Prétendue chute du pape Liberius 2

§ V. Prétendue chute du pape Liberius

 

    29. Le récit de Sozomène, plus détaillé que tous les précédents éclaire d'un jour nouveau quelques paroles très-significatives de la notice consacrée par le Liber Pontificalis à saint Liberius. On se rappelle que cette notice, rédigée très-certainement d'après les documents ariens, s'exprime ainsi : « Après le retour de Liberius, la persécution fut si violente qu'un grand nombre de prêtres et de clercs fidèles furent égorgés aux pieds des autels et reçurent ainsi la couronne du martyre. Pendant sept années, Liberius occupa de force les basiliques de Saint-Pierre, de Saint-Paul, et du Latran. Ce fut une période de grande persécution; les clercs étaient bannis de l'église; on leur refusait même l'entrée des bains publics 3. » Rapproché du récit de Sozomène, ce passage de la notice arienne s'explique parfaitement et nous donne la clef d'une situation jusqu'ici enveloppée d'ombre et de mystère. Ces deux témoignages parfaitement conformes, quoiqu'émanés de sources opposées, se corroborent l'un et l'autre par leur parallélisme. II est donc certain qu'il y eut à Rome, après le retour de Liberius, un schisme véritable. D'une part les Ariens ne voulaient pas se soumettre au

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1. Kri.àv xeri oq(«8ôv Atêéoiov. ûirèp toû £ôy|aotoç àvTEiJtévTa Tiô BasiXet.

2. Sozomen., Hist. ecctes., lib. IV, csp. xill; Patrol. grac, tom. LXVU, col. 1149-1153. — 3.Cf. chapitre précédent, notice de saint Liberius d'après le Liber Pontificalis.

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pasteur légitime ; de l'autre Liberius refusait aux Ariens l'entrée dans les églises. Quant à la masse du peuple romain, il est évident que toutes ses sympathies étaient pour le véritable pontife, puisqu'on refusait aux clercs soupçonnés d'arianisme l'accès aux bains publics. Cette remarque, qui a échappé jusqu'ici à l'attention des historiens, nous paraît avoir une importance capitale. Elle donne au témoignage de Sozomène une valeur beaucoup plus considérable qu'il n'en aurait par lui-même, s'il était isolé. Ce n'est plus seulement en effet la parole de cet historien et la justification faite par lui de la conduite de Liberius, que nous avons sous les yeux; mais la concordance manifeste, palpable, évidente, de ses affirmations avec celles des Ariens. Sozomène loue précisément Liberius des mêmes actes dont l'accusent les Ariens. Ceux-ci se plaignent que Liberius, de retour à Rome, se montra inexorable envers leurs adhérents. Ils traitent son inflexibilité de despotisme; sa résistance de persécution ouverte. Sozomène déclare également que Liberius, soutenu par l'affection de son peuple, rentra dans la plénitude de son pouvoir. Il articule très-nettement cette circonstance d'une sédition «où le sang coula. » La notice arienne confirme le fait quand elle nous parle « des prêtres et des clercs de son parti égorgés au pied des autels. » Mais si Liberius eût souscrit à Sir-mium une profession de foi arienne, s'il avait dans cette ville communiqué avec les Ariens, comment aurait-il pu les persécuter à Rome? Si ce pape avait cédé lâchement aux instances des Orientaux , comment Sozomène aurait-il pu dire que les Romains aimaient d'autant plus ce pontife qu'il avait résisté plus énergiquement aux volontés de l'empereur en matière de foi?» Nous ne croyons donc pas nous tromper en attribuant au témoignage de Sozomène une valeur exceptionnelle, dans la question qui nous occupe.

 

   30. Après ces divers historiens presque contemporains des faits qu'ils racontent, il nous faut écouter la voix de la tradition et re-cueillir par tous les échos le jugement que les siècles passés ont porté avant nous de la mémoire naguère si controversée du grand pape Liberius. Saint Ambroise, qui l'avait personnellement connu,

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p569 CHAP.   VII.   —  PRÉTENDUE  CHUTE  DU   PAPE  LIBEMUS.       

 

ne l'appelle jamais que le « saint pontife 1. » Saint Basile, dans sa fameuse lettre aux évêques d'Occident, parle dans les mêmes termes d'un pape qu'il avait pu voir durant son exil à Bérée; il le nomme « le très-bienheureux évêque Liberius2. » Saint Epiphane le désigne avec la même admiration 3. Le pape Siricius, dans une lettre à Himerius de Tarragone, écrite en 398, cite l'autorité de Liberius « son prédécesseur de vénérable mémoire4. » Si l'on veut bien considérer qu'entre Liberius et Siricius un seul pape, saint Damase, s'était assis sur le trône de saint Pierre, et que dix-huit années seulement les séparaient l'un de l'autre, on comprendra la valeur de ce témoignage. Nous ne pouvons donc nous étonner de trouver dans les plus anciens martyrologes, attribués à saint Jérôme, la fête de saint Liberius indiquée à la date du 23 septembre 5. Le Menologium Basilianum, dont l'autorité est si considérable dans l'Église grecque, inscrit le nom de saint Liberius à la date du 27 août, avec la notice suivante : « Le bienheureux Liberius, intrépide défenseur de la vérité, était évêque de Rome sous le règne de l'empereur Constance. Embrasé d'amour et de zèle pour la foi catholique, il accueillit comme un héros de Jésus-Christ Athanase le Grand, persécuté par les hérétiques et chassé de son siège patriarcal. Du vivant de Constantin le Jeune et de Constant, la foi orthodoxe avait été respectée ; mais lorsque leur frère Constance fut resté seul maître de l'empire, l'Arianisme que ce prince professait devint la religion de l'État. Liberius s'opposa avec énergie à l'envahissement de l'erreur et fut par ce motif déporté dans la petite ville de Bérée, en Thrace. Mais les Romains, dans leur invincible attachement pour le saint pontife, allèrent le redemander à l'empereur. Leur requête fut accueillie; Liberius revint au milieu de son troupeau, le gouverna saintement, et mourut6

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1. Vir sanctior... Sanctœ memorioe Liberiut. (S. Ambros., lib. III, de Virginibu*t cap. l-iv.) — 2. MaxaptuTâtov èirfexoTiou Aiéipiov. (S. Basil., Epi6t. 263 ; Patrol. frac, tom. XXXII, col. 980.) — 3. Atêépiov Pii^ç tàv naxaprnjv. (S. Epiphanii, Hœres., V> ; Patrol. greec, tom. XLII, col. 505. —4. Venerandce memonie pra-de- cessore meo Liberio. (S. Siricius, Episi. ad Himerium Tarraeonens. épis.; Patrol. lat., tom. X111, col. 1133.) — 5. Roma depositio sancii Liberiiepiscopi. (Martyr Hieronimiuii.; Bolland., Art. San&. die vigcsima tertia Sept., p. 573.) — 6.., \bid%

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p570 PONTIFICAT  DE  SAINT  FÉLIX  II   [358-359).

 

Les Menées tiennent le même langage, avec cette variante cependant qu'elles enregistrent l'entrevue de Liberius avec Constance à Sirmium, et déclarent que tous les efforts de l'empereur furent impuissants à fléchir la résistance du pontife. Le même fait nous avait déjà été attesté par Sozomène. La notice des Menées se termine par deux vers grecs qui font allusion au mépris avec lequel l'illustre proscrit avait repoussé les offres d'argent qui lui avaient été faites de la part de Constance. Voici ce distique : « Au sein de la gloire, Liberius jouit maintenant des richesses que par sa noble pauvreté il a thésaurisées précédemment pour le ciel 1. »

 

   31. Pour clore cette liste rétrospective des témoignages historiques et traditionnels, il ne nous reste plus qu'à citer le chapitre consacré par Nicéphore Calliste à l'épisode du rappel de Liberius. « Ce pape avait été exilé à Bérée, dans la Thrace, dit Nicéphore. Félix, diacre de l'Église romaine, lui fut donné pour successeur. Ce dernier faisait profession d'enseigner la foi de Nicée; on lui reprochait seulement d'avoir communiqué trop librement avec les sectaires, avant sa promotion à l'épiscopat. Lors du voyage de Constance à Rome, les femmes des plus illustres citoyens et tout le peuple en masse insistèrent près du prince et demandèrent que Liberius fût rappelé. L'empereur le promit, à la condition que Liberius consentirait à communiquer avec les évêques ariens, les seuls qui parussent alors à la cour 2. Peu de temps après, Constance partit pour Sirmium, où une députation des évêques d'Occident vint le supplier dans le même sens. Le pape fut donc ramené du lieu de son exil et parut devant l'empereur. Dans une conférence publique, Constance lui demanda instamment de déclarer que le Fils n'est pas consubstantiel au Père. Basile d'Ancyre, Ursace, Valens, Germinius de Sirmium, joignirent leurs sollicitations à celles de l'empereur. Tous leurs efforts furent inutiles. Au lieu de souscrire la formule qu'ils lui présentaient, Libe-

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1. T4v îûoOtov àvrlcïv Ai6£pio; vvv lyei 'Ov iupetvaîc rp È(ifpôv<*; eijaavpfaa;. (Bolland., ibid.)

2. Nictphor. Callist., Hisl. eccles.. lib. IX. cap. xxxv.

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p571 CHAP.   TH.   —   FRÊTENDUE   COUTE DU   TAPE  LIBERIU3.       

 

nus rédigea une profession de foi solennelle dans laquelle il déclarait séparer de la communion catholique touter les églises qui ne confesseraient pas que le Fils est de la même substance que le Père. Il se détermina à cet acte pour couper court aux calomnies que les Ariens cherchaient déjà à répandre, disant partout que Liberius consentait enfin à répudier le terme de « consubstantiel. » La même manœuvre avait déjà été employée pour flétrir le grand Osius de Cordoue. Malgré cette énergique résistance, les évêques d'Occident obtinrent de ramener avec eux le saint pontife à Rome. Des lettres signées par l'empereur et les prélats orientaux réunis à Sirmium ordonnaient au clergé et aux fidèles Romains de recevoir Liberius, et de le laisser gouverner l'Église conjointement avec Félix. Mais on ne tint nul compte de ces injonctions. La multitude se souleva; Félix fut chassé, et le troupeau de Jésus-Christ n'eut qu'un seul pasteur1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon