Croisades 7

(Darras tome  23, p. 330 et suivants)

 

§ I. Itinéraire de Pierre l'Ermite jusqu'à Contantlnople 1.

 

1. L'ordre que devaient suivre les croisés, rangés sous la bannière  de  leurs chefs respectifs, avait été fixé durant le  vovage d’Urbain II en France. Le pape l'annonçait en ces termes à I'empereur byzantin Alexis Comnène : « Depuis le concile de Clermont en Arvernie, où d'un consentement unanime la guerre contre les Sarrasins fut votée, une telle multitude de guerriers a pris la croix, qu'on porte leur nombre à trois cent mille. Les chefs les plus puissants ont prêté

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leurs concours avec une ardeur qui nous permet d'espérer la conquête de Jérusalem. Le premier de tous, Pierre l'Er­mite s'est mis en marche, à la tête d'une foule innombrable.

……………… Ces immenses agglomérations d'hommes se sont donné rendez-vous sous les murs de votre capi­tale, où ils comptent trouver les secours et les approvisionnements nécessaires. Je vous prie donc, de la manière la plus instante, de ne rien négliger pour l'heureux succès de cette guerre, la plus juste et la plus glorieuse qui se soit encore entreprise. Bien que je sois d'avance persuadé du zèle que vous ne manquerez pas de déployer en cette circonstance, j'ai voulu cependant vous témoigner, par cette lettre, le prix que la république chrétienne tout entière attache, ainsi que moi, à votre concours3. »

   2. « L'ébranlement produit en Europe, du nord au midi, du cou-

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chant à l'aurore, dit un témoin oculaire, fut tel qu'on put croire à une émigration en masse de tous les peuples. Le père n'osait retenir son fils, ni la femme son époux, ni le maître son sersviteur. Dans un sentiment universel de crainte de Dieu et d'amour pour Jésus-Christ, nul n'aurait osé apporter le moindre obstacle à quiconque voulait partir. Tous les pèlerins portaient la croix sur l'épaule droite, à l'imitation du Sauveur qui, marchant au Calvaire, porta sur son épaule l'instrument de notre rédemption. Aucune route, aucun vil­lage, aucune cité, aucun château, aucune vallée, aucune montagne qui ne fussent environnés ou couverts de pavillons, de tentes, de chariots. Les flots de pèlerins, hommes et femmes, nobles et paysans, riches et pauvres, tous, la croix sur l'épaule, venus des contrées les plus lointaines et entraînant à chaque pas de nouvelles recrues, marchaient avec une incroyable allégresse. On eût dit qu'après un dur exil, ou un affreux esclavage, ils retournaient dans leur patrie. Le son des trompettes, des clairons, des instruments de musique, ac­compagnait la marche et le chant des hymnes de joie. Chaque groupe emportait avec lui des meubles et les objets les plus divers, ustensiles de terre, de fer, de bois, joyaux d'or ou d'argent, armes de toute provenance et de toute forme, lances, épées, cottes de mailles, boucliers, casques, arcs, flèches, piques, hallebardes, masses d'armes, hachettes de combat. Quant aux princes, comtes, ducs, seigneurs et chevaliers, leurs pavillons et leurs tentes resplendis­saient d'or. Leurs lits pour le campement étaient des merveilles de scupture et de peinture. Des lingots d'or ou d'argent, renfermés dans des caisses, étaient soigneusement déposés chaque soir sous ces lits somptueux. Parmi leurs équipages se trouvaient de petites bar­ques portatives, qu'on pouvait lancer sur les cours d'eau. Elles étaient munies de filets et d'engins de pêche, pour se procurer le poisson nécessaire. Les fauconniers suivaient leurs maîtres avec les ger­fauts, gyrifalci, et autres oiseaux dressés pour la chasse au vol1. » Guihert de Nogent complète ce tableau en termes qu'il faut reproduire. « La voie de Dieu, car c'est ainsi que par antonomase on désignait l'expédition sainte, dit-il, avait autant d'avocats que

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de gens qui en recevaient la nouvelle. Chacun sollicitait le concours de ses parents, de ses voisins, de ses amis. Les comtes palatins en étaient encore à l'intention, les chevaliers de second ordre commen­çaient seulement à y réfléchir, quand déjà les multitudes populaires s'y portaient avec une ardeur irrésistible. Nul parmi les plus pauvres ne songeait à l'insuffisance de ses ressources pour un tel voyage. Chacun abandonnait sa maison, sa vigne, son champ héréditaire, les vendait à vil prix et partait en allégressse. On souffrait alors en France d'une disette générale ; une série de mauvaises récoltes avait fait élever le prix des grains à un taux exorbitant. De riches avares ne manquèrent pas de spéculer, suivant l'habitude, sur la misère générale. Le pain était rare et cher; les indigents le remplaçaient par des racines et des herbes sauvages. Tout à coup, pareil « au souffle impétueux qui brise les vaisseaux de Tharsis1, » l'appel du Christ retentit partout à la fois, brisant les serrures et les chaînes qui fermaient les greniers. Les provisions étaient restées hors de prix quand tout le monde se tenait en repos, elles tombèrent à rien quand tout le monde se leva pour partir. On en pourra juger par ce fait vraiment inouï, qu'on vit sur un marché sept brebis livrées à un acheteur pour cinq deniers2. La disette se transforma ainsi en abondance. Pour n'être pas le dernier à prendre « la voie de Dieu, » chacun s'empressait de convertir en argent ce qui lui était inutile pour le voyage ; la vente avait lieu non d'après l'évaluation qu'il pouvait faire lui-même, mais d'après celle de l'acheteur. On vit donc cette merveille contradictoire, que simultanément tout le monde achetait cher, et tout le monde vendait à vil prix. On achetait fort cher les objets nécessaires pour la route, on ven­dait à vil prix tout le reste. Ceux qui d'abord avaient accueilli par des éclats de rire et d'interminables moqueries les ventes faites par leurs voisins, ne tardaient pas à les imiter. La veille, ils traitaient leur projet de folie. « Malheureux, disaient-ils, si jamais

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 vous pouvez triompher de la misère qui vous attend en chemin, vous serez ruinés au retour.» Le lendemain, ils met­taient eux-mêmes leurs biens en vente et partaient avec ceux dont ils s'étaient moqués. Comment décrire les troupes d'enfants, de vierges timides, de vieillards des deux sexes, tremblant sous le poids des années, qui marchaient à la guerre sainte ? Ils n'avaient ni l'intention ni la force de prendre part aux combats ; mais ils se pro­mettaient le martyre sous le fer ou dans les prisons des Sarrasins. « Vous, vaillants et forts, disaient-ils aux guerriers, vous porterez le glaive; pour nous, en nous associant aux souffrances de Jésus-Christ, nous conquerrons le ciel. » Cet admirable dévouement n'était peut-être pas selon la science, ajoute le chroniqueur, mais il était vrai­ment méritoire aux yeux de Dieu. C'était un touchant spectacle de voir ces pauvres de Jésus-Christ ferrer leurs bœufs a la manière des chevaux, les atteler à un birotum (charrette à deux roues) sur lequel ils entassaient leurs minces bagages et leurs petits enfants. Ceux-ci, à tous les châteaux, à toutes les villes qu'ils apercevaient sur la route, tendaient leurs mains en demandant si ce n'était point encore cette Jérusalem vers laquelle on se dirigeait ». »

 

   3. « La transformation morale opérée dans tout le royaume de France, continue Guibertde Nogent, ne fut ni moins rapide ni moins extraordinaire. Jusque-là, les provinces étaient ravagées par des guerres locales, le brigandage était partout, aucune route qui ne fut infestée de larrons et de pillards. On n'entendait parler que d'incen­dies, de violences et de rapines ; rien n'arrêtait la scélératesse vrai­ment sauvage de toutes les cupidités partout déchaînées et ne trou­vant de répression nulle part. Soudain par un changement aussi unanime qu'inespéré, à la voix du pontife de Rome, tous se préci­pitant aux pieds des évêques et des prêtres, demandaient qu'on leur imposât la croix. Ce fut comme un ouragan calmé par quelques gouttes de pluie. Nous en fûmes témoin ; l'ordre, la sécurité et la paix se rétablirent par une inspiration manifestement divine. Ce fut,

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à n'en point douter, l'œuvre du Christ lui-même 1. » Il y eut ainsi dans le mouvement général de la croisade deux courants parfaite­ment distincts, deux idées dominantes mais parallèles, dont l'une, la plus puissante, n'a pas été comprise par les modernes historiens. Voici comment un anglais, Charles Mills, apprécie ce grand fait, jus­que-là sans précédent, et demeuré unique dans les fastes de l'histoire. « La guerre venant du peuple et non pas seulement de ceux qui le gouvernaient, dit-il, les princes ne purent restreindre ni limiter à leur gré le nombre des guerriers qui voulurent participer à la sainte entreprise. Des troupes moins considérables, mais disciplinées, eus­sent été bien plus puissantes que tous ces essaims d'hommes de classes et de nations différentes2. » Sous des formes diverses, cette donnée positiviste de l'auteur anglais a été reproduite par les plus récents compilateurs ; elle a aujourd'hui l'honneur d'être classique, ce qui ne l'empêcha pas de constituer l'une des inintelligences his­toriques les plus grossières. La croisade ne fut pas seulement une guerre, elle fut le grand jubilé expiatoire du moyen âge. Les prin­ces qui y prirent part s'occupèrent de l'organiser au point de vue militaire ; mais ils n'avaient ni la volonté ni le droit de restreindre ou de limiter à leur gré le nombre des pèlerins qui allaient à Jérusa­lem « chercher, suivant l'expression de Guibert de Nogent, non la gloire des combats mais la palme du martyre ; » qui se proposaient comme but d'ambition  suprême non de vaincre les ennemis du Christ, « mais de s'associer aux souffrances du Christ, » et d'expi­rer sans défense sous le glaive du Sarrasin « qui leur ouvrirait la porte du ciel. » Il peut sembler étrange aux fils dégénérés de ces héros chrétiens, que leurs pères aient ainsi compté la conquête du ciel au nombre des plus enviables et des plus glorieuses. Mais en conquérant le ciel, ces ancêtres leur ont montré comment l'amour de la patrie céleste apprend à sauver les patries de la terre.

 

   4. « Ces bandes innombrables3, » rangées sous la bannière du

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martyre, ne voulurent point d'autre chef que Pierre l'Ermite : elles n'eurent rien à démêler avec les princes  de la  terre ;  mais leur exemple ne fut point étranger à la résolution définitive des princes eux-mêmes. Quand des enfants, des femmes,  des jeunes filles, des vieillards, allaient mourir pour le Christ, un chevalier pouvait-il de­meurer oisif à la cour de France, ou dans l'enceinte de son château-fort? Pour ébranler toute cette noblesse amollie sous le régime de plaisirs et de fêtes inauguré par Philippe I, il fallait l'initiative hé­roïque du peuple chrétien. Du reste, Pierre l'Ermite, chef spirituel des pèlerins désarmés, avant de revêtir l'habit de moine, d'adopter un âne pour monture, de prendre un crucifix pour toute défense, avait monté un cheval de guerre, porté l'épée, et enseigné à Godefroi de Bouillon l'art des combats.  On retrouve son expérience militaire dans les mesures prises par lui pour la direction des pèlerins atta­chés à sa personne. Ceux-ci ne voulurent point attendre le terme fixé pour le départ des armées régulières. « Aux premiers jours du printemps, dit Guillaume de Malmesbury, quand les rayons du soleil souriant à la nature firent  disparaître les frimats et les glaces de l'hiver, les routes se couvrirent de pieux voyageurs, impatients de plus longs délais2. »  Le 8 mars 1096, soixante mille pèlerins de tout âge, de tout sexe, de toute condition, réunis dans les provinces de  Basse-Lorraine entre le Rhin, la Meuse et la Moselle, s'ébran­lèrent dans la direction de Cologne,  où l'on arriva le samedi saint (12 avril), et où les fêtes pascales furent célébrées en grande dévo­tion durant toute l'octave.

 

   5. De nos jours, le rôle de Pierre l'Ermite a été aussi mal compris qu'injustement apprécié par les écrivains modernes, même les plus recommandables. « Trompé par l'excès de son zèle, dit M. Michaud, le cénobite crut que l'enthousiasme pouvait seul répondre de tous les succès de la guerre, et qu'il serait facile de conduire une troupe indisciplinée qui avait pris les armes à sa voix. Il se rendit aux prières de la multitude, prit possession du commandement de la troupe et vit bientôt quatre-vingts ou cent mille hommes sous ses

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drapeaux. Ces premiers croisés traînant à leur suite des femmes, des enfants, des vieillards, des malades, se mettaient en marche sur la foi des promesses miraculeuses de leur chef. Dans la persuasion où ils étaient que Dieu les appelait à défendre sa cause, ils espéraient que les fleuves s'ouvriraient devant leurs bataillons et que la manne tomberait du ciel pour les nourrir1.» Nous avons déjà rétabli la vérité historique, en ce qui concerne cette absurde expectative de miracles faisant rebrousser chemin aux fleuves et semant les déserts d'une pluie de cailles ou de bécasses, nourriture providentielle des pèlerins. Pierre l'Ermite ne fit aucune promesse de ce genre ; les multitudes désarmées et inoflensives qui le suivaient nous ont ap­pris, par le témoignage irrécusable de Guibert de Nogent, ce qu'elles allaient chercher au prix de tant de souffrances et de fatigues. Elles couraient au martyre, à la captivité plus dure que la mort, pour s'associer à la passion du Christ et conquérir une place dans son royaume céleste.

 

Bella canunt omnes, nec se pugnare fatentur, Martyrium spondenl, gladiis vel colla daturos. Vos juvenes, aiunt, manibus tractabitis enses, At nos hic liceat Christum lolerando rnereri1.

 

   Cela ne ressemble guère à la fantasmagorie imaginée par nos mo­dernes auteurs. Pas le moindre miracle en perspective, pas l'ombre d'une jouissance sensuelle, pas même un cri prématuré de victoire. Cent mille chrétiens au XIe siècle marchaient volontairement, spon­tanément et pleins d'allégresse au martyre, sans autre compensation assurée que la conquête du paradis. M. Michaud, membre de l'Aca­démie Française, eut le malheur d'écrire son « Histoire des Croisa­des» durant la période la plus sceptique du XIXe siècle (1811-1822). Chrétien lui-même, il dut plus d'une fois cruellement souffrir de la contrainte où le réduisait l'incrédulité triom-

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phante de son temps. C'est l'unique excuse à donner de toutes ses défaillances, d'ailleurs injustifiables. Deux drachmes de vérité valent mieux pour la régé­nération sociale qu'une montagne d'atténuations sophistiques. Les pèlerins de Jérusalem marchaient à la croisade pour la rédemption de leur âme, pro redemptione animae suae, dans le même sentiment qui, durant les trois siècles des persécutions primitives, faisait cou­rir les chrétiens au martyre. Cela peut déplaire au fanatisme mo­derne, lequel précipite sans pitié les multitudes sous les roues san­glantes du char révolutionnaire ; mais cela est. Dès lors il faut qu'on le sache, nul historien n'a le droit de le dissimuler.

 

   6. Pierre l'Ermite ne prit d'ailleurs possession d'aucun commandement militaire; il n'avait nullement la folie de croire que l'enthousiasme supplée au défaut d'organisation, et que l'indiscipline conduit à la victoire. Ces sortes d'illusions appartiennent à d'autres époques ; elles sont le caractère distinctif des nations en décadence qui font litière des principes et consomment leur ruine en blasphé­mant l'autorité de Dieu, sanction de toutes les autres. Un peu plus d'étude et un peu moins d'esprit de parti auraient permis aux écri­vains modernes de constater un fait, d'une importance capitale, qui renverse absolument leur thèse, et rétablit sous son véritable jour la personnalité glorieuse et sainte de Pierre l'Ermite. Durant le sé­jour qu'avec ses pieux pèlerins l'Ermite fit à Cologne, aux fêtes de Pâques de l'an 1096, le roi de Hongrie Ladislas recevait les légats apostoliques et les ambassadeurs des princes chrétiens, chargés de lui offrir le commandement militaire de toutes les forces combinées pour la croisade. L'acceptation du saint roi fut aussi généreuse que désintéressée. Il n'hésita pas un instant, et les envoyés revinrent en toute hâte annoncer l'heureuse nouvelle dans les Gaules, où se trou­vait alors Urbain II 1. Dès lors, Pierre l'Ermite n'avait aucun com­mandement militaire à prendre. Son rôle se bornait à conduire, sains et saufs, les milliers de pèlerins placés sous sa direction en Hongrie, où l'hospitalité de saint Ladislas  les attendait et devait leur faciliter le moyen d'arriver plus tard sans

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obstacle jusque sous les murs de Constantinople, point central vers lequel convergeaient tous les croisés européens. Les dispositions prises par Pierre l'Er­mite pour atteindre ce but ne laissèrent rien à désirer. Une avant-garde composée principalement de Français, au nombre de quinze mille hommes d'infanterie, devait ouvrir la marche sous le com­mandement de Gauthier seigneur de Poix (de Pixeio) près d'Amiens, chevalier aussi expérimenté que brave qui menait avec lui quatre de ses neveux : Gauthier dit Sans-Avoir4, Guillaume, Simon et Ma­thieu. «Gauthier de Poix n'eut pas le bonheur d'atteindre la Terre-Sainte, dit Dom Grenier; il mourut au mois de juillet 1096 sous les murs de Philippopolis, et fut remplacé au commandement de l'avant-garde par son neveu Gauthier-sans-Avoir, avec lequel il est si souvent confondu. » L'itinéraire de Pierre l'Ermite, tracé d'avance avec Godefroi de Bouillon dont l'armée devait prendre six mois plus tard le même chemin, atteste une science géographique de beaucoup supérieure à ce qu'on imagine d'ordinaire. De Cologne, on devait remonter le Rhin jusqu'à Mayence, le Mein jusqu'à Nuremberg, at­teindre à Rastisbonne la vallée du Danube supérieur, et descendre le cours de ce fleuve à travers la Hongrie jusqu'à Belgrade, remon­ter ensuite les rives de la Nissa jusqu'au pied des monts Balkans (l'ancien Hœmus), appelés alors monts Bulgares. Cette chaîne de montagnes franchie, on devait entrer dans les fertiles vallées de la Thrace, province européenne, qui relevait de l'empire grec, et par une ligne traversant Philippopolis et Andrinople, arriver à Byzance rendez-vous général de toutes les troupes croisées. L'avant-garde ne comptait qu'une cavalerie restreinte, la solide infanterie qui la composait suffisant à sa propre défense. Pierre l'Ermite conserva la plus grande partie des chevaux pour protéger l'immense foule de pèlerins dont il conservait la direction, assurer les communications, et pourvoir au ravitaillement d'une telle multitude.

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   7. Dans toute l'Allemagne, en dépit des fureurs schismatiques  si longtemps déchaînées, l'avant-garde des croisades  rencontra l'accueil le plus sympathique. Ekkéard d'Urauge nous dépeint en ter­mes saisissants la surprise d'abord hostile, puis l'admiration, enfin l'enthousiasme excités par le passage des croisés dans les régions de la Germanie où l'écho des conciles de Glermont, de Tours et de Nî­mes n'avait point encore retenti. » A  la nouvelle  des  désastres de l'Orient et des progrès formidables de l'invasion turque, dit-il, le seigneur apostolique Urbain II et toute l'église  Romaine  s'étaient émus. En un concile général tenu sur les frontières  d'Espagne,  ou selon d'autres dans la cité de Paris1, car je n'ai pu le savoir au juste, le pontife en personne exposa la situation devant les ambassadeurs des princes et devant une foule innombrable de peuple.  Son  élo­quence arracha des larmes à tous les assistants. Cent mille hommes en ce jour firent vœu d'aller secourir les chrétiens d'Asie ; ils atta­chèrent sur leurs vêtements une croix, emblème de mortification et de pénitence, symbole de victoire qui rappelait la vision  de  Cons­tantin le Grand. Cette milice d'un ordre nouveau se recruta de tous les pèlerins venus des diverses provinces occidentales,  l'Aquitaine, la Normandie, l'Angleterre, l'Ecosse, l'Irlande, la Bretagne, la  Ga­lice, la Gascogne, les Gaules, la Flandre, la Lorraine. Il n'avait pas été difficile de persuader aux Francs d'abandonner leurs cités et leurs campagnes pour cette lointaine expédition. Depuis quelques années, en effet, les Gaules étaient en proie à un triple fléau : la  guerre ci­vile, la famine, la peste, peste terrible qui fit sa première apparition à Nivelle, dans les rues circonvoisines de l'église de Sainte-Gertrude. Consumées par un  feu invisible, les malheureuses victimes souf­fraient  toutes les tortures d'une  ardeur dévorante, et expiraient, les membres calcinés. Pour les autres nations, outre  le  décret  du seigneur apostolique, des signes célestes, des révélations,  des pro­phéties locales avaient déterminé leur voyage « à la terre de répro-mission. «Les pèlerins emmenaient pour la plupart leurs femmes, leurs enfants et tout leur mobilier. Cependant le son  de la  trom­pette apostolique, ressuscitant le vieux monde endormi dans le

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1. II s'agit ici du concile de Clermont.

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péché pour lui rendre la vigueur d'une jeunesse nouvelle,  n'avait pu pénétrer dans les provinces de Germanie, en Saxe, en Bavière, dans la Thuringe ni chez les Alamanni. Il avait été étouffé par le schisme qui, depuis le pontificat du pape Alexandre  II,   divisait le  sacer­doce et l'empire, nous maintenant, hélas! dans la haine et l'hosti­lité contre les Romains. Aussi quand, ignorant le motif de cette grande expédition, les peuples de race teutonique virent affluer sur leur territoire tant de légions de cavaliers, tant de troupes de piétons, tant de milliers de gens des campagnes'1, hommes, femmes, vieillards, enfants, tous se dirigeant vers une terre  de  répromission inconnue, ils crurent à une contagion de folie. Ils raillaient amèrement le délire qui poussait ces masses d'étrangers à quitter le certain pour l'incertain, à fuir leur patrie, à déserter leurs  champs et leurs biens, pour aller dans je ne sais quelles régions imaginaires envahir les domaines d'autrui. Bientôt pourtant, malgré l'obstina­tion et la fierté particulières à notre race, ces premières impressions disparurent, grâce aux explications plus précises qu'à leur passage fournissaient les troupes de pèlerins. L'orgueil teutonique s'inclina à son tour sous la main miséricordieuse du Seigneur, et la prédica­tion de la croisade porta en Allemagne des fruits  abondants.  Plus d'une fois des croix miraculeuses apparurent sur le front ou les vê­tements des auditeurs. Ceux qui recevaient ainsi d'une manière sur­naturelle ce divin stigmate couraient s'enrôler dans la milice du Sei­gneur. D'autres qui avaient d'abord résisté jusque-là aux avertisse­ments du ciel, sentaient leur cœur  touché par une grâce subite de componction et de salut. Ils vendaient leurs terres et leurs biens, et attachaient à leur épaule la croix de mortification. On vit alors  des populations entières, en nombre  tel qu'il dépassait tout ce qu'on pourrait croire, se presser dans les églises pour y faire bénir par les prêtres, selon le nouveau rit1, les croix, les épées, le bâton et la gourde de pèlerin. Toute créature voulait s'enrôler dans la milice du Créateur 2

 

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