La Trinité 25

Daras tome 27

p. 396

 

LIVRE ONZIEME

 

Il se montre même dans l'homme extérieur une sorte d'image de la Trinité. Et d'abord dans les choses qu'on voit au dehors, il y a le corps qui est vu, la forme qui s’en imprime dans l'œil de celui qui le regarde, et l'acte de la volonté qui unit l'un et l'autre. Ensuite dans l'esprit même on remarque encore une autre trinité, qui y est comme introduite par les choses perçues au dehors, je veux parler de trois faits d'une seule et même substance, de l'image du corps qui se trouve dans la mémoire, de son information quand le regard de la pensée se tourne vers elle, enfin de l'acte de la volonté qui réunit l'un et l'autre. On dit que cette autre trinité se rapporte aussi à l'homme extérieur parce qu'elle est produite en lui par les objets que ses sens perçoivent hors de lui.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Traces de la Trinité méme dans l'homme extérieur.

 

1. Il n'est douteux pour personne que de même que l'homme intérieur est doué d'intelligence, ainsi l'homme extérieur est doué de sens corporels. Essayons donc, si nous pouvons, de rechercher quelques vestiges de la Trinité, même dans cet homme extérieur, non point pourtant qu'il soit de la même manière que l'homme in-

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p397 LIVRE XI. ‑ CHAPITRE Il.

 

térieur une image de Dieu. Le langage de l’Apôtre déclare en effet manifestement que l'homme intérieur se renouvelle dans la con­naissance de Dieu (Col., III, 10), selon l'image de celui qui l'a créé, puisque dans un autre endroit il dit : « Et si notre homme extérieur se cor­rompt, cependant l'intérieur se renouvelle de jour en jour. » (Il Cor., IV, 16.) Cherchons donc même dans cet homme qui se corrompt, du mieux qu'il nous sera possible, une image de la Trinité, sinon parfaitement rendue, du moins peut‑être assez facile à reconnaître. Après tout, ce n'est pas sans raison qu'il est appelé homme extérieur, il n'en serait pas ainsi s'il n'y avait en lui une certaine ressemblance avec l'homme in­térieur. D'ailleurs par suite de l'ordre même de notre condition, ordre qui fait que nous sommes créés charnels et mortels, il nous est plus facile et plus habituel de sonder les choses visibles que les intelligibles, quoique les unes soient exté­rieures et les autres intérieures, que les pre­mières soient perçues par les sens corporels, et les autres comprises par l'esprit, et que nous­ mêmes nous ne soyons point des esprits sen­sibles, je veux dire corporels, mais intelligibles, puisque nous sommes vie; cependant, comme je l’ai dit, il s'est fait une telle habitude dans les corps, et notre attention retombe hors de soi dans les choses corporelles, d'une manière si surprenante, que si elle se trouve enlevée à l'incertitude des choses corporelles, pour se porter vers l'esprit d'une manière beaucoup plus certaine et plus stable, elle revient vers celles‑là, et recherche son repos là même d'où lui vient sa faiblesse. Il faut faire quelques sacrifices à cette maladie, afin, que si nous essayons parfois de distinguer plus commodément les choses intérieures de l'esprit, pour les insinuer plus aisément, nous puisions dans les choses corporelles extérieures des arguments tirés de la similitude. Ainsi donc c'est par les sens corporels extérieurs dont il est doué, que l'homme intérieur perçoit les corps; or, ces sens, comme il est facile de le remarquer, sont au nombre de cinq; ce sont la vue, l’ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Mais ce serait beaucoup, et cela n'est point nécessaire, d'interroger ces cinq sens sur ce que nous cherchons à savoir. En effet, ce que l'un d'eux nous apprend, se passe de même dans les autres. Arrêtons‑nous donc de préférence au témoignage de la vue; ce sens est en effet le plus excellent, et, eu égard à sa différence générique, il est le plus voisin de la vision de l'esprit.

 

CHAPITRE II.

 

Il y a une sorte de trinité dans le fait de la vision.

 

2. Lors donc que nous voyons un corps, il faut discerner et considérer trois choses, ce qui est très‑facile, premièrement la chose même que

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p398 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

nous voyons, une pierre, une flamme, ou tout autre objet capable d'être perçu par l'œil, et ayant certainement pu exister avant même qu'il fût vu; en second lieu, la vision qui n'était point avant le moment où nous avons senti que cet objet était placé sous notre sens; en troisième lieu, ce qui, dans l'objet vu, retient le sens de la vue, tant qu'il est vu, je veux dire, l'attention de l'esprit. Or, non‑seulement ces trois choses sont manifestement distinctes, mais encore diffèrent de nature. Et d'abord le corps visible est d'une tout autre nature que le sens de la vue qui, en se dirigeant sur lui, produit la vision. La vision elle‑même, qu'est‑ce autre chose que l’information du sens par la chose sentie ? Il est vrai, si on éloigne l'objet sensible, la vision n'existe plus et ne saurait en aucune manière se produire telle qu'elle se produit, s'il n'y avait point un corps qui pût être vu; cependant le corps par lequel est informé le sens de la vue, quand il est vu, n'est pas du tout de la même substance que la forme même qu'il imprime dans le sens de la vue et qu'on appelle vision. En effet, le corps vu est de sa nature divisible, mais le sens de la vue qui existait déjà dans l'être vivant, même avant qu'il vit ce qu'il pouvait voir, quand il rencontrerait quelque chose de visible, ou la vision même qui s'opère dans le sens de la vue par l'action d'un objet visible, quand les parties de cet objet sont réunies et qu'il est vu, le sens, dis‑je, ou la vision, c'est‑à-dire le sens formé au dehors, appartient à la nature de l'être animé, laquelle est tout à fait autre que l'objet vu ou senti, et par lequel le sens de la vue n'est point formé de manière qu'il y ait sens, mais de manière qu'il y ait vision. En effet, si le sens de la vue n'existait point en nous avant l'objet sensible, nous ne différerions point des aveugles, tant que nous ne verrions rien, soit à cause des ténèbres, soit parce que nous aurions les yeux fermés. Or, il y a entre nous et eux cette différence, que même quand nous ne voyons rien, nous avons la faculté de voir qu'on appelle le sens de la vue; les aveugles, au contraire, ne l'ont point cette faculté, et si on dit qu'ils sont aveugles, ce n'est que parce qu'ils manquent de ce sens. De même l'attention de l'esprit qui tient appliqué notre sens sur l'objet que nous voyons et qui unit l'un à l'autre, diffère de nature non‑seulement avec l'objet visible, attendu que l'une est spirituelle, tandis que l'autre est corporel, mais encore avec le sens de la vue et de la vision, car l'attention est le fait de l'esprit seulement, tandis que le sens de la vue n'est appelé sens corporel, que parce que les yeux mêmes sont des membres du corps, et si le corps sans l'âme ne sent rien, l'âme mêlée au corps sent par le moyen d'un

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instrument corporel qui s'appelle sens. Ce sens il est vrai est intercepté, est éteint par la souffrance du corps quand on est rendu aveugle, mais l'esprit demeure le même, et son attention, même après avoir perdu les yeux, et n'ayant plus le sens corporel qu'elle puisse appliquer et attacher au corps en regardant au dehors, et fixer sur lui son regard, cependant, par l'effort même qu'elle fait après qu'on lui a ravi ce sens corporel, elle montre qu'elle n'a pu ni périr ni diminuer. En effet, le désir de voir reste toujours le même, qu'il soit ou non possible de le satisfaire. Par conséquent, ces trois choses, le corps vu, la vision même et l'attention de l'esprit qui unit l'une à l'autre, sont manifestement distinctes, non‑seulement à cause des propriétés de chacune des trois, mais encore par la différence de leurs natures.

 

3. Et dans ces choses, bien que le sens ne procède pas de l'objet corporel vu, mais du corps même de l'être animé qui sent et à qui l'âme se trouve associée d'une manière admirable et propre à elle, cependant la vision est engendrée de l'objet corporel vu, en d'autres termes, le sens même est formé, en sorte que ce n'est plus seulement le sens qui peut être entier même dans les ténèbres, pourvu que les yeux soient en bon état, mais le sens informé qu'on appelle vision. La vision est donc engendrée de l'objet visible et de l’être qui le voit, de telle sorte que le sens de la vue appartienne à quiconque voit, et l'attention soit le propre fait de quiconque arrête ses regards et considère un objet. Néanmoins cette information des sens qui s'appelle vision n'est imprimée que par le corps vu, c'est‑à‑dire par la chose visible; si on l'ôte, la forme qui se trouvait dans le sens, tant que l'objet vu était présent, cesse d'exister; mais le sens lui‑même qui existait avant qu'il sentît quelque chose, subsiste toujours; de même que dans l'eau le vestige d'un objet demeure aussi longtemps que cet objet y est plongé; si on l'en retire, le vestige s'efface, bien que l'eau qui subsistait aussi avant qu'elle prît la forme de cet objet, demeure. Aussi ne pouvons‑nous point dire que l'objet visible engendre le sens, mais il engendre la forme qui est comme sa ressemblance produite dans le sens de la vue, quand nous percevons quelque chose par les yeux. Mais ce n'est pas par le même sens que nous discernons la forme du corps que nous voyons et celle qui s'en trouve produite dans le gens de la vue; leur union est si grande qu'on ne voit pas moyen de les distinguer l'une de l'autre. Mais la raison nous fait comprendre que nous ne saurions sentir s'il ne se produit dans notre sens une certaine ressemblance du corps regardé. En effet, quand un anneau est imprimé dans la cire,

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on ne peut pas dire qu'il n'y a point d'image faite parce qu'on ne la voit que lorsque l'anneau est enlevé; mais parce qu'après qu'on a séparé la cire de l'anneau, ce qui a été fait reste et peut être vu, il est facile de nous persuader que la forme de l'anneau existait déjà dans la cire, même avant que l'une fût séparée de l'autre. Si on plongeait l'anneau dans un liquide, on n'en apercevrait aucune image dans ce liquide quand on en aurait retiré l'anneau; néanmoins la raison ne devrait point laisser de comprendre que, dans ce liquide, se trouvait, avant que l'anneau en fût retiré, une forme de cet anneau produite par sa présence, qu'on doit distinguer de la forme même de l'anneau qui produit celle qui doit disparaître dès que l'anneau sera retiré du liquide, quoique l'autre forme par laquelle cette dernière forme était produite, demeure dans l'anneau. Ainsi en est‑il du sens de la vue; il ne s'ensuit point qu'il n'a point l'image de l'objet vu tant qu'il est vu, parce que dès que cet objet est ôté, cette image ne subsiste plus. Et par là il est extrêmement difficile de montrer aux esprits un peu lents qu'il se forme dans le sens de la vue, une image de l'objet visible au moment où nous le voyons, et que cette forme n'est autre chose que la vision.

 

4. Mais s'il s'en trouve qui, par hasard, aient fait attention à ce que je vais rappeler, ils ne se donneront point tant de peine pour cette recherche. Ordinairement quand nous avons arrêté les yeux pendant un peu de temps sur des corps lumineux, et que nous les fermons ensuite, il se présente encore à nous des sortes de couleurs vives qui prennent, en changeant, différentes teintes, perdent de plus en plus leur éclat, et finissent par disparaître. On doit les regarder comme les restes de la forme produite dans notre sens, quand il voyait cet objet lumineux, laquelle change peu à peu en s'éteignant par degrés. En effet, si nous venons à jeter les yeux sur les barreaux de fenêtres treillagées, il arrive souvent qu'ils nous paraissent empreints des mêmes couleurs, ce qui montre manifestement que l'objet que nous avons considéré auparavant a imprimé cette image dans notre sens. Cette image existait donc au moment où nous voyions l'objet, elle était même et plus claire et plus profonde ; mais elle était tellement liée avec l'espèce de l'objet que nous avions eu sous les yeux, que nous ne pouvions distinguer l'une de l'autre; or, cette image même n'était autre chose que la vision. De même quand je regarde un simple flambeau, et qu'en imprimant à mes rayons visuels une certaine déviation, je crois voir deux flambeaux, il y a deux visions, bien qu'il n'y ait qu'un seul objet de vu; cela vient de ce que les rayons visuels qui partent respectivement de chacun de mes yeux sont affectés séparément, parce que je ne les laisse point se diriger également et parallèlement sur l'objet que je veux considérer, de manière à ne produire

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qu'une seule vision avec les deux yeux. Aussi si je viens à fermer un œil, ce ne sont plus deux flammes que je vois, je n’en aperçois plus qu’une comme il n'y en a qu'une en effet. Or, pourquoi, lorsque je ferme l'œil gauche, cessé‑je de voir la forme qui se trouvait à droite, et, réciproquement, en fermant l'œil droit, celle de gauche s'évanouit‑elle? C'est une étude et une recherche qui seraient bien longues et qui n'importent point au sujet présent. En effet, pour ce qui se rapporte à la question qui nous occupe, s'il ne se produisait dans notre sens une image on ne peut plus ressemblante de l'objet que nous voyons, l'image du flambeau ne se doublerait point, quand on la considère avec les deux yeux, après avoir fait en sorte d'en séparer les rayons visuels par une certaine manière de regarder, car de quelque manière qu’on tourne, qu'on presse ou qu'on dévie celui des deux yeux qu'on voudra, il est absolument impossible d’arriver à voir double un objet unique.

 

5. Rappelons‑nous, puisqu'il en est ainsi, comment ces trois choses bien que différentes par leur nature, je veux parler de la forme du corps vu, de l'image qui s'en imprime dans notre sens, de la vue, qu'on appelle vision ou sens formé, et de la volonté de l'âme qui applique notre sens à un objet sensible et tient en lui la vision même, forment une sorte d'unité. La première de ces trois choses, je veux dire l'objet visible, n'appartient pas à la nature de l'être animé, à moins que ce ne soit notre propre corps que nous voyions; la seconde, au contraire, y appartient tellement que c'est dans notre corps qu'elle se produit, et par le corps dans l'âme. En effet, elle se produit dans le sens de la vue qui n'existe ni sans le corps ni sans l'âme. Quant à la troisième, elle appartient tout entière à l'âme, parce que c'est la volonté même. Mais quelque différentes que soient les substances de ces trois choses, elles concourent néanmoins à faire toutes trois une telle unité, que ce n'est pas sans quelque peine que la raison distingue les deux premières de la dernière; c'est‑à‑dire, la forme de l'objet vu et l'image qui s'en produit dans le sens de la vue et qu'on appelle vision. Mais la volonté a une telle force pour réunir ces deux choses qu'elle applique le sens à l'objet vu, pour être formé par lui, et quand il est formé, le retient dans cette chose; si la violence de la volonté est telle qu'on puisse l'appeler amour, cupidité, ou passion, elle affecte profondément le reste même du corps de l'animal, et si elle ne vient se heurter contre une matière trop lente et trop dure, elle le change en une espèce et une couleur semblables. On peut voir le petit corps du caméléon prendre avec une étonnante facilité les teintes des couleurs qu'il voit. Quant aux autres animaux, s'ils ont un corps qui ne se prête point à ces changements,

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p402 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

leurs petits reproduisent souvent les désirs qu'ont eus leurs mères, quand elles ont regardé quelque chose avec une grande délectation. Car plus les éléments primordiaux de leurs germes sont tendres et impressionnables, plus ils sont aptes à suivre efficacement l'intention de l'âme de la mère, et l'image produite en elle par l’objet qu'elle a considéré avec un ardent désir. On pourrait en citer de nombreux exemples, il suffira d’en rapporter un seul, tiré des livres qui méritent le plus de confiance; c'est le fait de Jacob forçant des brebis et des chèvres à avoir des petits d'une autre couleur, en mettant devant elles des baguettes de couleurs diffé­rentes dans les canaux où elles allaient s'abreu­ver, afin qu'elles les vissent à l'époque où elles devenaient pleines.

 

6. Mais l'âme raisonnable vit d'une manière difforme quand elle vit selon la trinité de l'homme extérieur; je veux dire, quand elle accommode aux choses qui forment au dehors le sens du corps, non pas une volonté louable par laquelle elle les rapporte à quelque chose d'utile, mais une cupidité honteuse par laquelle elle s'attache à ces choses.

 

CHAPITRE 111.

 

Après avoir ôté l'espèce de l'objet qui produi­sait la sensation corporelle, il reste encore dans la mémoire une image de cet objet, sur lequel la volonté peut à son gré reporter ses regards pour être formée par elle intérieurement, comme le sens était formé extérieurement par la présence d'un objet sensible. Voilà comment se produit la trinité composée de la mémoire, de la vision interne et de la volonté unissant celle‑ci à celle‑là. Quand ces trois choses n'en font plus qu'une, on dit que c'est une pensée, mot dont la racine rappelle cette union (1). Ces trois choses ne sont point non plus de substances différentes ; en effet, il n'y a plus là l'objet sensible qui se distingue absolument de la nature de l'animal, le sens corporel ne s'y trouve point non plus formé pour que la vision se produise, et la volonté elle‑même n'agit point de manière à appliquer à un objet sensible le sens à former, et à l'y retenir attaché une fois formé; mais à l'espèce de l'objet corporel qui produisait une sensation au dehors, succède la mémoire retenant cette même espèce que l'âme boit par le sens du corps; et à la vision qui était au dehors quand le sens était formé par l'objet sensible, succède au dedans une vision semblable, quand la vue de l'esprit se forme par ce que la mémoire a retenu, et qu'on pense à des objets corporels qui sont absents. Quant à la volonté, de

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(1) Saint Augustin fait venir le mot cogitatio, que nous traduisons par pensée, du mot coactus; aussi ce passage de notre Père est‑il intraduisible en français

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même qu'elle appliquait au dehors à un objet corporel le sens à former et l'y joignait une fois formé, ainsi tourne‑t‑elle la vue de l'esprit qui se souvient vers la mémoire, afin de former l'une par ce que l'autre a retenu et de produire dans la pensée une vision toute semblable. Mais de même que la raison distinguait l'espèce visible par laquelle le sens du corps était formé, et l'image de cet objet produite dans le sens une fois formé, pour qu'il y eût vision, (autrement elles seraient tellement unies qu'elles seraient censées ne faire qu'une seule et même chose;) ainsi la conception qui se produit, lorsque l'es­prit pense une espèce d'objet corporel précé­demment vu, se composant de l'image du corps que la mémoire a retenue, et de celle qui se forme sur cette image dans l'œil de l'esprit qui se souvient, semble une espèce tellement une et simple, qu'elle ne se trouve composée, si je puis parler ainsi, que pour le jugement de la raison, nous faisant comprendre qu'autre chose est ce qui reste dans la mémoire, même quand nous le pensons d'ailleurs, et autre chose ce qui se produit quand nous nous rappelons, c'est‑à­-dire, quand nous rentrons dans notre mémoire et que nous y retrouvons la même espèce. Si elle n'y était plus, nous dirions que nous l'avons tellement oubliée qu'il nous est absolument im­possible de nous la rappeler. Si la vue du sou­venir n'était point produite par ce qui était resté dans la mémoire, il n'y aurait aucun moyen que la vision de la pensée se produisit; mais l’union de ces deux phénomènes, de l'image que la mémoire retient et de celle qui en est tirée pour former la vue du souvenir, étant de la plus grande ressemblance, il s'ensuit qu'elles ne paraissent faire qu'une seule et même image. La vue de la pensée se détourne‑t‑elle de cette image et cesse‑t‑elle de contempler ce qui se voyait dans la mémoire, il ne reste plus rien de la forme imprimée dans cette même vue de la pensée, mais elle se reformera de nouveau à la même source, si la vue de l'esprit se reporte une seconde fois vers cette image, pour faire une autre pensée. Cependant ce qu'elle a laissé dans la mémoire y demeure, et c'est vers cela qu'elle revient quand nous nous le rappelons; en y revenant elle se trouve formée par elle et ne fait plus qu'une seule et même chose avec ce qui l'a formée.

 

CHAPITRE IV.

 

7. Mais si la volonté qui porte tantôt ici, tantôt là, la vue de l'esprit à former, et qui, une fois formée, l'unit à l’objet qui l'a formée, se tourne tout entière vers la conception intérieure de l'objet et détourne tout à fait la vue de l'esprit de la présence des corps qui entourent les sens de tous côtés et des sens corporels eux-mêmes, pour la reporter entièrement sur l’i-

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p404 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

mage qui se voit au dedans de l'âme, elle trouve une telle ressemblance entre l'image corporelle et celle qui vient de la mémoire, que la raison même ne saurait plus distinguer si c'est le corps placé au dehors qui est vu, ou seulement quelque chose de pareil qui se trouve dans la pensée. Car il arrive quelquefois que trop attiré ou trop effrayé par la pensée des choses visibles, on fait entendre tout à coup des exclamations pareilles à celles qu'on produirait si on se trouvait réellement au milieu de semblables actions ou passions. Je me rappelle même avoir entendu dire à quelqu'un qu'il voyait ordinairement d'une manière si saisissante et si palpable en quelque façon une forme de corps de femme, qu'il en était impressionné comme s'il avait eu commerce avec elle et qu'il s'ensuivait en lui un écoulement des organes de la génération. L'âme a autant de force sur son corps et autant d'empire pour modifier ou changer son vêtement qu'en a l'homme de changer le manteau qui le couvre. Ce qui se passe quand nous sommes le jouet des images qui nous apparaissent en songe, est du même genre d'affection. Mais il y a une grande différence entre ce qui se passe dans les sens assoupis du corps, comme cela arrive chez ceux qui sont endormis, ou ce qui a lieu dans ceux dont l'équilibre intérieur est troublé, dans les gens furieux, par exemple, chez les personnes atteintes d'aliénation mentale, chez les devins et les prophètes, quand l'attention de l'esprit se trouve portée par une sorte de nécessité vers les images que lui présente soit la mémoire, soit une force cachée, par l'effet d'une sorte de mélange spirituel d'une substance également spirituelle, et ce qui se passe quelquefois dans des hommes parfaite­ment sains et éveillés, quand la pensée se trouvant occupée, la volonté se détourne des sens, et forme la vue de l'âme par diverses images d'objets sensibles, absolument de la même manière que si elle était impressionnée par ces objets sensibles eux‑mêmes. Ce n'est pas seulement quand la volonté se tourne avec un ardent désir vers ces objets que se produisent ces impressions d'images, mais cela arrive encore lorsque l'esprit n'est amené que par la pensée d'éviter quelque chose ou de se tenir sur ses gardes à considérer les choses qu'il doit fuir. De là vient que non‑seulement le désir, mais la crainte fait éprouver aux sens les impressions des objets sensibles et affecte la vue de l'âme par des images de choses sensibles. Aussi plus la crainte ou le désir sont grands, plus la forme de la vue de l'âme vive est, soit qu'il y ait sensation produite par un objet corporel présent dans l'endroit où l'on est, soit qu'il y ait pensée par suite de l'image d’un objet corporel con­servée dans la mémoire. Ce qu'un objet corporel est, dans l'espace, par rapport au sens cor-

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p405 LIVRE XI. CHAPITRE V.

 

porel l'image de cet objet, dans la mémoire, l'est par rapport à la vue de l'esprit; ce qu'est la vision de l'œil, par rapport à la forme de l'objet corporel par laquelle le sens est formé, la vision de la pensée l'est par rapport à l'image de l'objet corporel qui se trouve dans la mémoire, et qui forme la vue de l'esprit, et ce qu'est l'intention de la volonté par rapport à l'objet corporel vu et la vision qui doit y être unie, pour faire une sorte d'unité de ces trois choses, bien que d'une nature différente, la même intention de la volonté l'est par rapport à l'image de l’objet corporel se trouvant dans la mémoire, qu'elle doit unir et la vision de la pensée, je veux dire la forme que l'œil de l'âme a prise en revenant à la mémoire; en sorte que là encore se produit une sorte d'unité de trois choses, non plus distinctes entre elles par une nature différente, mais bien d'une seule et même substance, puisque tout cela est intérieur et ne fait ensemble qu'un seul et même esprit.

 

8. Mais de même que lorsque la forme et l'espèce d'un objet corporel ont péri, la volonté ne peut plus y ramener le sens de la vue; ainsi quand l'image que la mémoire porte en elle se trouve effacée par l'oubli, il n'y a plus moyen pour la volonté d'y ramener l'œil de l'âme par le souvenir pour le former.

 

CHAPITRE V.

 

Mais comme l'âme peut se représenter non­ seulement les choses oubliées, mais encore celles qu'elle n'a point senties et qu'elle ne connaît point par elle‑même, en augmentant, diminuant, changeant et combinant à son gré celles qui ne sont point sorties de sa mémoire, souvent elle en imagine comme étant de telle ou telle manière, quand elle sait bien qu'il n'en est rien, ou quand elle ignore s'il en est en effet ainsi. Dans ce genre d'opérations, il faut prendre garde soit de mentir dans le but de tromper, soit de s'en tenir à de simples opinions pour se tromper soi‑même. Si on évite ces deux maux, il n’y a plus de danger pour l'âme dans les fantômes de son imagination, de même qu'il n'y en a aucun dans les objets sensibles qu'on connaît par sa propre expérience et qu'on retient dans sa mémoire, si on ne les désire point avec passion dans le cas où ils nous plaisent, ou si on ne les fuit point d'une manière honteuse, dans le cas où ils nous blessent. Lors donc que la volonté, mettant de côté les seconds, se vautre avec avidité dans les premiers, elle devient impure, et, dans ces conditions, si ces objets sont présents, la pensée en est pernicieuse, et s'ils sont absents, la pensée en est plus pernicieuse encore. On vit donc mal alors et d'une vie déréglée, selon la trinité de l'homme extérieur, attendu que ce n'est que pour l'usage des objets sensibles que cette trinité a enfanté celle qui, tout en produisant ses images à l'intérieur, ne laisse pas néanmoins d'imaginer les choses du

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dehors. En effet, nul ne saurait faire de ces objets un bon usage, si les images des objets qui ont frappé les seins n'étaient conservées par la mémoire, si la plus grande partie de la volonté n'habite pas dans le lieu le plus élevé et le plus intime de notre être, et si cette même volonté qui nous est donnée se repose soit dans les objets extérieurs, soit même dans les images qui s'en reproduisent au dedans de nous, sans en tirer quoi que ce soit qu'elle fasse servir à une vie meilleure et plus vraie, et à la fin en vue de laquelle elle pense que toutes ces choses doivent être mises en oeuvre, que faisons‑nous autre chose que ce que l'Apôtre nous défend de faire quand il dit: « Ne vous conformez point au siècle présent? » (Rom., XII, 2.) Cette trinité‑là n'est donc point l'image de Dieu; elle n'est produite en effet que par le moyen du sens corporel dans l'âme même et tirée du dernier ordre des créatures, c'est‑à‑dire, de la créature corporelle à laquelle l'âme est supérieure, pourtant cette trinité ne manque pas absolument de toute ressemblance. En effet, qu'y a‑t‑il, qui selon son genre et dans une nature qui lui est propre, n'ait point quelque ressemblance avec Dieu, puisque c'est Dieu qui a fait toutes choses très bonnes, ce qui ne peut‑être ainsi que parce que lui‑même est souverainement bon? Par conséquent, par cela même que tout ce qui est, est bon, il a une ressemblance éloignée, je le veux bien, mais pourtant une ressemblance quelconque avec le souverain bien; si cette ressemblance est naturelle, elle est belle et selon l’ordre, si au contraire, cette ressemblance est vicieuse, elle est laide et pervertie. En effet, les âmes jusque dans leurs péchés, ne recherchent par une liberté, orgueilleuse, dévoyée, et si je puis parler ainsi, asservie, rien autre chose qu'une certaine ressemblance avec Dieu. Aussi n'aurait-il pas été possible de persuader à nos premiers parents de pécher, si on ne leur avait dit: « Vous serez comme des dieux. » (Gen., III, 5.) Sans doute on ne saurait dire que tout ce qu'il y a dans les créatures de semblable en quelque chose à Dieu soit son image, mais du moins peut‑on le dire de la créature qui seule n'a que Dieu au-dessus d'elle; car cette créature‑là vient certainement de lui, puisque entre elle et lui il n'y a aucune autre nature.

 

9. Dans le fait de la vision, je veux dire de la forme qui se produit dans le sens de la vue, la forme de l'objet corporel d'où la première vient est comme le père. Mais ce père n'est pas un vrai père, d'où il suit que son fils n'est point non plus un vrai fils. En effet, ce dernier n'est pas, rigoureusement parlant, engendré par le premier, puisqu'il y a autre chose qui s'ajoute à l'objet corporel, pour en former ce fils, ce quelque chose c'est le sens de la vue. Par conséquent aimer cet objet corporel c'est donc s'égarer. Aussi la volonté qui unit l'un à l'autre, comme qui dirait le père au fils, est plus spirituelle qu'ils ne le sont l'un et l'autre. En effet, l'objet corporel qu'on voit n'est pas du tout

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spirituel; la vision qui se produit dans ce sens est bien un mélange de quelque chose de spirituel, puisqu'elle ne peut se produire sans le secours de l'âme, mais elle n'est point tout entière spirituelle, puisque le sens qui est formé alors est corporel. La volonté qui unit l'un à l’autre est reconnue, ainsi que je l'ai dit, pour être plus spirituelle que les deux autres, voilà pourquoi elle commence à rappeler l'idée du Saint‑Esprit dans cette trinité. Mais elle a plus de rapport avec le sens formé qu'avec l'objet corporel par qui le sens est formé. En effet, le sens appartient à un être animé et la volonté à l'âme, non point à la pierre ou à tout autre objet corporel vu. Par conséquent elle ne procède point de cet objet comme d'un père, elle ne procède pas davantage de cette espèce de fils, je veux dire de la vision et de la forme qui se trouvent dans le sens. En effet, avant qu'il y eût vision, la volonté existait déjà, car c’est elle qui a appliqué le sens à former à la vue de l'objet corporel. Cet objet, il est vrai, ne lui plaisait point encore, comment lui aurait‑il plu puisqu'il n'était pas encore vu? Quand il plaît, la volonté est en repos. Nous ne pouvons donc point dire que la volonté soit comme le fils de la vision, puisqu'elle était avant la vision, nous ne pouvons pas non plus la regarder comme le père, si je puis parler ainsi, puisque la vision est le fait et le produit non de la volonté, mais de la vue de l'objet corporel.

 

10. Peut‑être pourrions‑nous dire avec justesse que la vision est la fin et le repos de la volonté, quand elle ne se propose rien au delà. En effet, si elle ne veut pas autre chose, c'est parce qu'elle voit ce qu'elle voulait voir.

 

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