Suppression des Jésuites 2

Darras tome 38 p. 376

 

   Cette contrainte morale, surgissant à chaque page de la volumi­neuse correspondance, ne laisse plus aucune incertitude à l'his­toire. Les ministres de France, d'Espagne et de Naples conspirè­rent contre la liberté de l'Eglise; par des moyens que la religion réprouvera toujours autant que l'honnêteté, ils ont tâché d'égarer le Conclave et de le rendre injuste, afin de pouvoir faire amnistier l'iniquité de leurs cours. Dans les pays catholiques, on a jugé et proscrit les Jésuites ; on espère que le Saint-Siège, gagné d'avance ou intimidé, ne pourra pas refuser sa sanction à l'œuvre des Bour­bons. Le Sacré Collège donne un démenti aux outrageantes hypo­thèses des ambassadeurs. Toutefois il paraissait aux ordres des puissances ; il se laissait décimer par de continuelles exclusions ; il attendait toujours les Espagnols. Enfin arrivèrent Solis et La Cerda. Solis n'était pas homme à s'enivrer de flatteries ; il fallait faire nommer un pape s'engageant d'avance et par écrit, à la des­truction des Jésuites, il chercha dans les rangs du Sacré Collège. « Le cardinal Ganganelli, dit l'historien des Jésuites, se tenait à l'écart des intrigues ; il se plaçait entre les Zélanti et le parti des Couronnes, comme dans un juste milieu pacificateur. Chaque frac­tion du Conclave l'avait entendu jeter quelques-uns de ces mots qui veulent être significatifs, et qui prêtent beaucoup à l'interpré­tation. «Leurs bras sont bien longs, disait-il en parlant des princes de la maison de Bourbon, ils passent par-dessus les Alpes et les Pyrénées. » Aux cardinaux qui ne sacrifiaient point les Jésuites à des accusations chimériques, il répétait avec un accent plein de sincérité : « Il ne faut pas plus songer à tuer la Société de Jésus qu'à renverser le Dôme de Saint-Pierre. » Ces paroles, cette atti­tude, dont l'art n'échappait point à la perspicacité romaine, firent comprendre aux cardinaux français et espagnols que Ganganelli ambitionnait la tiare. C'était le seul moine dans le Conclave ; ils crurent que des rivalités d'Institut pourraient être un nouveau levier pour l'accomplissement de leurs desseins. Bernis sonda le

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Cordelier ; il le trouva calme et froid, ne promettant rien, mais, dans les finesses si déliées de la langue italienne, cherchant aussi à ne rien refuser. Ganganelli lui parut peu sûr; il se mit en quête d'un autre candidat. Solis avait sur ce caractère des notions plus exactes. A l'instigation d'Azpuru, ministre d'Espagne à Rome, d'Aubeterre demande qu'on exige du cardinal à élire une pro­messe écrite de supprimer les Jésuites. Cette promesse est la con­dition irrévocable des cours, la seule qu'elles mettent à la resti­tution d'Avignon et de Bénévent. Bernis était léger, son luxe lui faisait un besoin des faveurs ministérielles ; il ne cessait de deman­der pour lui ou pour sa famille; néanmoins, de concert avec le car­dinal de Luynes, il repousse énergiquement ce marché qui s'en­tache de simonie diplomatique.

 

   « Les Espagnols sentirent que Bernis ne se prêterait jamais à leurs combinaisons, qu'il pourrait même faire partager ses répu­gnances à Louis XV, et leurs soupçons n'étaient pas sans fonde­ment. Ils se décidèrent donc à passer outre. De concert avec le cardinal Malvezzi dans le Conclave, et les ambassadeurs de France et d'Espagne au dehors, l'archevêque de Séville veut qu'on exige du candidat des Couronnes une promesse écrite de supprimer l'Or­dre de Jésus. Cette promesse est la condition irrévocable des puis­sances. Solis négocie mystérieusement avec Ganganelli: il en obtient un billet adressé au roi d'Espagne. Dans ce billet, Ganga­nelli déclare qu'il reconnaît au souverain pontife le droit de pou­voir éteindre en conscience la compagnie de Jésus, en observant les règles canoniques, et qu'il est à souhaiter que le futur Pape fasse tous ses efforts pour accomplir le vœu des Couronnes. » Cet engagement n'est pas très explicite, le droit invoqué n'a jamais été contesté, et, dans d'autres circonstances, Solis se serait bien gardé de l'accepter comme obligatoire. Mais il savait que le carac­tère de Ganganelli ne tiendrait pas à la lutte, et qu'une fois pris entre le double écueil de son honneur et de son repos, il n'hésite­rait pas à seconder la violence des désirs de Charles III. En le menaçant de publier cet acte, on devrait faire du Pape futur tout ce qu'on voudrait ; cette oppression morale restait pour les trois

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puissances une garantie dont le texte môme du billet n'était que l'occasion. D'ailleurs l'Italien, qui refusait d'aller au delà par écrit, ne cachait pas à l'Espagnol ses plans ultérieurs. Il ouvrait son âme à l'espoir de réconcilier le Sacerdoce et l'Empire ; il aspi­rait à les réunir dans la paix sur le cadavre de l'Ordre de Jésus, et à recouvrer ainsi les villes d'Avignon et de Bénévent. » (1).

 

    5. En présence de ces intrigues, quelle altitude garda le Sacré Collège? Les cours avaient donné l'exclusion à vingt-trois cardi­naux ; les cardinaux des cours violaient impudemment les secrets du conclave; les ambassadeurs pesaient sur la liberté des électeurs, de tout le poids des menaces et des séductions ; les quelques car­dinaux papables étaient circonvenus et amenés, sinon à conclure un marché de Judas, du moins à laisser entrevoir leur future déci­sion. Dans une telle situation, peut-on accepter les suppositions injurieuses et les appréciations malveillantes de quelques historiens contre les Zélanti. « Cette fraction du Sacré Collège, écrit le P. Theiner, avait incontestablement pour guides, des hommes d'un grand talent et d'un grand courage : les Torregiani, les Albani, etc. (2) » L'étude de leur caractère et de leurs actes les montre comme des prélats les plus distingués par leur régularité et leur piété , plusieurs par leur habileté et leur talent, tous comme l'honneur et la gloire de l'Eglise romaine. Ce groupe for­mait la partie la plus nombreuse du Sacré Collège ; et, pour nous en tenir aux faits, je défie qu'on en cite un seul qui puisse leur être imputé et dont ils aient à rougir. Ce ne sont pas eux qui sont vendus aux cours ; ce ne sont pas eux qui entretiennent au dehors des correspondances illicites; ce ne sont pas eux qui envoient des conclavistes adroits pour surpendre furtivement les secrets de leurs collègues. J'admire plutôt ces grands et nobles caractères, calmes et impassibles au milieu de l'agitation qui bouillonne autour d'eux, fermes et inébranlables dans ce qui est à leurs yeux l'accomplisse­ment du devoir. « Je me garderai bien dit le P. de Ravignan, de récriminer contre les cardinaux des couronnes ; je me contenterai

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(1)Crétineau-Joly, Hist. de la Compagnie de Jésus, t. V. p. 274

(2)Hist. du pontifical de Cléynenl XIV, p. 188.

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d'emprunter les paroles d'un écrivain non suspect de sévérité à leur égard. « On ne peut trop déplorer, écrit le P. Theiner, que les princes et une minorité de cardinaux, grâce à Dieu, imperceptible, se croient crus autorisés par une fatale complication de circonstan­ces, à exercer une influence toujours déplorable et odieuse sur ce conclave et par conséquent sur l'élection du chef suprême de l'É­glise. » Voilà, en effet, l'histoire dans sa réalité. Grâce à Dieu tou­tefois, répéterai-je avec le même historien, l'honneur de l'Eglise, dans l'immense majorité de ses représentants, demeurera intacte. » (l) L'influence odieuse et déplorable des cours est donc incontestable; mais l'honneur de l'Eglise est sauf.

 

   6. Le 19 mai 1769, le cardinal camerlingue de la Sainte Église annonçait à la ville et au monde que la chrétienté avait un nouveau chef. Le conclave était terminé ; le cardinal Ganganelli mon­tait sur la chaire de Saint-Pierre et prenait le nom de Clément XIV. Le cordelier sous la tiare allait se trouver aux prises avec les diffi­cultés que son génie astucieux espérait résoudre. Quelques écrivains ont attribué son élection seulement aux intrigues des diplomates ; nous n'en contestons pas l'influence et nous reconnaissons que Gan­ganelli leur avait jeté des amorces. Cependant le P. Cordara, jésuite, qui avait appris toutes les particularités de l'élection de la bouche des cardinaux Fantnzzi, Borromeo, Jean-François et Alexandre Albani, raconte autrement les faits. « Le cardinal Ganganelli, dit-il, avait eu toujours, dès le commencement du conclave, deux ou trois voix; mais, parmi la masse des cardinaux, personne ne songeait à lui pour l'élever au pontificat. Le plus opposé à son élection était certainement le cardinal Castelli, à qui sa piété et sa science avaient acquis beaucoup d'autorité dans le Sacré-Collège, et qui par là dis­posait d'un grand nombre de suffrages. Tout à coup, et contre toute attente, le cardinal proclame qu'ayant sérieusement considéré la chose devant Dieu, il jugeait que, dans les circonstances pré­sentes, le pontificat ne convenait à personne mieux qu'au cardinal Ganganelli. Le changement subit d'un personnage de l'autorité de Castelli fit grande impression sur ses collègues ; et dès lors les plus

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(1) Clément XtII.il Clément XIV, t. I, p. 211.

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opposés à ce choix commencèrent à pencher en faveur de Ganganelli. « Les chefs de différentes factions se réunirent donc; ils vou­lurent s'assurer si le cardinal Rezzonico, neveu du pape précédent, ne mettait pas obstacle à l'élection du nouveau candidat. Rezzonico avait bien des raisons pour s'y opposer ; cependant, par un effet de sa bonté et de sa condescendance naturelles, il répondit qu'il se conformerait aux sentiments des autres, puisqu'ils le jugeaient digne ; qu'il désirerait néanmois, auparavant faire une tentative en faveur du cardinal Fantuzzi. Mais Fantuzzi, qui arriva dans ce moment fort à propos, déclara énergiquement qu'il ne voulait pas être proposé, ni que personne parlât de lui. On conclut donc qu'il ne restait plus qu'à s'assurer des sentiments des autres cardinaux. La nuit était fort avancée, et plusieurs des cardinaux étaient allés prendre leur repos. Sans délai et à l'heure même on se mit à par­courir les cellules et à recueillir les notes. Aucun ne fit défaut, excepté celui du cardinal Orsini, qui criait en vain que Ganganelli était un jésuite déguisé; mais il ne fut pas écouté! « Les cardinaux ayant trouvé l'accord unanime en faveur de Ganganelli, ils se ren­dirent à sa cellule, lui baisèrent les mains en lui annonçant l'heu­reuse nouvelle qu'il était Pape. Le matin suivant il fut élu, selon la forme accoutumée, et à l'unanimité des voix ; en sorte que l'on peut dire que son élection au pontificat ne fut que l'affaire de quel­ques heures. (1). »

 

   Ce récit, appuyé sur de grandes autorités, explique, d'une manière plausible, comment a pu se concilier la liberté des suffra­ges, avec l'obsession qui pesait sur le conclave ; il consacre la vali­dité et l'intégrité de l'élection. Le P. Novaès, aussi jésuite, attribue même à une disposition merveilleuse de la Providence, que « à l'ex­clusion des princes romains et des fils même des rois, les cardinaux aient porté sur le trône pontifical le seul religieux qui fut alors dans le Sacré-Collège, à une époque, ajoute-t-il, où les religieux était généralement si peu en faveur, et où, dans toutes les cours de l'Europe, ils étaient en butte aux persécutions et aux sarcasmes

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(1) Manuscrits du P.  Cordera, Gs lettre, Archive du Gésu.

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des ministres, des princes et des philosophes, leurs adeptes. (1) »

 

   7. Le nouveau Pape, né au bourg de San-Archangelo, en 1703, avait reçu, au baptême, les noms de Jean-Vincent-Antoine; il prit, à sa profession religieuse le nom de Laurent sous lequel il est ordinairement connu. Son père, Lorenzo Ganganelli, exerçait la chirurgie dans une petite ville du duché d'Urbin ; sa mère, Angela-Sérafina de Mazzi, appartenait à une famille noble de Pésaro. Orphelin dès le bas âge, Ganganelli avait été formé à l'école du malheur ; des inclinations pieuses et l'amour de l'étude le préparè­rent à la vie religieuse : il entra dans l'ordre des conventuels de S. François. « Là, écrit le P. Cordara, de la compagnie de Jésus, il mena dans l'intérieur des maisons de son ordre une vie telle, qu'il fut toujours regardé comme un bon religieux et un homme rempli de la crainte du Seigneur. Il était naturellement jovial, ne se refu­sant pas à quelques jeux de mots dans le cours de la conversation. Ses mœurs étaient pures; c'est le témoignage unanime que rendent de lui ses confrères les franciscains. Non seulement sa vie fut sans tache, mais son application aux études sérieuses avait été si grande qu'il se distingua entre tous par l'éminence de son savoir. J'ajoute qu'il aima toujours la compagnie de Jésus. C'est ce qu'attestaient naguère les jésuites de Milan, de Bologne et de Rome, villes où Ganganelli enseigna la théologie aux religieux de son ordre et où il s'était fait connaître aux pères de la compagnie. C'est un fait constant que, partout où Ganganelli rencontra les Jésuites, il se lia avec eux et tint à être regardé comme leur ami. Lorsque le pape Rezzonico l'appela aux honneurs de la pourpre, il déclara qu'il faisait cardinal un jésuite revêtu de l'habit de franciscain, et les jésuites eux-mêmes en furent convaincus. Je ne nie pas que depuis cette époque Ganganelli parut contraire aux nôtres ; et que plusieurs l'acceptèrent comme mal disposé envers la compagnie. » (1) Ganga­nelli avait donc passé de longues années dans l'étude et dans l'exercice des vertus sacerdotales ; il était ingénieux et aimable, littérateur et artiste, une de ces âmes candides dont on peut abuser

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(1) Elémenli délia sloria dei sommipontiftci, t. XX, p. 153. (I) Uanuscrilto del P. Cordara.

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en leur faisant voir, au terme de leurs concessions, la paix de l'Église et le bonheur du monde. Un de ces pressentiments qui s'emparent avec tant de vivacité des imaginations romaines, l'avait plus d'une fois bercé de l'idée qu'il recommencerait l'histoire de Sixte-Quint. Pauvre comme lui, cordelier comme lui, il s'était ima­giné que la tiare devait reposer sur son front. Cette pensée secrète l'avait dirigé dans les principaux actes de sa vie; en vain, il essayait de s'y dérober ; elle le ramenait presque à son insu vers ce premier mobile de ses aspirations confuses. Pape, Ganganelli ne cbangea rien à ses habitudes. Doux, affable, bon, d'un caractère toujours égal, jamais précipité dans ses conseils, ne se laissant jamais emporter aux ardeurs de son zèle, il aurait été, dans des temps meilleurs, un excellent pape. Mais ce caractère plein d'en­jouement et de finesse, ce cœur dont la franchise expansive savait, avec tant d'art, se servir de la dissimulation comme d'un bouclier, n'était pas de trempe à braver les passions. « Si, dit Crétineau-Joly, l'orage qu'il avait cru calmer en temporisant ne l'eut pas poussé au delà de ses vœux et de ses prévisions, il n'aurait laissé dans les annales de l'Église, qu'une mémoire dont les partis opposés ne se seraient jamais disputé la glorification ou le blâme. Il n'en fut pas ainsi. Clément XIV avait, tacitement au moins, consenti à faire tout ce que l'opinion dominante et les colères des princes de la maison de Bourbon exigeaient pour rendre à l'Église une paix alors impossible. Il entra dans celle voie, que son élection venait d'ouvrir; il la parcourut jusqu'au bout plutôt en victime qu'en sacrificateur. » (1)

 

   8. Les premiers jours de l'exaltation du nouveau Pape furent consacrés aux fêtes et aux embrassements diplomatiques. Clé­ment XIV était radieux ; il s'imaginait que son attitude expectante, ses promesses dilatoires , son parti pris de conciliation diplomati­que, lui permettraient de gagner du temps et de guérir les plaies de la catholicité, sans frapper la Compagnie de Jésus. Cette bonne volonté en paroles convenait assez à Louis XV, mais elle ne pouvait agréer aux ministres des cours. Les philosophes de l’Encyclopédie

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(1) Hist. de la compagnie de Jésus, t. V. p. 280,

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espéraient en Clément XIV; d'Alembert écrivait au roi de Prusse : « On dit que le cordelier Ganganelli ne promet pas poires molles à la Société de Jésus, et que S. François d'Assise pourrait bien tuer S. Ignace. Il me semble que le Saint-Père, tout cordelier qu'il est, fera une grande sottise de casser ainsi son régiment des gardes, par complaisance pour les princes catholiques. Il me semble que ce traité ressemble à celui des loups avec les brebis, dont la première condition fut que celles-ci livrassent leurs chiens ; on sait comment elles s'en trouvèrent. Quoi qu'il en soit, il sera singulier, Sire, que tandis que leurs Majestés très chrétienne, très catholique, très apostolique et très fidèle détruisent les grenadiers du Saint-Siège, votre très hérétique Majesté soit la seule qui les conserve. » Sous une forme légère, d'Alembert révèle le dernier mot des phi­losophes. Ce dernier mot, c'est la condamnation de Clément XIV, prononcée dans l'intimité par ceux qui, à force d'adulations, essaient de l'entraîner à sa ruine. Le pontife hésitait ; le 7 août de la même année, d'Alembert écrit encore à Frédéric II : « On assure que le pape Cordelier se fait beaucoup tirer la manche pour abolir les Jésuites. Je n'en suis pas étonné. Proposer à un Pape de détruire cette brave milice, c'est comme si on proposait à Votre Majesté de licencier son régiment des gardes. »

 

   9. Le procès des Jésuites par devant le Saint-Siège était commencé depuis 1768. A la première ouverture qui lui en vint d’ Espagne, Clément XIII fît répondre par le secrétaire d'État : « A l'horreur qu'a éprouvée Sa Sainteté, en entendant une pareille demande, se joint encore la juste indignation qu'elle a ressentie en entendant parler des menaces par lesquelles on veut la contraindre de prêter la main à l'exécution d'une mesure si arbitraire, et lui arracher pour ainsi dire, cette suppression d'une manière insensée, contraire aux lois divines, naturelles et canoniques. Sa Sainteté aime à penser que Votre Excellence aura répondu d'une manière convenable à ces projets et à ces menaces ; et, si l'on avait encore le courage de renouveler en notre présence de semblables demandes, rompez aussitôt l'entretien. » C'était donc une cause jugée. L'année suivante les trois ambassadeurs des Bourbons vinrent à rescousse. Nous ne

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reproduisons ici que les derniers paragraphes du mémoire repré­senté par l'ambassadeur français, le 18 janvier 1759. «... Le roi, tant en son particulier que dans le concert le plus intime avec Leurs Majestés Catholique et Sicilienne, prie donc très instamment Sa Sainteté d'éteindre absolument, sans réserve et sans délai, dans le monde entier, la société dite de Jésus, et de séculariser tous les individus dont elle est composée, avec la défense la plus expresse à chacun d'eux de s'assembler désormais en communautés et de former une association, sous quelque dénomination et quelque prétexte que ce soit. Cette réquisition doit être accueillie d'autant plus favorablement par notre Saint Père le Pape, qu'elle lui est faite par trois monarques également éclairés et zélés sur tout ce qui peut avoir rapport à la prospérité de la religion, aux intérêts de l'Église romaine, à la gloire personnelle de Sa Sainteté et à la tranquillité de tous les États chrétiens. » (1) Cette démarche ouvrit la tombe de Clément XIII.

 

   Dès que Clément XIV fut assis sur son trône, les ambassadeurs revinrent à la charge, représentant que les Jésuites sapaient les trônes et perdaient l'Église. Telle n'était pas l'opinion de Frédéric II. « On a chassé les Jésuites, écrivait-il à d'Alembert. J'en conviens, mais je vous prouverai, si vous le voulez, que la vanité, les ven­geances secrètes, des cabales, enfin l'intérêt ont tout fait. » Les puissances catholiques croyaient voir plus clair que le roi protes­tant. Le grand meneur, Bernis, successeur de d'Aubeterre à l'ambas­sade, posa le premier la question en donnant des délais. Pendant ce temps, on éloignait du Vatican, les cardinaux qui avaient dirigé les affaires sous Clément XIII. On isolait Clément XIV ; on lui per­suadait, en le flattant, qu'il devait à sa politique de conciliation et à sa parfaite connaissance des hommes, de tout voir par lui-même et de gouverner seul. Peu à peu, on l'entourait de prélats hostiles aux Jésuites, on tendait des pièges à son amour de la paix, on l'amenait à rompre insensiblement avec ceux qui eussent pu éclairer sa justice. Ces manœuvres n'échappaient pas à Kaunitz ; au nom de Marie-Thérèse et dans l'intérêt de l'Église, il demanda la conser-

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(1) Theineb, Hist. de Clément XIV, t. I, p. 415.

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vation des Jésuites. Le Pape lui promit de faire ce qu'il pourrait ; mais déjà il prenait position. Deux fois en quarante jours il refusa d'ouvrir sa porte au général des Jésuites, l'un des auteurs pourtant de sa promotion au cardinalat.  D'un autre côté, il renouvelait, par un bref, les indulgences accordées aux Jésuites missionnaires. Ce renouvellement n'était qu'une provision d'ordre disciplinaire, sans recours au Pape; il n'en fallut pas davantage pour exaspérer les trois cours. Aussitôt elles réclamèrent en termes fort vifs et mirent littéralement le Pape sur les épines. Saint-Priest a bien deviné ses embarras :  «Comment supprimer les Jésuites, dit-il, comment les conserver? Fallait-il braver la colère des plus grands princes de l'Europe, les pousser au schisme, peut-être à l'hérésie ? Fallait-il exposer le Saint-Siège à perdre non seulement la propriété de Bénevent et du Comtat, mais encore l'obédience filiale du Por­tugal très fidèle, de la France très chrétienne, de l'Espagne très catholique? D'un autre côté, comment rayer de l'ordre des choses vivantes un ordre approuvé par tant de papes, réputé le boulevard de l'Église, le bouclier de la foi ? » Un luthérien allemand n'est pas moins explicite que l'académicien français : « L'Église, dit Schœll, se trouvait dans une fermentation extrême. C'était l'époque ou le parti anti-religieux dominait. Il est incontestable qu'on s'occupait d'un projet de schisme par la création de patriarches nationaux, indépendants de la cour de Rome. La prudence de Clément XIV, les concessions qu'il fit à l'esprit du siècle, écartèrent le danger. (1) 

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