La Trinité 21

Daras tome 27

 

p361 LIVRE IX. ‑ CHAPITRE 1.

 

 

LIVRE  NEUVIÈME

 

Dans l'homme, qui est une image de Dieu, se trouve une sorte de trinité : l'âme, la connaissance qu'elle a d'elle‑même et l'amour qu'elle ressent pour elle et pour la connaissance qu'elle a d'elle‑même. Ces trois choses sont égales entre elles et sont d'une seule et même substance.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Comment doit‑ on procéder dans ses recherches sur la Trinité.

 

1. Ce que nous cherchons, c'est bien certainement la Trinité, non pas une trinité quelconque, mais la Trinité qui est Dieu, le seul, le véritable, le souverain Dieu. Attendez donc encore, vous qui entendez ces choses; car nous cherchons encore et il ne serait pas juste de gourmander celui qui est occupé d'une pareille recherche, pourvu toutefois que ce soit dans une foi très‑ferme qu'il recherche une chose qu'il est très‑difficile de connaître et très‑difficile d'exprimer. Mais ce serait justice de réprimander celui qui se hâterait d'affirmer, si on voyait et si on enseignait mieux que lui. Il est dit: «Cherchez Dieu et votre âme aura la vie.» (Ps. LXVIII, 33.) Mais de peur qu'on ait la témérité de croire qu'on a trouvé ce qu'on cherche, il est dit : « Cherchez toujours sa face. » (Ps. CIV, 4.) L'Apôtre a dit aussi : « Si quelqu'un se persuade qu'il sait quelque chose, il ne sait pas même encore de quelle manière il doit savoir, car si on aime Dieu on est connu de lui. » (I Cor., VIII , 2, 3.) Il ne dit point, on connaît Dieu, c'eût été une présomption pleine de danger, mais il dit : « On est connu de lui. » De même, dans un autre endroit, après avoir dit: « Mais à présent que vous connaissez Dieu, » il se reprend aussitôt et dit: « On plutôt que vous êtes connu de lui, » (Galat., IV, 9) et ail­leurs il dit encore : « Mes frères, je ne pense point avoir encore atteint où je tends, mais tout ce que je fais maintenant, c'est que, oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière pour remporter le prix de la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appe­lés par Jésus‑Christ, tout ce que nous sommes donc de parfaits, soyons‑le dans ce sentiment.» (Philip., III, 13, 15.) Or, par la perfection en cette vie, il n'entend pas autre chose que l'oubli de ce qui est derrière lui et la marche en avant vers le but qui nous est proposé, car la pensée de celui qui cherche est très‑sûre. Mais pour être droite, l'intention doit procéder de la foi, attendu qu'une foi certaine commence, en une certaine façon, la connaissance; mais cette con­

=================================

 

p362 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

naissance ne deviendra sûre qu'après cette vie, alors que nous verrons Dieu face à face. (1 Cor., XIII, 12.) Que notre sagesse soit donc de savoirque la disposition de chercher la vérité est plus sûre que celle de présumer que les choses in­connues sont connues. Cherchons donc comme cherchent des personnes qui doivent trouver, et trouvons comme trouvent ceux qui doivent chercher encore, car il est dit : « L'homme qui est arrivé à la fin de cette recherche ne fait que commencer. » (Eccli., XVIII, 6.) Dans les choses qu'on doit croire n'ayons point assez peu de foi pour douter, et dans les choses qu'il s'agit de comprendre n'ayons pas la témérité d'affirmer; dans les premières il faut nous en tenir à l'au­torité, et, dans les secondes il faut rechercher la vérité. Ainsi pour ce qui a rapport à la question qui nous occupe, croyons que le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ne font qu'un seul Dieu, auteur et modérateur de toute créature; ne croyons point que le Père soit le Fils, ni que le Saint­ Esprit soit le Fils ou le Père, mais croyons la trinité des personnes qui se rapportent l'une à l'autre et l'unité de substance égale. Mais cher­chons à comprendre cela en demandant son se­cours à celui‑là même que nous voulons com­prendre, et désirons l'expliquer, autant que Dieu nous aura fait la grâce de le comprendre, avec un soin si grand et une piété si remplie de sol­licitude, que s'il nous arrive de dire une chose pour une autre, nous ne disions pourtant rien d'indigne; s'il nous arrive par exemple de dire, en parlant du Père, quelque chose qui ne convient point au Père, que cela convienne pourtant soit au Fils soit au Saint‑Esprit, soit à la Trinité même; de même s'il nous arrive de dire, en parlant du Fils, quelque chose qui ne convienne pas proprement au Fils, que cela convienne au moins au Père, au Saint‑Esprit ou à la Trinité même; et encore s'il nous arrive de dire, en parlant du Saint‑Esprit, quelque chose qui ne convienne point proprement au Saint‑Esprit, que cela du moins ne soit pas étranger au Père ni au Fils, ou du moins à l'unique Dieu qui n'est autre que la Trinité. Comme lorsque en ce moment nous désirons voir si la très‑excellente charité dont nous parlons, est proprement le Saint‑Esprit. Si elle ne l'est point, ou bien c'est le Père qui est charité, ou c'est le Fils, ou du moins c'est la Trinité même, car nous ne pouvons aller contre la foi la plus certaine, et à la très‑forte autorité de l'Ecriture qui nous dit: «Dieu est charité. » (I Jean, IV, 16.) Toutefois nous ne devons jamais par une sacrilége erreur, nous éloigner de la vérité au point d'affirmer, en parlant de la Trinité, quelque chose qui ne convienne point au Créateur, mais qui conviendrait plutôt à la créature ou qui ne serait qu'une vaine fiction.

=================================

 

p363 LIVRE IX. ‑ CHAPITRE II.

 

CHAPITRE. II.

 

Il faut considérer trois choses dans la charité.

 

2. Puisqu'il en est ainsi, nous devons faire attention aux trois choses qu'il nous semble que nous ayons trouvées. Nous ne parlons pas encore des choses d'en haut, du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, mais nous parlons de cette image inégale, sans doute, à son modèle, mais pourtant image, je veux dire, de l'homme ; car il est plus habituel et peut‑être plus facile à la faiblesse de notre esprit de considérer cette image. Ainsi, dans moi‑même qui fais en ce moment ces recherches, quand j'aime quelque chose, il y a trois choses, il y a moi, ce que j'aime et mon amour. Car je n’aime point l'amour et je n'aime point ce qui aime; en effet, il n'y a point d'amour là où il n’y a rien d'aimé. Il y a donc trois choses, l'aimant, l'aimé et l'amour. Mais si je n’aimais que moi, n'y en aurait‑il plus que deux, ce que j'aime est mon amour? Car l'aimant et l'aimé ne font qu'un, quand on s'aime soi-même, de même que aimer et être aimé, sont une seule et même chose, quand on s'aime soi-même; en effet, c'est dire deux fois la même chose que de dire, il s'aime ou il est aimé par soi. Alors, en effet, aimer et être aimé ne font point deux choses différentes, de même que aimant et aimé ne font point deux personnes distinctes. Mais par la même raison l'amour et ce qui est aimé font deux, attendu que lorsqu'on s'aime soi‑même, il n'y a amour que lorsque l'amour même est aimé. Or, autre chose est s'aimer soi‑même, autre chose aimer son amour; car l'amour ne saurait être aimé que si déjà il aime quelque chose, puisque là où rien n'est aimé il n'y a point d'amour. Lors donc que quelqu'un s'aime, il y a deux choses, l'amour et ce qui est aimé; car en ce cas celui qui aime et celui qui est aimé ne font qu'un. Il ne semble pas conséquent de dire après cela, que partout où il y a amour, il y a trois choses. Laissons de côté, dans ces considérations, toutes les autres choses dont l'homme se compose, et pour trouver clairement, autant que cela est possible en ces matières, ce que nous cherchons maintenant, ne parlons que de l'âme. L'âme donc, quand elle s'aime, nous découvre deux choses, l'âme et son amour. Or, qu'est‑ce que­ s'aimer sinon vouloir se posséder pour jouir de soi ? Or, quand l'âme se désire elle‑même autant qu'elle est, la volonté en elle est égale à elle, et l'amour est égal au sujet aimant. Si l’amour est une substance, ce n'est certainement pas un corps, mais un esprit; mais l'âme non plus n'est pas un corps, elle est un esprit. Or, l'amour et l'âme ne font point deux esprits, mais un seul et même esprit, ni deux essences, mais une seule et même essence, et pourtant ces deux choses , quelles

=================================

 

p364 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

qu'elles soient, le sujet aimant et l'amour, n'en font qu'une, quand même on dirait que ce qui est aimé c'est l'amour. Or, ces deux choses se disent relativement l'une à l'autre. En effet, le sujet aimant se rapporte à l'amour et l'amour se rapporte au sujet aimant; car le sujet qui aime, n'aime que par l'effet d'un certain amour, et l'amour est le fait d'un sujet aimant. Mais pour ce qui est de l'âme et de l'esprit, ce n'est point d'une manière relative qu'ils se disent, mais ils indiquent une essence. Ce n'est pas, en effet, parce que l'âme et l'esprit se disent d'un homme que l'âme et l'esprit sont; ce qui le prouve, c'est que si on met de côté ce qui fait que l'âme ou l'esprit est un homme, nom qui désigne une âme unie à un corps, c'est‑à‑dire si on met de côté le corps, il reste encore l'âme et l'esprit; mais si on supprime le sujet aimant, il n'y a plus d'amour, et si on supprime l'amour il n'y a plus de sujet aimant. Ainsi en tant qu'ils se rapportent l'un à l'autre, ils font deux choses, mais en tant qu'ils sont affirmés en eux‑mêmes, chacun d'eux est esprit, et tous les deux ensemble ne font qu'un esprit; chacun d'eux est âme, et tous les deux ensemble ne font qu'une seule et même âme. Où donc est la Trinité en ce cas? Appliquons‑nous autant que nous le pouvons, invoquons la lumière éternelle et contemplons en nous, autant qu'il nous est permis de le faire, l'image de Dieu.

 

CHAPITRE III.

 

Image de la Trinité dans l'âme de l'homme qui se connaît et s'aime lui‑même.

 

3. Or, l'âme ne saurait s'aimer elle‑même si elle ne se connaît; en effet, comment aimer ce qu'on ignore ? Ou bien, si on prétend que c'est par une notion spécifique ou générique que l'âme se croit telle qu'elle a éprouvé que sont les autres, et que c'est pour cela qu'elle s'aime elle‑même, on avance la chose la plus sotte du monde. En effet, comment l'âme connaîtrait-elle une âme si elle ne se connaissait point elle-même ? Car si l'œil du corps voit les autres yeux et ne se voit point lui‑même, l'âme ne connaît point les autres âmes tant qu'elle s'ignore elle-même. En effet, c'est par les yeux du corps que nous voyons les corps, parce qu'ils touchent les rayons qui émanent d'eux, et tout ce que nous voyons. Mais nous ne pouvons les replier et les réfléchir sur eux‑mêmes, que lorsque nous jetons les regards sur des miroirs. Mais cette digression est aussi subtile qu'obscure, tant qu'il n'est point démontré d'une manière bien évidente, que les choses se passent ou ne se passent point ainsi. Mais de quelque manière que se comporte la force par laquelle nous voyons au moyen des yeux, pour ce qui est de cette force même, qu'elle consiste en rayons ou que

=================================

 

p365 LIVRE IX. ‑ CHAPITRE IV.

 

ce soit autre chose, nous ne pouvons le voir par nos yeux; mais nous recherchons ce que c'est par l’âme, et c'est aussi par l'âme que nous le saisissons. De même donc que l'âme ne reçoit de notions des choses corporelles que par les sens du corps, ainsi n'en reçoit‑elle des incorporelles que par elle‑même. C'est donc aussi par elle‑même qu'elle se connaît, puisqu'elle est un être incorporel; car si elle ne se connaît point elle ne peut s'aimer.

 

CHAPITRE IV.

 

L’âme, son amour et sa connaissance d'elle‑même font trois choses, mais trois choses égales, et ces trois choses n'en font qu'une.

 

4. Or, de même que dans l'âme qui s'aime son amour et elle font deux choses, ainsi dans l'âme qui se connaît, l'âme et la connaissance qu'elle a d'elle‑même font également deux choses; d’où il suit que l'âme, son amour et sa connaissance font trois choses, ces, trois choses ne font qu'un, et quand elles sont parfaites elles sont égales entre elles. En effet, si elle s'aime moins qu'elle est, par exemple si l'âme de l'homme ne s'aime que dans la mesure où elle devrait aimer son corps, comme elle est plus que son corps, elle pèche et son amour pour elle n'est point un amour parfait. De même si elle s'aime plus qu'elle n'est, par exemple si elle s'aime elle‑même autant qu'on doit aimer Dieu, comme elle est incomparablement moins que Dieu, elle pèche encore, dans ce cas, et elle pèche excessivement, et l'amour qu'elle a pour elle n'est point parfait. Mais elle pèche avec une perversité et une iniquité bien plus grande, quand elle aime son corps autant qu'on doit aimer Dieu. De même la connaissance qu'elle a d'elle, si elle est moindre qu'elle qui est connue, et moindre qu'elle peut être, n'est point une connaissance parfaite ; mais si elle est trop grande, alors la nature qui connaît est plus grande en elle que la nature qui est connue; de même que la connaissance du corps est plus grande que le corps même qui est connu par cette connaissance. En effet, cette connaissance est une sorte de vie dans la raison de l’être qui connaît ; or, le corps n'est point une vie. Toute vie quelle qu'elle soit est plus grande que quelque corps que ce soit, non pas au point de vue de la masse, mais au point de vue de la force. Mais l’âme, quand elle se connaît, ne se surpasse point par sa connaissance, car si c'est elle qui connaît c'est elle aussi qui est connue. Lors donc qu'elle se connaît tout entière elle‑même, et qu'elle ne connaît pas autre chose avec elle, la connaissance qu'elle a d'elle‑même est égale à elle, attendu que cette connaissance n'est point d'une autre nature qu'elle, puisque c'est elle qu'elle connaît. Quand elle se perçoit tout entière, mais rien de plus avec elle, elle n'est ni plus grande ni plus petite qu'elle‑même. C'est donc avec raison que nous avons dit que ces

=================================

 

p366 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

trois choses si elles sont parfaites, sont par cela même égales.

 

5. Tout cela nous avertit aussi, si nous pouvons le voir d'une manière ou d'une autre, que ces choses existent dans l'âme, qu'elles y sont comme enveloppées, et se développent pour être senties et comptées substantiellement, ou, pour me servir de ce mot, essentiellement, non point comme dans un sujet, ainsi que cela arrive pour la couleur ou la figure, dans un corps ou pour toute autre qualité ou quantité, car tout ce qui est tel n'excède point le sujet dans lequel il se trouve. En effet, la couleur ou la figure de tel corps ne peuvent être la couleur et la figure de tel autre corps. Au contraire l'âme peut de l’amour dont elle s'aime aimer autre chose qu'elle. De même l'âme ne se connaît pas seulement, mais elle connaît beaucoup d'autres choses encore. Par conséquent l'amour et la connaissance ne sont point dans l'âme comme dans un sujet, mais ils y existent substantiellement comme l'âme elle‑même; car bien qu'ils se disent relativement l'un à l'autre, cependant ils sont, chacun en soi, une substance. Il n'en est point comme de la couleur et du coloré qui se disent l'un par rapport à l'autre, de telle sorte que la couleur est dans le sujet coloré sans avoir en soi une substance­ propre, car si le corps coloré est une substance, la couleur elle‑même n'en est pas une. Il en est de même de deux amis; ce sont en même temps deux hommes, c'est‑à‑dire deux substances, mais si en tant qu’hommes ils ne sont point appelés ainsi l'un par rapport à l'autre, en tant qu'amis c'est relativement l'un à l'autre qu'ils sont appelés amis.

 

  6. Et de même quoique la substance soit aimant ou sachant, que la science soit substance et que l'amour soit substance, et que ces mots aimant et amour, ou science et sachant soient employés d'une manière relative, comme le mot amis, tandis que les mots âme ou esprit n'ex­priment rien de relatif, de même que le mot hommes n'exprime non plus rien de relatif, il ne s'ensuit pas cependant que de même que hommes et amis peuvent être pris séparément l'un de l'autre, il en soit ainsi des mots aimant et amour, ou des mots sachant et science. Car outre que les amis semblent pouvoir être séparés de corps, sinon de coeur, en tant qu'ils sont amis, cependant il peut se faire qu'un ami com­mence même à haïr son ami et, par le fait, cesse d'être ami, à l'insu de l'autre et même tandis que l'autre demeure encore ami; tandis que si l'amour dont l'âme s'aime vient à cesser, en même temps l'âme elle‑même cessera aussi d'être aimante. Il en est de même de la science par la­quelle l'âme se connaît, si elle cesse d'être, en même temps l'âme cessera de se connaître ; de même de la tête d'un homme qui a encore sa tête est sa tête, et que tête et homme se disent en ce cas d'une manière relative l'un à l'autre, quoique ces mots expriment des substances, car

=================================

 

p367 LIVRE IX. ‑ CHAPITRE IV.                

 

la tête est un corps ainsi qu'un homme qui a sa tête, et si la tête disparait il n'y a plus d'homme ayant sa tête. Ainsi ces substances peuvent être séparées l'une de l'autre par amputation tandis que les autres ne le peuvent point.

 

  7. S'il y a des corps qui ne peuvent se séparer ni par amputation ni par division, cependant s’ils n'étaient point composés de leurs parties, ils ne seraient point des corps. La partie se dit donc relativement au tout, mais le tout n'est le tout que par la réunion de toutes ses parties. Mais comme le corps est en même temps une partie et un tout, ces parties du corps non‑seule­ment se disent d'une manière relative mais elles se disent encore d’une manière substantielle. Peut‑être donc l’âme est‑elle un tout, et l’amour dont elle s’aime, la science dont elle se connaît sont-elles en quelque sorte des parties de ce tout qui ne serait un tout qu’avec ces deux parties, ou bien y a-t‑il trois parties dont le tout se compose? Mais il n'y a point de partie qui embrasse le tout dont elle est partie : or, quand l'âme se connaît tout entière, elle se connait parfaite­ment, et la connaissance qu'elle a d'elle‑même se trouve dans le tout d'elle. Et lorsqu'elle s'aime parfaitement, elle s'aime tout entière, et son amour d'elle‑même se trouve aussi dans le tout d'elle. Est‑ce qu'on doit penser que l'âme, son amour et sa science font un tout de trois choses ensemble, comme un mélange d'eau, de vin et de miel ne fait qu'un seul et même breuvage, un seul tout, de chacun des trois, et cependant trois choses, puisqu'il n'y a point une goutte de ce breuvage qui ne renferme les trois choses, car ces parties ne sont point jointes seulement comme le seraient de l'eau et de l'huile, mais sont intimement mêlées entre elles; les trois choses du mélange sont bien trois substances et le mélange même des trois n'est qu'une substance? Mais l'eau, le vin et le miel ne font pas une seule et même substance, bien que du mélange de ces trois choses résulte l'unique substance du breuvage. Comment ces trois choses ne font‑elles pas une seule et même substance, c'est ce que je ne vois point, tandis que l'âme s'aime elle‑même et se connait elle‑même, et que ces trois choses, l'âme, la connaissance et son amour sont telles que ce n'est point de l’une quelconque des deux autres que l’âme soit ou aimée ou connue. Si elles étaient confondues toutes les trois ensemble par suite d'une sorte de mélange, elles ne feraient point trois, et elles ne pourraient point se rapporter l'une à l'autre. De même que si d'un seul et même morceau d'or, on fait trois anneaux semblables, bien que liés entre eux, ils se rapportent l'un à l'autre parce qu'ils sont semblables, car tout semblable est semblable à quelque chose; il y a trinité d'an-

=================================

 

p368 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

neaux et unité d'or. Mais si on les mêle ensemble et que chacun des trois se trouve confondu dans sa masse d'or, cette trinité disparaît, il n'en subsiste plus rien, et non‑seulement il ne sera plus question que d'un seul morceau d’or, comme il en était question dans les trois anneaux ensemble, mais il n'y aura plus trois choses d'or.

 

CHAPITRE V.

 

Chacune des trois choses, l’âme, sa connaissance et son amour, est une en soi, et cependant chacune des trois est tout entière dans toutes les trois.

 

8. Mais dans ces trois choses, quand l'âme se connaît et s'aime, on trouve une trinité, l'âme, l'amour et la connaissance, sans aucun mélange, sans aucune confusion, bien que chacune des trois soit une en soi, et, par rapport aux autres, se trouve tout entière dans toutes les trois, ou chacune dans les deux autres, ou les deux autres dans chacune. Ainsi toutes sont dans toutes. En effet, l'âme est en elle‑même, attendu que c'est en elle‑même qu'elle est appelée âme, bien que ce soit par rapport à sa connaissance qu'elle soit dite connaissant, connue ou cognoscible; de même c'est par rapport à l'amour dont elle s'aime qu'elle est dite aimant, aimée ou aimable. Quant à la connaissance, bien quelle se rapporte à l'âme qui connaît ou qui est connue, cependant c'est par rapport à elle‑même qu'elle est dite connaissant ou connue, attendu que la connaissance par laquelle l'âme se connaît n'est point inconnue à elle‑même. Pour ce qui est de l'amour, bien qu'il se rapporte à l'âme aimant dont il est l'amour, cependant cet amour, par rapport à lui‑même, subsiste aussi en lui‑même, attendu que l'amour aussi est aimé, et il ne l'est que par l'amour, c'est‑à‑dire par lui‑même. Ainsi chacune des trois est tout entier en soi; mais chacun d'eux aussi est dans les autres, attendu que l'âme aimant est dans l'amour, et l'amour est dans la connaissance de l'âme aimant et la connaissance dans l'âme connaissant. Chacune des trois se trouve ainsi dans les deux autres deux à deux, car l'âme qui se connaît et s'aime est dans son amour et dans sa connaissance, l'amour de l'âme qui s'aime et se connaît est dans l'âme et dans sa connaissance, et la connaissance de l'âme qui se connaît et s'aime est dans l'âme et dans l'amour, attendu que c'est elle connaissant qu'elle aime, et elle aimant qu'elle connaît. Et par ce moyen‑là, ces choses se trouvent deux à deux dans chacune d'elles, puisque l'âme qui se connaît et s'aime, est dans son amour avec sa connaissance et dans sa connaissance avec son amour. L'amour aussi lui-même et la connaissance sont ensemble dans l'âme qui s'aime et se connaît. Nous avons déjà montré plus haut comment ces trois choses sont tout entières dans les trois, puisque c'est elle-même tout entière que l'âme aime, elle tout

=================================

 

p369 LIVRE IX. ‑ CHAPITRE VI.

 

entière qu'elle connaît, que c'est son amour tout entier qu'elle connaît et que c'est sa connaissance tout entière qu'elle aime, quand ces trois choses sont parfaites les unes par rapport aux autres. Aussi est‑ce d'une manière admirable que ces trois choses sont inséparables les unes des autres, bien que pourtant chacune des trois, prise à part, soit une substance, et que toutes les trois prises ensemble soient une substance ou une essence puisqu'elles sont dites toutes les trois relativement l'une aux autres.

 

CHAPITRE VI.

 

Autre est la connaissance d'une chose dans cette chose même, autre est‑elle dans la vérité éternelle elle-même.

 

  9. Mais quand l’âme humaine se connaît et s'aime elle‑même, elle ne connaît et n'aime point quelque chose d'immuable; en effet, tout homme en étudiant ce qui se passe en lui‑même énonce autrement son âme que lorsqu'il définit l'âme humaine d'après une idée spécifique ou générique. Aussi quand un homme me parle de son âme et me dit qu'il comprend ceci ou cela, ou qu'il ne le comprend pas, qu'il veut ou ne veut point ceci ou cela, je le crois; mais quand il me dit une vérité sur l'âme humaine au point de vue spécifique ou au point de vue générique, je reconnais que c'est vrai et je l'approuve. D'où il résulte manifestement que chacun voit en soi certaines choses touchant lesquelles un autre homme le croira sur parole bien qu'il ne le voie point cependant, et voit dans la vérité même certaines autres choses qu'un autre peut voir aussi bien que lui; or, les premières changent selon les temps et les secondes sont établies dans une immuable éternité. Or, ce n'est pas pour avoir vu beaucoup d'âmes des yeux du corps, que nous recueillons par voie de similitude une notion générique ou spécifique de l'âme humaine; mais nous voyons l'inviolable vérité avec laquelle nous définissons parfaitement autant que nous le pouvons, non pas en quel état se trouve l'âme de chaque homme en particulier, mais ce qu'elle doit être pour les raisons éternelles.

 

10. De là vient que pour les conceptions des choses corporelles que nous devons aux sens du corps et qui se trouvent en quelque sorte infuses dans notre mémoire, et à l'aide desquelles nous créons par l'effet de l'imagination des choses que nous n'avons point vues, soit autrement qu'elles ne sont, soit, par hasard, telles qu'elles sont effectivement; c'est par des règles tout à fait autres et placées d'une manière immuable au‑dessus de notre âme que nous les approuvons en nous‑mêmes ou que nous les désapprouvons, quand il nous arrive d'approuver ou de désapprouver justement quelque chose. Ainsi, quand je me rappelle les murailles de Carthage que j’ai

=================================

 

p370 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

vues, et quand je m'imagine celles d'Alexandrie que je n'ai point vues, et que préférant ces formes imaginaires à d'autres formes, je le fais d'une manière raisonnable, j'agis sous l'empire et les lumières d'un jugement supérieur de la vérité solidement établi sur les règles tout à fait incorruptibles qui lui sont propres; et s'il arrive que ce jugement soit comme voilé par le nuage, si je puis parler ainsi, des images corporelles, cependant il n'en est ni entouré complétement ni troublé.

 

Il. Mais il y a une différence pour moi à me trouver comme séparé d'un ciel pur par l'interposition de tel ou tel nuage obscur, ou, comme il arrive sur les très‑hautes montagnes, quand on jouit entre la terre et le ciel, d'un air pur, de voir au‑dessus de sa tête la lumière la plus pure et sous ses pieds les nuées les plus sombres. Or, qu'est‑ce qui allume au dedans de moi les flammes de l'amour fraternel, quand j'entends parler d'un homme qui a enduré, pour la beauté et la fermeté de la foi, des tourments cruels? Si on me le désigne du doigt, j'éprouve le besoin de me rapprocher de lui, de faire sa connaissance, de me lier à lui d'amitié. Aussi si l'occasion m'en est donnée, je m'approche de lui, je lui adresse la parole, je lie conversation avec lui, je lui exprime mes sentiments à son égard par toutes les paroles possibles, et je désire qu'il éprouve à son tour pour moi et me témoigne les mêmes sentiments; je vais, par la foi, car je ne puis en si peu de temps découvrir et scruter son intérieur, jusqu'à l'embrasser en esprit. J'éprouve donc pour cet homme fidèle et fort un amour chaste et fraternel. Mais si au milieu de notre entretien il m'avoue, ou me laisse voir de quelque manière que ce soit, sans s'en douter, qu'il croit de Dieu des choses qui ne conviennent point, que même il espère trouver en lui quelque chose de charnel, et que c'est pour cette erreur qu'il a enduré ce qu'il a souffert, ou même que c'est dans le désir et l'espérance d'obtenir de l'argent, ou par un vain amour de la gloire humaine, aussitôt l'amour dont je me sentais porté pour lui s'offense, se replie en quelque sorte, se détache de cet homme indigne de lui, mais demeure attaché à la forme à laquelle je l'avais cru conforme et qui me l'avait fait aimer. Si je l'aime encore, par hasard, ce ne peut être que pour qu'il devienne tel que je l'avais cru, quand j'ai découvert qu'il n'en était rien. Or, dans cet homme il n’y a rien de changé, mais pourtant il peut changer pour devenir tel que j'avais pensé qu'il était. Mais ce qui a changé, c'est dans mon âme, l'estime que je faisais de lui, et qui est maintenant autre qu'elle n'était auparavant, et mon amour est le même; mais, par l'ordre de la justice immuable d'en haut, il

=================================

 

p371 LIVRE IX. ‑ CHAPITRE VII.

 

s'est détourné du désir de jouir de cet homme, pour se porter vers la pensée de lui donner des conseils. Mais quant à la forme même de la vérité stable et immuable dans laquelle je voulais jouir d'un homme que je croyais bon, et dans laquelle je lui conseille de le devenir, elle éclaire de la même lumière de l'incorruptible et très‑pure raison le regard de mon âme, et de l'imperturbable éternité les nuages épais de ma conception que je vois d'en haut, quand je songe à ce même homme que j'avais cru. De même quand je me représente dans mon esprit un arc admirablement tourné que j'ai vu à Carthage, par exemple, cet objet annoncé à l'âme par les yeux, et déposé dans la mémoire, produit une vue imaginaire. Mais je vois, par les yeux de l'âme, autre chose qui fait que cet objet me plaît et d'après quoi je le corrigerais s'il ne me plaisait point. Ainsi c'est d'après cette forme de l'éternelle vérité que nous jugeons des objets, et c’est elle que nous percevons des regards de l'âme raisonnable. Mais pour ce qui est de ces objets mêmes, ou bien ils sont présents et nous les touchons de nos sens corporels, ou ils sont absents et nous en retrouvons les images fixées dans notre mémoire, ou bien enfin nous en imaginons de pareils par voie de ressemblance à l'aide de ces images, et nous les faisons tels que nous les construirions nous‑mêmes si nous le voulions et que nous le pussions. C'est tout différent de nous figurer en esprit les images des corps, ou de voir les corps par le moyen du corps et de saisir par la simple intelligence la raison et l'art ineffablement beaux de ces mêmes figures, art et raison placés bien au‑dessus de la portée de vue de notre âme.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon