St Ambroise 10

Darras tome 10 p. 577

 

   34. Ainsi qu'Ambroise l'avait prévu, la cour rejeta sur lui toute
la responsabilité du non-succès de la négociation. C'est le caractère altier de l'évêque qui a tout compromis, disait-on. Pour une
querelle religieuse, il a sacrifié les intérêts de l'empire. On allait
jusqu'à l'accuser de trahison. Justina renchérissait elle-même sur
les exagérations intéressées de ses adulateurs. On ne prononçait le
nom d'Ambroise que comme celui d'un criminel de lèse-majesté.
L'aveuglement de ces politiques était-il volontaire ? Nous ne le
savons. Il y aurait cependant lieu de le croire, si l'on songe
au crédit immense dont l'évêque de Milan jouissait alors dans
tout l'univers. Quand même saint Ambroise n'eût pas justifié
par une vie pleine de miracles et une supériorité incontestable
l'opinion qu'on avait de lui, il n'en eût pas moins été fort dangereux de se déclarer ouvertement son ennemi. Les conseillers de
Justina ne pouvaient ignorer ces principes de la politique la plus
élémentaire. En applaudissant aux mesures haineuses de l’impératrice, ils travaillaient donc sciemment à la chute de Valentinien II.
Quoi qu'il en soit, après que le conseil eut exhalé contre le saini
évêque toutes les injures imaginables, on proposa d'envoyer à
Maxime un autre ambassadeur qui réparerait, disait-on, par son
habileté et sa finesse, les fautes d'un prélat fanatique. Le choix


============================================

 

p578 PONTIFICAT DE SÀIST siricius (385-398).

 

tomba sur Domninus, un scythe devenu général, et courtisan fort délié. Son arrivée à Trêves, quinze jours après le départ d'Ambroise, produisit sur l'esprit de Maxime un effet tout opposé à celui qu'on en attendait. L'empressement de la cour de Milan était une marque de sa faiblesse. Maxime, qui avait hésité jusque-là, prit immédiatement une résolution définitive. Puisqu’on le craignait, c'est qu'on n'était pas prêt à repousser son attaque. Le raisonnement était juste. Maxime ne s'en tint pas là. Il résolut de faire de Domninus son agent principal dans l'invasion qu'il méditait. Autant il avait montré de hauteur vis-à-vis de saint Ambroise, autant il déploya de séductions et de caresses pour le nouvel ambassadeur. « Je ne veux que la paix, lui disait-il. J'ai promis d'être le père du jeune Valentinien : je tiendrai parole. Tous les malentendus doivent être maintenant oubliés. Entre les deux empires, il y a une frontière, mais pas de division. » Après avoir, durant quelques jours, assez répété ce thème, quand il crut que Domninus était suffisamment rassuré, il le manda pour un entretien confidentiel et une communication importante. Domninus courut au palais. « La grande affaire pour Valentinien comme pour moi, lui dit Maxime, c'est de bien nous entendre pour réprimer les incursions des barbares. Ces derniers seuls sont nos ennemis. Les empereurs romains n'en connaissent pas d'autres. Je viens d'apprendre que les Jeuthongues ont envahi la Pannonie. Mes soldats sont à la disposition de votre maître ; qu'il désigne le général qui commandera en chef les deux armées alliées. Je ratifierai son choix, ou plutôt, car cela demanderait trop de temps, prenez vous-même le commandement de mes troupes. Franchissez les Alpes avec elles, et repoussez cette nuée de barbares. » Domninus eut la simplicité de croire à la bonne foi de Maxime. Quelques historiens effirment qu'il ne fut pas dupe, mais traître. Nous ne le savons pas. Quoi qu'il en soit, le résultat fut le même.

 

30 La cour de Milan, tenue jour par jour au courant des négotiations de Domninus, triomphait d'un succès aussi inespéré. Le général ambassadeur franchit les Alpes, à la tête de l'armée de Maxime. Il devait la conduire en Pannonie par la route de l'Italie

=============================================

 

p579 CHAP.   V.   — INVASION  DE  MAXIME   EN  ITAi.JE.

septentrionale. La sécurité de Justina et de ses conseillers était entière. Tout à coup, le 2 septembre 387, on apprit que Maxime, sans se faire annoncer, était venu, avec le reste de ses cohortes, rejoindre l'armée expéditionnaire et en prendre le commandement. Il marchait non point en Pannonie, mais sur Milan dont il n'était plus qu'à une vingtaine de lieues. Ce fut une panique épouvantable. L'impératrice n'eut que le temps de s'enfuir avec Valentinien et les trois princesses ses sœurs. Quelques officiers, entre autres le préfet du prétoire, Probus, les accompagnèrent. On gagna aussi rapidement que possible le port d'Aquilée, sur l'Adriatique. Les fugitifs s'y embarquèrent et vinrent aborder à Thessalonique, d'où ils envoyèrent des messagers à Théodose, le suppliant de prendre en main la défense du jeune monarque indignement spolié. Cependant l'Italie entière avait acclamé l'usurpateur. Sauf la petite cité d'Aemonia, en Illyrie, qui essaya une résistance de quelques heures, toutes les autres ouvrirent leurs portes et reçurent le nouveau souverain. La politique astucieuse de Maxime se dévoila bientôt. Arrivé à Rome, son premier acte fut de permettre aux sénateurs païens de rétablir l'autel de la Victoire. Symmaque se confondit, à ce sujet, en actions de grâces. Un autre décret de Maxime autorisait l'exercice public de la religion juive, et condamnait les chrétiens à rebâtir à leurs frais une synagogue qui avait été brûlée l'année précédente. Maxime n'était cependant ni païen, ni juif. Quand il avait eu besoin de l'influence catholique, il avait écrit au papa Siricius la lettre emphatique que nous avons citée. Maintenant il croyait, par ses avances au parti idolâtrique et à la race juive, se créer un noyau de résistance contre l'intervention de Théodose. Ses espérances devaient être cruellement déçues.

§ VI. Mort de Maxime.

 

30. La nouvelle de l'usurpation de Maxime arriva en Orient, au moment où la sédition d'Antioche venait de se terminer par l'acte solennel, si fameux sous le nom de «clémence de Théodose. »

=============================================

 

p580 wm'iFictr de saixï siricius (3S3-39S).

 

   A l'occasion de quelques subsides extraordinaires, la capitale de la Syrie s'était révoltée. La ville avait été un instant livrée à tous les excès; les statues de l'empereur, arrachées de leurs bases, traînées dans la boue, avaient été abandonnées aux huées des enfants qui en portaient les débris dans les rues, au milieu des vociférations de la populace. Quand ce délire fut apaisé, une morne stupeur s'empara des coupables. La ville consternée attendait l'heure de la justice. Les habitants s'enfuyaient à travers les campagnes : la cité ressemblait à un vaste tombeau. Tout faisait prévoir que le châtiment serait terrible. A la première nouvelle de l'émeute, Théodose, d'autant plus irrité qu'il avait toujours eu plus de bienveillance pour Antioche, donna l'ordre de raser la ville et d'exterminer tous les coupables. Ses courriers arrivèrent au milieu de cette population désolée : tout espoir semblait perdu. Mais il restait, pour sauver Antioche, le dévouement de Flavien son évêque, et l'éloquence de saint Chrysostome. On obtint des magistrats que l'exécution des décrets impériaux serait suspendue jusqu'au retour du saint évêqne, lequel, par un hiver rigoureux, comptant pour rien ses infirmités et son grand âge, prit la route de Constantinople et voyagea sans s'arrêter ni jour ni nuit. Cependant Jean Chrysostome, qu'il avait chargé de consoler la multitude en son absence, du haut de la chaire chrétienne d'où sa parole persuasive et tendre attachait et séduisait les cœurs, abrégeait pour le peuple ces jours d'incertitude et de cruelles angoisses. Ce prêtre, dont le nom immortel est resté comme le symbole d'une éloquence surhumaine, comptait à peine trente ans. Il avait renoncé aux espérances d'une brillante jeunesse, il s'était arraché aux larmes de sa mère, pour s'enfuir dans la solitude. Flavien, par une exception justement motivée, l'avait promu au sacerdoce avant l'âge prescrit alors par la discipline ordinaire. Jean Chrysostome surpassa tout ce qu'on avait attendu de lui. Dans ces tristes conjonctures, il sut calmer les craintes du peuple et essuyer ses larmes. Ce fut à lui qu'on dut la tranquillité de la ville en proie à tant d'alarmes. Il prononça, dans cet intervalle, vingt discours que nous avons encore, et qui sont comparables à tout ce qu'Athènes et Rome ont produit de plus éloquent.

===========================================

 

p581 CHAP.   V.   — MORT DE  MAXIME.

 

   L'art en est merveilleux. Incertain du parti que voudra prendre Théodose, l'orateur mêle ensemble l'espérance du pardon et le mépris de la mort, disposant par là ses auditeurs à recevoir avec soumission et sans trouble les ordres de la Providence. Il entre toujours avec tendresse dans les sentiments de ses concitoyens, mais il les relève et les fortifie. Jamais il ne les arrête trop longtemps sur la vue de leurs malheurs; bientôt il les transporte de la terre au ciel. Pour les distraire de la crainte présente, il leur en inspire une plus vive : il les occupe du souvenir de leurs vices, les presse de s'en corriger, et leur montre le bras de Dieu, levé sur leurs têtes, comme infiniment plus redoutable que celui des rois du monde. Cependant Flavien était arrivé à la cour de Théodose : il se présenta devant ce prince les larmes aux yeux. Le discours qu'il lui tint et que l'on suppose l'œuvre de saint Jean Chrysostome, est un modèle inimitable. Quand il ent achevé de parler, l'empereur eut peine à contenir son émotion. Laissant enfin échapper ses sanglots, il répondit : « Qu'y a-t-il de merveilleux si un homme pardonne à des hommes ses frères, quand Jésus-Christ, le maître du monde, crucifié par les Juifs, demanda lui-même pardon à son Père pour ses bourreaux? Allez, mon père, retournez au milieu de votre peuple, rendez le calme à la ville d'Antioche : elle ne sera rassurée, après une si violente tempête, qu'en revoyant un pilote tel que vous ! » Flavien reprit en toute hâte le chemin d'Antioche; mais, pour ne pas dérober à son peuple quelques instants de joie, il se fit précéder par des courriers, qui portèrent la lettre de l'empereur avec une promptitude incroyable. Quand on la lut dans la place publique, au milieu du silence général, et qu'on fut arrivé à l'endroit où Théodose révoquait les ordres précédemment donnés pour la punition de la ville et de ses habitants, une immense acclamation de joie s'éleva dans les airs. En un instant, toutes les rues furent décorées de festons et de guirlandes, on dressa des tables sur les places publiques; la nuit suivante égala la lumière des plus beaux jours : la ville tout entière était illuminée; et, quand arriva Flavien, quelques jours après, il fut porté en triomphe.

============================================

 

p582 Saint sir.icics (38j-3'JS)

 

   37. Cet événement, connu bientôt de l'univers entier, avait porté au comble la gloire de Théodose. Il n'était pas dans tout l'Orient un seul homme qui ne fût prêt à sacrifier sa fortune, son sang, sa vie pour un tel prince. Aussi, quand l'empereur annonça qu'il voulait venger enfin le meurtre de Gratien son bienfaiteur, et punir le rebelle qui venait de spolier le jeune Valentinien, ce fut à qui se rangerait sous ses étendards. On sollicitait comme une faveur inappréciable un enrôlement dans l’armée de Théodose ; ses soldats s'estimaient plus heureux que les généraux de Maxime. Le héros se rendit à Thessalonique pour y accueillir les augustes proscrits qui venaient implorer se protection. Tout le sénat de Constantinople voulut l'accompagner dans ce voyage. Théodose prit le jeune empereur dans ses bras et le serrant sur son creur, lui dit : «N'oubliez jamais, mon fils, la cruelle leçon qui vous est donnée en ce moment. Vous avez offensé Dieu; le Seigneur vous punit. La puissance ne se fonde pas sur les armes, mais sur la justice. Croyez-en mon expérience. Pour commander aux hommes, pour maintenir une armée dans la discipline, pour s'assurer la victoire, pour triompher des rebelles, pour sortir sain et sauf de tous les périls, il ne suffit pas d'être empereur, il faut être sincèrement pieux. C'est là ce qui fit la gloire de Constantin le Grand et de Valentinien I, votre père. Constance et Valens ont agi autrement, vous savez quel fut leur sort. Si l'usur-pateur Maxime triomphe de vous aujourd'hui, n'est-ce pas précisément parce qu'il s'est donné comme le vengeur du catholicisme que vous persécutiez? Soyez donc à l'avenir un chrétien fidèle, un fils dévoué de l'Église. Et comment voudriez-vous espérer la victoire si Jésus-Christ ne combat avec vous? » — Valentinien pleurait amèrement à ces paroles. Il était déjà en âge de comprendre ce qu'elles avaient de gravité sage et paternelle. Il entrait dans sa seizième année; plus d'une fois, il avait gémi de la tyrannie de sa mère Justina. Ce fut donc avec une conviction absolue et sincère qu'il promit de rester toujours fidèle aux principes de l'Église romaine et de n'avoir jamais, si Dieu lui rendait ses états, d'autre conseiller qu'Ambroise, l'illustre évêque de Milan.

=============================================

 

p583 CHAP. V. — MCAT DE MAXIME.

 

   Théodose reçut avec joie le serment du jeune homme. « Prenez courage ! lui dit-il. Avec l'aide de Dieu, nous viendrons à bout de votre agresseur.» —Quelques jours après, le mariage solennel de Théodose avec la princesse Galla, sœur du prince exilé, fut célébré avec magnificence. Le héros voulait, par son alliance avec une famille déchue qui était celle de son bienfaiteur, apprendre au monde que la reconnaissance était à ses yeux le premier des devoirs. C'était en même temps un moyen d'avertir Maxime que l'heure de la vengeance allait bientôt sonner pour lui. Afin de l'en mieux instruire, Théodose le fit sommer d'avoir à évacuer les états de Valentinien. La réponse fut négative; on s'y attendait. Toutefois Maxime, comprenant qu'il aurait à faire non plus à une femme ni à un enfant, mais à un grand capitaine, envoya à différentes reprises des ambassades chargées d'offrir la paix. Elles furent éconduites.

 

38. A cette époque, on n'avait point encore imaginé les campagnes d'hiver. Les expéditions commençaient au printemps et finissaient à l'automne : c'était une règle invariable. Théodose s'y conforma. Il passa donc l'hiver de l'année 388 à Thessalonique. Ce délai aurait pu singulièrement profiter à Maxime, en lui laissant la temps de se fortifier contre une attaque prévue. Théodose le savait, il n'omit rien pour dérouter complètement son ennemi. Nul de ses conseillers ne fut mis dans la confidence de son plan de campagne. Vainement les ambassadeurs du tyran se succédaient à Thessalonique, moins pour négocier que pour chercher à surprendre le plan de la campagne prochaine. Théodose restait impénétrable et ne communiquait sa résolution à personne. Pendant qu'il concentrait des troupes de terre, il faisait, à Thessalonique même, des préparatifs ostensibles d'embarquement, et réunissait une flotte considérable. Maxime, averti par ses espions de ce double mouvement contradictoire, ne savait de quel côté porter sa défense. Après avoir employé plusieurs mois à fortifier les passages de la Macédoine à l'Illyrie, craignant une attaque par mer, il enjoignit à Andragathius, son généralissime, celui-là même qui avait si lâchement assassiné Gratien, de faire embarquer ses meilleures troupes

==========================================

 

p584 PONTIFICAT DE  SAINT SIRICIUS   (385-308).

 

pour s'opposer à la flotte byzantine. Théodose était instruit des hésitations et des fausses mesures de l'usurpateur. Maître de son secret, il était bien près de l'être de son ennemi. Toutefois, sa politique vigilante et active ne laissait rien au hasard et ne négligeait aucun moyen légitime d'assurer le succès. Pendant que Maxime redoublait de complaisances pour le parti païen et juif, l'empereur d'Orient, afin de mieux accentuer le caractère exclusivement catholique qu'il voulait donner à son expédition, renouvelait ses précédents décrets contre les idolâtres, et en publia un nouveau qui interdisait aux femmes chrétiennes d'épouser un Israélite. Théodose avait soin d'associer le jeune Valentinien à ces actes dignes d'un prince vraiment catholique. Il voulut que le jeune prince y apposât sa signature, conjointement avec lui. C’était réparer, à la face du monde, les persécutions dirigées à Milan contre les catholiques par Justina. L'influence de celle-ci avait complètement disparu. Théodose s'était substitué à elle pour la direction du jeune empereur. Justina ne survécut que quelques mois à cette situation déshonorée ; elle s'éteignit dans le désespoir et l'impénitence finale.

 

39. Théodose avait recommandé le succès de ses armes aux prières des cénobites, dans toutes les thébaïdes égyptiennes. Un messager impérial s'était rendu à Lycopolis, où vivait dans une grotte, au flanc d'un rocher, le fameux solitaire Jean d'Egypte. Depuis soixante ans, ce héros de la solitude s'était enfermé dans sa prison volontaire, et n'en était jamais sorti. Une petite fenêtre grillée le mettait en communication avec le monde extérieur. De tous les points de l'Orient, on venait recevoir ses avis : l'huile qu'il bénissait était portée aux malades et leur rendait la santé. On racontait des choses merveilleuses de l'humilité et de la puissance du thaumaturge. Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, il était venu pour la première fois au désert, il s'était mis sous la direction d'un ancien anachorète, qui soumit son jeune disciple à une série d'épreuves capables de décourager la foi la plus robuste. Ainsi le vieillard planta un bâton dans le sable et commanda à Jean de venir deux fois par jour arroser ce morceau

============================================

 

p585 CHAP. V. — MORT DE MAXIME.

 

de bois sec. Durant une année entière, cet ordre en apparence si déraisonnable fut ponctuellement exécuté. L'obéissance du disciple fut récompensée par un miracle ; le rameau prit sève, refleurit et devint un palmier vigoureux 1. Théodose fit demander à Jean de Lycopolis quel serait le sort de l'expédition contre Maxime. « Allez sans crainte, répondit l'homme de Dieu. La victoire vous est assurée. Il n'y aura presque pas d'effusion de sang; l'Orient reverra Théodose vainqueur. »

 

40. La prédiction fut accomplie. Au mois de juillet 388, une première rencontre eut lieu à Sescia (Sisceg) en Pannonie, sur les bords de la Save. L'armée de Théodose venait en quelques jours de franchir une distance de quatre-vingts lieues. On la croyait embarquée à Thessalonique et la flotte d'Andragathius l'attendait sur les côtes de l'Adriatique. Marcellin frère de Maxime, avec quelques légions, soutint d'abord le choc ; mais la rapidité de l'attaque fut telle que ses soldats lâchèrent pied et traversèrent le fleuve à la nage. Marcellin se replia sur Aquilée, où Maxime venait de se porter en personne. Théodose arriva presque aussitôt et investit la place. La résistance ne pouvait être longue ; chaque jour des cohortes entières abandonnaient l'usurpateur pour venir se ranger sous les étendards du héros. Cependant une émeute éclatait à Constantinople ; les ariens, profitant de la distance où se trouvait l'armée, répandirent tout à coup le bruit de la défaite de Théodose. Ils se portèrent en masse sur le palais épiscopal qu'ils incendièrent, et se mirent en devoir de reprendre aux catholiques les églises dont ceux-ci étaient en possession. Le jeune Arcadius, resté à Byzance, n'épargna rien pour rétablir l'ordre. Il attendait impatiemment des messages d'Occident qui lui permissent de répondre aux rumeurs ariennes par des affirmations victorieuses. Quelques jours après, un courrier lui apportait la nouvelle que Maxime avait été tué par ses propres soldats (27 août 388). Andragathius, le meurtrier de Gratien, s'était fait justice à lui-même en se précipitant à la mer.

--------------------------------

1.Cassian., Institut., lib. IV, cap. xim; Patr. lat., tom. XLIX, col. 184.

=============================================

 

p586 PONTIFICAT DE  SAI.NT  SIUICIUS   (365-3138).

 

   Enfin Arbogast, au nom de Théodose, venait de soumettre les Gaules, et de tuer le jeune Victor, fils de Maxime. La rébellion de l'Occident était étouffée et l'émeute de Constantinople finie. Arca-dius expédia sur-le-champ à son père un message où il le priait de pardonner aux révoltés de Byzance. « Je serais désolé, disait-il, que le début de mon règne fût marqué par des rigueurs ! » Théodose trouvait, dans cette parole du jeune prince, l'écho de ses propres sentiments. Il accorda volontiers l'amnistie qu'on lui demandait.

 

41. Ce fut un moment solennel pour le monda entier que l'arrivée du héros à Milan. Il déclara qu'il ne voulait rien garder pour lui-même de ses conquêtes, et remit Valentinien II en possession de tout l'empire d'Occident. Le jeune prince méritait cette marque de confiance. Débarrassé de la tutelle de Justina, il montrait dans l'adolescence les qualités sérieuses de l'âge mûr. En revoyant Ambroise, il l'avait embrassé tendrement. «Autrefois on m'amena à vous, dit-il. Aujourd'hui j'y viens de  moi-même. On vous confiait un orphelin; maintenant l'empereur se met sous votre direction ! » Il devint bientôt le modèle et les délices de ses sujets, par sa bonté, sa prudence, sa chasteté et son zèle pour la foi. Justina avait habitué les Milanais aux jeux du cirque; elle voulait corrompre les mœurs pour arriver plus aisément à déraciner le catholicisme. Valentinien fit tuer toutes les bêtes sauvages qu'on engraissait dans les arénaires, et abolit ces représentations sanglantes. Du reste, il ne prenait aucune mesure qu'avec l'assentiment de Théodose. Ce grand prince voulut passer près de deux années avec lui, pour asseoir, par sa présence et son autorité, le nouveau gouvernement de son jeune beau-frère sur des bases inébranlables. Ce fut une période de prospérité et de gloire, comme l'Occident n'en connaissait plus depuis longtemps. Il semblait que l'empire romain retrouvait sa force et sa splendeur passées; on pouvait croire que le IVe siècle allait s'achever dans le triomphe pacifique du catholicisme, après s'être ouvert, sous Dioclétien, au milieu des sauvages fureurs de la dixième persécution.

=========================================

 

p587 .   V.   —  TliÉODOSE   A   MILAN. 587


§ VII. Théodose à Milan (388-390).


42. De Milan, où Théodose et Valentinien résidaient ensemble, partaient alors les décrets qui gouvernaient le monde. L'influence de saint Ambroise près des deux souverains était celle d'un conseiller prudent et discret, aussi ferme dans les principes que modéré dans l'application. Grâces à son intervention, la victoire ne fut pas suivie des réactions sanglantes auxquelles les revirements politiques avaient si souvent donné lieu. La femme et les filles de Maxime reçurent une pension sur le trésor impérial, et achevèrent dans la solitude une vie désormais obscure mais tranquille. Les fonctionnaires, compromis par leur adhésion à l'usurpateur, ne furent point inquiétés. On se contenta de destituer ceux dont le crédit aurait pu renouveler des scènes de désordre. Théodose venait de promulguer l'amnistie sollicitée par son fils Arcadius, en faveur des séditieux de Constantinople qui avaient incendié la demeure de Nectaire. Parallèlement à cette mesure de clémence, on renouvela les précédents édits qui défendaient aux hérétiques de troubler les catholiques dans la libre possession des églises. Les ariens de Byzance n'avaient point été les seuls à profiter de la fausse nouvelle d'une défaite de Théodose. Les Manichéens et les Juifs de Callinique, petite ville de l'Osroène, s'étaient livrés, à cette occasion, aux plus déplorables excès. A leur tour, quand la nouvelle du triomphe de l'empereur fut avérée, les orthodoxes, se portant sur la synagogue et le temple hérétique, les livrèrent aux flammes. Cet incident fut immédiatement dénoncé à Théodose comme un acte de barbarie. Le comte d'Orient demandait des instructions précises à ce sujet. L'empereur répondit : « Pourquoi me consulter? Vous n'aviez pas besoin d'ordre pour faire respecter la loi. Sévissez immédiatement contre les perturbateurs, moines ou autres. Forcez l'évêque de Callinique à rétablir de ses deniers la synngogue détruite, et à indemniser tous ceux qui auront souffert quelque dommage par le fait des séditieux. » — Au moment où Théodose dictait cet ordre ab irato, Ambroise était à Aquilée, pour

=============================================

 

p588 roNTincAT de sai.nt siricius (383-398).

 

un voyage de quelques jours. Il ne fut donc point consulté. S'il eût été là, il aurait sans doute fait observer qu'il ne s'agissait dans l'espèce que de représailles populaires, où l'influence de l'évêque et du clergé de Calliniqne n'était pour rien. Les lois Théodosiennes n'avaient pas compris les Juifs au nombre des sectes proscrites; mais elles n'avaient pas non plus donné aux Juifs le droit de se jeter à main armée sur les chrétiens, quand ils croiraient le pouvoir faire impunément. On venait de pardonner aux ariens l'incendie du palais épiscopal de Constantinople, sans les obliger à le reconstruire, et l'on imposait à l'évêque de Callinique l'obligation de relever une synagogue brûlée dans une émeute populaire! Cette contradiction entre les deux mesures était aussi injuste que choquante. Voilà les observations qu'eût faites saint Ambroise. A son retour à Milan, il sollicita une audience qui lui fut refusée. Théodose craignait sans doute les reproches du saint évêque. Celui-ci prit alors le parti d'écrire au souverain, pour le forcer à lire ce qu'il ne voulait point entendre. «Écoutez-moi. écrivait-il, vous qui désirez que Dieu m'écoute quand je prie pour vous. Si je ne suis pas digne d'être admis à l'audience de Votre Majesté, comment le serais-je de transmettre au Tout-Puissant vos vœux et vos prières? Un empereur tel que vous ne s'offensera pas de la liberté de mon langage; un évêque tel que moi ne dissimulera jamais sa pensée. Voyez donc où vous allez. Vous avez autant à craindre l'obéissance de l'évêque de Callinique que sa résistance. S'il a la faiblesse d'obéir, il vous déshonore, et vous porterez le poids de sa chute. S'il résiste, craignez de faire un martyr. D'ailleurs comment va s'exécuter votre décret? Si les chrétiens se refusent à l'accomplir, il faudra donc les contraindre, l'épée à la main ! Il faudra donc que le comte d'Orient prenne vos drapeaux victorieux, surmontés du monogramme du Christ, pour aller rétablir un temple où l'on nie la divinité de Jésus-Christ! Avec toute votre puissance, essayez de faire placer le labarum dans une synagogue juive; vous ne serez point obéi. Nous lisons dans l'histoire qu'on éleva des temples aux idoles de Rome avec les dépouilles des Cimbres et des Teutons vaincus. Aujourd'hui ce seront les Juifs qui écriront au frontispice de leur synagogue: Temple

=============================================

 

p589 CHAP.   V.   —  THÉODOSE  A   MILAN.


construit avec les dépouilles des chrétiens ! Le bon ordre l'exige, dites-vous. Qu'est-ce donc que le bon ordre exigeait à propos des ariens qui ont brûlé la maison de l’évêque à Constantinople? L'apparence de l'ordre peut être quelquefois le plus grave des désordres. Il importe de concilier les intérêts de la foi, de la justice véritable, avec ceux de l'autorité rigoureuse et absolue. Voilà ma requête, auguste empereur. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous la présenter de vive voix; j'ai essayé d'être entendu au palais, ne me forcez point à me faire entendre à l'église1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon