St Prétextât de Rouen 2

Darras tome 15 p. 148

 

   24. Cependant il fallait en finir. « Les évoques adulateurs furent appelés au palais, continue Grégoire de Tours. Je l'avoue, leur dit le roi, je suis vaincu par Prétextât, et de plus je sais que ce qu'il allègue pour sa défense est l'exacte vérité. Que faire donc afin que la volonté de la reine s'accomplisse à son égard ? — Puis, après quelque temps de silence, il reprit : Allez le trouver comme pour lui donner spontanément un conseil amical, dites-lui : Tu sais que le roi Chilpéric est bon et facile à émouvoir, que son caractère l'incline à la miséricorde. Humilie-toi devant lui, et pour lui complaire, avoue que tu as fait ce dont il t'accuse. Alors nous nous jetterons tous à ses pieds et nous obtiendrons ta grâce. — Prétextât se laissa prendre à ce piège. Le lendemain, à l'ouverture de la séance dans la basilique, le roi vint encore et dit à l'accusé, en lui montrant les faux témoins qui se tenaient debout : Si tu n'avais voulu que rendre à ces hommes présent pour présent, pourquoi leur faisais-tu prêter serment de fidélité à Mérovée?— Je ne leur ai point fait prêter de serment, répondit Prétextât; mais, je l'avoue, je les ai priés d'avoir de l'amitié pour lui. J'en aurais fait autant près d'un ange du ciel; car Mérovée, je l'ai déjà dit, était mon fils spirituel par le baptême. — Le roi se répandit alors en invectives. Prétextât épouvanté tomba à genoux, et se prosternant la face contre terre : 0 roi très-miséricordieux, s'écria-t-il, j'ai péché contre le ciel et contre vous ; je suis un détestable homicide, j'ai voulu vous tuer et faire monter votre fils sur le trône. — Chilpéric s'attendait à cette scène. A son tour, il s'agenouilla sur les marches du trône et dit : Vous l'entendez, très-pieux évêques. Le coupable vient enfin d'avouer son exécrable forfait ! — Émus jusqu'aux larmes, nous nous précipitons pour relever le roi. Qu'on éloigne cet homme! dit-il en montrant Prétextât. —Puis, changeant d'avis, il quitta lui-même la basilique. A son retour au palais, il nous envoya un recueil de Canons auquel on avait ajouté récemment un quaternio 1(cahier) renfermant ceux qu'on nomme apostoliques. L'un d'eux nous fut lu par ordre du roi; il était ainsi conçu : «L'évêque

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1. Il est vraisemblable que le quaternio, récemment ajouté à la collection de canons de la Bibliothèque de Chilpéric, n'était rien autre chose que le re-

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convaincu d'homicide, d'adultère ou de parjure, sera dégradé du sacerdoce. » Prétextât demeurait terrifié. Berthramn lui dit : Écoute, frère et coévêque, tu as perdu les bonnes grâces du roi : il nous est impossible de rien faire dans ton intérêt, jusqu'à ce que tu aies obtenu son pardon. — En même temps Chilpéric fit signifier au concile qu'on eût à dégrader Prétextât en lui déchirant sa tunique sur le dos, et en récitant sur sa tête le psaume CVIIIe qui contient les malédictions appliquées dans les Actes des apôtres à Judas Iscariote. Mais je m'y opposai formellement, et ne permis point qu'on outrepassât la pénalité exprimée dans le canon, rappelant la promesse que le roi lui-même avait faite de ne pas aller au delà. On se contenta donc de jeter Prétextât en prison. La nuit suivante il tenta de s'évader, mais ses gardes l'arrêtèrent. Chilpéric le fit cruellement flageller, et l'envoya en exil dans une île (Jersey) voisine des rivages de Constantina (Coutances 1). »

 

   23. On s'étonnera peut-être que Prétextât n'ait point appelé à Rome de ces violences et de ces perfidies. Les précédents ne manquaient pas. On se rappelle ceux de saint Brice, de Contumeliosus, de Salonius, de Sagittarius, et tant d'autres que nous avons cités à mesure qu'ils se produisirent. Mais les communications avec l'Italie étaient fermées par les Lombards, et, comme le disait Aunachaire à saint Pelage II, les évêques des Gaules qui voulaient faire leur pèlerinage ad limina en étaient réduits à attendre des jours meilleurs. Frédégonde le savait; elle mit à profit les circonstances avec une ruse digne d'une impératrice byzantine et

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cueil de Denys le Petit (cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 327), lequel commence effectivement par les canons apostoliques. L'expression dont Grégoire de Tours se sert pour les désigner : Quaternio novus annexas, habens canones quasi apostolicos, prouve que les canons apostoliques et la collection de Denys le Petit qui les renfermait étaient encore, à cette époque, très-peu connus dans les Gaules. Chilpéric, en véritable faussaire, profita de cette ignorance où se trouvaient l'évêque de Tours et la plupart de ses collègues. En effet, le canon XXIVe qu'il fit lire, avait été altéré par son ordre. On avait substitué au mot vol celui d'homicide. Le texte authentique est ainsi conçu : Episcopus aut presbyter aut diaconus in fornicatione, aut perjurio, aut furto deprehensus, depo-nitur. {Canon. SS. apost., Corp. fur. civil. Paris, Cotelle, 1862, tom. 11, col. 1207.) 'Greg. Tur., loc. cit., col. 337, 338.

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une ténacité vraiment mérovingienne. Le concile de Paris la délivrait de l'évêque de Rouen ; elle s'était déjà délivrée elle-même de Mérovée. Au point de vue de ses ambitions maternelles, un dernier fils de Chilpéric et d'Audovera, le prince Clovis, pouvait l'inquiéter encore ; elle le fit poignarder dans la villa de Nucetum (Noisy-sur-Marne), et enterrer dans une fosse creusée le long du mur d'enceinte (580). Un tel luxe de crimes a trouvé de nos jours des apologistes. Cela devait être; Frédégonde était une libre-penseuse, absolument dégagée des préjugés de droit, de morale et de religion, contre lesquels protestent nos révolutionnaires modernes. Quant à Grégoire de Tours, il éprouve pour Frédégonde une véritable horreur, et nous partageons pleinement son antipathie. Il faillit lui-même payer sinon de sa tête, au moins de l'exil et de la déposition, l'attachement qu'il avait montré pour l'innocent et malheureux évêque de Rouen. Débarrassée de ses autres ennemis, Frédégonde daigna se souvenir qu'elle avait droit de vengeance contre Grégoire. Vers le mois d'avril 580, le comte Leudaste, ancien gouverneur de Tours, chassé par la population que ses brigandages avaient révoltée, se présenta à Soissons devant Chilpéric. «Jusqu'à présent, très-pieux roi, dit-il, j'avais gardé fidèlement ta cité de Tours. Mais maintenant me voilà écarté de mon office. Songe à tes intérêts, car il faut que tu saches que l'évêque Grégoire a dessein de livrer cette ville au fils de Sigebert et de Brunehaut. — Cela n'est pas vrai, répondit le roi. Tu te venges de ce qu'on t'a destitué, en venant nous faire de pareils rapports. — L'évêque fait bien pis encore, reprit Leudaste. Il dit que la reine a une liaison criminelle avec l'évêque Berthramn de Burdigala (Bordeaux). —A ces mots, le roi exaspéré tomba à coups de pied et de poing sur Leudaste, puis le fit charger de fers et traîner en prison 1. »

 

   26. Mais Frédégonde, qui avait ourdi elle-même l'intrigue, se tenait derrière la toile, et voulait un autre dénoûment. Leudaste, interrogé de nouveau et avec plus de sang-froid par Chilpéric, désigna des témoins qui certifieraient, disait-il, la vérité du fait.

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1 Greg. Tur., Hist. Franc., lib. V, cap. XLVIII; tom. cit., col. 363.

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Il nomma un ami de l'évêque de Tours, Gallienus, l'archidiacre Plato, et le sous-diacre Riculf. L'air d'assurance avec lequel il parlait, et surtout les récriminations de Frédégonde qui demandait que son honneur fût vengé, persuadèrent ce roi plus malheureux ici, il faut le dire, que coupable. Leudaste fut renvoyé à Tours avec son ancien titre de comte ou gouverneur, et en même temps un concile de tous les évêques des Gaules était convoqué à Brennacum (Braine) 1, pour les premiers jours du mois d'août 580. Naturellement la chancellerie de Chilpéric s'était bien gardée, dans le libellé des lettres-circulaires, de parler du véritable motif de cette réunion. Il était d'usage que dans leurs villas royales, en temps de paix, les princes mérovingiens tinssent des assemblées de ce genre, où les affaires de l'Église et celles de l'État, qu'on ne séparait point alors, étaient discutées à l'amiable devant le roi par les évêques. Nous avons encore une pièce de vers que Fortunat, avec la bonne foi la plus complète, adressait à l'assemblée de Braine, et dans laquelle il ne fait pas la moindre allusion au procès épineux qui allait se juger 2. Cependant Grégoire de Tours voyait se former l'orage. Déjà Gallienus et l'archidiacre Plato avaient été arrêtés et conduits par Leudaste en personne à Chilpéric. Ils furent retenus pour produire leur témoignage au concile. Le sous-diacre Riculf, agent de Frédégonde, restait en liberté à Tours, accusant à haute voix l'évêque, dont il annonçait la prochaine déposition, se berçant de l'espoir d'être choisi pour lui succéder. Frédégonde n'était pourtant pas elle-même sans inquiétude sur le succès de sa calomnie. A l'exception de Riculf, dont le témoignage acheté d'avance ne ferait point défaut, elle ne pouvait compter ni sur Gallienus ni sur l'archidiacre, qui protestaient énergiquement de l'innocence de l'évêque. Elle imagina donc un nouveau stratagème. « On m'envoya, dit Grégoire de Tours, des émissaires qui, feignant d'entrer dans mes intérêts, me conseillaient de me soustraire au danger par la fuite. Prenez

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1. Braine, chef-lieu de canton (Aisne), à 16 kil. S.-E. de Soissons, est aujourd'hui une ville de 1500 habitants. (Cf. Stanislas Prioux, La villa Brennacum, étude historique. Soissons, Morelj 1856).

2. Fortunat., Miscell., lih. IX., carm. i; Pair, lat., tom. LXXXV11I, col. 293.

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avec vous, me disaient-ils, vos objets les plus précieux, et retirez-vous en Arvernie. —Je n'eus garde de tomber dans le piège1.» Au lieu de se déclarer indirectement coupable par une telle démarche, l'évêque de Tours se rendit un des premiers à la villa royale de Braine. «Les évêques, dit-il, se réunirent pour les séances dans une maison particulière. Chilpéric entra bientôt, salua tous les membres du concile et, ayant reçu leur bénédiction, il s'assit. Alors Berthramn, l'évêque de Bordeaux qui avait été désigné ainsi que la reine dans le faux rapport de Leudaste, prit la parole et exposa les faits de la cause. Puis, m'interpellant, il me requit de déclarer si j'avais proféré de telles imputations contre la reine et lui. Non, répondis-je, jamais. — Cependant, dit-il, ces mauvais propos ont couru ; vous devez en savoir quelque chose. — D'autres l'ont dit en effet, repris-je. J'ai pu l'entendre, mais je ne l'ai jamais pensé. — Cette déclaration fut favorablement accueillie par l'assemblée. On désapprouvait généralement ce qui avait lieu, et l'on entendait au dehors la voix du peuple indigné. Pourquoi un procès de ce genre? D'où vient que le roi poursuit une semblable affaire? Est-ce que l'évêque est capable de tenir un propos de cette espèce, même sur le compte d'un esclave? Ah ! Seigneur Dieu, prêtez secours à votre serviteur. — Le bruit de ces acclamations parvenait jusque dans la salle conciliaire. Chilpéric dit alors : L'imputation dirigée contre ma femme est un opprobre pour moi-même. Si vous trouvez bon qu'on produise des témoins à la charge de l'évêque de Tours, les voici présents : mais s'il vous semble que cela ne doive pas se faire, et qu'il faille s'en remettre à sa déclaration pure et simple, dites-le; j'accepterai de grand cœur votre décision. —Le concile témoigna son admiration pour cette prudence, ou plutôt cette patience du roi. Comme l'unique témoin prétendu était le sous-diacre Riculf, les pères dirent unanimement : Un témoignage unique, émanant d'une personne de rang inférieur, ne peut être juridiquement reçu contre un évêque. — Chilpéric insista cependant, et exigea qu'après avoir célébré la messe à trois autels différents, je renouvelasse sous serment la déclaration que je venais de faire au concile.

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1. Greg. Tur., Hist. Franc, lib. V, cap. L; Pair, lat., tom. cit., col. 3GC.

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Bien que ce procédé n'eût rien de canonique, on l'admit pour complaire au roi. Je dois ajouter, dit Grégoire de Tours, que la princesse Rigonthis, fille de Chilpéric et de Frédégonde, pour me prouver l'intérêt qu'elle prenait à ma cause, jeûna elle-même, avec toute sa maison, le jour où devait avoir lieu l'épreuve. Quand les trois messes furent dites et les trois serments prêtés, le concile rentra en séance, et les évêques dirent à Chilpéric : 0 roi, l'évêque de Tours a accompli toutes les choses qui lui avaient été prescrites ; son innocence est prouvée. Et maintenant nous voici, d'après les canons 1, obligés de te priver de la communion chrétienne, toi et Berthramn, injuste accusateur d'un de ses collègues. — Mais, dit le roi, je n'ai fait que répéter ce que j'avais entendu dire. — Et qui donc a tenu le premier ces propos calomnieux? demanda le président. — C'est le comte Leudaste, répondit le roi.— On ordonna de faire comparaître le comte ; mais soit lâcheté, soit prudence, Leudaste avait déjà pris la fuite. Par une sentence unanime, on décréta que ce contumace, artisan de scandales, détracteur de la reine, accusateur d'un évêque, était frappé d'excommunication et serait chassé de toutes les églises. Le sous-diacre Riculf fut remis aux juges séculiers qui le condamnèrent à mort. Je fus assez heureux, dit Grégoire pour obtenir sa grâce 2. » Leudaste réussit durant trois ans à se soustraire à la vengeance de Chilpéric. Saisi enfin à Paris même, dans la basilique des Apôtres, où il était venu chercher un asile, Frédégonde imagina pour lui un horrible supplice. Le malheureux fut étendu sur le pavé, la nuque du cou appuyée contre une énorme barre de fer, puis un bourreau, armé d'une autre barre, l'en frappa sur la gorge, et répéta les coups jusqu'à ce qu'il eût rendu le dernier soupir 3 (583). Tel fut, dans son histoire et ses résultats, le concile de Draine. « Après que nous eûmes pris congé

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1.  Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de rappeler cette règle canonique. Ceux qui intentaient juridiquement de fausses accusations contre les évêques et les clercs, devaient être excommuniés, s'ils n'étaient que laïques, et soumis, s'ils étaient évêques ou clercs, aux peines qu'aurait eutraînées pour l'accusé le grief produit contre lui, s'il en eût été trouvé coupable.

2.  Greg. Tur., Ilist. Franc, lib. V, loc. cit., col. 367, 368. — 3 Id., ibid., 1. VI, col. 400.

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du roi pour retourner chacun dans nos églises, dit Grégoire de Tours, le bienheureux Salvius (saint Sauve), évêque d'Albi, me montrant la villa royale : Vois-tu quelque chose sur le toit de cette demeure? dit-il. — Oui, répondis-je, je vois le nouveau belvédère [supertegulum) que le roi vient d'y faire élever. — Et tu n'aperçois rien de plus? — Rien du tout, repris-je; si tu vois autre chose, dis-le moi. — L'évêque Salvius poussa un profond soupir et reprit : Je vois le glaive de Dieu suspendu sur cette maison 1 ! »

 

   27. Vingt jours après, les deux fils de Frédégonde et de Chilpéric étaient atteints d'une maladie contagieuse, qui se répandit tout à coup dans les Gaules. Grégoire de Tours la désigne sous le nom de dysentericus morbus. « C'était, dit-il, une fièvre violente, avec vomissements, douleurs de reins et maux de tête. Les déjections étaient de couleur verdâtre, et les gens de la campagne prétendaient qu'il se formait au cœur des pustules auxquelles ils donnaient le nom de pustulœ corales (580.) Cette étrange maladie commença précisément dans les premiers jours d'août : elle sévissait de préférence sur le jeune âge et l'adolescence. Nous perdîmes alors par milliers ces doux et chers enfants, que nous avions pressés dans nos bras et nourris de notre main. Que de larmes furent versées alors ! Il ne nous restait qu'à dire avec Job :  « Le Seigneur nous les avait donnés, le Seigneur nous les a enlevés; que son saint nom soit béni 2! » Quand Frédégonde vit mourir successivement ses deux fils, elle qui en avait fait périr tant d'autres ne put résister à sa douleur maternelle. Le remords sembla pénétrer dans son cœur, elle dit au roi : La miséricorde divine s'est lassée de nos crimes. Nous perdons l'un après l'autre nos enfants ; ce sont les larmes des veuves et les soupirs des orphelins qui les font mourir! Nous thésaurisons, et ne savons pour qui nous amassons tant de richesses. — En parlant ainsi, elle jeta au feu les registres de recensement que les officiers du fisc venaient de dresser pour de nouveaux impôts dans toutes les provinces. Ce tardif repentir ne sauva point les jeunes princes. II ne resta bientôt, comme futur héritier de

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1. Ilisl. Franc, lib. V, cap. LI, col. 370. —2. Job, I, 21; Greg. Tur., Bût. Franc, lib. V,  cap. xxxv, col. 350.

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Chilpéric, qu'un enfant de quelques mois, qui fut Clotaire II. Ces malheurs domestiques semblèrent jeter le roi dans des exagérations de piété parfois aussi cruelles que ses accès de tyrannie. II eut un jour l'idée d'entreprendre une controverse théologique avec Priscus, un des principaux juifs de Paris, lequel cumulait le titre de rabbin et celui d'orfèvre de la cour. Ne pouvant réussir à convaincre son adversaire, Chilpéric le fit jeter en prison, confisqua ses biens, et par un édit solennel ordonna, sous peine d'avoir les yeux crevés, à tous les juifs de ses états de recevoir le baptême. Ce fut le dernier acte de Chilpéric. « Un soir que ce prince revenait de la chasse, dit Grégoire de Tours, comme il descendait de cheval, à la porte de la villa royale de Calte (Chelles), appuyant la main droite sur l'épaule d'un serviteur, un inconnu le frappa d'un couteau sous l'aisselle, et lui perça le flanc1 . » Le coup était porté par Landeric, officier du palais, qui passait pour être fort avant dans les bonnes grâces de Frédégonde. « Chilpéric n'avait jamais aimé personne, continue le chroniqueur, personne ne l'aima. Dès qu'il eut rendu le dernier soupir, tous les siens l'abandonnèrent. Le saint évêque Mallulf, de Senlis, était à Chelles où, depuis trois jours, il sollicitait vainement une audience. Soudain il apprit que le roi était tué : seul alors il accourut, lava le corps, le revêtit d'habits convenables, passa la nuit en prières à ses côtés et le lendemain le fit transporter sur une barque à l'église de Saint-Vincent (Saint-Germain-des-Prés), où la sépulture chrétienne lui fut donnée.» (584)

 

   28. Cette mort, résultat d'un crime, ne profita point à l'épouse coupable. L'indignation publique poursuivit Frédégonde, qui se vit retirer la tutelle de Clotaire II, dont les leudes de Neustrie s'emparèrent. De sa personne, après s'être confinée dans l'église même de Saint-Vincent, sous la protection du droit d'asile, elle dut se réfugier dans la villa de Rotoialum, aujourd'hui le Val de Reuil, près du confluent de l'Eure et de la Seine. Les exilés, bannis sous le règne de Chilpéric, les condamnés, les proscrits rentrèrent de toutes parts, comme si leur ban se fût rompu de lui-même par la mort du prince qui l'avait prononcé. L'évêque de Rouen,

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1. Hist. Franc, lib. VI, cap. XLVI; tom. cit., col. 412.

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p156    PONTIFICAT DE  SAINT  PELAGE  II  (578-389).

 

Prétextât, quitta lui-même l'île de Jersey, rappelé par une députation des habitants. Il fit son entrée dans la ville, au milieu des acclamations du peuple qui le rétablit sur le siège métropolitain, et en chassa l'intrus, le gaulois Melantius. C'était la justice populaire redressant les injustices royales. Frédégonde, dans sa retraite forcée, essayait de réagir par le poignard et le poison, contre les réhabilitations qui se produisaient chaque jour. Deux fois elle envoya des émissaires, chargés d'égorger à Metz le jeune roi Childebert et sa mère Brunehaut. La double tentative échoua. Moins bien gardé, l'évêque de Rouen devait être victime d'une haine qui ne respectait rien. Un jour, durant une procession solennelle, Frédégonde dit assez haut pour être entendue de l'évêque : Cet homme devrait savoir que le temps peut venir pour lui de reprendre le chemin de l'exil ! — Prétextât qui n'avait pas perdu un mot de ces paroles, se retourna et dit : Dans l'exil comme ici, j'étais évêque; je le suis, et le serai toujours. Mais toi, femme, peux-tu dire que tu jouiras toujours de la puissance royale? Du fond de mon exil, si j'y retourne, Dieu m'appellera au royaume des cieux. Mais toi, de ton royaume en ce monde, tu seras précipitée dans le gouffre de l'enfer. — Le dimanche de Pâques 586, Prétextât se rendit à l'église pour l'office du matin, et prit place sur le siège épiscopal. Il entonna le premier verset des matines, et demeura agenouillé, la tête inclinée dans ses mains, durant la psalmodie. Pendant qu'il priait ainsi, il se sentit frappé sous l'aisselle d'un coup de poignard. L'assassin, que l'obscurité favorisait, put échapper sans être poursuivi. Aux cris du blessé, les clercs accoururent. L'évêque, mettant ses deux mains sur la plaie pour empêcher le sang de jaillir, se dirigea vers l'autel, dont il eut encore la force de monter les degrés. Là, il étendit ses mains ensanglantées pour atteindre le vase d'or, suspendu par des chaînes, où l'on conservait la sainte Eucharistie. Il prit une parcelle du pain consacré, et se communia; puis, rendant grâces à Dieu de lui avoir donné le temps de se munir du saint viatique, il tomba en défaillance entre les bras de ses clercs, et fut transporté par eux dans son appartement. Frédégonde voulut savourer l'affreux plaisir de

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p157  CHAP.   III.   —  MORT DE  SAINTE   RADEGONDE.     

 

voir sa victime agonisante. C'était elle en effet, qui, de concert avec Melantius, avait armé le bras du meurtrier, et compté deux cents pièces d'or à l'un des serfs attachés au domaine de l'église de Rouen pour solder d'avance le crime. Elle se rendit à la maison de l'évêque, accompagnée des ducs Ansowald et Beppolen, qui tous deux ignoraient le tragique secret. Prétextât était sur son lit d'agonie. Il est triste pour nous, saint évêque, aussi bien que pour tout le peuple, dit-elle, qu'un tel malheur soit arrivé à ta personne vénérable. Plût à Dieu qu'on nous indiquât qui a frappé ce coup. Il serait puni selon la grandeur de son attentat. — Le moribond se souleva sur son séant par un effort suprême, et attachant sur Frédégonde un regard vengeur, il dit : Qui a frappé ce coup? si ce n'est la main qui a tué tant de rois, qui a répandu des flots de sang innocent et fait tant de maux dans le royaume! — Frédégonde eut l'air de ne pas comprendre. Nous avons, reprit-elle, de très-habiles médecins, capables de guérir votre blessure : permettez qu'ils viennent vous visiter. — Dieu veut me rappeler de ce monde, dit Prétextât. Mais toi, reine des crimes (princeps his sceleribus), tu seras maudite dans tous les siècles, et Dieu vengera mon sang sur ta tête ! — En pro-nonçant ces mots, l'évêque expira1. (1-4 avril 586).

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon