore fait aucune promesse de ce genre la feront aujourd'hui, à partir de l’âge de douze ans. On fera savoir à tous, par proclamation publique et de façon à ce que nul n’en ignore le caractère sacré et l'étendue d’un tel serment. Il ne se restreint pas en etfet aux limites ordinaires. Il
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1 Carol. Magti. Episl. xxi, Pair. lai. tom. XCVIII, col. 932.
2 Ozanam. La civilisation chrétienne chez les Francs, Chap. vin, p. 362.
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ne signifie pas seulement, comme un certain nombre de personnes affectent de le croire, qu'on s’engage à ne point attenter à la vie du seigneur empereur, à n’introduire aucun ennemi sur ses terres, à ne se rendre complice d’aucune infidélité soit directement en prenant part à un complot tramé contré lui, soit indirectement en ne dénonçant point les conjurés. Il faut que tous se rendent parfaitement compte des conséquences de ce serment. Voici ces conséquences : Premièrement, chacun individuellement et en ce qui concerne sa propre personnalité s’engage à demeurer inviolablement fidèle à la loi de Dieu, à ne jamais sous peine de parjure violer la promesse faite au baptême de se consacrer au service du Seigneur de toute la force de son intelligence et de sa volonté. Par ce premier article chacun est rendu responsable devant Dieu et sa propre conscience, car il serait absolument impossible au seigneur empereur de se charger personnellement de la conduite et de la direction morale de chacun de ses sujets. — Secondement, ni par séduction, dol ou fraude, ni par promesse, ni par argent, nul ne sera assez audacieux pour usurper les domaines de l’empereur, résister à ses fonctionnaires, déplacer les bornes de ses domaines, recéler ou donner asile à ses esclaves fugitifs. — Troisièmement, ni par rapine, ni par violence, ni par subreption, nul n’entreprendra de frustrer les saintes églises de Dieu, les veuves, les orphelins, les étrangers, parce que le seigneur empereur est établi pour en être, après Dieu et ses saints, l’appui et le défenseur. — Quatrièmement que nul ne manque au ban de l’ost (ban de guerre, hostile bannum) du seigneur empereur, ou ne soit assez téméraire pour en détourner quiconque est obligé d’y prendre part, ou l’eu faire exempter par des influences de famille ou d’argent 1. » Suivent quarante autres prescriptions ou prohibitions de ce genre, assurant la liberté du ministère des évêques, le maintien des règles canoniques, l’obéissance aux édits impériaux et aux fonctionnaires de l'empereur, enfin tout ce qui constituait le système religieux, civil, politique et militaire d’un gouvernement chrétien. Une stipulation spéciale était [1]
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1 C.moi. Magit. Capiluhir. a»n. S02, Pair, lui., tom. XCTIÏ. col. 22-1-232.
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faite pour la répression des mauvaises mœurs. Nous la notons parce qu’elle est une réponse en quelque sorte officielle aux calomnies des historiens modernes à propos des mœurs de Charlemagne Iui- même. « Nous réprouvons absolument, et avons en horreur, disait le César chrétien, tous les vices impurs, l'inceste, l’adultère, la fornication. Ceux qui s’en rendraient coupables seront incarcérés et n’obtiendront leur mise en liberté que par une pénitence sincère. Nous voulons que cet article de notre loi, compris dans ceux auxquels oblige le serment prêté à notre puissance impériale par tous nos sujets, soit maintenu dans toute sa rigueur, afin d’éloigner du vice par l’exemple et la crainte du châtiment. Il faut rejeter toute souillure du milieu d’un peuple chrétien. Les coupables seront jugés par l’évêque et soumis à la pénitence qu’il leur imposera. La femme inculpée restera dans sa famille sous la main de ses parents jusqu'à la sentence de notre tribunal. Dans le cas où l'homme son complice ne voudrait pas se soumettre au jugement épiscopal, il. serait amené à notre audience, et l’on sait si nous hésitons à punir ces sortes de crimes 1. » Tout cet ensemble d’obligations était contenu dans le serment que le César chrétien exigait de chacun des sujets vivant sous son empire. Cela effrayerait sans nul doute les hommes d’Etat de nos jours. Aussi ne paraissent-ils guère en mesure de lutter de grandeur, de prospérité et de gloire avec Charlemagne.
33. Comme empereur, le héros chrétien se préoccupa beaucoup plus des soins de l’administration que de la conduite des armées 2.
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1. Carol. Magn. Capitular, ann. 802. Pair, lut., tom. XGVII, col. 230-231.
2. Pour faire suite au tableau des expéditions militaires de Charlemagne avant son couronnement impérial, nous reproduisons ici, d’après M. Guizot, la nomenclature de celles qu’il eut à soutenir comme empereur.
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Pendant qu’en Italie, le jeune roi Pépin destiné à une mort prématurée réprimait les tentatives d’indépendance de Grimoald dans le duché de Bénévent, repoussait l’attaque des Grecs sur les cotes de la Vénétie, et protégeait la Corse et la Sardaigne contre les flottes des Sarrasins, son frère Louis, roi d’Aquitaine, continuait en Espagne les luttes glorieuses du duc Willelm, contre les Maures; enfin le fils aîné de Charlemagne, le prince Charles, sans aucun titre royal parce qu’il devait être l’héritier présomptif de l’empire, achevait la soumission des tribus du Nord, les Slaves, les peuples de la Bohème, du Danemarck, et de la Saxe toujours rebelle. Malgré la conversion de Witikind, malgré les traités les plus solennels, en dépit du baptême reçu par une multitude de chefs saxons et des actions de grâces ordonnées par Adrien Ier, pour remercier le ciel de ce grand et heureux événement, la lutte n’était pas encore définitivement terminée. Cependant Charlemagne n’avait rien négligé pour faire accepter par la douceur de ses lois un joug que les Saxons s’obstinaient à trouver insupportable. Un capitulaire daté de Spire en 788 déclarait que les Saxons « maintenant sujets du Christ étaient tous rendus à leur antique liberté sous la loi du Seigneur. » Des sièges épiscopaux furent créés à Brême, Osmabruck, Paderborn,
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p135 CHAP. II. — CONVERSION DES SAXONS.
Munster, Minden, Verden, Hildesheim et Halberstadt. Mais les titulaires ne se présentaient point aux populations le glaive d’une main et l’Evangile de l'autre, en disant: Crois ou meurs. Cette odieuse calomnie, répétée avec affectation par certains auteurs modernes, est formellement démentie par l’histoire. Nous avons encore le programme suivi par Charlemagne dans sa grande œuvre de la conversion des Saxons, prélude de la civilisation des Germains. Les termes en furent rédigés moitié par le pape Adrien, moitié par Alcuin le célèbre docteur anglo-saxon. Dans un premier capitulaire de l’an 785, Charlemagne énumérait les crimes qui entraîneraient la peine de mort, c’étaient les sacrifices humains, l’anthropophagie, l’incendie des églises, le meurtre des prêtres, la félonie contre le souverain. Encore de nos jours, chacun de ces crimes serait passible de la peine capitale. Leur énoncé seul prouve dans quel degré de barbarie les Germains étaient encore plongés au commencement du IXe siècle. Leur état sauvage tenait uniquement à leur idolâtrie. Ce que Charlemagne punissait comme des crimes était considéré par eux comme autant d’actes de piété et de religion nationale. Pour trancher la difficulté, Charlemagne crut devoir joindre l’idolâtrie à la liste des crimes punis de mort.
34. Ce fut alors qu’intervinrent simultanément l’autorité du saint-siège et la science théologique d’Alcuin. Le pape déclare que le crime d’idolâtrie ne tombe point sous la répression armée du pouvoir civil, mais sous la juridiction de l’évêque. C’est à ce dernier qu’il appartient de fixer la pénitence qu’on doit imposer aux Saxons chrétiens retombés dans le paganisme. Selon l’esprit des règles canoniques, cette pénitence sera mesurée moins à la longueur du temps, qu’à la sincérité du repentir; la satisfaction demeure donc à la discrétion de l’évêque, qui jugera si le péché fut volontaire ou forcé, léger ou grave, et qui, enfin, réconciliera le pécheur docile1. Ainsi parla le pape, au nom de Jésus-Christ dont il était le vicaire. Charlemagne se conforma à sa décision, et Alcuin lui en développa les raisons théologiques dans la lettre suivante : « La foi, selon la
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I Cod, Carolin. Kpist. lxxxvi, l'atr. lut., tom.- XCVIII, col. 390-392.
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définition de saint Augustin, est un acte de volonté non de contrainte. On attire l'homme à la foi, on ne peut l'y forcer. En poussant avec l’épée les gens au baptême, vous ne leur ferez pas faire un pas vers la religion. C'est pourquoi ceux qui évangélisent les païens doivent user avec les peuples de paroles empreintes de la prudence et de la paix évangéliques. Le Seigneur connaît les âmes qu’il a choisies, c’est lui qui leur ouvre l’intelligence afin qu’elles comprennent. Après le baptême, tout n’est pas fini, les néophytes ont besoin d’indulgence. Saint Paul écrivait aux nouveaux chrétiens de Corinthe: « Je vous ai donné du lait et non du pain. » Le pain, l’aliment solide, est la nourriture des hommes forts ; il représente ces grands préceptes qui conviennent aux âmes depuis longtemps exercées dans la loi du Seigneur. Le lait est pour l’âge tendre, c’est-à-dire qu’il ne faut imposer que des règles douces et suaves aux peuples rudes encore et ignorants, qui sont comme dans l’enfance de la foi. Ainsi nous lisons au livre des Actes que Paul et Barnabé vinrent à Jérusalem consulter Jacques et les autres apôtres sur la question de savoir comment il fallait traiter les gentils nouvellement conquis par la prédication à l’Évangile. Unanimement les apôtres répondirent qu'il ne fallait pas imposer à ces néophytes le joug tracassier de la loi juive, mais se contenter de leur défendre la fornication, l’usage du sang et des victimes offerts aux idoles1. Aussi, parmi les nations qu’il convertissait à la foi de Jésus-Christ, Paul vivait du fruit de son travail manuel, il n’imposait à personne sa doctrine, et il aimait à répéter la maxime évangélique : Quid gratis accepistis, gratis date2. Si le joug suave et le fardeau léger du Christ eussent été annoncés à ce peuple inflexible des Saxons, avec autant de persévérance qu’on en a mis à exiger les dîmes et à faire exécuter toute la rigueur des dispositions de l’édit royal pour les moindres fautes, peut-être auraient-ils en moins de répugnance pour le baptême. Que nos missionnaires et nos prédicateurs s’instruisent donc à l’exemple des apôtres; qu'ils soient des évangélistes non des décimateurs ; qu’ils aient confiance en ce-
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1. Act. xv. 28-29.
2. Matlli. x, 8.
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lui dont le prophète a rendu ce témoignage : « Dieu n’abandonne jamais ceux qui ont placé en lui seul leur espérance .1»
35. Cette lettre d’Alcuin était adressée à Mégenfred arcarius ou trésorier du palais, afin qu'il la communiquât à Charlemagne. Il répétait les mêmes enseignements dans une lettre de 796, écrite directement au roi : « Quelle ne sera pas votre gloire au jour du jugement suprême, lui disait-il, d’avoir été pour une multitude de gentils, l'instrument choisi pour les amener à la connaissance du vrai Dieu ? Votre zèle pour le nom de Jésus-Christ et pour sa loi sainte a été incomparable. Si la dure race des Saxons n'adoucit point encore sa férocité, si leur cœur résiste à vos efforts, c'est que l’heure de l'élection divine n’est pas venue. Le démon les retient encore dans ses chaînes, ce sera à la fois leur propre châtiment et votre gloire. Le Christ, d'ailleurs, vous manifeste suffisamment sa volonté propre, en courbant sous votre joug les races Hunniques si longtemps la terreur de l’Europe. Elles semblent disposées plus favorablement que les Saxons et se montrent prêtes à ouvrir les yeux à la lumière de la foi. C’est maintenant à votre prudence et à votre sagesse, bénies de Dieu, qu’il appartient de choisir pour ces peuples néophytes des prédicateurs pieux, de mœurs pures, versés dans la science de la foi et des préceptes évangéliques, de véritables imitateurs des apôtres, versant à ces jeunes chrétientés le lait de la parole divine, c’est-à-dire les préceptes pleins de suavité qui conviennent à des auditeurs encore faibles et chancelants. Telle était la pratique de saint Paul : «J'ai dû, disait-il, vous tenir d'abord le langage qui convient à des hommes charnels, que la foi n’a point encore spiritualisés. Aux petits enfants du Christ, il faut ménager le lait de la doctrine et réserver pour les forts les aliments substantiels. Vous n'auriez pu alors supporter ceux-ci, et maintenant même vous ne le pourriez pas encore 2. » Dans cette épître aux Corinthiens, le grand docteur des nations, l’apôtre de Jésus-Christ, nous apprenait la méthode à suivre vis-à-vis des peuples qui naissent à la vérité et à la foi de
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Daniel, xu, 60. — Alcuin, I-Jpist. sur, Pair, lai., tom. C, col. 204-206. [ Car. lu, 1-5.
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l’Evangile. Leur faiblesse doit être traitée comme celle des enfants que le lait maternel nourrit et fortifie, tandis que tout autre aliment les étoufferait. C’est là ce que le Seigneur lui-même voulait nous faire entendre lorsqu'il disait : « Nul ne met le vin nouveau dans les vieilles outres, autrement les outres éclateraient et le vin serait perdu » Saint Jérôme exprimait la même pensée en ces termes : «Autre est la pureté virginale d’une âme que la contagion du vice n’a jamais souillée, autre est le cœur précédemment plongé dans la fange des passions. » Je crois donc devoir insister près de votre très-pieuse sagesse pour lui conseiller des ménagements envers les nouveaux convertis. Il importe beaucoup moins d’établir chez eux la dîme que d’y établir solidement la foi. Rien de plus juste de maintenir chez les peuples qui connaissent tout le prix et tous les bienfaits de notre religion sainte, le tribut destiné, selon saint Paul, à faire vivre de l’autel les ministres de l’autel. C’est un droit sacré. Mais il y aurait à craindre que les races tirées subitement par la conquête des ténèbres idolâtriques, ne vissent dans cette institution une mesure d’avarice, un impôt détestable. Pareillement il convient d’éviter toute précipitation dans l’administration du sacrement de baptême. Il doit être précédé d’un enseignement solide, capable d'éclairer les consciences et de les toucher. Ce n’est qu’après l'illumination du cœur par la parole de vérité qu’il faut conférer aux néophytes l'eau sainte de la régénération. Sans cela on baptiserait les corps, non les âmes. Enfin, l’ordre à suivre pour la conversion des idolâtres est celui que saint Augustin a tracé dans son livre De catechizandis rudibus. Les premières instructions à leur donner sont celles qui regardent les dogmes de l’immortalité de l’âme, la vie future, les récompenses et les châtiments de l’autre vie, l’éternité des peines de l’enfer, la moralité des actes humains et la rétribution qui les attend au tribunal du souverain juge. Viennent alors les mystères de la Trinité, de la déchéance originelle, de l’incarnation du Fils de Dieu, de sa passion et de sa mort, quand il daigna descendre sur notre terre pour la rédemption et le salut du genre hu-
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1 Matth. ix, 17.
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main. Un second avènement dans la gloire et la justice suivra le premier avènement dans l’humiliation et les miséricordes. Le jugement final, la résurrection des morts, le partage entre les bons et les méchants pour des peines ou des joies éternelles, tel est l’ensemble méthodique des instructions à donner aux catéchumènes. Quand ils sont pénétrés profondément et touchés de cette prédication, quand leur âme a non-seulement connu mais goûté la vérité, alors seulement on doit les admettre au baptême. Loin de les abandonner à eux-mêmes et à la grâce du sacrement, il faut ensuite, par une prédication de plus en plus fréquente et proportionnée à leurs besoins spirituels, les fortifier dans la foi, et, comme dit encore saint Paul, les faire croître peu à peu jusqu'à l'état de l'homme parfait, temple vivant de l’Esprit-Saint 1.»