St Jean Chrysostome 18

Darras tome 11 p. 472

 

14. « Cependant Eudoxia avait fait garder par Marianus, un de ses chambellans, le port où devaient aborder les légats du pape Inno­cent, envoyés pour présider le futur concile. Le jour où ils mirent pied à terre, ces légats furent arrêtés. On leur prit les lettres pon­tificales dont ils étaient chargés et on les emmena de leur per­sonne sur les frontières de la Thrace, dans le castellum d'Athyra, où ils furent détenus prisonniers. Cet incident demeura secret, en

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1. Theodor. Trimitbunt., loc. cit., l» 18.

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sorte que tous les évêques réunis à Constantinople attendaient toujours les légats qui n'arrivaient point. Théophile vint le dernier, sans qu'on eût de leurs nouvelles. L'empereur Arcadius ne voulut point l'admettre à son audience. Il n'en fut pas de même d'Eudoxia. Celle-ci reçut le patriarche, et le mit en rapport avec les évêques hostiles à Jean Chrysostome. Elle se montra libé­rale envers eux tous, les comblant de présents, et les invitait chaque jour à sa table. Ce fut alors que Chrysostome, cédant peut-être à un sentiment trop naturel, aurait prononcé la fameuse pa­role qui lui fut tant reprochée : «Rassemblez ces prêtres d'igno­minie qui mangent à la table de Jézabel ! Jusques à quand boitez-vous des deux côtés? Si Jéhovah est le seul Dieu, suivez Jéhovah. Si au contraire la table de Jézabel est la table de Dieu, allez, mangez et vomissez ! » Que cette parole soit authentique ou non, il est certain que les évêques en remirent une copie à l'empe­reur Arcadius, lequel s'en montra fort courroucé et reporta sur Théophile l'affection qu'il avait jusque-là conservée pour Chrysos­tome 1. »

 

  15. « Sur ces entrefaites, Jean avait conféré l'ordination sacer­dotale à deux moines de Nitrie, Dioscore et Hiérax, réfugiés à Constantinople. Cette action lui fut plus tard gravement reprochée. On prétendit qu'il ne les avait ordonnés que pour assurer plus de crédit à la déposition qu'ils devaient faire contre Théophile en présence du futur synode. De son côté, Eudoxia combla de caresses et de prévenances la veuve Théodotis, celle qui avait autrefois remis les cent pièces d'or entre les mains du vénérable Isidore d'Alexandrie. Théodotis se laissa séduire. L'impératrice lui fit épouser le préfet de Constantinople, Clémentinus, et dès lors le témoignage de cette femme ne fut plus à craindre. Les évêques d'Egypte et de Libye, ainsi que les membres du clergé alexandrin qui s'étaient portés accusateurs de Théophile, furent circonvenus tour à tour et gagnés à force de présents. A mesure qu'ils cédaient à l'influence de la souveraine, les portes du palais et de la faveur

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1. Théodor.., loc. cit., n» 17.

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impériale s'ouvraient pour eux. Ceux qui résistèrent furent relégués à Thessalonique. Un système de persécution et de terreur fut organisé publiquement contre les évêques, moines, clercs, prêtres, diacres, vierges et veuves qui demeuraient attachés à Chrysos­tome. On ne se cachait pas pour les accabler des plus cruels trai­tements. Ce fut un spectacle lamentable de voir ces innocentes victimes succomber les unes après les autres. On les flagellait, on les jetait au fond des cachots, on les envoyait en exil. Des laïques, de pieuses femmes partaient ainsi pour les plages dé­sertes de la Scythie ou de la Thrace, et leurs biens étaient confis­qués. Chrysostome, toujours plus intrépide, continuait à braver la colère d'Eudoxia. Il ne semblait pas s'apercevoir que Théophile, venu en accusé, allait au concile prendre le rôle d'accusateur. Voici, disait-il, qu'Hérodiade renouvelle ses fureurs. Jézabei veut toujours enlever la vigne de Naboth ! — Il parlait ainsi, et cepen­dant Eudoxia était toute-puissante 1. »

 

16. « Dans l'intervalle le nouveau patriarche d'Antioche, Por­phyre2, était arrivé à Constantinople, décidé à appuyer de toute son influence la faction qui allait accabler l'innocent archevêque. Il se présenta avec Àcace de Bérée et Severianus de Gabala, à l'audience de l'empereur. Seigneur, lui dit-il, les légats de Rome ne parais­sent point. Réservons le droit du souverain pontife et commençons l'examen de l'affaire qui nous appelle ici. Daignez nommer les commissaires impériaux que votre majesté désire voir assister au concile. En leur présence, nous entendrons les moines accusateurs de Théophile. Cette enquête gagnera beaucoup à être publique, car, au fond, ces moines ne sont que des origénistes acharnés. — Au moment où Porphyre tenait ce langage, l'empereur siégeait au milieu de toute sa cour sur le tribunal du prétoire. Un mot le frappa dans cette requête, mot qui n'avait point encore été pro­noncé devant lui. C'était celui d'origénistes. Il prit à part les trois évêques et leur dit : Mes pères, je ne comprends pas ce que

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1.       Theodor. Trimithant., loc. cit. n» 18.

2. Dans  l’intervalle, en effet, Flavien était mort, et Porphyre lui avait été donné pour successeur dans des circonstances que nous ferons connaître.

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vous venez de dire à propos d'Origène. J'ai lu le Péri arkone de ce grand docteur et j'en suis dans le ravissement. — Les évêques n'insistèrent pas. Cette première tentative, fruit d'une conspira­tion savamment ourdie contre Chrysostome, échoua. Cependant, l'empereur se montrait fort inquiet du retard des légats de Rome. Il ignorait complètement les embûches qui leur avaient été tendues et persistais à les attendre. Enfin ne les voyant point venir, il se décida à donner aux évêques l'autorisation d'ouvrir le concile, et désigna pour commissaires impériaux Hésychius, préfet du pré­toire, Maxence et Diodore capitaines des gardes, le questeur Aquilinus et quelques patriciens 1. »

 

17. Telle est la première partie du récit de Théodore de Trimithunte. Quelques-uns des faits qu'il énonce sont complètement nouveaux en l'état actuel de la science historique. On pourrait donc à première vue se défier de leur authenticité. Mais, outre que ce n'est point ainsi qu'on invente, il y a dans leur contexture un accord tellement parfait avec les chroniques déjà connues que leur véracité s'affirme d'elle-même. Les sous-entendus, les lacunes de celles-ci sont si merveilleusement éclaircis et comblés par celui-là que le tout forme un ensemble désormais indissoluble. Parfois les chroniqueurs déjà connus se sont étendus davantage sur un point particulier que Théodore de Trimithunte n'a fait qu'effleurer. Plus souvent, au contraire, ce dernier complète leurs indications trop concises. Comme en pareille matière le lecteur a le droit de ne pas s'en rapporter à notre témoignage, nous croyons devoir mettre sous ses yeux la narration de Palladius, la plus complète de celles qui étaient à notre disposition avant l'importante décou­verte faite par le cardinal Maï d'immortelle et à jamais regret­table mémoire. Cette citation ne fera pas double emploi. On y trouvera une quantité ce détails omis par Théodore de Trimi­thunte, et l'on demeurera convaincu de l'exactitude et de la véra­cité du document très-ancien, quoique nouveau pour notre siècle, dont nous venons de reproduire le texte.

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1. Theodor. Trimithunt., loc. cit., n» six.

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18. Voici donc le récit de Palladius. « Parmi les pasteurs mer­cenaires qui s'étaient constitués les ennemis de Chrysostome, dit-il, Acace de Berée tint le premier rang. Ce prélat avait eu précédemment l'occasion de faire un voyage à Constantinople. Il se plaignit que Chrysostome ne lui eût pas offert l'hospitalité dans son palais. On se rappelle que, pour les raisons déjà exposées dans mon récit, l'archevêque n'invitait jamais personne à sa table. Il ne logeait donc point chez lui les évêques, ce qui ne l'empêchait pas de mettre à leur disposition des maisons où ils étaient au besoin reçus à ses frais. Quoi qu'il en soit, Acace de Bérée prit pour une insulte personnelle la conduite de Chrysostome à son égard. Il en exprima tout haut son ressentiment, et, en présence de quelques clercs de Constantinople, il alla jusqu'à dire : Votre évêque ne me trouve pas digne de manger à sa table, Je lui servirai un plat de ma façon! — Il se lia étroitement avec Antiochus de Ptolémaïs, Severianus de Gabala, Isaac, le futur évêque de Cysique, et ensemble ils conspirèrent la perte de Chrysostome. Dans l'espoir de recueillir quelques détails qui pussent leur servir à incriminer son adoles­cence et la première partie de sa vie, ils dépêchèrent à Antioche un de leurs affidés pour faire secrètement cette enquête. Elle n'a­boutit à rien, et le mot du Psalmiste se vérifia : Defecerunt scru­tantes scrutinio1. Ils eurent alors recours au patriarche d'Alexan­drie, Théophile, dont l'esprit d'intrigues, de ruse et de méchanceté leur était connu. Théophile se trouvait au plus fort de ses démêlés avec les monastères de Nitrie. » — Palladius reproduit ici très-exactement l'épisode de Théodotis et du prêtre Isidore, tel que nous venons de le lire dans le récit de l'évêque de Trimithunte. Il nous suffira donc de noter les particularités omises par ce dernier. — « Théophile ne tarda pas, ajoute Palladius, à être informé que le vénérable Isidore, ce prêtre octogénaire, échappé tout sanglant aux mains des bourreaux, avait trouvé un asile dans les déserts de Nitrie. Sur-le-champ il écrivit aux évêques de cette province d'avoir à expulser immédiatement de leurs solitudes les principaux abbés coupables d'avoir donné l'hospitalité au proscrit. Cet ordre.

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1. Psalm., La», 7.

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tyrannique fut exécuté. Les religieux ainsi expulsés brutalement vinrent à Alexandrie, et sa prosternèrent aux pieds de Théophile. Celui-ci, l'œil étincelant, le visage pâle de colère, se jeta sur Ammonius, le chef de la députation, et d'un coup de poing lui mit la figure en sang. Il continua longtemps à le frapper, en criant : Hérétique, anathématise Origène ! — Les moines n'en purent obtenir d'autre réponse. Les serviteurs du palais les acca­blèrent de mauvais traitements. Ils purent enfin sortir de cet antre sauvage, et, couverts de sang, ils reprirent le chemin de leur soli­tude. La vengeance du patriarche n'était pas encore satisfaite. Il réunit à Alexandrie un synode composé des évêques suburbains, et lança une sentence d'excommunication et d'anathème contre ces religieux. Muni de ce décret synodal, il se présenta au gouver­neur d'Alexandrie en le sommant de lui prêter main-forte pour faire exécuter la sentence et chasser d'Egypte les innocents condamnés. Le gouverneur lui délivra l'ordre qu'il sollicitait et lui donna quelques soldats. Théophile partit avec eux. En chemin, il grossit sa troupe d'une multitude de scélérats. Arrivé à Nitrie, il attendit la nuit, fit distribuer à ses hommes du vin en abondance, puis se rua à travers les édifices et les cellules de la montagne sainte. Le premier qui lui tomba sous la main fut l'évêque Dioscore, que des nègres éthiopiens traînèrent par les cheveux et firent sortir de l'église. Le pillage commença. Théophile cherchait Isidore et deux autres religieux contre lesquels il était plus particulièrement irrité. On ne les trouva point. Les frères les avaient cachés au fond d'une citerne dont l'orifice avait été soigneusement recouvert. Dans sa fureur, le patriarche fit rassembler des sarments et brûla les cellules. Les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, d'autres codex de grand prix, furent la proie des flammes. Un témoin oculaire assure qu'un des serviteurs du monastère fut brûlé vif. Après cette exécution barbare, Théophile revint à Alexandrie. De leur côté, les religieux qu'il avait inutilement poursuivis prirent le route de Jérusalem. Trois cents moines les accompagnèrent dans leur fuite, et se dispersèrent dans les différentes communautés de la Palestine. Le patriarche écrivit aux évêques de cette province

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pour leur défendre de recevoir les proscrits. Vous n'aviez pas le droit disait-il, d'accueillir dans vos cités des rebelles que j'ai chassés canoniquement. Cependant comme vous avez agi de bonne foi, je vous pardonne volontiers. Mais ayez soin désormais de ne les admettre ni à la communion ecclésiastique ni à celle des simples laïques.—Les malheureux, traqués ainsi par la haine du patriarche, errèrent longtemps dans les diverses contrées de l'Asie, jusqu'à ce qu'enfin la Providence les amenât à Constantinople. Prosternés aux pieds de Jean Chrysostome, ils le supplièrent de venir au se­cours de leur détresse et de leur faire rendre justice. Ils étaient au nombre de cinquante. L'archevêque, à la vue de leurs cheveux blancs et de leur figure vénérable, au récit de leurs atroces souf­frances dont ils ne lui avaient point encore nommé l'auteur, se sentit ému jusqu'au fond des entrailles. Comme autrefois Joseph en présence de ses frères, il ne put retenir ses larmes. Quel est, dit-il, le sanglier de la forêt, la bête farouche qui a pu vous traiter si cruellement et ravager ainsi la vigne du Seigneur? — Ceux-ci lui répondirent : Père, daignez vous asseoir sur votre trône et écouter notre requête. Vous seul pouvez cicatriser nos plaies. Celui qui nous a infligé tant de blessures, c'est le pape d'Alexan­drie, Théophile. Tous les autres évêques, soit par crainte de sa puissance, soit par indifférence pour nos malheurs, ont refusé ce se charger de notre cause. Si vous faites comme eux, il ne nous restera plus qu'un seul parti à prendre, celui de nous adresser di­rectement à l'empereur et de dérouler devant les tribunaux civils une série d'attentats dont la publicité serait un déshonneur pour l'Église. Si au contraire vous comprenez la nécessité d'éviter un scandale, vous vous emploierez près du patriarche Théophile afin d'obtenir de lui qu'il revienne sur une sentence injustement pro­noncée, et qu'il permette à des moines innocents de retourner servir Dieu dans la solitude d'où ils ont été violemment arrachés. — Chrysostome, espérant réussir sans peine dans une pareille né­gociation, leur promit de s'y employer. Gardez religieusement, dit-il, le secret sur la cause qui vous amène, et attendez en silence le retour du messager que je vais expédier à Alexandrie. — Chry-

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sostome leur fit ensuite donner un logement dans les dépendances de l'Anastasie. Les frais de leur hospitalité furent fournis par de pieuses femmes, sans que Chrysostome intervînt officiellement. Du reste les religieux eux-mêmes y pourvurent en partie par le travail de leurs mains. Or, il arriva en ce temps des clercs envoyés d'Alexandrie par Théophile pour trafiquer à la cour des magistratures vacantes alors en Egypte, et vendre au plus offrant le crédit du patriarche. Chrysostome voulut savoir d'eux s'ils con­naissaient les moines fugitifs. Leur réponse fut assez naïve. Oui, dirent-ils, nous les connaissons. Ils ont été fort maltraités chez nous. Ne les admettez pas à la communion, cela vous brouillerait avec le pape Théophile. Mais, pour tout le reste, soyez bienveillant à leur égard ; ils le méritent, et en agissant de la sorte vous remplirez le devoir d'un pieux et saint évêque.—D'après ce conseil, Jean n'ad­mit point les religieux à la communion ecclésiastique. Cependant il écrivit à Théophile, le priant de se relâcher de sa rigueur et de permettre à ces moines de rentrer à Nitrie. Le patriarche répondit par un refus formel. Il dépêcha en même temps à la cour de Constantinople quelques-uns des clercs intrigants et habitués à la chi­cane dont il se servait d'ordinaire. II leur remit un mémoire dicté par lui, dans lequel les religieux étaient présentés comme des imposteurs adonnés à l'étude des sciences occultes et des arts ma­giques. Dans l'impuissance où il se trouvait d'attaquer leur vie et leurs mœurs, il avait imaginé cette odieuse calomnie. Elle réussit parfaitement, grâce à l'habileté des émissaires chargés de la mettra en circulation. Bientôt les courtisans du palais d'Arcadius, en se montrant du doigt les vénérables opprimés, ne les désignèrent plus que sous l'épithète des yontai (sorciers). Ainsi outragés dans leur honneur et d'autant plus maltraités par le patriarche qu'ils employaient près de lui plus d'intercesseurs, les religieux se déci­dèrent à remettre à Jean Chrysostome une accusation en forme contre Théophile. Leur requête contenait, articles par articles, les griefs que j'ai déjà rappelés et d'autres d'une nature plus grave encore, que je rougirais d'énoncer en public. Vainement Chrysos­tome leur représenta les inconvénients qu'il pouvait y avoir pour

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eux à recourir à ce moyen juridique. Vainement il les supplia lui-même et les fit prier par d'autres évêques de renoncer à cet appel. Il ne put obtenir leur désistement. En conséquence, il expédia un nouveau message à Théophile. Les religieux dont je vous ai déjà parlé, lui mandat-il, en sont venus à un tel point d'exaspération qu'ils ont déposé contre vous une dénonciation en forme. Répon­dez-moi sur-le-champ. Ils ne m'écoutent point et ne veulent pas quitter la cour, décidés à y poursuivre juridiquement le procès qu'ils vous intentent. — A cette nouvelle, la fureur de Théophile ne connut plus de bornes. L'évêque Dioscore, l'un des quatre grands-frères, était resté jusque-là dans son diocèse d'Hermopolis. C'était un vénérable vieillard qui n'avait plus que quelques jours à vivre. Le patriarche lança contre lui un décret d'excommunica­tion et le fit arracher de son église. En même temps, il répondait à Chrysostome la lettre suivante : J'aime à croire que vous n'ignorez pas absolument les canons promulgués par le concile de Nicée. L'un d'eux porte en termes explicites que nul évêque n'a droit de jugement hors des limites de son diocèse. Si jusqu'à ce jour vous avez ignoré cette règle, prenez la peine de l'apprendre et abstenez-vous de recevoir les accusations calomnieuses qu'on pour­rait vous adresser contre moi. S'il était question de procéder à un jugement régulier à mon égard, ce ne pourrait être qu'en Egypte et par les évêques de cette contrée. Mais vous, qui êtes à plus de soixante-quinze jours de marche d'Alexandrie, qu'avez-vous avoir dans cette affaire? — Jean Chrysostome reçut cette lettre insolente et ne la communiqua à personne. Il se borna à renouveler près des religieux ses conseils de paix et de réconciliation. Sa voix ne fut pas écoutée. La lutte était maintenant engagée entre les moines opprimés et les clercs que Théophile avait envoyés à la cour. Les premiers se montraient plus résolus que jamais à obtenir justice, les seconds voulaient qu'on renvoyât au tribunal du patriarche, les prétendus rebelles dont ils incriminaient la conduite. L'irritation devenait chaque jour plus vive. Chry­sostome, pour se débarrasser de leurs sollicitations contradic­toires, finit par lire aux deux partis la réponse de Théophile,

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et leur déclara qu'il ne se mêlerait plus en rien de leur différend. Les religieux adressèrent alors à l'empereur un exemplaire complet de leur mémoire contre Théophile. Puis, un jour que l'impératrice Eudoxia s'était rendue à la basilique de l'Hebdomon, ils vinrent la supplier de faire examiner leurs griefs par les juges du prétoire, s'offrant à être confrontés en personne avec leurs adversaires. Subsidiairement, ils demandaient que le patriarche fût cité à com­paraître devant l'archevêque Jean pour y être jugé. — Leur requête fut accueillie. Un rescrit impérial fut rendu, portant que Théophile serait contraint de venir se justifier devant l'archevêque de Constantinople, et qu'en attendant les accusateurs des moines auraient à prouver en justice la vérité des griefs qu'ils articulaient contre ceux-ci, sous peine de subir le châtiment réservé aux ca­lomniateurs (c'était le dernier supplice). En conséquence, un des fonctionnaires impériaux, Elaphius, fut envoyé à Alexandrie pour chercher le patriarche, pendant que le procès commençait au pré­toire de Constantinople. L'accusation contre les Grands-Frères fut examinée; on en découvrit bientôt le peu de fondement. La loi, de son glaive terrible, pesait sur les calomniateurs. Ces malheureux, pour sauver leur tête, demandèrent un sursis jusqu'à l'arrivée du patriarche. C'était le patriarche qui les avait subornés comme faux témoins, c'était lui qui devait les sauver. Ils l'espéraient du moins. Les juges leur accordèrent le délai qu'ils sollicitaient, mais ils refu­sèrent d'admettre de caution dans une affaire aussi grave et les firent jeter en prison. Le patriarche, de son côté, ne se pressait pas de venir, en sorte que quelques-uns des captifs moururent dans leur cachot avant son arrivée. Quand enfin Théophile aborda à Constantinople, il réussit à force d'argent à faire relâcher les autres. Ce fut le samedi de la Quinquagésime, à la sixième heure du jour (trois heures de l'après-midi), que le patriarche fit son entrée à Constantinople. Le navire qui l'amenait était chargé des plus opu­lentes raretés de l'Inde, des plus riches productions de l'Égypte. Au moment où il mit pied à terre, les matelots se rangèrent autour de lui et le saluèrent de leurs applaudissements. Il apportait de quoi acheter toutes les consciences. Sans daigner paraître à l'église,

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il alla habiter les tabernacles des pécheurs. Durant trois semaines, il demeura ainsi sans mettre le pied dans aucune basilique ni visiter Chrysostome. Il ne perdait cependant pas le temps. Jour et nuit, tramant de nouvelles intrigues, il était occupé à pour­suivre non pas seulement l'exil, mais la mort de Jean. Son or coulait à flots pour calmer les scrupules des puissants qui hési­taient à le suivre dans cette voie criminelle. Sa table somptueuse était un appât pour recruter les dévouements parasites. Il multi­pliait les avances près des clercs; il faisait miroiter à leurs yeux l'espérance des dignités les plus brillantes s'ils consentaient à ser­vir ses desseins. Il eut recours près de certains personnages à des moyens plus honteux encore. Sa peine ne fut point perdue. Chry­sostome avait déposé canoniquement et banni de l'Église deux diacres convaincus l'un d'adultère, l'autre d'homicide. Le pa­triarche promit à ces deux scélérats de les rétablir dans leurs fonctions, s'ils consentaient à signer un libelle d'accusation contre le bienheureux archevêque. Le pacte fut conclu, et je dois ajou­ter que Théophile leur tint sa promesse, car aussitôt après l'exil de Jean il les fit réhabiliter. Ces deux misérables, sous la dictée du patriarche, rédigèrent donc un long mémoire rempli d'infâmes calomnies et d'accusations non moins atroces qu'invraisemblables contre Jean Chrysostome. La seule particularité qui fût vraie dans ce factum était celle-ci : Jean avait coutume, après la communion, de boire quelques gouttes d'eau ou de mettre dans sa bouche une pastille fondante. Il recommandait aux fidèles d'en faire autant, afin, disait-il, d'éviter qu'une expectoration subite n'exposât à rejeter avec la salive quelque parcelle des espèces consacrées. Théophile avait trouvé moyen de travestir ce fait en je ne sais quel énorme sacrilège. Quoi qu'il en soit, muni de ce mémoire signé des deux diacres parjures, il se rendit triomphalement chez Eugraphia. Acacius de Bérée, Antiochus de Ptolémaîs, Severianus de Gabala et les principaux ennemis de Jean y étaient réunis. Tous ensemble, ils délibérèrent sur le meilleur moyen de se servir de cette pièce calomnieuse. L'un d'entre eux ouvrit le conseil de por­ter le libelle à l'empereur et d'obtenir que  Jean fût contraint

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même par la force, à venir se justifier des griefs articulés contra lui. L'audience impériale fut accordée immédiatement. Toutes les portes s'ouvraient, toutes les difficultés s'aplanissaient devant l'or de Théophile. La réponse de l'empereur fut telle qu'on la désirait. La synagogue juive n'avait pas agi autrement à l'égard de notre divin Sauveur. Cependant nous étions quarante évêques réunis dans la demeure de Jean et nous restions stupéfaits de l'audace de ce Théophile, venu comme accusé à Constantinople, lequel se montrait partout environné d'un cortège d'évêques simo-niaques, accueilli par les princes, les magistrats, les fonction­naires de tout grade avec une faveur de plus en plus marquée. Mais Chrysostome nous disait : Le temps de ma délivrance est proche. Aux afflictions du présent, la mort succédera bientôt pour moi. Priez, vénérables frères, afin de rester toujours fidèles à l'Église, et quand je vous aurai été enlevé souvenez-vous de moi devant le Seigneur l. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon