Bysance 15 B

Darras tome 17 p. 318

 

V. Martyrs en Orient.

 

   48. Le sang des martyrs, qui rougissait les plaines de la Germanie, coulait à grands flots en Orient, sous la main de Constantin Coprunyme. Ce monstre couronné avait inauguré une période de persécution armée qui rappela les horreurs du paganisme. Peut-être les changements opérés en Italie, l'extinction de l'exarchat, la fondation du pouvoir temporel du saint-siége, contribuèrent-ils à exalter sa fureur. En tout cas, il procéda savamment et selon les règles d'une véritable stratégie dans sa lutte contre le catholicisme. Avant de tuer les fidèles qui vénéraient les saintes images, il prit soin de faire anathématiser comme une idolâtrie le culte des images. Dès l'an 752, il ordonna aux évêques de tenir des synodes provinciaux, chargés, selon l'expression de Théophane, «d'ériger en dogmes les impiétés de l'empereur. » Mois ces réunions partielles, où le servilismc des évêques orientaux se distingua pourtant par une connivence unanime, ne satisfaisaient pas encore le tyran icono­claste. Il voulait un concile œcuménique; il crut l'avoir en 754. Trois cent trente-huit évêques se réunirent sous sa présidence à l'église Sainte-Marie-des-Blackernes. Le patriarche Anastase venait de mourir; Copronyme, en politique habile, se garda bien de lui donner un successeur avant l'ouverture du grand conci­liabule. La place vacante était un appât pour toutes les ambitions, une récompense tenue en réserve pour les plus éclatantes apos­tasies. Du reste, ce calcul fut inutile. L'empereur n'eut que l'em­barras du choix parmi les trois cent trente-huit évêques qui lut­tèrent de bassesse et d'impiété.

 

   49. A d'autres époques,   en  l'absence   d'un   patriarche byzantin,  on aurait pu confier la   présidence   ecclésiastique   à ceux d'Alexandrie,  d'Antioche ou de Jérusalem. Mais ces trois

----------------

1. Mignet, loc. cit., pag. 105.

==============================

 

p319 CHAP.  III.  — MARTYRS  EN ORIENT.

 

illustres églises étaient sous la domination des Sarrasins. Natu­rellement aucun légat ni apocrisiaire du saint-siége ne résidait plus à Constantinople. Copronyme chargea Théodose évêque d'Éphèse, fils de Tibère Absimar, et Sisinnius Pastillas de Perga, du soin de diriger l'hérétique assemblée. Nous n'en avons plus les actes. Les chroniqueurs nous apprennent seulement que la pre­mière session se tint le 10 février, et la dernière le 8 août 754, au palais impérial d'Hiéra, situé vis-à-vis de Constantinople, sur le rivage asiatique du Bosphore, entre Chrysopolis et Chalcédoine. Le jour de la clôture, tous les évêques se rendirent processionnellement à Constantinople, l'empereur à leur tête, et vinrent pro­mulguer leurs décisions devant le peuple assemblé dans l'église des Blackernes. Cette basilique avait été dignement préparée pour re­cevoir les ennemis des images. On avait peint sur les murailles des chasses à courre et des vols de faucons. Les reliques des saints avaient été jetées à la mer. Pas une seule statue ni représentation pieuse n'offusquait le regard des iconoclastes. Du haut de l'ambon un notarius lut ce qui suit : «Le saint, le grand, l'œcuménique concile, par la grâce de Dieu et la très-pieuse sanction de nos saints et orthodoxes empereurs Constantin et Léon 1, réuni en cette capitale bénie, dans le temple vénérable de notre dame la mère immaculée de Dieu, Marie toujours vierge, a prononcé les règles de foi en ces termes : Anathème à qui ose représenter avec des cou­leurs matérielles le Verbe incarné! Anathème aux impies qui don­nent à une représentation humaine le nom d'image du Christ, et revêtent d'une forme mensongère l'union hypostatique du Verbe incarné ! Anathème à qui prétend justifier de telles représenta­tions en disant qu'elles figurent seulement le corps pris par le Verbe dans l'incarnation ! Anathème à qui prétend que les images des saints peuvent être d'une utilité quelconque ! — Les évêques s'écrièrent alors : Anathème à quiconque n'admet pas l'œcuménicité de notre saint concile, septième général ! Nul ne

--------------

1 Léon, fils de Copronyme, était alors un enfant de quatre ans, que son père avait associé à l'empire.

==============================

 

p620  PONTIFICAT  D'ÉTIHSHE   JII   (7ui!-7u7).

 

doit enseigner une autre foi. Nous la professons tous, nous la sous­crivons. C'est la foi des apôtres. Longues années aux empereurs ! Ils sont les lumières de l'orthodoxie. Longues années à l'impératrice orthodoxe! Que Dieu protège votre empire. Vous avez frappé à mort l'idolâtrie. Vous avez anéanti les erreurs de Germain (saint Germain de Constantinople), de Mansour (saint Jean Damascène). Anathème à Germain l'hypocrite, l'adorateur de morceaux de bois ! Anathème à Mansour, à son nom maudit, à cet espion des Sarrasins! Anathème à Mansour, traître au Christ! Anathème à l'ennemi de l'empire, au docteur d'impiété, à l'idolâtre adorateur des images! La Trinité maudit Germain et Mansour. » Copronyme devait être content : un pareil épiscopat était digne de lui. L'em­pereur monta solennellement à l'ambon, où il se donna le plaisir d'invectiver à son aise contre les prétendus adorateurs d'images; puis, pour clore cette séance par un coup de théâtre, il appela un moine nommé Constantin, autrefois évêque de Syllé en Pamphylie et chassé de son siège pour ses mœurs scandaleuses. Le moine sa­vait-il le secret de cette comédie? L'histoire ne nous le dit pas. Toujours est-il que le moine s'empressa de monter à l'ambon, où l'empereur le salua de ces gracieuses paroles : Longues années à Constantin, patriarche œcuménique de Byzance !—Théodose d'É-phèse, Sisinnius de Perga et tous les autres évêques durent être fort désappointés de ce choix inattendu ; mais ils n'eurent garde de le laisser voir, et tous ensemble ils crièrent : Longues années au nouveau patriarche Constantin !

 

   50. Quinze jours après, le 27 août, la population entière fut convoquée dans l'immense place de l'Augustéon. Copronyme, assis sur son trôae, fit renouveler la lecture des décrets conciliaires. Les évêques acclamèrent encore une fois l'empereur en disant : C'est aujourd'hui que le salut est donné au monde. Prince, vous nous avez arrachés aux ténèbres de l'idolâtrie ! — Ensuite, présentant le livre des Évangiles et la sainte Eucharistie, ils firent jurer au peuple de tenir pour idoles toutes les images pieuses et pour ido­lâtre quiconque les honorerait ; de ne jamais recevoir la commu­nion des mains d'un moine; de ne jamais saluer un religieux quel-

==============================

 

p321 CHAP.   III.     MARTYRS   EN   ORIENT.

 

conque, de ne lui répondre que par des injures et en lui lançant des pierres. — Nous avons déjà parlé de l'horreur instinctive de Copronyme pour les moines. Elle s'était encore accrue par la résistance que les religieux opposaient à la frénésie des ico­noclastes. Bientôt il n'en resta plus un seul à Constantinople. On acheva d'abattre, briser , arracher, effacer les derniers vestiges des images saintes sur les autels, les murailles, les vases sacrés et les ornements des églises. En même temps , des édits furent envoyés dans toutes les provinces pour en­joindre aux peuples de se conformer aux décrets du septième concile œcuménique. Les religieux menacés du dernier sup­plice fuyaient en Italie, au Pont-Euxin, en Chypre et jusque sur les frontières des Sarrasins où l'hérésie n'avait pas encore péné­tré.

 

51. La dévastation, le pillage des églises et des monastères, le massacre des catholiques reprirent avec la même barbarie qu'au temps de Léon l'Isaurien. L'hérésie iconoclaste fit autant de vic­times que le paganisme de Dioclétien ou de Néron. De saints prêtres, des vierges consacrées au service des autels, des personnes de toute condition étaient traînés, couverts de sang et chargés de chaînes, dans les rues de Constantinople. Les prisons publiques, en étaient encombrées, et ils y périssaient de faim et de misère. Les martyrs les plus célèbres de la persécution de Copronyme furent saint Etienne abbé du monastère de Saint-Auxence, saint André le Calybite (ou le reclus) de l'île de Crète, et saint Pierre Stylite 1. Etienne, amené devant Constantin, lui présenta une pièce de mon­naie à l'effigie impériale, en disant : « De qui est, seigneur, cette image et cette inscription? » — Copronyme répondit : «Cette image est la nôtre. » Le saint abbé jeta à terre la pièce de mon­naie et la foula aux pieds. Les courtisans se précipitèrent, l'épée à la main, pour venger la majesté impériale outragée. «Hélas! s'écria le courageux confesseur, si l'on mérite un châtiment pour avoir

---------------

1 Saint Etienne d'Auxence et saint Pierre Stylite sont honorés  le 23 no­vembre; saint André le Calybite le 17 octobre.

================================

 

p322 pontificat d'btiknue 111 (732-737).

 

foulé aux pieds l'image d'un prince mortel, quel ne sera pas le sup­plice du ceux qui foulent aux pieds et jettent dans les flammes l'image de Jésus-Christ et de Marie sa mère?» Quelques jours après, saint Etienne était abandonné aux fureurs de la populace byzantine, qui lui attacha une corde aux pieds et le traîna dans les rues jusqu'à ce que tout son corps tombât en lambeaux. Pierre le Stylite eut le même sort. Constantinople devint un vaste théâtre de sup­plices. On ne voyait de toutes parts que crever les yeux, couper les narines, déchirer à coups de fouet, jeter à la mer les catho­liques. Invoquer la sainte Vierge, entrer dans une église, assister à un office religieux, étaient des crimes de lèse-majesté; il n'en fallait pas davantage pour être livré aux tortures et à la mort. Le patrice Antoine, le maître des offices Pierre, les soldats de la garde impériale étaient les exécuteurs ordinaires des hautes-œuvres impériales. Les gouverneurs de provinces se disputaient à l'envi les bonnes grâces du maître par leur acharnement contre les catholiques. Saint André le Calybite vint de l'île de Crète à Constantinople pour soutenir la constance des fidèles au milieu de la persécution. Un jour, pendant une de ces exécutions san­glantes où Copronyme voulait présider en personne, André se jeta à travers le cortège impérial, saisit la bride du cheval de l'empe­reur et s'écria : « Prince, si vous croyez en Jésus-Christ, com­ment osez-vous traiter ainsi les chrétiens, ses images vivantes? » Les gardes allaient se jeter sur lui et le mettre à mort; Constantin les arrêta. Il répondit au courageux interlocuteur avec une dou­ceur affectée, cherchant à le séduire par les plus brillantes pro­messes. « Ne punissez-vous pas de mort, dit André, ceux qui ou­tragent les statues de l'empereur? Pourquoi donc ordonnez-vous d'outrager les images de Jésus-Christ, qui est plus grand que l'em­pereur? — Eh bien, répartit Copronyme, puisque, de ton propre aveu, ceux qui manquent de respect au portrait de l'empereur mé­ritent le supplice, que ne mérites-tu pas pour en manquer à l'empe­reur lui-même? » Et il abandonna le saint ermite à la rage de la multitude. En un clin d'oeil, dépouillé de ses vêtements, le corps dé­chiré à coups de verges, André eut la mâchoire brisée; on lui attacha

==============================

 

p323 CHAP.   III.     MARTYRS   EN   ORIENT.

 

une corde aux pieds pour le traîner par les rues de la ville, mais un des bourreaux, dans un mouvement trop précipité de fureur, lui abattit la jambe droite du tranchant de son glaive, et le saint martyr expira sur le coup.

 

   52. De  tous les moines que la vengeance de Copronyme poursuivait le plus, saint Jean Damascène, Mansour, ainsi qu'il le nommait avec un accent de féroce et impuissante colère, était le plus à l'abri de ses coups. Le génie de Damascène s'était accru de toute l'indignation qu'excitaient, dans le monde catho­lique, les cruautés iconoclastes. Ses ouvrages se succédaient avec une étonnante rapidité. Dans l'immense travail intitulé : Ispa parallèla, il embrassait l'ensemble des connaissances humaines et leur donnait pour couronnement la science divine de la théo-logig. Il opposaitvla majestueuse unité de la foi catholique aux mille variétés de l'hérésie ; il insistait surtout avec une dialectique vi­goureuse et une entraînante éloquence contre la stupidité des briseurs d'images. Pour populariser le culte de la sainte Vierge et des saints dont Constantin brûlait les statues, il composait des hymnes d'une poésie vraiment céleste2. C'est surtout pour chanter les louanges de Marie que son inspiration s'élève et qu'il trouve dans son âme des paroles de feu. « Mère de la vie, lui dit-il, faites mourir en moi les passions du corps qui tuent l'esprit. Protégez mon âme, quand elle sortira de cette tente mortelle, et qu'elle s'éloignera de la terre pour un autre monde. La tempête des passions déborde autour de moi ; les vagues de l'iniquité me poussent vers le gouffre du désespoir. Étoile des mers, faites renaître le calme sur les flots. Le lion rugissant cherche à me dévorer. Ne m'abandonnez pas à sa fureur, ô vous, Vierge immaculée, qui avez donné au monde l'enfant divin dont la main a brisé la dent des lions.» Toujours sur la brèche, Jean Damascène était partout où se rencontraient des ennemis de la foi. Les manichéens, sous le nom de pauliciens, pullulaient de nouveau

-----------

1 Patr. grœc,, tom. XCXV et XCXVI. — 2. Pati: grœc, lova. XCXVI, col. 818 t sqq.

==============================

 

p324 l'ONTIFICAT  D'ÉTIENSE   III   ("52-7")").

en Syrie : les califes les protégeaient en haine de la foi chré­tienne. Vers la onzième année de son règne, Copronyme établit un grand nombre de ces hérétiques dans la province de Thrace, d'où ils infectèrent la Bulgarie sous le nom de Bogomiles, et plus tard le midi de la Gaule sous les nouveaux vocables d'Albigeois et de Patarins. Pour les empêcher de séduire les fidèles de son temps, saint Jean Damascène écrivit un dialogue où il réfute avec une logique puissante tous leurs systèmes impies. Les eutychéens, les nestoriens, les monothélites étaient en même temps l'objet de ses poursuites ardentes. La foi catholique avait retrouvé en lui un dé­fenseur de la race des Augustin et des Athanase. Sujet des califes Ommiades et protégé par eux, il n'avait rien à redouter des fureurs de Copronyme , dont la rage inassouvie devait se contenter de l'injurieux surnom de Mansour, prodigué à l'illustre génie qu'on a justement appelé le «Thomas d'Aquin » de l'église grecque. Le patriarche Jean de Jérusalem, qui a écrit la vie du grand docteur, n'a laissé aucun détail sur sa mort1, dont la date ne nous est pas même connue d'une manière exacte, et reste flottante entre les années 757 et 770.

---------------

1. Joannes Damaschénous  ï'it. a Soûnne Bieroioh; Pair, greec., «nu-   XC1V CDJ. îii'?.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon