Darras tome 18 p. 53
34. Charlemagne avait siégé au concile de Francfort, de même que Constantin le Grand au Ier concile de Nicée. Mais ni le fils de sainte Hélène ni celui de la pieuse reine Berthe n’eurent la prétention de s’attribuer le rôle de juge en matière de foi. « C’est à
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1. Mansi, loc. cit.
2. Eginhard, Annal, ad ann. 791, Pair, lat., tom. CIV, col. 115.
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vous, pontifes consacrés au Seigneur, disait Constantin, de proclamer la vraie doctrine » — « Il vous appartient de prononcer la sentence, » disait Charlemagne aux évêques de Francfort. Des deux côtés, même respect pour l’institution divine qui a confié le dépôt de la foi à la puissance ecclésiastique et non au pouvoir civil. Mais Constantin le Grand plaçait au nombre des lois de son empire chrétien la décision des pères de Nicée; Charlemagne faisait de même. Nous avons encore la lettre royale qu’il fit rédiger à la suite du concile de Francfort pour sanctionner la condamnation de l’adoptianisme. Elle est ainsi conçue : «Charles par la grâce de Dieu roi des Francs et des Lombards, patrice des Romains, fils et défenseur de la sainte Eglise de Dieu, à Elipand métropolitain de la cité de Tolède et à tous les évêques et prêtres des contrées de l’Espagne, saint dans le Christ vrai et propre fils de Dieu. Ce n’est pas sans une douleur qui va jusqu’à faire couler nos larmes que nous songeons à l’oppression dont vous êtes victimes sous le joug des infidèles Sarrasins. Dieu nous est témoin de ce que cette situation nous fait souffrir; car nous vous aimons profondément, et nous voudrions vous faire partager les prospérités dont la grâce divine nous comble nous-mêmes. Il est pourtant une douleur encore plus cruelle, une tristesse plus amère, c’est de vous voir livrés par une fraude diabolique à l’erreur et au schisme. Oui, cette douleur poignante et vive me déchire l’âme ; ce serait une blessure irrémédiable, si nous ne conservions l’espoir que la miséricorde de Dieu qui guérit les cœurs et appelle tous les hommes à la connaissance de la vérité ne nous réservait la plus grande de toutes les joies dans la conversion de ceux qui nous ont tant contristé jusqu'ici. Pour hâter l’heure de cette ineffable joie et du retour de tous les frères dans l’unité, nous avons convoqué en assemblée synodale les évêques de tous nos états, afin que dans une délibération générale ils pussent terminer la controverse récemment élevée parmi vous au sujet de la prétendue adoption du fils de Dieu. A quatre reprises différentes, nous avons envoyé nos am-
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1. Cl'., tom. IX de cette histoire, p. 236.
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bassadcurs au très-bienheureux pontife du siège apostolique, pour qu’il daignât nous apprendre ce que croit et professe, à ce sujet, l’Eglise romaine, formée par l’enseignement des apôtres et fidèle à leur tradition. Nous avons appelé, des îles Britanniques, un certain nombre de religieux et de prêtres, versés dans la science de la théologie afin que, mettant en commun toutes les ressources de l’érudition et de la doctrine ecclésiastique, la vérité se fit jour, appuyée sur les témoignages authentiques des pères, des docteurs et de toute la tradition catholique. Aujourd’hui je vous transmets une série de documents qui vous feront connaître le résultat de tant de recherches, la décision unanime du concile et la teneur de la foi pure et véritable. Le premier renferme la profession de foi que nous a transmise le Seigneur apostolique au nom de l’Église romaine et de tous les évêques et docteurs de la catholicité. Le second est l’œuvre des évêques d’Italie sous la direction des vénérables Pierre, archevêque de Milan, et du très-saint patriarche Paulin d’Aquilée. Le troisième est le mémoire des évêques de la Germanie, des Gaules, de l’Aquitaine et de la Bretagne. Enfin, le quatrième est le décret de foi unanimement rendu par les pères du concile de Francfort, en conformité avec la doctrine catholique, et auquel j’ai souscrit et donné ma sanction. Daus une lettre que vous m’adressiez précédemment, vous m’avertissiez de ne pas prêter légèrement l’oreille à des opinions particulières et de me garder de l’esprit de parti. Jésus-Christ, notre Dieu et Seigneur, m’est témoin que j’ai suivi votre conseil ; puisque la profession de foi que j’ai souscrite est confirmée par l’autorité universelle et sainte de toute l’Eglise, par le siège apostolique, gardien de la tradition et du dépôt de la doctrine, depuis les premiers jours du christianisme. J’adhère donc de tout cœur, je m’unis dans l’allégresse de mon âme à ce centre triomphant de l’unité. Vous m’avez en outre conjuré de faire lire en ma présence tous les textes et témoignages allégués par vous en faveur de votre opinion ; me priant par le sang divin répandu sur la croix, de siéger en personne comme arbitre. Tous les textes cités par vous ont été lus et soigneusement examinés par les évêques; vous pouvez voir dans
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p56 PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (705-816).
les mémoires ci-joints ce qu’ils en ont pensé. Pour ma part, j’ai voulu condescendre à vos prières, j’ai siégé comme auditeur et au besoin comme arbitre parmi la réunion des ministres du Seigneur. Avec eux j’ai reconnu et proclamé la vérité. Maintenant à mon tour je vous adjure de vous joindre à nous dans une pacifique concorde. Ne vous croyez pas plus savants ni plus sages que l'universalité de la sainte Eglise de Dieu. Vous me proposiez encore l’exemple de l’empereur Constantin dont le bienheureux Isidore aurait, selon vous, dit que « le début fut heureux et la fin détestable. » Tous craigniez que les séductions du moine Beatus, ainsi nommé, dites-vous «par antiphrase» n’exerçassent sur mon esprit une influence aussi pernicieuse que celle d’Eusèbe de Nicomédie sur Constantin le Grand. Avec la grâce de Dieu, je n’omets rien pour me préserver d’un tel malheur. Je me défierais non-seulement de celui que vous me signalez, mais de quiconque s’écarte en la moindre chose de renseignement consacré par l’Église et la tradition. Je prie chaque jour le Seigneur et je le fais prier par tous les fils de l’Eglise sainte, notre mère, de ne pas permettre que la flatterie ni le poison des fausses louanges n’enivrent mon cœur et me fassent dévier du chemin de la vérité.» Après ces nobles paroles, dignes en tout point du caractère et de la majesté chrétienne de Charlemagne, la lettre royale reproduit la profession de foi décrétée à Francfort et se termine par ces mots: «Telle est la foi catholique, c’est parce qu’elle est catholique qu’elle est la mienne. Conformez-y la vôtre, frères bien-aimés, et ne rougissez pas de corriger en vous ce qui lui a été jusqu’ici contraire. Comptez-vous, et voyez-vous petit nombre. Auriez-vous la prétention d’avoir découvert une doctrine plus vraie que celle qui est enseignée dans tout l’univers par l’Église catholique ? Revenez au sein miréricordieux de cette sainte Eglise votre mère. Elle vous pressera dans ses bras, elle vous nourrira de son enseignement jusqu’à ce que vous arriviez à la perfection de l’homme spirituel, à la plénitude du corps de Dieu. Acceptez de nous la coopération que nous aurons prise à votre salut, l’intervention coadjutrice qui aura rétabli la paix de la catholicité, et que désormais il n’y ait
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p57 CHAP. I. — DE L’ADOPTIANISME.
entre nous, dans Jésus-Crist notre Seigneur, qu’un cœur et qu’une âme dans l’intégrité de la foi immaculée, dans la communion aux mêmes œuvres saintes, afin de nous retrouver tous sans souillure et sans tache au pied du tribunal de gloire, pour être mis en possession de la béatitude sans fin. Amen »
35. Quand Charlemagne parlait ainsi, au nom d’un des plus illustres conciles qui aient jamais été tenus dans les Gaules, il venait de perdre sa seconde femme Fastrade, morte à Francfort même, l’an 791. Eginhard nous a laissé de cette reine un portrait peu flatteur. Il attribue à son arrogance la révolte de Pepin le Bossu contre son père, et il ajoute : « Une autre conjuration s’était déjà formée en Germanie, dans le but d’assassiner le roi Charles. Les auteurs, qui croyaient cependant avoir pris les précautions les plus minutieuses, furent découverts. Les plus coupables eurent les yeux crevés, et tous furent envoyés en exil. Aucun d’eux ne subit la peine capitale, sauf pourtant ceux qui voulurent résister aux soldats envoyés pour les arrêter et qui périrent ainsi les armes à la main. La cruauté de la reine Fastrade fut, dit-on, l’unique cause de ces deux conjurations. Charlemagne cédant à ses conseils s’écarta quelquefois de sa bonté naturelle ; de là, les mécontentements et les complots. Dans tout le reste de sa vie, le roi se conduisit avec une telle modération et gouverna ses états et sa cour avec une telle sagesse que de toutes parts il recevait les hommages les plus enthousiastes, les félicitations les plus chaleureuses, au point que durant un si long règne, il ne fut articulé contre lui le plus léger reproche d’injustice ou de cruauté2. » Fastrade n’avait eu que deux filles. Son corps, transporté à Mayence, fut enseveli dans le monastère de Saint-Alban. En dépit des récriminations posthumes d’Eginhard, Fastrade trouva dans l’évêque d’Orléans, Théodulfe, un poète qui voulut bien se charger de lui faire une épitaphe. Il faut croire que l’œuvre était difficile, car elle est courte et aussi peu élogieuse que possible. Le mot de la fin semble même une ironie plutôt qu'un
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1. Carol. Magn. Ejnsl. vu, Pair, lal., tom XCVIII, col. 899-906.
2. Eginhard, vit Carol. Magn., cap. xx, Pair, hit., tom XCVII, col. 40.
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éloge. Voici les trois distiques de l’évêque, poète : «Ici repose le corps de la reine Fastrade, tranchée dans sa fleur par la froide mort. Fille d’un noble père, elle fut l’épouse d’un puissant roi, aujourd’hui Dieu l’appelle aux noces plus glorieuses encore du royaume des cieux. La meilleure partie de son âme nous est restée, c’est le roi Charles. Que le Dieu clément lui accorde de longs jours1. » La cour de France ne pouvait se passer de reine ; c’est ce qui résulte des plaintes d’Éginhard au sujet des femmes nommées «concubines», auxquels Charlemagne s’attacha dans les dernières années de sa vie. Ainsi que l’ont démontré les recherches les plus récentes de l’érudition moderne, ces « concubines » ne furent autres que des épouses morganatiques, telles que fut madame de Maintenon par rapport à Louis XIV, avec cette différence toutefois que l’influence des concubines de Charlemagne ne sortait point de l’intimité domestique. Autant est doux et utile l’ascendant d’une femme vertueuse, autant celui d’une reine acariâtre et hautaine comme Fastrade est nuisible et dangereux. Pour le moment, Charlemagne contracta une troisième union avec Luitgarde, fille d’un comte allemand dont le nom nous est inconnu. Luitgarde avait toutes les vertus qui manquaient à la précédente reine, et se montra digne d’être l’épouse du héros.
§ IV. Premier voyage de saint Léon III en France.
36. . La mort de S. Adrien Ier, bientôt suivie des tragiques événement dont Léon III son successeur fut victime, retarda la sanction que le siège apostolique devait donner aux actes du concile de Francfort. Les adoptianistes profitèrent de ce délai pour prolonger une résistance désespérée. Le Liber Pontificalis, en racontant l’atroce attentat de Pascal et Campulus contre le souverain pontife,
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1 Inclyta Fastradœ regin.ee hic membra quielcunl
De medio quam mors frigida flore tnlit. Nobilis ipsa viri thalamo conjuncta potenti,
Sed modo cœlesti nobilior thalamo. Pars animœ melior Carolus rex ipse remansil Cui tradat mitis tempora largo, Deus. Theodulb. Pair. lat.,iom. CV, col. 314.
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ne font point connaître les causes de cette horrible conjuration. Les autres documents sont également muets sur ce point. Un indice pourrait cependant nous mettre sur la voie de la vérité. Le complice du primicier Pascal et du sacellaire Campulus est désigné par le Liber Pontificalis sous le nom de Maurus de Népi. En nous reportant à l’intrusion de l’anti-pape Constantin, frère du duc de Népi, il semblerait fort probable que la nouvelle conspiration venait de la même source et se promettait le même résultat. Le pouvoir temporel désormais attaché au pontificat suprême devenait l’objet permanent des convoitises et de l’ambition des ducs italiens. Le Maurice de Népi dont il est question était, selon toute vraisemblance, l’agent de quelque compétiteur de ce genre, aujourd’hui inconnu. Les tentatives que nous verrons se renouveler presque sans interruption durant les IXe et Xe siècles, eurent ainsi pour mobile la haine persévérante et l’ambition des seigneurs laïques contre le saint siège. C’était la politique traditionnelle des Lombards qui survivait à la ruine de leur monarchie. Dans les desseins de la Providence, qui permet le mal pour en tirer une plus grande somme de bien, le forfait de Maurus de Népi et de ses complices eut pour résultat direct le triomphe le plus éclatant que le siège apostolique ait jamais remporté. De même qu’aux jours de Constantin le Grand, le pape saint Sylvestre dut acheter par des persécutions personnellement supportées, la gloire dont son pontificat fut couronné ensuite, de même saint Léon III dut acheter au prix de tortures sanglantes et du plus affreux supplice la gloire d’attacher son nom à la création du saint empire romain d’Occident. Le ciel intervint par des miracles en faveur du pape saint Sylvestre, un prodige pareil à celui dont saint Jean Damascène avait été l’objet se renouvela pour Léon III, et l’on peut dire que le grand événement qui allait changer la face du monde fut préparé à coups de miracles.
37. La sinistre nouvelle que le pape avait eu les yeux crevés et la langue coupée par des mains sacerdotales et doublement parricides, parvint en France avant celle de la guérison miraculeuse, et Charlemagne s'empressa de la mander «à son fidèle Alcuin, qui
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se trouvait alors dans son abbaye de Tours. « Il y a dans ce monde, répondit Alcuin, trois dignités élevées au-dessus de toutes les autres; la première, est la sublimité apostolique qui confère le siège et le vicariat du bienheureux Pierre, prince des apôtres; vous venez de m’apprendre l’attentat commis contre ce siège sacré. La seconde, est la dignité impériale, puissance séculière, dont le trône est à Constantinople, la nouvelle Rome 1 ; or, il n’est bruit dans tout l'univers que du cruel traitement infligé par ses propres concitoyens au fils d’Irène, l’empereur Constantin VI. La troisième, est la dignité royale dans laquelle N.-S.-J.-C. vous a constitué pour régir le peuple chrétien ; vous, dont le pouvoir est sans égal, la sagesse incomparable, le prestige irrésistible. Sur vous seul repose maintenant le salut des églises du Christ, vous, le vengeur des crimes, le guide des errants, le consolateur des affligés, la joie de tous les bons, la terreur des méchants. Jadis, Rome donnait les plus beaux exemples de piété, et voilà qu’elle épouvante le monde par des forfaits inouïs. Dans leur aveugle passion, les scélérats ont crevé les yeux de leur père, de leur chef. Où sont la crainte de Dieu, la sagesse, la charité? Ce chef, il faut le secourir. Une blessure au pied est peu de chose, à la tête elle est mortelle. S'il se peut, qu’on apaise la rage de ce peuple féroce, sans l'exaspérer par des menaces inopportunes. Mais qu’on réserve aux coupables le châtiment qu'ils n’ont que trop mérité et qui sans doute ne manquera pas de les atteindre lorsque le temps et de plus sages conseils auront calmé ces incroyables fureurs 2. » Charlemagne répondit immédiatement à cette lettre en priant Alcuin d’aller en son nom et comme son ambassadeur appliquer à Rome les mesures qu’il indiquait avec tant de sagesse. Le docteur anglo-saxon félicita le roi de la promptitude avec laquelle il voulait intervenir; mais il déclina personnellement l'honneur de cette mission. « Je
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1. Suivant la judicieuse observation de Pagi, ces paroles d'Alcuin prouvent péremptoirement que les empereurs de Constantinople n'avaient plus alors aucune espèce d'autorité à Rome, et que la ville sainte était exclusivement gouvernée par les papes.
2. Alcuin, Epist. xciv, Pair. lat. tom. C, col. 301,
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suis vieux et infirme, écrivait-il, des douleurs chroniques me brisent les membres; je ne crois pas que mon misérable et fragile corpuscule 1 puisse résister à un voyage si lointain et si laborieux. Sans cela, j’accepterais avec empressement. Mais je supplie votre paternelle et bienveillante clémence de me laisser parmi mes frères de Saint-Martin de Tours prier avec eux pour le succès de l’entreprise 2. »
38. On sut bientôt l’étonnant miracle qui venait d’éclater à Rome et de venger en présence de tout un peuple la majesté outragée et la sainteté méconnue en la personne de Léon III. « Je ne puis trop remercier votre royale bienveillance de l’heureuse nouvelle que vous me faites parvenir, écrivait Alcuin à Charlemagne. La guérison miraculeuse du pasteur apostolique comble de joie le peuple chrétien. La clémence et la protection divine viennent d’éclater sur notre terre. Que le nom du Seigneur notre Dieu soit glorifié et béni! Ce grand Dieu n’abandonne jamais ceux qui mettent en lui leur espérance. Il arrache la victime sainte aux impies qui voulaient l’immoler, il guérit les blessures faites par leurs mains sacrilèges, il rend la lumière aux yeux que des parricides avaient cruellement éteints. Votre sagesse décidera maintenant du sort de ces fils de ténèbres; elle saura faire justice à chacun et rétablir dans la possession pacifique de son siège le pieux pasteur délivré miraculeusement des mains de ses ennemis3. » Ce témoignage irrécusable d’Alcuin ne permet pas de mettre en doute l’authenticité du miracle tel que le raconte le Liber pontificalis. Les annales de Metz, de Saint-Bertin, tiennent le même langage ; Eginhard affirme aussi que Léon III eut la langue arrachée et que l’usage de la parole lui fut restitué instantanément et par le même prodige
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1 Le corpusculum est
une allusion que le portrait d'Alcuin, tracé par son
récent historiographe, fera mieux comprendre : « Alcuin avait la taille mé-
diocre, les membres parfaitement proportionnés, les yeux grands, creusés par le
travail. Ces détails nous sont fournis par le tableau authentique conservé à
l'abbaye d'Eiusidlen. » (M. Mounier, Alcuin et Cliarlemagne, p. 190.)
2 Alcuin, Epist. xevi, Patr. lai., toin. G, col. 30
3 Ibid., Epist. cix, col. 330.
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qui lui rendit la vue. Si jamais miracle fut constaté, c’est bien celui-ci. Toutefois, un texte de Théophane semblait contredire cet ensemble de témoignages. « Après la mort du bienheureux Adrien, pape de Rome, écrit le chronographe grec, son successeur Léon, dans une émeute populaire, eut les yeux crevés; mais les bourreaux mirent une certaine miséricorde dans leur cruelle opération, en sorte que le pontife conserva quelque rayon de lumière1. » Ce texte, comme on le voit, implique une contradiction manifeste; si le pontife eut réellement les yeux crevés dans une émeute populaire, sTtfyXwaxv cwtov comme le dit le premier membre de phrase, il est impossible, comme le dit le second, qu’il y ait eu dans les bourreaux, un certain sentiment de miséricorde qui les retint à moitié de leur sanglante opération. Un œil crevé l’est ou ne l’est pas. Théophane écrivait, loin de l’événement, dans un pays ou l’on ne pardonnait point à Léon III d’avoir soustrait définitivement l’Italie au pouvoir de Byzance par le rétablissement de l’empire d’Occident en la personne de Charlemagne. L’embarras même de la phrase consacrée par lui au fait d’une émeute militaire pendant laquelle le pontife aurait eu les yeux crevés, sans pour cela perdre entièrement l’usage de la vue, prouve que ses renseignements sur ce point manquaient de précision, et que d’un côté il avait recueilli l’affirmation de la réalité du supplice infligé au pape, tandis que de l’autre, il apprenait que, malgré ce supplice, le pape avait conservé la vue. Il y a, d’ailleurs, dans le témoignage de l’auteur grec, une omission tellement considérable, qu’elle fournit à elle seule la preuve péremptoire de l’insuffisance de ses renseignements. Ainsi, il ignore complètement que Léon III avait eu la langue arrachée. Nous disons qu’il l’ignorait, car Théophane, dont le nom est inscrit au catalogue des saints, n’était pas un chroniqueur infidèle, capable de dissimuler ou de trahir la vérité. Ce qu’il a
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1 'EVraotaaav y.aTa As'ov70Cf, /.al /.patr,aavTcç éryçAojaav aOidv od pévtdi r(Suvïi07jaav têXeu; c6saai 70 oto; aoTO», 7oiv T'jïAùjaavTtov auiov cx).avOsoj7:(ov ovtwv, xal oë'.oauis'viov aÙTÔv. (Theoph. ohronoijraph.Pci.tr. yr&'c, tom. GVUI, col. 952.
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inséré des faits contemporains dans sa «chronographie » l’a été avec une entière bonne foi sans parti pris de réticence calculée et perfide. Il a dit ce qu’il savait, ou plutôt ce que la cour d’Orient laissait savoir au public byzantin des événements d’Italie. Le témoignage incomplet et un peu incohérent de saint Théophane en de telles circonstances, ne saurait donc prévaloir sur l’unanimité des écrivains d’Occident et de nos chroniques nationales. Ainsi que le font judicieusement observer les Bollandistes, le voyage de Léon III en France, qui suivit immédiatement sa guérison miraculeuse, fournit à toute la Gaule et à toute la Germanie, l’occasion de contrôler de visu un fait si extraordinaire. Ce ne fut donc plus seulement par un récit plus ou moins exagéré, mais par la vue des cicatrices elles-mêmes, dont le visage du pontife portait la trace, qu’il fut possible de constater la réalité du prodige dont Alcuin, dans sa correspondance avec Charlemagne, s’était montré si profondément ému. Dans un poëme attribué à Alcuin lui-même et intitulé : De adventu Leonis in Gallia, l’horrible mutilation du pape et sa guérison miraculeuse, sont racontées exactement avec les mêmes détails que ceux du Liber pontificalis. Le poète saxon, dans ses Gesta Caroli Magni, s’exprime de même. L’un et l’autre peignent l’étonnement, la stupeur et l’admiration qui saisissaient tous les témoins en présence de ce pontife, dont les yeux avaient été crevés et qui continuait à voir, dont la langue avait été arrachée et qui continuait à parler :
Ora peregrinos slupuerunl pallida visus,
Explicat et celerem truncataque lingua loquelam,
Cakors Francorum mixta Latina
Obstupuit, domino grates laudesque rependens,
Qui nova pontifici reddebat lumina snmmo,
El desperatam condebat in ore loquelam.
Capite ili veteri visus cernendo novellos Obslupenl, linguamque loqui mirantur ademplant 1.
On ne saurait rien ajouter à la force de pareils témoignages.
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1 Bolland. Act, S, Léon III, 12 juiu.
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Aussi en 1673, après un mûr examen, la congrégation des rites reconnut l’authenticité du miracle, et ordonna d’en faire mention au martyrologe romain.