Darras tome 22 p. 60
§ VI. Attentat de Cencius.
31. «Aux approches de la fête de Noël (1075), dit Paul de Bernried, Cencius réunit tous les conjurés, les approvisionna d'argent et d'armes, combattit les scrupules que la perspective de l'attentat projeté pouvait éveiller même chez des brigands, exalta leur courage en leur promettant des récompenses incroyables, en leur parlant au nom de l'antique liberté romaine qu'ils allaient reconquérir. Son éloquence était celle du démon son frère et son maître, lequel, lui aussi, avait cru s'assurer la possession du monde en mettant à mort le Seigneur Jésus. La veille de Noël étant venue, le pontife se rendit, suivant la coutume, à la basilique de Sainte-Marie-Majeure pour y célébrer l'office de la fête. D'ordinaire, la solennité de Noël attire dans cette église une foule immense qui
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assiste à la messe pontificale et passe la nuit entière à chanter des hymnes et de joyeux cantiques. Mais ce jour-là, comme si la Providence veillant à la conservation du saint pape eût voulu empêcher toute réunion, une pluie diluvienne ne cessa de tomber avec tant de violence, qu'a peine pouvait-on sortir de sa demeure pour visiter un voisin. Peu de fidèles purent donc se rendre à Sainte-Marie-Majeure, où le pontife assisté des cardinaux et des prêtres de sa suite commença la messe de minuit à l'autel de la Crèche. Or, Cencius avait réuni les conjurés dans une maison du voisinage. Au signal du traître, tous couverts de casques et de cuirasses, armés de lances et d'épées, montèrent à cheval et s'approchèrent de la basilique. Laissant leurs montures à quelque distance, ils se formèrent en bataillon compacte et firent irruption dans l'église. Le glorieux pape distribuait en ce moment le corps du Seigneur aux fidèles. Soudain, des cris perçants retentirent; les conjurés se ruaient sur les fidèles, poignardant tous ceux qui se trouvaient sous leur main et se précipitant dans l'étroite enceinte de la confession où était le pontife. En un clin d'œil les fragiles balustres furent enfoncés, et les scélérats mirent la main sur la personne sacrée du vicaire de Jésus-Christ. L'un d'eux leva son sabre pour lui trancher la tête, mais Dieu ne permit point ce parricide ; le fer atteignit seulement le pape au front et lui fit une sanglante blessure. Les meurtriers arrachèrent à l'autel et à la messe inachevée leur auguste victime, frappant son corps ensanglanté à coups de pied et de poing. Lui, cependant, agneau d'innocence et de mansuétude, les yeux levés au ciel, gardait le silence; il ne fit entendre ni une réclamation ni une plainte, il se laissait traîner sans opposer la moindre résistance, sans faire appel à la commisération de qui que ce fût. Les bourreaux le dépouillèrent du pallium, de la chasuble, de la tunique, de tous ses vêtements, ne lui laissant que l'amict sur la tête et l'étole au cou, puis le garrottant comme un voleur, ils l'emportèrent hors de l'église, le mirent en croupe derrière l'un d'eux et s'enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux dans une direction inconnue. Or, celui qui avait blessé le pontife de son glaive tomba frappé du démon sur le seuil de
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l'église où on le vit longtemps, la bouche pleine d'écume, se tordre dans d'effroyables convulsions1.»
32. Cencius croyait pouvoir sortir de Rome avec son auguste captif et le conduire, suivant sa promesse, au roi de Germanie. Mais plus rapide que ses chevaux, la nouvelle de l'attentat s'était répandue en un instant dans toute la ville et les portes en furent fermées. «Quelle nuit de deuil! s'écrie Paul de Bernried. Pendant que les autres cités du monde chrétien saluaient la nativité du Sauveur par des chants d'allégresse, la ville éternelle retentissait de gémissements et de sanglots. La sainte église romaine empruntait à Jérémie ses lamentations : « Cieux et terre, disait-elle, frémissez d'horreur. Écoutez, peuples de l'univers, et voyez s'il est une douleur pareille à ma douleur. » Comme des brebis errantes dont on vient de frapper le pasteur, les prêtres couraient d'église en église, dépouillant les autels et cachant les vases sacrés dans la crainte d'une profanation universelle. Les citoyens avaient pris les armes, les trompettes sonnaient de toutes parts, les cris d'alerte se répondaient de rue en rue. Des escouades de soldats parcouraient les remparts, gardaient toutes les issues, de peur que le pontife s'il vivait encore ne fût emmené au dehors par ses ravisseurs. Une foule de peuple s'était portée au Capitole ; tout à coup on apprit par divers témoignages que Cencius, n'ayant pu quitter Rome, s'était jeté avec ses bandits dans l'une des tours du rempart, où il retenait l'auguste captif. A cette nouvelle, des cris de vengeance s'élevèrent jusqu'aux cieux. Le jour commençait à paraître, la multitude en nombre immense se précipita vers la forteresse, repaire de l'antechrist ; les brigands, qui voulaient en défendre l'approche, n'eurent que le temps de se replier à l'intérieur, en fermant les portes sur eux. L'assaut fut organisé en un clin d'oeil, le feu fut mis aux portes, des balistes et des béliers ébranlèrent les murailles et ouvrirent bientôt une large brèche. Or, quand les ravisseurs étaient entrés dans la forteresse, un pieux romain et une dame de noble naissance s'y glissèrent à leur
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1.Paul. Bernried. Vit. S. Greg. Vfl; Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 60.
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suite. Le pontife, jeté dans une salle basse, s'était vu tout d'abord en butte aux outrages de Cencius et de sa sœur, véritable furie. Brandissant son glaive sur la tête de sa victime, Cencius, les yeux enflammés de colère, écumant de rage et proférant les plus horribles blasphèmes, voulait arracher au pape un ordre de livrer le trésor pontifical et les châteaux-forts du domaine de saint Pierre1. La sœur de Cencius, digne d'avoir pour frère un tel monstre, accablait le pontife de malédictions et stimulait la fureur des bandits. L'un d'eux, s'écria qu'il fallait en finir et que si, avant la fin du jour, le décret n'était pas signé, il se chargerait de faire rouler dans la poussière la tête du vicaire de Jésus-Christ. Cette horrible scène fut interrompue par l'approche des assaillants; Cencius, sa sœur et leurs ignobles sicaires abandonnèrent le pontife pour veiller à leur propre défense. Le pieux romain et la noble matrone purent alors s'approcher de l'auguste victime. Versant des larmes de compassion et de douleur, ils se partagèrent le soin de le secourir. Détachant ses vêtements, l'homme en couvrit le pontife qui grelottait de froid, lui réchauffant sur sa poitrine les pieds nus et glacés. La femme étanchait le sang qui couvrait le visage, lavait et pansait la blessure de notre auguste père, baisant avec respect ses cheveux blancs, et comme une autre Magdeleine les arrosant de ses pleurs. Cependant les cris de victoire poussés par les assaillants retentissaient au dehors. Le combat n'avait pas été long. Celui des brigands qui avait juré de faire rouler dans la poussière la tête du pape succomba le premier sous les coups de la vengeance divine. Mortellement blessé à la gorge d'un coup de javeline, il tomba sur la brèche et rendit son âme à Satan. Ses compagnons épouvantés résistaient mollement. Cencius éperdu, voyant déjà la forteresse envahie et le supplice qui le menaçait, courut se jeter aux pieds du très-bienheureux pape: « Grâce! s'écria-t-il, grâce et miséricorde ! je me re-pens, je déteste mes crimes, je suis un traître, un assassin, un sacrilège, un parricide. Les fourches vont se dresser pour moi, je les ai méritées. Pitié, vénérable père, recevez mon repentir, absol-
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1 Lambert. Hersfeld., ap. Watterich, tom. I, p 371.
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vez-moi: je m'abandonne entre vos mains. » En parlant ainsi, il s'était prosterné et demeurait étendu sur le sol, attendant sa sentence. Le très-clément pontife lui répondit avec sa bonté accoutumée: « Je vous pardonne d'un cœur paternel l'attentat commis sur ma personne. Mais la profanation de la basilique, le crime envers Dieu, envers la très-glorieuse Marie, sa mère, envers les saints apôtres et l'Eglise tout entière demande une expiation. Je vous impose pour pénitence le pèlerinage de Jérusalem. Au retour, vous vous remettrez en mes mains afin de recouvrer, sous notre direction, la grâce de Dieu et de devenir un modèle de pénitence après avoir fait le scandale de l'univers 1.» Cencius le jura avec des assurances mille fois répétées de fidélité inviolable.
33. Le pape s'avançant alors vers une des fenêtres de la tour parut aux yeux des assiégeants. Les mains étendues, il leur faisait signe de s'apaiser et de lui envoyer quelques-uns de leurs chefs. Mais à la vue du sang qui coulait encore sur sa figure, on crut qu'il appelait au secours ; les efforts redoublèrent donc pour arriver jusqu'à lui ; les fenêtres furent escaladées, on pénétra jusqu'au pontife qui fut ramené en triomphe au milieu de son peuple fidèle. Des larmes de joie coulaient de tous les yeux. Tous les brigands furent arrêtés ; les citoyens auraient voulu les massacrer, mais le pape leur sauva la vie. A l'exception du misérable qui s'était fait tuer sur la brèche, cette journée, si pleine d'agitation, ne compta point de morts. Grégoire VII entouré de ses libérateurs revint à l'autel de la Crèche, où il acheva la messe interrompue, et donna la bénédiction apostolique au milieu des chants de victoire. Ce fut alors que, rentré au Latran, il put prendre quelque nourriture. Déjà la nuit était venue ; Cencius avait profité du tumulte pour s'échapper avec sa sœur, sa femme, ses fils et ses frères. Le lendemain, les magistrats firent une recherche sévère de ses complices. Leur jugement s'instruisit, et ils furent condamnés au bannissement. Tous les biens du traître furent confisqués, les tours et les maisons qu'il possédait à Rome furent rasées, et lui-même sommé de comparaître
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Paul Bernricd., loc. cit., col. 61-62.
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au tribunal du pape dans un délai de trois jours. Mais il n'avait garde d'obéir. Retiré dans un château-fort du diocèse de Préneste, il bravait l'excommunication lancée contre lui et continua ses brigandages, attendant l'arrivée en Italie du roi Henri IV, son complice et son allié 1.
§ VII. Le pape déposé par le roi.
34. Si le coup de main était manqué à Rome, les conjurés espéraient prendre leur revanche en Germanie. Le jeune roi célébrait à Goslar, avec une pompe inusitée, cette même solennité de Noël tragiquement interrompue à Rome. Quelques jours auparavant, ses deux ambassadeurs, dont la mission près du pape s'était dérisoirement prolongée jusqu'au mois de novembre, étaient revenus, accompagnés de légats porteurs d'une lettre pontificale ainsi conçue : « Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, au roi Henri, salut et bénédiction apostolique, si toutefois, comme il sied à un roi chrétien, il rend au siège des apôtres l'obéissance qui lui est due. — Considérant et pesant avec sollicitude la responsabilité de notre ministère et le compte rigoureux qu'exigera de nous le souverain Juge, ce n'est qu'avec hésitation et sous toutes réserves que nous vous transmettons la bénédiction apostolique. On nous assure que sans nul souci de l'anathème synodal promulgué par l'autorité du saint-siége, vous avez repris vos anciennes relations avec des personnages notoirement excommuniés. S'il en est ainsi, notre bénédiction apostolique ne saurait vous être appliquée, à moins que vous séparant enfin des coupables, vous ayez, eux et vous, par une sincère pénitence, mérité l'absolution. Dans le cas où votre excel-
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1. Paul Bernried., loc. cit.; Berthold. Constant. Chronic. Pair. Lat., toni. CXLVII, col. 367; Boniz. Sutr. Ad amie, lib. VII, Patr. Lat.,lom. CL, col. 842 ; Cod. Vatic, ap. Watterich., tom. I, p. 319.
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lence prendrait ce parti, nous lui conseillons de se confesser à quelque pieux évêque qui, avec notre autorisation, imposera la pénitence convenable, donnera l'absolution et nous rendra compte de la satisfaction que vous aurez accomplie. Ce n'est pas sans un douloureux étonnement que nous avons remarqué l'étrange contradiction qui existe entre vos paroles et vos actes. Tandis que vos lettres sont pleines de témoignages de dévouement, et que vos ambassadeurs s'expriment en votre nom avec la plus touchante humilité, attestant que vous vous faites gloire d'être le fils le plus soumis à la sainte église romaine, le plus tendrement attaché au siège apostolique et à notre personne, le plus dévoué de tous les fidèles à l'autorité du prince des apôtres, le plus empressé à solliciter et à suivre nos conseils ; en réalité et par les faits vous affichez l'obstination la plus âpre, foulant aux pieds les devoirs sacrés de la religion, prenant à tâche de violer ouvertement les règles canoniques et les décrets du saint-siége. Sans parler de l'église de Milan pour laquelle vous avez fait à l'impératrice, votre auguste mère, et à nos envoyés, les plus solennelles promesses, vous venez, malgré les décrets du concile, et comme pour ajouter blessure sur blessure, de livrer à des intrus les évêchés de Permo et de Spolète. Croyez-vous qu'un laïque puisse disposer de l'Eglise de Jésus-Christ ? Vous vous dites chrétien, écoutez donc le Seigneur disant au prince des apôtres : «Pierre, pais mes brebis. C'est à toi que j'ai remis les clefs du royaume des cieux. » Sur le siège du bienheureux Pierre, il a plu à la Providence de nous appeler, tout pécheur que nous sommes ; la puissance que nous exerçons est la sienne, c'est lui qui reçoit les lettres que vous nous adressez, les protestations verbales que vous nous faites transmettre ; pendant que notre œil lit les caractères tracés sur le parchemin, que notre oreille est attentive aux paroles, le prince des apôtres perce jusqu'au fond de votre cœur et scrute les intentions qui vous dirigent. » En terminant, le pontife rappelait au roi parjure que sa récente victoire sur les Saxons, s'il en abusait, pourrait devenir l'occasion de sa ruine et il ajoutait : « Nous ne voulons point par écrit répondre à certaines requêtes contenues dans vos dernières lettres ; nos légats,
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chargés de traiter avec vous cet article, vous feront connaître nos dispositions et nous transmettront les vôtres1. »
35. L'allusion faite ici par le pape à «certaines requêtes » formulées récemment par Henri IV se rapportait à une nouvelle exi- gence aussi infâme que tyrannique. « Après la reddition volontaire de nos princes et leur perfide incarcération, dit Bruno de Mag-debourg, le roi avait fait garder plus rigoureusement que jamais les frontières d'Italie, afin que nul ne pût informer le seigneur apostolique de ce qui se passait en Allemagne. Il se réservait de lui adresser lui-même une relation où tous les faits, soigneusement dénaturés, présenteraient un caractère favorable à sa politique. Il envoya donc au pontife romain des ambassadeurs chargés de lui représenter les évêques de Saxe et de Thuringe comme des rebelles pris les armes à la main, des parjures traîtres à Dieu, à l'Eglise et au roi. « Ils ont, disait-il, allumé la guerre civile en Germanie ; «abjurant tous les devoirs de l'épiscopat, ils se sont faits chefs des « brigands qui dévastent mon royaume. » En conséquence, il demandait au pape de les déposer et de les remplacer par des pasteurs dignes de ce nom. Mais, ajoute le chroniqueur, la réalité des faits était déjà connue par le seigneur apostolique ; la renommée avait devancé les messagers royaux. La réponse du pape fut sévère. En même temps que par ses lettres il reprochait au roi une série d'actes coupables, il lui mandait par ses légats de mettre sur-le-
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1. S. Greg. VII. Epist. x, lib III, col. 439. Cette lettre porte dans le Registrum la date du VI des ides de janvier (8 janvier 1076), au lieu du VI des ides de décembre (8 décembre 1075), jour de son expédition. La faute relevée par tous les critiques tient à une inadvertance de copiste. Il est évident que si la lettre pontificale n'eût été écrite à Rome que le 8 janvier l076, il aurait été de toute impossibilité qu'elle fût remise à Henri IV par les légats le jour de Noël (25 décembre 1075 (Cf. Héfélé, Hist. des Conciles, tom. VI, p. 515). Cela n'empêche pas M. Villemain de conserver la date fautive et de dire : « Treize jours seulement après la nuit fatale de Noël, lorsque Grégoire ne devait pas encore être remis de ses blessures, il écrivait à Henri IV. Mais il se gardait bien de faire allusion aux événements de Rome. L'attentat de Cencius pouvait au loin affaiblir dans les esprits la majestueuse inviolabilité du pontife. » (Hist. de Grég. VU, tom. II, p. 38.)
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champ en liberté les évêques qu'il retenait captifs et de leur rendre leurs églises et leurs biens. Après quoi, un concile se réunirait sous la présidence du seigneur apostolique pour prononcer la peine de déposition contre les évêques s'il s'étaient réellement coupables, ou déterminer canoniquement la réparation à laquelle ils auraient droit en cas d'innocence. Si le roi persistant dans son obstination refusait d'obéir et d'éloigner de sa personne et de ses conseils les excommuniés dénoncés au dernier synode romain, il serait lui-même retranché de l'Eglise comme un membre pourri 1. » Tel fut le langage que les légats firent entendre à Henri IV, au moment où le jeune prince, comptant sur le succès de l'attentat de Cencius, se croyait pour jamais à l'abri du contrôle de Grégoire VII. « Il ne prit donc pas la peine de dissimuler sa colère, dit Lambert d'Hersfeld. Dans un véritable accès de fureur, il vomit contre les légats un torrent d'injures, les accabla d'outrages et leur enjoignit de quitter sur-le-champ ses états. En se retirant, les envoyés apostoliques lui remirent une citation à comparaître le lundi de la seconde semaine de carême (14 février 1076) devant le prochain concile de Rome pour y répondre des crimes dont il était accusé, sous peine s'il y manquait d'être frappé d'anathème 2»
36. Cette menace n'alarmait plus Henri qui croyait déjà le pape captif aux mains de Cencius. « Il expédia sur-le-champ, reprend le chroniqueur, ordre à tous les évêques et abbés du royaume de se réunir à Worms le dimanche de la Septuagésime (24 janvier suivant), pour aviser avec eux aux moyens de déposer le pape 3. » Paul de Bernried nous apprend que cette détermination fut précédée d'un conseil privé auquel assistèrent Sigefrid de Mayence avec les évêques de sa province et un certain nombre de traîtres, seductores, parmi lesquels, sans nul doute, le cardinal apostat, Hugues le Blanc, dut tenir la première place. « Prenant la parole pour exciter encore le courroux du jeune roi, ils lui représentèrent qu'il
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1. Bruno Magdeburg. Bell. Saxonic; Patr. Lat., tom. CXLV1I, col. 3S8. 2. Lambert. Hersfeld. Annal.; Patr. Lat., tom. CXLVI, col. 1210. 3. ld.,ibid.
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tenait légitimement sa couronne par l'investiture de son père, qu'il ne relevait que de sa propre volonté ; ils exaltèrent sa puissance et ses richesses, le nombre de ses soldats, déclarant que rien ne pouvait lui faire obstacle ; que les évêques, les princes, ducs, comtes et seigneurs le suivraient volontiers dans sa résistance au pape. Enfin ils ne manquèrent pas de faire valoir l'immense profit qu'il avait tiré jusque-là des bénéfices ecclésiastiques dont on prétendait maintenant lui retirer l'investiture. Toutes leurs raisons parurent convaincantes. Un décret sous forme de constitution impériale fut rédigé en séance même et transmis par des courriers à toutes les provinces, avec ordre aux évêques du royaume de se réunir à Worms. Il fut convenu que Sigefrid préparerait dans l'intervalle une sentence de déposition contre le vicaire de Jésus-Christ, et qu'on la ferait signer de gré ou de force à tous les membres de la future assemblée, en menaçant les réfractaires de la peine capitale1.»
37. Au jour fixé, le conciliabule s'ouvrit à Worms. A l'exception des évêques de la Saxe et de la Thuringe retenus en captivité, presque tous les titulaires ecclésiastiques de la Germanie étaient accourus ; les princes et seigneurs laïques, sauf les ducs Rodolphe de Souabe et Berthold de Carinthie avaient fait de même. Hugues le Blanc ouvrit la séance en donnant lecture de fausses lettres qui l'accréditaient en qualité de représentant du collège cardinalice, du sénat et du peuple de Rome ainsi que de la majorité des archevêques et évêques d'Italie, avec mission de demander au roi la déposition de Grégoire VII et l'élection d'un autre pape. « Il avait apporté en outre, dit Lambert d'Hersfeld, un volume rempli de fables telles qu'on en trouverait à peine dans les romans. La naissance de Grégoire, sa vie, sa promotion au pontificat y étaient travesties d'une manière ignoble et surchargées de crimes incroyables 2. » Ce pamphlet dont le cardinal apostat donna lecture n'était autre que celui qui s'est perpétué jusqu’à nos jours
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1.Paul. Bernried. Vit. Greg. VU, cap. vu; Patr. Lat, tom. CXLVIII.col. 69 Lambert. HersfeM., toc. cil., col. 1211.
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dans les deux fameuses lettres adressées au clergé romain par Benno. Nous en avons déjà fait connaître les traits principaux; Grégoire VII y est représenté comme un magicien et un nécromant ; son élection spontanée en apparence avait été préparée en secret par des largesses faites au peuple et par des voies simoniaques ; son zèle contre les désordres du clergé n'était qu'un déguisement habile de son ambition ; il voulait asservir les évêques sous son joug et prétendait anéantir l'autorité royale elle-même1. Hugues le Blanc, après avoir félicité l'archevêque Sigefrid et ses collègues d'avoir pris l'initiative d'une sentence d'anathème, conclut en disant : « La déposition que vous allez prononcer contre Grégoire VII est ratifiée d'avance par les Normands d'Apulie, ses ennemis déclarés; par les comtes et seigneurs italiens et par le peuple romain lui-même qui vient de secouer sa tyrannie 2. » Ces paroles, qui faisaient manifestement allusion à l'attentat de Cencius, furent accueillies par l'assemblée avec des transports de joie. « L'autorité du cardinal apostat fut acceptée comme celle de Dieu même, reprend Lambert d'Hersfeld. Grégoire n'a jamais été pape, s'écriaient les factieux ; c'est un monstre couvert de crimes. Il ne saurait plus longtemps exercer le pouvoir pontifical, ni jouir du privilège apostolique de lier et de délier les consciences. — Seuls Adalberon de Wurtzbourg et Hermann de Metz eurent le courage de faire entendre une protestation. Les canons, dirent-ils, défendent de condamner un évêque absent, non cité, non représenté par des ayant-cause, non confronté avec ses accusateurs ou leurs témoins ; s'il en est ainsi pour un simple évêque, à plus forte raison pour le pontife romain contre lequel aucune accusation, même quand elle émanerait d'archevêques ou d'évêques, n'est recevable en droit canonique, — Mais l'évêque d'Utrecht, Guillaume, fier de la faveur de Henri IV, qui en avait fait son premier ministre, interpella violemment Adalberon et Hermann ; d'un ton plein de menaces, il les
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1. Benno. Vita et gest. Hildebrand., ap. Ortuin. Gratium : Fasciculus rerum, Colon. 1533, p. 39-43. 2. Faut. Bernried. Vit. S.Greg. VU; Pair. Lat., tom CXLVIII, col. 69.
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somma de signer comme les autres l'acte de déposition ou de renoncer sur l'heure au serment de fidélité qu'ils avaient prêté entre les mains du roi 1. »