Darras tome 22 p. 490
§ II. Expédition de Robert Guiscard en Illyrie.
11. Cependant Robert Guiscard poursuivait sur la côte illyrienne le siège de Dyrrachium (Durazzo)2. La soudaineté presque foudroyante de son attaque avait jeté la consternation à Byzance. L'empereur Alexis Comnène, mal affermi sur le trône où une révolution militaire venait de le porter, avait dès le premier mois de son avènement dépensé à se faire des créatures tout l'argent tenu en réserve dans le trésor du Boucoléon. Les finances se trouvèrent épuisées au moment où il en aurait eu le plus pressant besoin, non seulement pour équiper une flotte capable de se porter au secours de l'Illyrie, mais pour repousser une invasion moins éloignée et plus formidable. Les Turcs déjà maîtres de Nicée poussaient leurs courses dans tout l'empire grec, et venaient baigner leurs chevaux en vue de Constantinople dans les eaux du
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1.Benzo ap. Perte, loc. cit.
2. Cf. n<> 42 de ce chapitra.
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Bosphore. Alexis trouva bientôt une nouvelle source de richesses. Dans une réunion du clergé byzantin, il se fit canoniste pour démontrer aux évêques et aux archimandrites que l'empereur avait le droit de mettre la main sur tous les trésors des églises. « Les saints canons, dit-il, autorisent à vendre les vases sacrés pour la rédemption des captifs. Or, que de chrétiens déjà réduits en esclavage par les Turcs ! Combien d'autres, à Corcyre (Corfou) et en Illjrie, gémissent, dans les fers des barbares normands ! La gravité des circonstances justifie donc la mesure extrême que je vous propose. À quoi servirait d'ailleurs de conserver dans les églises d'Asie des richesses qui tomberont infailliblement aux mains des infidèles, si nous différons de quelques semaines l'armement des troupes impériales? » Les prélats, malgré leur servilisme habituel, essayèrent de résister. L'un d'eux, Léon évêque de Chalcédoine, protesta, même avec tant d'énergie que l'empereur le fit déposer et exiler. Cet acte de rigueur imposa silence aux opposants; les agents du fisc saisirent tout l'or, l'argent et les objets précieux qui se trouvaient dans les églises, monastères et couvents de l'empire. Alexis battit monnaie avec ces trésors sacrés. Il acheta la coopération des Turcs et celle des Vénitiens contre Robert Guiscard. Les Turcs s'engagèrent à servir comme auxiliaires sous les ordres de Comnène dans son expédition, en Illyrie. Les Vénitiens promirent d'envoyer une flotte devant Dyrrachium. Sur ces entrefaites, les ambassadeurs de Henri IV étaient arrivés à Constantinople1. L'accueil qu'ils y reçurent dépassa toutes leurs espérances. Pour déterminer plus efficacement Alexis Comnène à entrer dans une ligue offensive et défensive contre Grégoire VII, ils apportaient une pièce diplomatique, vraie ou fausse, dont la chancellerie tudesque les avait munis. C'était la copie d'une lettre de Robert Guiscard adressée au grand pape au moment où, repoussant les offres du roi tudesque, le duc d'Apulie renouvelait à Grégoire VII l'assurance d'un inviolable attachement. Anne Comnène, fille et historiographe d'Alexis, nous à conservé dans sa chronique
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Ct. nBCÎ de ce> chapitra.
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byzantine une traduction grecque de ce document qui ne se retrouve d'ailleurs ni dans le Regestum pontifical, ni dans aucun des annalistes latins. Le fond semblerait assez authentique, car il est en concordance parfaite avec l'attitude historiquement constatée de Robert Guiscard; mais la forme a dû subir des modifications particulières au génie emphatique de l'Orient. Voici cette lettre : « Au grand archipontife 1 mon seigneur, Robert duc par la grâce de Dieu. — En apprenant par la voix publique l'agression hostile dirigée contre vous, j'ai longtemps refusé d'ajouter foi à cette nouvelle. Je ne croyais pas à la possibilité d'un attentat si audacieux. A moins d'être aveuglé par une fureur impie, qui donc oserait lever la main contre un père, et un père tel que vous? Je suis en ce moment absorbé par une guerre formidable contre la plus belliqueuse des puissances, contre l'empire d'Orient, héritier de ces grands Romains qui ont rempli de leurs trophées de victoire les terres et les mers. Quant à vous, je fais profession de vous garder une fidélité inviolable, et j'en donnerai la preuve quand le temps sera venu 2. » Il est absolument certain que dans cette missive les termes ampoulés qui rehaussent la bravoure militaire des guerriers de Byzance sont une interpolation apocryphe. Jamais Robert Guiscard n'eût dicté une phrase pareille. Dès le onzième siècle dans le langage de la chevalerie l'épithète de « grec » signifiait le contraire de vaillance, et s'employait comme synonyme de lacheté et de fourberie. Faut-il attribuer l'interpolation à la chancellerie tudesque ou à l'orgueil filial d'Anne Comnène? Nous inclinerions à croire que les scribes de Henri IV y mirent un peu du leur et que la fille d'Alexis Comnène y ajouta beaucoup du sien. En tout cas, le résultat fut le même.
12. L'empereur d'Orient donna pleine satisfaction aux ambassa-
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1 TôJ |XE-ydEX<3 àpx'epet ^ xupiw pu 'Pourap*0? ^» £V ®£<?* Les éditeurs posthumes de M. Villemain ont ici infligé à la mémoire de l'illustre secrétaire perpétuel de l'Académie un grossier contre-sens dont il était incapable. Voici leur traduction : « Au souverain pontife, Monseigneur Robert, duc en Dieu. » (Ilist de Grég. VU, tom. II, p. 314.)
2. Ann. Comn. Alexiados, Hb. I ; Pair. Grsc. tom. CXXXI col. 160.
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deurs de Henri dans les récriminations qu'ils formulèrent contre Grégoire VII. Il est assez curieux de lire en grec dans la chronique de la princesse byzantine les mêmes injures que Benzo dans son ignoble latin adressait au grand pape. « Il faudrait le conspuer, ce pape, dit Anne Comnène, car je ne trouve pas d'expression qui rende mieux le mépris que je professe à son endoit. On se souvient de son atroce barbarie à l'égard des ambassadeurs du roi d'Allemagne envoyés au concile romain1. Il avait sans cesse sur les lèvres le nom de l'Esprit-Saint et da sa grâce ; il ne parlait que de la paix évangélique : c'était, l'hypocrite manteau de son despotisme. En réalité, de toute la puissance de son génie, de toutes les ressources de son pouvoir, ce fils de paix ne travaillait qu'à une seule chose, la guerre ; il ne reconnaissait pour ses vrais disciples que des hommes de sang. On l'avait vu encourager la révolte des ducs saxons, Rodolphe et Welf2, contre leur roi légitime. A l'un et à l'autre il avait promis l'empire d'Occident, à condition qu'ils se reconnaîtraient ses vassaux. Ce pape, il avait vraiment la main prompte à faire des rois ! Il ne se souciait guère du précepte de saint Paul: « Ne vous hâtez pas d'imposer les mains à personne 3. » Il fit de ce duc Rodolphe un roi des Saxons, et lui posa sur le front une couronne. Il ne lui en coûta pas davantage de donner une bandelette ducale à Robert d'Apulie. Cependant contre l'armée saxonne de ce pape, le roi Henri rangea ses phalanges en bataille ; et le sang coula dans la plaine comme un fleuve débordé. Trente mille hommes de chaque côté mordirent
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1. Nous avons reproduit la missive diplomatique de Henri IV adressée à la cour de Constantinople après le concile romain de l'an 1076. Le roi allemand sans le moindre souci de la vérité, affirmait que son ambassadeur, Roland de Parme, lapidé par ordre de Grégoire VII, avait été mis en pièces par la populace. Le lecteur se rappelle que le sort de l'apostat Roland avait été beaucoup moins tragique, puisque quelques mois après Henri IV lui conférait l'investiture simoniaque de l'évêché de Trévise.
2. Il est curieux de voir comment la princesse byzantine défigure ces noms germaniques, en voulant les helléniser. Rodolphe sous sa plume devient AauToXçoç ; Welf, OùAxo;.
3. I. Tim. v, 22.
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la poussière, s'il faut en croire leurs récits 1. Enfin Rodolphe tomba, frappé d'une blessure mortelle, et les bataillons du pape s'enfuirent en déroute. Henri aurait pu les anéantir, s'il eût daigné les faire poursuivre. Mais il méprisait trop cette vile cohue. Préoccupé d'accorder quelque repos à des troupes qui l'avaient si noblement servi, il fit cesser le carnage. Peu après, quand son armée fut remise de ses glorieuses fatigues, il la conduisit droit à Rome, dont il vint faire le siège. Ce fut pour le prétendu pape un grand sujet d’effroi. Il s'empressa d'appeler Robert à son secours, et la lettre du barbare normand, telle que je viens de la citer, fut la réponse à cette invitation pressante 2. » On voit que dès cette époque la diplomatie officielle n'était qu'un métier à mensonges grassement rétribué. Rien n’est changé sous ce rapport ; les diplomates de notre siècle affichent le même dédain pour la vérité, ils érigent de même le mensonge à la hauteur d'un dogme social. L'histoire constate l'absolue stérilité de cet ignoble travail. Où sont maintenant les chanceliers tudesques de Henri IV, ses ministres, ses ambassadeurs, ses courtisans ? A peine si les patientes investigations des érudits réussissent à retrouver sous la poussière des siècles quelques-noms déshonorés. De ces grands projets, de ces conceptions ambitieuses, de ces visées tyranniques, il n'est resté qu'un souvenir flétri dans la mémoire des hommes.
13. Mais du moins les ambassadeurs de Henri IV à Byzance rapportèrent à leur maître, en échange de tant de mensonges scrupuleusement enregistrés par l'historiographe porphyrogénète, des présents qui avaient une valeur sonnante. Alexis Comnène enrichi par la spoliation des biens ecclésiastiques se montra prodigue envers son allié de Germanie. Pour l'engager à faire une diversion sur les états de Guiscard, leur ennemi commun, il lui envoya cent quarante mille écus d'or. « Cette somme est en monnaie romaine de l'ancien titre, »lui disait-il dans la lettre d'expédition. En même
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1 Cette réserve prudente autorise à penser que la cour byzantine n'était pas complètement dupe des exagérations tudesques.
2. Ann. Comnen. Alex., lib. I ; Pair. Grsec, t. cit., col. 156-157.
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temps il lui annonçait qu'une autre somme de deux cent mille écus d'or lui serait également remise, lorsqu'il aurait souscrit avec serment l'alliance proposée. La précaution était digne d'un Grec traitant avec un Allemand vingt fois parjure. En outre les ambassadeurs tudesques reçurent dans leur audience de congé cent pièces d'étoffes de pourpre à distribuer aux nouveaux sénateurs, nomenclateurs et préfets créés par leur maître. Enfin l'empereur grec envoyait à son frère d'Occident une couronne d'or garnie de rayons, une croix enrichie de perles, une châsse de reliques, un vase de sardoine et des cassolettes pleines d'encens d'Arabie. Henri reçut tous ces trésors à l'époque même où, quittant le siège de Rome, il ramenait les débris de son armée à Ravenne. Benzo a des pages homériques sur le brillant résultat de l'ambassade byzantine. Les reproduire serait fatiguer inutilement le lecteur. Ni l'éloquence de Benzo, ni les trésors de l'Orient n'empêchèrent les succès de Robert Guiscard en Illyrie, pas plus qu'ils ne mirent Henri IV en état de faire la moindre diversion sur l'Apulie et la Calabre.
14. Le siège de Dyrrachium entrepris par le duc normand offrait des difficultés sans nombre. La flotte de Robert Guiscard dans la traversée de Corfou à la côte illyrienne fut assaillie par une violente tempête ; le vaisseau qu'il montait échappa à grand-peine; mais les barques chargés de munitions et de vivres sombrèrent pour la plupart. Après son débarquement, il vint camper le 14 juillet 1082 sur les ruines de l'antique cité d'Epidamne avec quinze mille hommes, seuls survivant au naufrage, sans compter pourtant les troupes de marine laissées à bord des vaisseaux pour les défendre contre un coup de main. Des négociations avaient été ouvertes avec le gouverneur de Dyrrachium, un Grec nommé Monomachat, qui avait sans difficulté mais à beaux deniers comptant vendu son honneur et promis d'ouvrir en trahison les portes de la citadelle. Le duc normand comptait sur l'exécution du marché, mais l'intrigue avait été éventée à la cour de Byzance. Sans être absolument certain des détails, Alexis Comnène soupçonnant quelque infidélité avait subitement destitué
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Monomachat pour le remplacer par Georges Paléologue, homme d'honneur et brave soldat, qui jura de mourir sur la brèche plutôt que de se rendre. Guiscard n'en poursuivit pas moins son entreprise. Dyrrachium fut assiégée dans toutes les règles de la poliorcétique alors en usage. Des circonvallations entourèrent la ville ; des catapultes, des tours roulantes furent approchées des remparts. La résistance fut proportionnée à la vigueur de l'attaque ; l'automne se passa sans amener de changement dans la situation des armées belligérantes et Robert fit élever des huttes de branchage pour hiverner sous les murs de la ville assiégée. Les principaux habitants envoyèrent à son camp une députation chargée de lui offrir une somme considérable pour acheter la paix. Guiscard refusa avec indignation. « Je ne fais pas une guerre de pirate, répondit-il. Je viens rétablir l'empereur Michel injustement détrôné. » — «Nous avons connu personnellement cet empereur, reprirent les députés ; son souvenir est entouré chez nous de respect et de reconnaissance. S'il vivait encore et qu'il se présentât sous les murs de Dyrrachium, nous viendrions nous prosterner à ses genoux et lui offrir les clefs de la ville. » Guiscard fit alors promener autour des remparts, au son des trompettes et des cymbales, son empereur Michel revêtu de la pourpre des Césars, couronné du diadème d'or et entouré d'un pompeux cortège. Dès qu'il se fut assez rapproché pour que la population de Dyrrachium groupée sur le faîte des murailles pût distinguer ses traits, il s'éleva une tempête de huées, de sifflets et d'éclats de rire.« Nous le reconnaissons en effet, s'écriait la foule. C'était un des échansons de l'empereur Michel et nous l'avons vu bien souvent lui verser à boire. » Fondées ou non, ces allégations mêlées à un torrent d'injures mirent fin à l'exhibition impériale. Michel se retira en proférant contre la ville de Dyrrachium des menaces impuissantes. La garnison y répondit en faisant une sortie qui changea la pompe théâtrale en un combat sanglant. Le siège recommença donc avec une nouvelle ardeur, mais un soir la flotte vénitienne commandée par le doge Dominico Silvio fut aperçue en mer par les Normands., Au point du jour une bataille navale
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s'engagea. Les Vénitiens l'emportaient en expérience maritime, et ils étaient armés du feu grégeois. L'escadre normande sous les ordres de Boémond fit inutilement des prodiges de valeur. Son jeune et héroïque chef soutint durant plusieurs heures une lutte inégale. Mais enfin au moment où il allait aborder un vaisseau ennemi, son propre navire s'entr'ouvrit avec un fracas épouvantable depuis le pont jusqu'à la quille, sous le choc d'un nouvel engin de guerre, sorte de bélier naval, que les Vénitiens avaient imaginé de suspendre par un système de poulies à l'extrémité des vergues, et qu'ils déchargeaient à plomb sur les embarcations à leur portée. Boémond et tout l'équipage eurent le temps de se jeter à la mer, la plupart périrent, mais le héros parvint à gagner un autre de ses navires. La flotte normande en pleine déroute revint précipitamment au port. Les Vénitiens lui prirent plusieurs vaisseaux et bloquèrent étroitement le reste. La nouvelle de ce revers se répandit sur tout le littoral de la Grèce et dans les îles de l'Archipel. Corfou et les autres conquêtes de Guiscard en Èpire et en Illyrie se révoltèrent et n'envoyèrent plus de tributs ni de vivres. La contagion se mit dans l'armée normande. Cinq cents chevaliers en moururent, « et ce nombre, dit M. Ville-main, peut indiquer celui des autres victimes que l'on ne comptait pas1.»
15. Tout semblait conjuré pour la perte de Robert Guiscard. L'empereur Alexis s'avançait de Constantinople à la tête d'une
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1. Hst. de Grêg. VU, tom. II, p. 321. L'insinuation malveillente de l'éminent écrivain n'est nullement justifiée par le texte d'Anne Comnène d'où ces détails historiques sont tirés. La princesse byzantine, tout en exagérant par un sentiment de patriotisme les ravages de la contagion dans l'armée normande prend la précaution de distinguer parmi les victimes les chevaliers, les comtes, les seigneurs, au nombre de cinq cents, puis les simples soldats dont elle évalue le nombre à dix mille en ajoutant que ce chiffre n'est donné que sous toute réserve parce qu'elle n'a pu le vérifier. On tenait donc alors comme aujourd'hui un compte officiel de la mort des soldats. L'insinuation de M. Villemain rappelle les préjugés d'une époque où il était de bon goût d'insulter à tout propos les institutions et les hommes du moyen âge. Cf. Ann. Comn. Alex., lib. IV, col. 310.
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nombreuse armée ; il entraînait à sa suite toute la noblesse de l'empire, sa garde grecque et étrangère, l'élite de ses garnisons, un corps d'Anglais émigrés de leur patrie après la conquête de Guillaume le Bâtard et pleins de haine pour les Normands; enfin il avait acheté la secours d'un corps de cavalerie turque et levé dans les environs de Philippopolis en Thrace un corps de deux mille huit cents barbares qui prétendaient descendre de la secte antique des Pauliciens, mais qui avaient repris les habitudes sauvages et féroces des Huns de sinistre mémoire. Il s'arrêta tout le mois de septembre à Thessalonique pour exercer et discipliner ces troupes hétérogènes. Le 15 octobre 1081, vers le soir, une cohorte de cinquante cavaliers normands ayant à leur tête le jeune prince Boémond était allée au fourrage à quelque distance de Dyrrachium, lorsqu'elle rencontra les éclaireurs de l'armée byzantine commandés par un capitaine grec nommé Basile. Sans s'effrayer de la disproportion du nombre, Boémond fondit sur eux, les tailla en pièces, enleva Basile et le ramena au camp. Ce prisonnier fournit à Robert Guiscard des renseignements exacts sur la marche d'Alexis et le nombre de ses troupes. Dans un conseil de guerre, le duc réunit les principaux chefs de son armée pour arrêter un plan de campagne. La plupart furent d'avis de prendre l'offensive et de se porter à la rencontre de l'ennemi, pour ne point se trouver exposés, dans le camp à la double attaque de la garnison de Dyrrachium et des innombrables phalanges du césar byzantin. Mais Robert Guiscard ne voulut point en levant le siège perdre le fruit de tant de sang et de labeurs, il déclara sa résolution d'attendre de pied ferme, et pour ôter aux siens tout espoir de fuite, il mit le feu à sa flotte et réunit à son infanterie les matelots et les soldats de marine, « Demain, leur dit-il, nous serons morts dans la paix de Dieu, ou nous serons maîtres de l'empire d'Orient. » La nuit s'écoula pour les guerriers normands à se préparer à vaincre ou à bien mourir. « Ils se confessèrent tous, princes, chevaliers et soldats, dit le chroniqueur. Avant le lever du soleil, une messe fut dite sur le rivage de la mer dans une petite église dédiée au martyr saint
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Théodore et tous communièrent au corps du Seigneur 1. » Ensuite ils sortirent du camp en ordre de bataille et serrés les uns contre les autres ils s'avancèrent lentement vers l'armée d'Alexis. L'aile gauche était commandée par Boémond; la droite par le comte Amicus2 l'un des plus braves et des plus habiles capitaines. Robert Guiscard s'était réservé le poste le plus périlleux et commandait le centre. Les auxiliaires anglais qui formaient la première ligne des Grecs, couverts de leurs cottes de mailles et protégés par leurs boucliers en tortue, comme à la bataille d'Hastings 3, ayant en main la lourde hache d'armes telle qu'on la portait dans leur pays, écrasèrent sous leur choc les Italiens et les Calabrais de l'aile droite qui s'enfuirent en déroute. La cavalerie même de Guiscard recula jusqu'à une petite rivière qui couvrait Dyrrachium et dont les ponts avaient été coupés pour prévenir le danger d'une sortie. La duchesse Sigelgaïde, la javeline au poing, lança son cheval au milieu des fuyards. Ses paroles n'étant plus écoutées, elle frappait de son arme à droite et à gauche en criant: « Serez-vous donc plus lâches qu'une femme ?» A force de honte la troupe débandée reprit courage ; elle revint au combat avec un élan tellement irrésistible que les Anglais rompant leurs rangs plièrent à leur tour. Ce fut une véritable panique. Ils s'entassèrent les uns sur les autres dans une petite église dédiée à saint Nicolas, grimpant pour trouver un asile jusque sur la toiture qui finit par s'effondrer sous le poids et écrasa dans sa chute toute une escouade de guerriers. L'armée grecque vingt fois supérieure en nombre eut à peine le temps de s'apercevoir de ce désastre partiel. Au centre, Robert Guiscard malgré une résistance héroïque avait vu ses meilleurs bataillons lâcher pied. Déjà les échos d'alentour retentissaient de la grande victoire d'Alexis Comnène. Du haut de leurs na-
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1 Gaufr. Malaterra. Histor. Skulœ; Pair. Lat., tom. CXLIX, col. 1172.
2. Il serait possible que le comte Amicus fut le personnage du même nom auquel Bonizo de Sutri a dédié sa chronique si souvent citée par nous. L'identification de cet Amicus n'a pu jusqu'ici être constatée. Nous signalons sous toute réserve ce rapprochement.
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1 Cf. tom. XXI de cette Hist, p. 4&7
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vires les Vénitiens qui faisaient le blocus de la côte entendant les chants de victoire, avaient débarqué sur le rivage et se mêlaient aux pillards grecs qui commençaient à saccager le camp apulien. Dans cette extrémité Robert Guiscard rallia ses guerriers, fit déployer l'étendard de saint Pierre et tenant à la main une relique de saint Matthieu qu'il portait suspendue au cou: « Soldats, dit-il, deux apôtres combattent pour nous. Dieu lui-même nous protège. Sus à ces misérables schismatiques! » En parlant ainsi, il s'élance tête baissée sur l'escadron des Turcs qui lui faisait face, le culbute, foule aux pieds l'infanterie byzantine placée en arrière et jonche le champ de bataille de six mille cadavres. La victoire était assurée. Toute l'immense multitude des ennemis s'enfuit en désordre, poursuivie l'épée dans les reins par Boémond. Les Grecs perdirent en cette journée la fleur de leur noblesse. Du côté des Normands, le prétendu Michel Ducas fut au nombre des morts. Le trésor d'Alexis Comnène tomba aux mains des vainqueurs. Mais le plus glorieux trophée de cette bataille mémorable fut l'étendard de Constantin le Grand, surmonté de la croix d'airain que ce héros avait fait exécuter à la suite de la vision surnaturelle qui précéda son combat contre Maxence. Alexis Comnène le faisait porter devant lui comme le palladium de l'empire. La perte de ce trésor fut plus sensible aux Grecs que le malheur de leur défaite. Robert Guiscard refusa de le rendre, quelque somme qu'on lui en offrît. Désormais cette relique l'accompagna sur tous les champs de bataille. Par testament il ordonna qu'après sa mort elle serait déposée au lieu même qu'il choisit pour sa sépulture, dans le monastère bénédictin de la Sainte- Trinité à Venusium (Venosa.)
16. Cette grande victoire retentit dans tout l'Occident ; l'Eglise catholique venait de triompher du double schisme grec et teuton dans les plaines de Dyrrackium 1. Voici la lettre que le grand pape
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1. Tel n'est point l'avis d'un récent historien qui se livre ici aux considérations les plus excentriques. « Robert, dit-il, désertait les nobles combats pour la folle gloire des conquérants... Il rendait à Satan le signalé service
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adressait quelques mois plus tard au «glorieux duc : » « En nous informant, les Romains et nous, de votre glorieux triomphe, vous avez comblé nos vœux, et soulevé des transports d'allégresse qui se traduisent pour vous en félicitations aussi vives que sincères. N'oubliez jamais le protecteur céleste à l'intercession duquel vous attribuez vous-même cet éclatant succès. Autant l'ingratitude provoque la colère divine, autant la pieuse reconnaissance attire de nouvelles faveurs. Ayez donc toujours devant les yeux les bienfaits du bienheureux apôtre Pierre, dont la protection s'est signalée pour vous dans ces grands événements. Gardez la mémoire de la sainte église romaine votre mère, qui a mis en vous sa confiance et vous chérit d'un amour de prédilection entre tous les autres princes. Rappelez-vous les promesses, les serments que vous lui avez faits, engagements tels d'ailleurs qu'à titre de chevalier chrétien vous auriez l'obligation de les remplir quand même vous ne les eussiez pas souscrits. Ne différez donc plus leur accomplissement. Vous savez quelle persécution terrible le soi-disant roi Henri exerce contre Rome, et combien cette capitale du bienheureux prince des apôtres a besoin de votre secours. Plus le fils d'iniquité s'acharne contre votre mère, plus celle-ci a le droit de compter sur votre piété filiale. Je me détermine à ne pas sceller cette missive du sceau de plomb usité par le siège apostolique, dans la crainte que les ennemis venant à s'en emparer n'en abusent pour leurs falsifications habi-
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d'égorger les derniers défenseurs de la croix contre l'islamisme... L'armée de Robert était un ramas de brigands calabrais, de Sarrasins, de Turcs. On représente ces forbans communiant le matin de la bataille, comme ceux de Guillaume à Hastings. Dieu nous préserve de le croire !. Semblables à ce possédé de l'Evangile que personne ne pouvait contenir, ces êtres farouches qui s'enivraient à l'odeur du sang commirent peut-être plus d'horreurs dans l'Epire que les Turcs dans l'Anatolie... Qu'il vienne plus tard des mêmes rivages des libérateurs, on ne croira plus au salut qu'ils apportent; ils inspireront plus de terreur que d'amour, et cette inguérissable défiance sera l’écueil des croisades. Robert en sera cause ; il prépare en ce moment un tombeau pour cent mille croisés. » (Cours compl. d'Hist. ecclés., tom. XIX, roi. 1 ■MP-I3ÏM.) Il est impossible de se tromper plus absolument avec les meilleures intentions du monde.
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tuelles 1. » Cette précaution finale, fort peu honorable pour Henri IV et sa chancellerie tudesque, nous aide à fixer par approximation l'époque où cette lettre non datée dut être écrite. Manifestement les communications entre Rome et les provinces méridionales de l'Italie étaient sinon interceptées, du moins très-peu sûres, puisque le grand pape était obligé de supprimer dans sa correspondance les signes extérieurs et officiels qui en eussent fait reconnaître l'origine. Il en sera toujours ainsi dès qu'un pape sera captif, ce qui n'empêchera point ses rescrits de percer toutes les lignes de blocus, les portes de tous les cachots. Mais dans le cas présent, la lettre pontificale suppose qu'à l'époque où elle fut écrite Rome était assiégée. Or, le tyran Henri IV, ayant été dès le mois de juillet 1081 forcé de s'éloigner des murs de la ville éternelle, et n'étant revenu qu'au mois de mars 1082 les assaillir de nouveau, il est certain que la lettre de Grégoire VII se rapporte à cette dernière date. Watterich et Jaffé2 ont adopté cette restitution chronologique qui avait déjà été signalée par l'historien français Lebeau3. Elle justifie pleinement Robert Guiscard du reproche articulé par certains auteurs récents qui mettent en doute la sincérité de ses dispositions envers le pape. Au moment où la lettre de Grégoire lui parvint Robert s'était enfin rendu maître de la ville de Dyrrachium dont la résistance se prolongea, malgré la défaite de l'armée impériale, jusqu'au 21 février 1082. Il avait continué sa marche en avant, subjuguant les autres cités de l'Illyrie. «Déjà il se disposait à pénétrer sur le territoire des Bulgares, dit Lebeau, lorsque la lettre pontificale lui apprit le danger que courait Grégoire VII de nouveau assiégé dans Rome par le roi de Germanie. Aussitôt le duc qui se regardait comme soldat du saint-siége auquel il avait juré fidélité, laissa son fils Boémond poursuivre le cours de ses conquêtes. Il recommanda aux officiers d'obéir à ce jeune prince, tout en prescrivant à Boémond de les consulter
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1. S. Greg. VII, Ep. xvii, lib. IX, col. 619.
2. Watterich, t. i, p. 451.—Jaffé, Rcgcst. roman, pantif., tom. I, p. 439.
3. Lebeau, llist. du Bas-Emp., tom. XVII, p. B51.
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dans toutes ses entreprises. Puis en leur présence il jura de ne point user de bain, de ne se point faire la barbe ni les cheveux jusqu'à son retour. Prenant ensuite une escorte peu nombreuse, il passa à Otrante sur deux navires et se rendit à Salerne, où il assembla de nouvelles troupes pour voler au secours du pape1. » Telle fut la conduite chevaleresque de Robert Guiscard et l'héroïque fidélité avec laquelle il remplit ses engagements à l'égard du saint-siége. Ce qui n'empêche pas quelques critiques dont la science n'égale point le zèle, de prétendre que Roberi Guiscard n'avait garde « de se déranger pour aller secourir Rome2.»