Darras tome 17 p. 385
36. La légation envoyée à Constantinople fut accueillie avec honneur par Copronyme, qui tenait à ménager le roi des Francs. Nous ne savons pas d'autre détail sur le séjour qu'elle fît dans la capitale byzantine. Mais nous avons déjà vu que l'empereur répondit à cette démarche par l'envoi en France d'une seconde ambassade grecque, laquelle fut reçue par Pépin le Bref à Gentiliacum (Gentilly). De la part du césar iconoclaste, le fait de n'accréditer ses envoyés qu'auprès du roi des Francs, sans daigner répondre aux lettres apostoliques transmises par les
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1. On se rappelle que l’archicantor Siméon était venu aans les Gaules avec le pape Etienne 111. Cf. pag. 283 de ce présent volume. 2 Codex Carolin., xsxvi, col. 200.
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p386 i-UHT.'WHAT lj!i SAINT l'AUL I (737-7G7).
nonces pontificaux, prouve suffisamment son hostilité contre le saint-siège. Pépin le comprit à merveille, et l'attitude qu'il garda vis-à-vis des ambassadeurs grecs fut véritablement digne d'un roi très-chrétien. Voici comment le pape l'en félicitait depuis : « Nos deux envoyés le sous-diacre Jean et le défenseur régionnaire Pamphile, de retour ici avec votre chapelain Flagitius, nous ont remis les lettres par lesquelles votre excellence nous informe de l'accueil fait par vous aux ambassadeurs grecs. Une fois de plus, nous retrouvons en vous un fils et protecteur si dévoué à la sainte Église et à l'orthodoxie, que nous sommes impuissant à vous témoigner notre reconnaissance. Que le Seigneur lui-même, qui vous a fait roi et dont vous servez si noblement la cause, vous récompense dignement en ce monde et dans l'autre. Vous nous transmettez d'abord un exemplaire des lettres que l'empereur vous adressait, et vous en signalez vous-même la perfidie. Votre conduite en toute cette affaire est tellement noble et désintéressée, que vos ennemis eux-mêmes ne pourraient en méconnaître la grandeur. Quand les Grecs ont déclaré qu'ils voulaient publiquement démontrer les erreurs dans lesquelles, d'après eux, l'église romaine serait tombée, vous avez répondu qu'il leur était loisible d'entamer cette controverse, mais à la condition que nos légats y prendraient part et qu'ils auraient toute liberté de réfuter les accusations. C'est en effet ce qui a eu lieu. La réponse adressée par vous à l'empereur n'est ni moins digne, ni moins admirable 1. » Ainsi que l'écrit le pape, une discussion solennelle, dont malheureusement nous n'avons plus les procès-verbaux, s'était engagée à Gentilly entre les Grecs et leurs théologiens d'une part, les légats romains et quelques évêques gaulois de l'autre. Ceux-ci reprochaient aux Grecs leur fureur iconoclaste, le schisme du conciliabule quinisexte et la scandaleuse violation du célibat ecclésiastique. Ceux-là attaquaient les latins sur la croyance à la procession du Saint-Esprit, leur reprochant d'avoir ajouté au symbole le mot Filioque, pour indiquer que l'Esprit-Saint procède également du Père et du Fils. Dans cette lutte contre la foi
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1Codex Carolin., xxxvm, col. 207.
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p387 CHAP. IV. — LETTRES DE PAUL I A PÉPIN LE BREF.
catholique, les Grecs purent se convaincre que sur la terre des Gaules, au milieu de contrées qu'ils traitaient dédaigneusement de barbares, la grâce de Dieu avait fait éclore des docteurs capables de renverser toutes les arguties byzantines. Cependant la nouvelle d'une ambassade impériale reçue par Pépin le Bref réveilla les espérances et ralluma les convoitises de Didier. Il se pouvait que Pépin, séduit par les flatteries de la cour d'Orient, abandonnât l'alliance du saint-siége. Cette pensée enhardit le roi lombard : il se permit sur-le-champ contre le pape un acte de violence dont celui-ci informa Pépin en ces termes : « Nous avons déjà mandé à votre prudence très-chrétienne que le duc des Bajoarii, Tassilo, s'est à diverses reprises adressé à nous pour ménager un traité de paix entre votre excellence et lui. En dernier lieu, cédant à ses instances, nous avions chargé notre cher fils le prêtre Philippe et notre fidèle serviteur Ursus de se rendre près de vous dans ce but. Ils se mirent en route au mois de mai dernier (764). Leurs instructions se bornaient à vous communiquer la requête de Tassilo, remettant à votre prudence royale de prendre telle détermination qui vous paraîtrait convenable. Arrivés à Pavie, nos légats furent arrêtés par le roi Didier qui les empêcha de continuer leur voyage et saisit les lettres dont ils étaient porteurs 1. »
37. Là ne devaient point se borner les entreprises de Didier. Profitant du mouvement d'opinion excité par la présence d'une ambassade grecque en France, il fit circuler dans toute l'Italie la nouvelle qu'une flotte de trois cents navires byzantins allait débarquer en Sicile, se dirigeant sur Rome d'abord, puis sur les côtes méridionales du royaume des Francs. « Que signifie cette rumeur? écrit Paul I à Pépin le Bref. A-t-elIe un fondement de vérité; présage-t-elle de nouveaux périls? Je ne le sais, et je vous la mande telle que nous la recevons, transmise par des serviteurs vraiment dévoués au saint-siége 2. » La rumeur était fausse, comme tant d'autres sorties de la même fabrique. Peut-être Didier avait-il profité des ouvertures faites par
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1. Codex Carolin., xxxvm, col. 209. — 2. 10kl., xxxix, col. 211.
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p388 PONTIFICAT DE SAINT FAUL I (7j7-7G7}.
Copronyme en vue d'un futur mariage de son fils Léon avec la princesse Gisèle, pour accréditer le bruit que les patrices byzantins venaient avec une flotte si démesurément formidable chercher la royale fiancée. Ce qui est certain, c'est que, refusant toujours d'exécuter les restitutions tant de fois promises, il écrivit au pape une lettre pleine de menaces et d'injures, que celui-ci s'empressa de communiquer à Pépin le Bref1. Le roi des Francs ne tarda guère à réprimer l'insolence du prince lombard. Didier fut sommé catégoriquement de mettre un terme à des manœuvres qui ne trompaient plus personne, de se déclarer franchement ennemi s'il l'osait, plutôt que de s'opinidtrer dans une ligne de conduite inutilement perfide. Ainsi interpellé , il éclata en fureur et répondit qu'il défiait le pape de prouver la vérité d'une seule de ses allégations ou plaintes calomnieuses (7C5). Saint Paul I releva immédiatement le défi. « Le roi lombard, écrivait-il, ne saurait nier la lettre pleine d'injures et de menaces qu'il nous adressait l'an dernier, et que nous avons aussitôt transmise à votre très-chrétienne excellence. Il ne saurait nier la dévastation exercée par ses troupes dans notre ville de Sinigaglia, dont les territoires suburbains ont été livrés à l'incendie et au pillage, dont les habitants ont été égorgés. Il ne saurait nier davantage que, dans la province de Campanie, le castrum de Valens qui fait partie de nos états a eu le même sort. Les soldats lombards s'y sont livrés à des horreurs dont la cruauté dépasse celle des invasions barbares elles-mêmes. Les envoyés de votre excellence très-chrétienne ont officiellement constaté ces actes de brigandage, en présence des ambassadeurs lombards. Comment donc nier ce qui est de notoriété publique, ce qu'il suffit d'un coup d'oeil pour vérifier2? »
38. Cependant Didier persistait à répandre le bruit que Pépin le Bref, séduit par la perspective d'une alliance qni placerait sa fille sur le trône de Constantinople, lassé d'ailleurs des récriminations incessantes du pape, avait enfin changé de politique et résolu d'abandonner la cause du saint-siége. Pour calmer les inquiétudes
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1 Codex Carolin., xxxix, col. 212. — ! Mil., XL, col. 215.
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p389 CHAP. IV. — LETTRES DE PAUL I A l'ÉMN LE BKEP.
des Romains, l'abbé de Saint-Martin de Tours fut envoyé en Italie, porteur d'un message de Pépin le Bref adressé collectivement au pape, au sénat et à la population entière. Voici comment saint Paul I rendait compte de la réception de cette ambassade, solennelle entre toutes. « A l'arrivée du vénérable abbé Wulfard et de vos autres envoyés, le collège sacerdotal, le sénat et tout le peuple en une multitude immense se réunirent. Vos lettres me furent remises et j'en donnai publiquement lecture. Arrivé au passage où vous protestez de votre inviolable attachement à la sainte Église de Dieu et à la foi orthodoxe, toutes les mains et tous les yeux s'élevèrent vers le ciel, et dans une acclamation unanime la foule rendant grâces à Dieu fit retentir l'air des paroles évangé-liques : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis. Aucun cri ne pouvait mieux rendre le sentiment qui débordait de toutes les âmes. Oui, très-pieux roi, il est certain, et vos œuvres le manifestent, que vous avez volontairement repoussé les propositions les plus brillantes, les promesses les plus capables de séduire l'ambition humaine, uniquement pour rester fidèle à votre conscience, à votre dévouement envers le bienheureux Pierre prince des apôtres. C'est uniquement pour cela que vous avez foulé aux pieds, comme de la boue, toutes les grandeurs, toutes les richesses qui vous étaient offertes. Et maintenant que pourrais-je ajouter, fils très-excellent et notre compater spirituel? ces trésors de la terre que la rouille dévore, vous les avez échangés pour ceux du ciel qui ne passent ni ne tarissent jamais. Je ne vous dirai pas qu'entre moi ou les pontifes mes successeurs, et entre vous, votre postérité et tout le royaume des Francs, il y a une immortelle alliance. Vous le savez déjà; rien ne pourra séparer ce que l'onction du chrême a uni 1. » L'ambassade de Wulfard produisit un tel effet en Italie, que Didier lui-même vint humblement faire un nouveau pèlerinage ad limina. Il remit enfin au pape les patrimoines injustement détenus dans les duchés de Toscane, de Spolète et de Bénévent (766) 2.
1. Codex Carol., m, col. 213. — s Ibkl., nu. ool. 221.
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p390 PONTIFICAT DIÎ SAINT l'AUL I (7.17-7G7).
39. Cette fois, les difficultés contre lesquelles saint Paul I avait eu a lutter durant tout son pontificat étaient aplanies. Copronyme ne renouvela plus ses menaces d'invasion. Didier lui-même, prudemment incliné sous la terreur des armes victorieuses de Pépin qui venait à la fois d'abattre l'orgueil de Tassilo et d'écraser Viaïfre, prit le parti d'une hypocrite soumission. Les derniers mois du règne de Paul furent donc possibles. Avant de mourir, il voulut encore bénir la France et son roi. « Que le Dieu tout-puissant, écrivait-il à Pépin, daigne jeter un regard favorable, du haut du trône de son éternelle majesté, sur vous, sur votre royaume, sur la généreuse reine, sur vos très-doux fils, les vôtres selon la chair les nôtres selon la paternité spirituelle, sur l'universalité du peuple franc. Qu'il étende sur vous tous sa droite protectrice, que du haut du ciel il décrète toujours la victoire pour vos armes, qu'il prosterne l'ennemi devant votre face, qu'il couronne votre vie présente d'une longue vieillesse et vous accorde les béatitudes de l'éterni té. Que Dieu vous garde à jamais, très-excellent fils1.» Telles furent les dernières paroles de la correspondance de Paul I avec Pépin le Bref. Le lecteur, nous l'espérons, saura quelque gré à Charlemagne de l'avoir conservée, et ne partagera pas le dédain que Fleury professait pour elle. Ce sont des archives nationales dont nous avons, en ces temps surtout, le devoir de nous montrer fiers, parce qu'elles ouvrent sous nos pas la route à suivre pour retrouver notre véritable grandeur. Saint Paul I mourut, pleuré de la chrétienté entière, le 28 juin 767.
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1 Codex Carolin., sliii, col. 228.
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p390 PONTIFICAT DR SAINT PAUL I (737-707).
39. Celle fois, les difficultés contre lesquelles saint Paul I avait eu à lutter durant tout son pontificat étaient aplanies. Copronyme ne renouvela plus ses menaces d’invasion. Didier lui-même, prudemment incliné sous la terreur des armes victorieuses de Pépin qui venait à la fois d’abattre l’orgueil de Tassilo et d’écraser Vaïfre, prit le parti d’une hypocrite soumission. Les derniers mois du règne de Paul furent donc possibles. Avant de mourir, il voulut encore bénir la France et son roi. « Que le Dieu tout- puissant, écrivait-il à Pépin, daigne jeter un regard favorable, du haut du trône de son éternelle majesté, sur vous, sur votre royaume, sur la généreuse reine, sur vos très-doux tils, les vôtres selon la chair les nôtres selon la paternité spirituelle, sur l’universalité du peuple franc. Qu’il étende sur vous tous sa droite protectrice, que du haut du ciel il décrète toujours la victoire pour vos armes, qu’il prosterne l’ennemi devant votre face, qu’il couronne votre vie présente d’une longue vieillesse et vous accorde les béatitudes de l’éternité. Que Dieu vous garde à jamais, très-excellent fils1.» Telles furent les dernières paroles de la correspondance de Paul 1 avec Pépin le Bref. Le lecteur, nous l’espérons, saura quelque gré à Charlemagne de l’avoir conservée, et ne partagera pas le dédain que Fleury professait pour elle. Ce sont des archives nationales dont nous avons, en ces temps surtout, le devoir de nous montrer fiers, parce qu’elles ouvrent sous nos pas la route à suivre pour retrouver notre véritable grandeur. Saint Paul I mourut, pleuré de la chrétienté entière, le 28 juin 7G7. [1]
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[1] Codex Carolin., xliii, col. 228.
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Darras tome 17 p. 540
§ IV. L'empire d'Orient.
33. Rappelé sur les bords du Rhin par une révolte des Saxons, Charlemagne eut à peine le temps d'organiser le nouveau royaume d'Italie. La chute de la monarchie lombarde, la confirmation des droits temporels du saint-siége, créaient une situation politique nouvelle, qui devait susciter de nombreuses oppositions de la part des intérêts mis en cause, et trouver autant d'obstacles qu'elle renversait de positions acquises. La correspondance de saint Adrien I avec Charlemagne nous initiera à tout le mouvement réactionnaire qui se produisit alors en Italie, menaçant à la fois le pape comme souverain temporel, et le roi des Francs comme usurpateur du droit séculaire des Lombards. Ici encore nous retrouvons la protestation de Fleury; cet historien ne consent jamais à initier son lecteur à la diplomatie pontificale du VIIIe siècle. « Les affaires temporelles des églises, même celles de l'église romaine, dit-il, ne sont pas la matière de l'histoire ecclésiastique; c'est pourquoi je n'entrerai pas dans ces sortes de détails 2. » Nous ne partageons nullement le scrupule de Fleury; on a déjà vu que sous ce prétexte se dissimulait la volonté constante de supprimer une foule de textes gênants. Ce qui faisait taire Fleury est pour nous une raison de parler. D'ailleurs tous les documents authentiques, de quelque nature qu'ils soient, doivent être analysés par l'écrivain qui a conscience de sa dignité personnelle. A quoi servirait de répéter après tous les
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1 Paul. Diacon., Carmen viu; Patr. lut., tom. XCV, col. 1099. » Fleury, Hist. ecclés., livr. XLIV, cliap. xvn, toin. IX3 pag. 439.
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p541 CHAP. VI. — l'empire d'orient.
compilateurs officiels que Charlemagne conquit la Lombardie à trente-deux ans, soumit à trente-quatre la moitié de l'Espagne, à quarante toute la Germanie jusqu'aux bouches de la Vistule, si on laissait croire que ces prodigieux accroissements de puissance ne coûtèrent chacun qu'une seule journée de bataille, comme si un seul coup d'épée avait pu suffire pour abattre toutes les résistances? Écrire l'histoire de cette sorte, c'est tromper le lecteur et amoindrir de parti pris le rôle de Charlemagne. Il faut plus de génie pour organiser une province que pour la conquérir, plus d'efforts pour faire accepter le gouvernement d'un vainqueur que pour gagner une bataille. Telle était précisément la situation de Charlemagne en Italie. Obligé de disparaître le lendemain de sa victoire pour aller à l'autre extrémité de l'Europe étouffer dans la Saxe une rébellion sans cesse renaissante, le héros dut se contenter du serment de foi et hommage prêté par les ducs lombards, non pas qu'il se fît illusion sur leur sincérité, mais il se réservait de la mettre à l'épreuve afin de pouvoir un jour récompenser ou punir chacun selon ses oeuvres. La réaction contre lui ne manquait ni de consistance, ni de ressources, ni d'alliés. Le duc de Bénévent, Arigise, gendre de Didier, donna l'exemple de l'insurrection; il prit le titre de prince, se déclara indépendant, data ses édits « du palais sacré des Lombards, » et noua bientôt avec Hildebrand duc de Spolète, Rotgaud de Frioul, Réginald de Chiusi, une alliance offensive et défensive. Léon archevêque de Ravenne, séduit par des motifs d'ambition personnelle et de honteuse convoitise, entra dans le complot. On lui persuada de retenir les provinces de l'exarchat sous son propre gouvernement, sans permettre au pape de les occuper. Tout en jouissant dès lors d'un pouvoir souverain, l'archevêque s'assurerait ainsi pour l'avenir la protection et les faveurs de la cour de Byzance. On ne cessait pas, en effet, d'espérer que bientôt les flottes impériales débarqueraient en Italie, chasseraient les usurpateurs francs et rétabliraient la monarchie lombarde. Le fugitif de Vérone, Adalgise, entretenait cette illusion par ses lettres et par ses affidés. De sa personne, il s'était dirigé sur Constantinople pour implorer le secours de
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p542 PONTIFICAT DE SAINT ADItlEK
Copronyme, et revenir lui-même à la tête d'une armée
libératrice.
56. Mais quand il arriva à Byzance, après dix mois d'un voyage fort accidenté Copronyme avait cessé de régner et de vivre. Le farouche iconoclaste qui avait versé à grands flots le sang des martyrs et persécuté pendant plus d'un demi-siècle les fidèles de Jésus-Christ eut une mort épouvantable. Vaincus en 772 par le musulman Banacas, lieutenant du calife Almansor, ses généraux avaient été forcés d'abandonner les plus riches provinces de l'empire à la dévastation des Sarrasins. En 774, Copronyme essaya de relever la gloire des armes romaines et marcha en personne contre les Bulgares. Une flotte de deux mille voiles sortit de la Corne d'Or; mais en arrivant à Varna, l'empereur frappé d'une panique soudaine, ou peut-être, comme le dit Théophane, déjà souffrant d'une honteuse maladie qui lui paralysait les membres, se hâta de conclure la paix aux plus humiliantes conditions. De retour à Byzance, il voulut dans l'appareil d'un faux triomphe donner le change à l'opinion publique, et ne réussit qu'à mieux accentuer son échec. Sous le coup des sarcasmes et des plaisanteries dont l'écho arrivait de toutes parts à ses oreilles, il concerta pour le printemps de l'année 773 une nouvelle expédition contre les Bulgares. Douze mille cavaliers furent réembarqués à destination de Varna. Copronyme qui ne voulait pas confier sa précieuse vie au hasard d'une tempête résolut de longer les côtes avec l'armée de terre. La précaution était bonne, car à la hauteur de Mésembrie, un ouragan furieux détruisit presque entièrement la flotte. Mais la justice de Dieu qui s'appesantissait sur le persécuteur de l'Église n'avait besoin pour l'atteindre ni d'une tempête ni des flots soulevés du Pont-Euxin. Dès la seconde journée de marche, à quinze milles de Constantinoplc, Copronyme vit ses jambes se couvrir d'ulcères gangreneux; la violence du mal était telle que les chairs promptement décomposées tombaient en putréfaction. « Les médecins épouvantés d'un mal dont la nature échappait à leur science, dit Théophane, l'attribuaient à un feu intérieur et inconnu. Des soldats se relayèrent pour transporter l'empereur sur un brancard jusqu'à Arcadiopolis. On espérait de
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p543 . CHAP. VI.. — l'empire d'orient.
cette dernière ville pouvoir le ramener par mer à Sélimbrie; il fut en effet déposé sur un navire qui mit aussitôt à la voile. C'était le 14 septembre indiction XIVe (775). Mais en vue du de Strongyle, le malheureux moribond, poussant des cris désespérés, se tordit dans une crise affreuse. — Je brûle tout vif, répétait-il; un feu inextinguible me dévore. C'est Marie la mère de Dieu qui me punit. Oui, elle est vraiment la mère de Dieu! Je veux qu'on l'honore sous ce titre 1. — Il fit alors chanter par les matelots des cantiques en l'honneur de la sainte Vierge; les chants commencèrent, mais aussitôt Copronyme expira. Ainsi mourut le prince blasphémateur et iconoclaste2. » Il était âgé de cinquante-six ans et en avait régné trente-quatre. «L'histoire d'accord avec la justice et la vérité, dit M. le comte de Ségur, placera Constantin V Copronyme, au nombre des Caligula, des Néron et des autres monstres dont les vices ont déshonoré le sceptre 3.» Ce jugement émané d'un écrivain non suspect répond à tous les essais de glorification posthume, tentés par l'esprit de parti en faveur d'un tyran qui joignit à tous ses crimes celui de persécuter l'Église. « La même année et le même mois que l'empereur d'Orient, dit Théophane, le calife Abou-Giafar-Almansor mourut à Bagdad, et la Providence de Dieu permit que le genre humain fût délivré à la fois de ces deux fléaux 4.» Les cruautés d'Almansor épouvantèrent en effet l'Orient, et passèrent pour inouïes dans une contrée où il semblait impossible de rien inventer en ce genre. Il faisait avec un fer rouge percer les mains de quiconque refusait d'embrasser le mahométisme. Il vint passer trois mois à Jérusalem pour présider à cette féroce exécution. Les habitants de la Palestine et de la Syrie émigrèrent en masse, cherchant un refuge en Asie-Mineure et dans les îles de l'Archipel. Une colonie vint s'établir en
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' Zwv êti nupî àaëéattû 7tap5S<58ï)v £ià tïjv 0£ot6v.o-v MapCav ■ a).).' ànô w3 vûv Ti[i.i<39œ xii û(j.vci(î8io û>ç Bcotôxoç ai.rfir,i oùaa. (TheopbaD., Clironogroph.; Pair, grœc, toai. CVIil, col. 906. — Cedren., llisloriar. compend.; Pair. grœc.c tom. CXXI, col. 901).
2 Tlieophan., Ioc. cit.,
» M. de Ségur, flirt, du Bas-Empire, tom. II, pag. 37.
1 Tlieophau., Ioc. cil.
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p544 PONTIFICAT UE SAINT A1MUEN I
Chypre, dont les cités et le territoire avaient été presque complètement dépeuplés par les invasions précédentes. Mohammed-al-Muhdi, fils et successeur d'Almansor, se montra non moins barbare, et poursuivit avec la même énergie la lutte des califes contre l'empire de Byzance.
57. Copronyme avait été marié trois fois. De sa première femme nommée Irène il eut, outre une fille consacrée depuis au Seigneur et honorée dans l'Église sous le nom de sainte Anthusa1, un fils Léon IV dit le Khazar 2, associé dès sa naissance au trône paternel et proposé vainement pour époux à la princesse Gisèle sœur de Charlemagne. A la mort d'Irène, une seconde épouse, nommée Marie, ne fit que passer sur le trône sans laisser d'enfants. Eudocia, troisième femme de Copronyme, lui donna successivement cinq fils, Christophe, Nicéphore, Nicétas, Anthime et Eudoxe, tous décorés du titre de césars sans toutefois être admis à partager la couronne 3. Dès l'an 769, aussitôt après la notification du refus officiel de Pépin le Bref qui n'avait pas voulu de Léon IV pour gendre, Copronyme manda à Constantinople une jeune athénienne dont la naissance paraît avoir été assez obscure, mais d'une grâce et d'un charme extraordinaires. On l'appelait Irène, nom qu'elle devait rendre à jamais célèbre par son génie et sa vertu ; elle devint l'épouse de Léon IV et fut couronnée avec lui à Sainte-Sophie par le patriarche Nicétas, cet eunuque slave qui avait recueilli le sanglant héritage de Constantin 4. La mort de Nicétas arrivée quelque temps après permit d'apprécier les tendances du nouvel empereur. On le vit avec une joie extrême se préoccuper de choisir pour le siège patriarcal un homme ca-
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1 Bolland., S. Anthusa, 27 )ul.
* L'impératrice Irène était, nous l'avons vu, fillî da khan des Khaza'rs -, de là le surnom donné à son fils Léon IV.
3 «
Le troisième mariage de Copronyme, dit l'historien Lebesu, déplut aux
Grecs, qui encore aujourd'hui tolèrent les secondes noces, voient de mauvais
ceil las troisièmes, ne les permattant qu'eu imposant une pénitence, et dé
fendent les quatrièmes. » (Hist. du Bas-Emptre, livr. LXIV, tom. XIII,
Pag. 478.)
4 Cf. pag. 404 de ce présent volume.
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p545 VI. — l'empire d orient.
pable d'en relever l'éclat et d'en
exercer consciencieusement les fonctions. C'était Paul le Lecteur, originaire de
Salamine, non moins recommandable par la science et le talent que par la piété et
la modestie. Il fallut le porter de vive force à l'autel pour lui imposer les
mains. Rompant avec les traditions farouches du règne de Copronyme, Léon IV témoignait
en toute occasion son estime et son respect pour les religieux naguère tant
persécutés ; il affectait de choisir dans leurs rangs les évêques et les métropolitains. Sans rapporter
les décrets antérieurs contre le culte des images, il les laissa tomber en désuétude et fit cesser les poursuites à ce sujet. Cette
modération et cette sagesse, dans un prince de vingt-cinq ans, ne pouvaient manquer d'être applaudies. L'Église respirait enfin; l'ère des
persécutions semblait close. Tout entier à la joie du présent, le peuple
byzantin n'avait aucune inquiétude pour l'avenir. Le dimanche des Rameaux, 7 avril 776, une foule enthousiaste se porta au
palais, suppliant l'empereur d'associer au trône et de faire couronner son fils
Constantin VI Porphyrogénète,
alors âgé de six ans. Léon, conseillé sans doute par Irène, fit encore preuve d'habileté.
Il refusa en disant : « Je n'ai que ce fils; je souhaite
qu'il règne après moi, mais je désire encore plus qu'il soit heureux. Mes jours
sont entre les mains de Dieu ; si je venais à mourir prématurément, quel
serait le sort d'un enfant en bas âge, exposé à toutes les intrigues, à toutes les compétitions de pouvoir? Victime peut-être
d'une révolution, il se verrait arracher non plus seulement la couronne mais
la vie. » Comme il arrive toujours en pareil cas, le refus de l'empereur ne fit que redoubler l'ardeur populaire. »
Si nous avions le malheur de vous perdre, répondirent toutes les voix, nous ne voudrions jamais d'autre empereur que votre fils ! »
Les instances se renouvelèrent ainsi jusqu'au jeudi-saint. Léon cédant enfin à des vœux si persévérants et si unanimes convoqua
pour le lendemain tout le peuple dans le cirque. Là,
présentant son fils à la multitude : « Frères, dit-il, je n'ai pu résister aux
témoignages de votre amour. Voilà mon fils : n'oubliez jamais que c'est
l'Église, que c'est Jésus-Christ lui-même, crucifié pour nous en ce jour solennel, qui le remettent entre vos mains.»
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p546 PONTIFICAT DE SAINT ADRIEN I (772-793).
Le serment de fidélité à l'enfant impérial fut prêté au milieu des acclamations de joie par tous les princes, par le sénat, les patriciens, l'armée, la population entière. La cérémonie du couronnement solennel eut lieu le dimanche de Pâques à Sainte-Sophie.
38. Un mois ne s'était pas encore écoulé, et déjà les principaux officiers de la maison impériale entraient dans une vaste conspiration ayant pour but de détrôner Léon IV et son fils pour donner la couronne au prince Nicéphore. Le complot fut découvert, Léon se montra d'une clémence peu commune; il fit grâce à Nicéphone son frère, dont les complices eux-mêmes eurent la vie sauve, s'estimant fort heureux d'en être quittes pour la flagellation et l'exil. En dépit de ces heureux débuts, Léon IV n'était nullement ce que le pouvait croire la naïve bonne foi de ses sujets. Aussi iconoclaste et non moins cruel que son père, s'il consentit quelques mois à masquer sa véritable physionomie, il ne tarda guère à se révéler tel qu'il était. Un jour, il apprit que sa femme l'impératrice Irène conservait dans son appartement, cousues et cachées au chevet de son lit, une petite image de Notre-Seigneur et une autre de la sainte Vierge. Transporté de fureur à cette nouvelle, il déclara qu'il répudiait à jamais une épouse idolâtre. Tous les officiers du palais furent soumis à une enquête rigoureuse, afin d'apprendre par quelle voie les deux images avaient pu être introduites au palais. On découvrit que le chambellan Théophane, le maître des offices Papias et cinq autres des serviteurs d'Irène professaient le culte des images. Ils eurent la barbe, les sourcils, les cheveux arrachés ; on les étendit sur le chevalet où ils subirent le supplice de la flagellation ; puis, traînés à travers les rues de la ville comme d'infâmes criminels, ils furent jetés en prison. Théophane expira en mettant le pied sur le seuil du cachot. Ces premières violences éclatèrent à Constantinople comme un coup de foudre. Le nouveau patriarche, Paul le Lecteur, reçut ordre de prononcer solennellement l'anathème contre le culte des saintes images ; il fut assez lâche pour y consentir, souillant ainsi l'éclat d'une vie jusqu'alors irréprochable. Les autres évêques durent faire de même. Cependant le nouveau calife
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p547 CHAPvr. — i/ehpiiie d'origxt.
Mohammed-al-Mahdi faisait ravager les provinces de l'empire par ses deux fils Haroun-al-Raschid et Othman. La terreur au dedans, le péril au dehors, partout le meurtre et le carnage, telles étaient donc les sinistres perspectives qui s'offraient aux Byzantins, lorsque Léon IV mourut subitement à la fleur de l'âge. Il n'avait que trente ans. Cette catastrophe eut tous les caractères d'un châtiment divin. Le 8 septembre 780, Léon IV assistait à la messe pontificale dans la basilique de Sainte-Sophie. Il remarqua au-dessus de l'autel une couronne d'or, constellée de diamants et de saphirs. C'était un don fait autrefois par l'empereur Maurice (3S2-G02). Soit cupidité sacrilège, soit fantaisie d'artiste, car certains historiens disent qu'il avait le goût des pierres fines et se piquait d'y être connaisseur, Léon fit détacher cette couronne, la mit sur sa tête et rentra avec elle au palais. A l'instant, son front se couvrit de boutons pestilentiels, offrant tous les symptômes des ulcères gangreneux de son père Copronyme. La même fièvre, ardente comme une flamme, le saisit et avant la fin du jour il était mort.