Honorius et les Gaules

Darras tome 15 p. 447


§ IV. Honorius et les Gaules.

 

33. Durant leur séjour à Rome, sous le toit hospitalier où le pontife romain accueillait les pèlerins de toute langue, « Grecs et Hébreux , Scythes et Égyptiens, »   les députés de l'Hibernie,

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1 Bolland., S. Lasréan., Aeta, tom. II april., p. 546. —2. Bed., Hist eccles. Ang!., \ib. Patr. lat., II, cap. six; t. LXXXV,col. U3.

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purent rencontrer deux illustres personnages de la Gaule, ve­nus, eux aussi, au centre de la catholicité « comme des en­fants à leur mère. » Le premier était un humble reclus que le métropolitain de Bourges, saint Sulpice le Pieux, avait succes­sivement élevé aux fonctions de la cléricature et à la dignité du sacerdoce. Il s'appelait Amandus (saint Amand), « nom qui devait bientôt, dit l'hagiographe, retentir dans tout l'univers, comme celui d'un intrépide ouvrier dans la moisson du Seigneur, d'un convertisseur de nations, d'un bâtisseur de monastères 1. » Rien, dans l'extérieur du pèlerin gaulois, n'aurait pu faire soupçon­ner ni sa noble origine ni ses hautes destinées. II était né le 7 mai 594, dans une riche villa de la troisième Aquitaine, au pagus Herbatilicus (contrée d'Herbauge 2), d'une illustre famille gallo-romaine. Il avait pour père Serenus, duc ou gouverneur d'Aquitaine, pour mère la noble Amantia. Fils unique, seul héritier des biens et des honneurs paternels, Amandus avait tout quitté pour s'attacher à Jésus-Christ. En 612, n'ayant encore que dix-huit ans, il vint frapper à la porte du monastère d'Oye, non loin des rivages du Poitou. Admis parmi les religieux, il leur pa­rut un ange revêtu d'un corps mortel. Serenus vint le conjurer de rentrer dans le monde, et par son retour de rendre la vie à sa mère qui se mourait de douleur. « Père bien-aimé, répondit Amandus, c'est vous, c'est ma mère chérie, qui m'avez appris à aimer Dieu et à le servir. Or, le servir, tel est l'unique objet de mon ambition. Jésus-Christ est ma portion et mon héritage. Les biens de ce monde ne sont plus rien pour moi. Permettez-moi de me dévouer entièrement dans la milice sacrée de Jésus-Christ. » Serenus était chrétien, mais il était père, et sa qualité de gouver­neur d'Aquitaine mettait au service de sa volonté les moyens de la faire réussir. Pour se soustraire à une violence qu'il prévoyait,

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1 Bolland, S. Amand.,\Trajectens episcop., 6 februar., § I.

2. « Ce pays portait encore le nom de contrée d'Herbauge, quoique la ville elle-même, d'après une ancienne tradition, eût été autrefois engloutie par les eaux qui forment aujourd'hui le lac de Grand-Pré. » (Destombes, Hist. de Amand.)S.

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Amandus quitta le monastère   d'Oye,  et se  réfugia  d'abord  à l'ombre de Saint-Martin de Tours, dont la basilique et le couvent lui offrirent un asile inviolable. Enfin, pour mieux se dissimuler à toutes les recherches, il alla s'enfermer à Bourges dans une cel­lule de reclus. «La réclusion faisait alors partie de la vie religieuse, dit le récent historien de saint Amand. Elle formait comme un état plus particulier, plus parfait que les vocations religieuses ordinaires, et elle était dès lors soumise à certaines règles spéciales. On la trouve pratiquée bien avant ce temps en Egypte, dans la Thébaïde, en Palestine, en Syrie, en Grèce, et dans les diverses contrées de l'Occident. Elle était presque toujours un puissant moyen de salut pour les peuples, soit que le reclus sortît plus tard, par la volonté de Dieu et de ses supérieurs, pour aller prêcher la parole du salut, soit que sa vie entière se consumât dans son étroite demeure. La cellule d'un reclus devait communiquer avec une église ou avec la chapelle d'un monastère, d'où l'on donnait la sainte communion au pénitent. S'il était prêtre, il avait dans son petit oratoire un autel pour célébrer les divins mystères1. » Amandus, que Sulpice le Pieux avait élevé au sacerdoce, vivait donc ainsi dans la soli­tude parfaite, lorsque, vers l'an 628, « comme il était en prière devant le Seigneur, disent ses actes, il se vit tout à coup environné d'une grande lumière. Pendant l'espace d'une heure que dura cette vision, l'image du monde se déroula sous ses yeux avec toute sa magnificence, ses splendeurs physiques et ses misères morales2. » Dieu l'appelait à évangéliser les peuples qu'il venait de contempler dans son extase.

 

34. Amandus se releva, plein de courage, quitta sa cellule, prit un compagnon de voyage, et monté sur un âne, partit pour Rome, afin de faire autoriser par le vicaire de Jésus-Christ la mission qu'il venait miraculeusement de recevoir de Jésus-Christ lui-même. Dans la ville éternelle, Amandus passait les jours à visiter les monuments sacrés; le soir, il se retirait dans l'église de Saint-

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1 Destombes, Hist. de S. Amand, p. 24. — 2. Bolland., Act. S. Amand., loc. cit.; Patr. lat., toui. LXXXVII, col. 12C8, S. Amand. vita.

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Pierre, où sa piété avait comme choisi sa demeure. Un soir qu'il y était venu selon sa coutume, et qu'il se tenait agenouillé à l'écart, un des gardiens, chargé de fermer les portes de la basilique, l'a­perçut et le contraignit de sortir. Le bienheureux obéit, et, se prosternant devant le portail de l'église, il continua sa prière. Soudain, au milieu d'une auréole de gloire, il vit le prince des apôtres, saint Pierre, qui lui dit : « Le Seigneur t'a choisi pour évangéliser des peuplades encore idolâtres dans les Gaules. Va donc, la moisson blanchissante couvre ces campagnes. Une grande ré­compense t'est réservée dans les cieux. » Le lendemain, l'humble prêtre voyait pour la seconde fois le pape Honorius, lui communi­quait cette nouvelle vision, et en recevait des paroles d'encoura­gement et de bonté. Puis, après avoir reçu cette bénédiction suprême qui donne l'assurance du succès aux ouvriers évangéliques, il se mit en marche pour revenir au pays des Francs. A Noyon, saint Achaire, en vertu des pouvoirs donnés par le pape Honorius, lui conférait l'ordination épiscopale 1. Avec la plénitude du Saint-Esprit qu'il venait de recevoir dans l'onction sacrée, Amandus entra résolument dans sa vie d'évêque missionnaire. Les idolâtres habitants de la Morinie, du Brabant, de la Frise, de la Toxandrie, furent les prémices de ses apostoliques conquêtes. La ville actuelle de Gand, qui n'était alors qu'une humble bourgade, lui doit le bienfait de la civilisation et de la foi. Maestricht, Anvers, et plus tard les peuplades encore sauvages des Slaves, virent tour à tour l'homme de Dieu, entendirent sa parole et lui fournirent leur moisson d'âmes. Les distances s'effaçaient devant l'activité dévorante de son zèle. Rouen, Beauvais, Meaux, Arras, et jus­qu'aux Vascons du midi de la Gaule, recueillirent de sa bouche les enseignements de la foi. Partout la bénédiction apostolique du pape Honorius accompagna le missionnaire et rendit sa parole féconde. Dans quelques années, les monothélites essaieront de glisser leurs erreurs dans les églises des Gaules. Mais ils verront se dresser

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1 C'est de la même manière que nous avons vu précédemment le prêtre Birinus (Saint Birin), destiné aux missions de la Grande-Bretagne, sacré par l'évêque de Gênes, en vertu des pouvoirs du pape Honorius.

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contre eux, avec une virile énergie, saint Amand, le disciple, le fils spirituel d’Honorius, et nul d'entre eux ne lui fera cette objec­tion qui semblerait aujourd'hui si naturelle : «Notre doctrine est celle qu'enseignait le pape Honorius, dont vous tenez votre mis­sion. »

 

   35. Les contemporains de ce pape, ceux qui vécurent de sa vie,  ses disciples, ses agents, ses missionnaires, avaient donc de lui une  opinion absolument contraire à celle qu’on s’en est faite postérieusement. II faut aussi noter cette particularité que la plupart des relations d'Honorius dont nous pouvons retrouver la trace, en l'ab­sence du Regestum de son pontificat malheureusement perdu, nous sont fournies par les Acta Sanctorum : «sa conversation fut donc, pour employer le mot de l'Écriture, avec les saints. » A un autre point de vue, il importe également de constater l’affluence de pèlerins venus du monde entier, qui se dirigeaient vers Rome, à l'époque d'Honorius. L'Irlande et la Grande-Bretagne nous en ont fourni la preuve et l'exemple. « C'était une coutume dans cette île, dit un hagiographe 1, que l'évêque choisi par le clergé et le peuple, se rendait à Rome pour y être ordonné par les mains apostoliques. Il ne revenait à son siège et à son peuple qu'après avoir reçu cette ordination. » Une telle coutume n'était pas exclusivement bornée à l'Irlande et à la Grande-Bretagne; les contrées plus voisines de Rome, la Sicile en particulier, les provinces de l'Italie supérieure et inférieure, la Dalmatie, l'avaient de tout temps pratiquée. De là cette énumération officielle, dans chacune des notices du Liber Pontificalis, «des évêques destinés à diverses églises, » qui avaient reçu du pape défunt la consécration et l'imposition des mains. Les Gaules ne restèrent pas en arrière de cet élan général vers la ville de Rome et vers le successeur de saint Pierre. Trop souvent in­terrompu par les guerres civiles, par les expéditions successives des Goths et des Lombards, le mouvement reprenait avec une ar­deur nouvelle, à chaque intervalle de paix. Pour ne citer que les

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1 Moris erat apud incolas ejusdem insulœ primo pastorem inier eos eligere, tune electum Romam dirigere, apostolicis manibus ordinandum, ordinatumque sedem et plebem revisere. {Acta Sanctorum Belgii, tom. V, p. 359, VitaS. Veronis.)

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plus illustres pèlerins des Gaules à Rome au vnc siècle, outre saint Amand qui s'y rendit successivement jusqu'à trois fois, nous pour­rions nommer saint Omer, évêque de Térouanne, saint Riquier, saint Fursy, saint Vero, saint Vindicien, saint Humbert de Ma­roilles, saint Landelin, saint Aubert, sainte Begga, mère de Pépin d'Héristal1. Rome était donc, au VIIe siècle, non moins fréquentée et non moins connue du monde catholique qu'elle l'est de nos jours. Le pontificat d'Honorius, qui dura plus de douze ans, ne fut donc pas une période obscure et fermée au reste du monde. La lu­mière y pénétrait au contraire de toutes parts ; ses actes furent connus et éclairés par l'œil de pèlerins accourus des diverses con­trées de l'univers catholique.

 

30. En même temps que saint Amand recevait d'Honorius la mission d'évangéliser les provinces qui furent depuis la Hollande, la Belgique et la Flandre, un autre anachorète, nommé Mono (saint Monon), venait également à Rome vers 630. conduit aussi par une vocation surnaturelle à l'apostolat. «Mono était, disent ses actes 2, originaire des contrées occidentales du monde, de la province des Scots (Irlande) qui, à cette époque, fit briller sur la chrétienté comme autant d'étoiles, une multitude de saints, tels que Fursy à Péronne, ses deux frères Ultan et Follan au Castrum Fossense (près Namur), saint Bertuin de Malonia (Belgique), saint Frédégand de Turninus (Deurne, près Anvers), saint Eloquius de Latiniacum (Lagny, diocèse de Meaux), ce grand confesseur dont le monastère des Walcidiorum (Waulsort, province de Namur), invoque le patro­nage. Mono, durant les longues veilles qu'il passait en prières, dans l'Irlande sa patrie, entendit une voix céleste lui dire : Serviteur fidèle, quitte ton pays, traverse la mer, et cherche dans les Gaules la contrée d'Arduinna (les Ardennes). Il y a là des peuples encore païens dont tu dois être l'apôtre. —Mono ne connaissait pas même de nom le pays dont on lui parlait. Il pria le Seigneur, si telle était réellement sa volonté, de lui en donner la preuve, en répétant à trois

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1 Cf. Destombes, Histoire de S. Amand, chap. îv. —2.Novi Bollandist., 18 oct., Vila et Pass. S. Monon. mariyris, totu. VIII octobr., p. 367.

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différentes reprises cette vision. Durant trois jours consécutifs, l'ap­parition angélique se renouvela, répétant la même parole et le même ordre. Le moine obéit alors; il se mit en route en pronon­çant ce verset du psaume : «Seigneur, montrez-moi vos voies, en­seignez moi vos sentiers. » Cependant, avant de s'engager dans les travaux de sa mission, il voulut la faire approuver par le siège apostolique et s'embarqua directement pour Rome. Le pape Honorius l'encouragea et le bénit. Fortifié par ce présage de grâces et de succès, Mono traversa les Alpes et vint dans la forêt des Ardennes, se fixer près de Nassonia (Nassoigne). Là, une clochette à la main, il parcourait les champs et les bois, appelant les habitants des campagnes à venir entendre la parole de Jésus-Christ. Bientôt les conversions se firent abondantes à sa voix. L'évêque de Tongres, le bienheureux Jean, auquel la bonté et l'innocence avaient valu le surnom d'Agnus, seconda de tous ses efforts le zèle du pieux missionnaire. Mono ne changea rien à la vie anachorétique qu'il avait menée en Hibernie. Une cabane de branchages, au milieu des bois, était sa demeure. Mais la pauvreté de sa retraite était large­ment compensée par l'affluence des multitudes qui venaient y chercher, avec les immortels trésors de la foi et de la grâce divine, les grâces temporelles, les guérisons miraculeuses qui se multi­pliaient sous la main de l'ermite. Après quinze ans d'une carrière pleine de saintes œuvres, Mono, sans sortir de sa cellule, reçut la couronne du martyre. Une bande païenne de brigands qui in­festait cette forêt, massacra le serviteur de Dieu; mais elle ne put étouffer dans son sang la vérité évangélique qu'il avait prêchée, et le peuple des Ardennes, converti par l'envoyé d'Honorius, demeura fermement attaché à la foi.

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