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§ IV. LE PASTEUR DONNE SA VIE
20. Déjà, avant la soumission des Bosniaques à Mahomet, les Vénitiens, sous la conduite d'un vaillant capitaine, Aloys Loredan, avaient entrepris la conquête, ou mieux la revendication du Péloponèse. Le succès leur souriait au début de la campagne ; mais la chute lamentable du trône de Bosnie leur fît redouter une terrible
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revanche de la part des Ottomans. Pie II, tout en s'appliquant à les rassurer par l'entremise du cardinal Bessarion, se hâta d'envoyer un noble Dalmate à la cour de Bourgogne, pour rappeler au duc le vœu qu'il avait fait de marcher contre les Infidèles 1. Philippe de Bourgogne, pour ne point partir, invoqua tous les prétextes qu'il sut trouver, alléguant, entre autres, la nécessité d'attendre les ambassadeurs de la France et de l'Angleterre pour la conclusion de la paix. A vrai dire, le duc, quoique vieux, n'avait pas l force de s'arracher aux délices de la table et des fêtes mondaines. Son entourage d'ailleurs fut unanime à repousser l'expédition. Parmi ces misérables tiraillements, une indisposition subite, dont il parut ne se relever que par miracle, lui fit faire de sérieuses réflexions. Dès son entrée en convalescence, il réunit les barons et leur ordonna de faire leurs préparatifs de départ contre les Infidèles. Puis, l'évêque de Tournay portait à la Cour pontificale la promesse que faisait le duc de se mettre à la tête de la croisade au printemps de l'année suivante, 1464, avec prière de réunir, le jour de l'Assomption, les princes italiens dans le but de procurer une entente préalable relativement à ces projets de guerre sainte. Le Pape dès lors mit tout en œuvre pour amener l'Italie à réaliser enfin les engagements que les représentants des princes et des républiques avaient pris au congrès de Mantoue. Ferdinand de Naples, François de Milan, le marquis d'Esté, Louis de Mantoue et les Lucquois se montrèrent jaloux de faire honneur à leur parole ; Florence se déroba ; Gènes, la Savoie et Monferrat, bien que conviés, ne répondirent pas à l'appel.
27. Pendant ces négociations, les Vénitiens et les Turcs étaient en lutte dans le Péloponèse. Les Vénitiens fortifiaient l'isthme de Corinthe, par la construction d'un double mur non encore terminé ; huit mille cavaliers turcs s'élancèrent de l'Attique pour renverser ce mur de défense. L'ouvrage était avancé déjà : ils furent repoussés avec perte. Lemnos et les Cyclades, secouant le joug des Ottomans, se mirent sous le protectorat de Venise. A cette nouvelle
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1. Marin. Barlet., xi. — Bosius, Bist. equit. Ilierosol., vin. — Gobelin., xi et xii. — Calcondyl., x. — Puramz., m, 27. — Sabel., m, dec. G; et alii.
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Pie II, affermi de plus en plus dans sa résolution de se mettre à la tête de la croisade, lança le 11 des calendes de novembre 1463, un chaleureux appel à tous les fidèles pour les exciter à le suivre en Orient. Il s'en suivit une ligue contre les Turcs entre le Saint-Siége, les Vénitiens et la Bourgogne. On voit dans ce traité deux clauses remarquables: le Pape devait se joindre à l'expédition, lorsque Philippe, après s'être rendu en Italie, quitterait ce pays pour se rendre au théâtre de la guerre; chacun des contractants s'engageait à ne pas déserter la lutte tant que l'un d'eux la poursuivrait. L'entreprise était des plus ardues : le Souverain Pontife ne marchandait pas les exhortations pour associer à l'expédition le duc de Milan, François Sforza, dont la bravoure et l'expérience avaient fait un des plus grands hommes de guerre de son époque. François, quoique sur le déclin de l'âge, parut ne pas hésiter à donner sa parole qu'il marcherait de conserve avec le Vicaire de Jésus-Christ. Les nonces Apostoliques recevaient l'ordre de travailler, chacun dans sa légation, à recueillir des subsides. Peu de princes imitèrent l'exemple du vieux duc de Milan. Aussi convient il de louer entre tous Matthias de Hongrie pour son zèle infatigable à défendre la cause chrétienne. Il unit étroitement par un traité son action militaire à celle des Vénitiens. En ce moment la tournure que prenaient les événements en Italie semblait favorable au projet qu'avait Pie II. Sigismond Malatesta, l'agitateur des Etats de l'Eglise, l'allié de la faction angevine, venait de faire son entière soumission au Saint-Siège, et se trouvait heureux de conserver sa petite principauté de Rimini, réduite à des proportions telles qu'il ne pouvait plus nuire. Dans le royaume de Naples, la prépondérance française était définitivement ruinée, et le pouvoir de Ferdinand consolidé sur toute la ligne 1.
28. Louis XI ne pouvait voir de bon œil cet échec d'un parent et de sa politique à l'étranger. Et pourtant il ne sut pas se résoudre à l'envoi d'une armée dans le sud de l'Italie ; il lui parut plus commode de se répandre en récriminations contre le Pape,
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1 GOBELIN., XII. — PONTAN., V et VI. — SOf.1T., XVIII, 5. — SadelLIC., XVIII, 5 ; et alii.
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lui reprochant d'entretenir la guerre en Sicile, d'être hostile aux siens, de ne vouloir ni paix ni trêve. L'Eglise de Mayence, ajoutait-il, on ne l'avait soumise qu'en l'accablant de maux ; le comte Palatin et Sigismond d'Autriche étaient sous le coup d'édits terribles! le roi de Bohême était en butte à d'intolérables vexations. Tout cela ne semblait pas fait pour hâter la pacification des royaumes catholiques, sans laquelle demeurait impossible une expédition sérieuse contre les Turcs. En même temps il promulguait trois décrets qui portaient l'atteinte le plus grave aux droits et aux libertés de l'Eglise. Pie II essaya de le ramener par la douceur, et ses nonces parvinrent à étouffer momentanément la querelle: ils ne purent pas néanmoins obtenir du jeune roi qu'il consentît à prendre part à l'expédition projetée. Les préparatifs de la guerre sainte étaient l'objet des constantes préoccupations du Souverain Pontife. Il y déployait tant de zèle et d'activité que sa santé, déjà si débile, en fut ébranlée de plus en plus : les médecins durent prescrire les bains de Pouzzoles. Ne voulant pas que ce contre-temps devint une cause de retard, Pie II se rendit dans cette ville d'eaux avant la fin de l'hiver, au mois de février 1464. Il n'en continua pas moins d'ailleurs à faire de tout ce qui avait trait à la guerre d'Orient l'objet de ses vives sollicitudes. La situation des Vénitiens en Grèce devenait alarmante : les Turcs, après les avoir repoussés, pris Corinthe et tué leur général, avaient détruit la muraille qui fermait l'isthme, et promenaient maintenant les fureurs de l'invasion à travers toute la Morée. Devant cette tournure des événements, Philippe de Bourgogne, qui avait promis de se mettre en route le printemps venu, se prit à tergiverser, se dérobant derrière toutes sortes de prétextes, se montrant sourd aux pressantes exhortations du Vicaire de Jésus-Christ. Cette conduite de Philippe parjure à ses engagements n'a pas d'excuse valable. Quelques auteurs insinuent à tort qu'il faut faire retomber la faute sur Louis XI, à cause de ses sourdes menées pour favoriser la révolte des Liégeois contre leur évêque, qui était le neveu du duc. Le fils de Charles VII et le père de Charles le Téméraire vivaient en assez bonne intelligence ; il y a plus, le premier conjurait alors le Souverain Pontife de ne
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pas trouver mauvais que le second différât son départ contre les Infidèles, parce qu'il avait besoin de lui comme intermédiaire des négociations de paix pendantes entre la France et l'Angleterre 1.
29. Au moment où la flotte pontificale se construisait et s'équipait à Pise, on aurait pu demander le concours de la Catalogue et de l'Aragon, si ces deux pays ne s'étaient trouvées en proie à la guerre civile. Les Barcelonais, lorsqu'il se soulevèrent contre Jean d'Aragon, croyaient pouvoir compter sur le concours des rois de France et de Castille. Déçus dans cette espérance, ils proclamèrent prince le connétable Pierre de Portugal, neveu du comte d'Urgel, issu du sang royal d'Aragon, et dont le père avait été tué par Alphonse sur le champ de bataille. On l'appela de Ceuta d'Afrique où il étail alors. Il prit terre à Barcelone au commencement de 1464, puis aussitôt se donna le titre de roi d'Aragon et de Sicile. L'héritier d'Alphonse, qu'il voulait renverser, avait pris ses précautions pour une vigoureuse défense. Herda révoltée en faveur du prétendant fut serrée de près par ses troupes, et la famine la mit dans la nécessité de se rendre. De plus, Jean avait fait la paix avec le comte de Foix et les Baumont de Navarre ; enfin il s'était assuré de l’alliance d'Henri de Castille. Cette tentative d'usurpation de Pierre de Portugal sur la Catalogne et l'Aragon fut une source de calamités. Sa rentrée en Europe inaugurait une période de revers pour la cause catholique dans le Maroc. Le roi de Portugal avait amené une armée à Ceuta pour entreprendre la conquête de Tanger. Affaibli par le départ de Pierre, il se vit repoussé des murs de Tingis par les Maures, dut se borner à des coups de surprise contre le territoire ennemi, et ne put rien faire de mémorable : trop heureux de sortir sauf, grâce au comte de Villaréal, d'un engagement où il pouvait périr avec toutes ses troupes! Au retour de cette stérile expédition, il eut une première entrevue à Cadix avec Henri de Castille, occupé en ce moment à faire rentrer dans le devoir les Maures de Grenade, qui lui refusaient le tribut. Les Castillans ayant eu raison de cette résistance, les deux rois se virent une seconde fois.
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1 Renés., de reb. Balai:, x. — /Egid. e Rota, Annal. Belgic, anu. 1464. — Meteiu, Annal. Flandr., xvi. — Plati.n., in Pio II.
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Le roi de Portugal étant veuf, Henri lui promit la main de sa sœur Isabelle, et négocia le mariage de sa fille Jeanne, héritière présomptive de sa couronne, avec le fils et présomptif héritier de son futur beau-père. Mais ces projets matrimoniaux mirent la Castille en feu; l'alliance dont ils étaient la base dut être rompue. Jean d'Aragon ne pouvait voir sans jalousie la suprématie en Espagne près de passer à la famille de Portugal : il ne se fit pas faute d'embrasser la cause des Grands de Castille révoltés, qui soutenaient que Jeanne était fille adultérine d'Henri et ne pouvait prétendre à la succession au trône 1.
30. Pie II ne s'était pas laissé décourager par les obstacles sans cesse renaissants que lui créaient les discordes des princes chrétiens. Le 14 des calendes de juillet 1464, fidèle à sa promesse, il quitta Rome et se mit en route pour Ancôme, où il arriva le 15 des calendes d'août. Malade à son départ, il avait exigé des médecins le serment qu'ils garderaient sur son état le silence le plus absolu. Il surmonta héroïquement les fatigues et les incidents du voyage. Les nouvelles décourageantes n'avaient pas fait défaut : la flottille génoise n'était pas encore prête; le duc de Bourgogne se retranchait derrière tous les faux fuyants. Le Pape avait bien d'autres sujets de tristesse : un jour on avait rencontré des bandes de croisés retournant en désordre dans leur pays, parce qu'ils s'étaient lassés d'attendre un chef qui les fit entrer en campagne. A Ancône, la cité du départ, ce fut pis encore. Là s'était jetée une grande multitude issue de toutes nations, animée d'un zèle ardent, mais inconsidéré, de marcher contre les Infidèles. Tout ce monde était persuadé que la solde et les frais de route lui seraient fournis par le Pape. Il ne pouvait évidemment pas y pourvoir. Force lui fut de ne retenir que ceux qui avaient porté l'argent nécessaire pour se suffire pendant six mois. Il traita de leur passage avec Venise, qui promit de fournir des vaisseaux. Mais ceux-ci n'arrivèrent que lorsque les croisés qu'ils devaient transporter, las d'attendre, eurent repris par troupes le chemin de leurs foyers. Ce fut en plein
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1 Scnn., Annal., xvn, 53-5'J. — Maman., xxiii, G-S.
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spectacle de cette débandade anticipée que le Souverain Pontife reçut, par messagers et par lettres, la nouvelle que les Turcs, campés à trente milles de Raguse, menaçaient celle ville d'une complète destruction, à moins qu'elle ne se soumît à ne pas envoyer à la flotte pontificale les deux trirèmes qu'elle avait promises, à donner des otages, à payer un tribut annuel au fisc du Sultan. Raguse pour se défendre a besoin d'un secours immédiat: Pie II et le cardinal Garvajal s'arrêtent à l'audacieux dessein de partir soudain et de se jeter dans cette place. Mais quatre jours après on apprenait que les Turcs venaient de renoncer à tenter le siège et s'étaient éloignés : le projet n'avait donc plus sa raison d'être.
31. Bientôt fut signalée la flotte vénitienne, que conduisait le doge lui-même. Le vieux Pontife se fit porter sur le rivage pour la comtempler. Dès qu'il eut repu ses yeux de ce spectacle, naguères, s'écria-t-il, l'occasion de passer la mer m'a fait défaut, maintenant ce sera moi qui ferai défaut à l'occasion. Le voyant près de tomber en défaillance, on se hâta de le rapporter au logis. A peine l'eut on déposé sur sa couche que l'agonie commença, mais sans diminuer en rien sa lucidité d'esprit. Ses dernières exhortations, son vœu suprême furent consacrés à recommander instamment la continuation de la guerre sainte ; on peut dire qu'il mourut sur la brèche. Il expira la veille de l'Assomption de la Vierge, à l’âge de cinquante-neuf ans, après environ six ans d'un règne glorieux qui l'a fait mettre par l'Histoire au premier rang parmi les plus grands Papes. Comme si ce n'était pas assez des actes accomplis durant son pontificat pour réparer les écarts de conduite ou de doctrine auparavant commis, il les rétracta par une Bulle spéciale, dans l'année qui précéda sa mort. Cette courageuse et solennelle déclaration se résume dans une antithèse: «AEneam rejicite, Pium recipite. » Il a laissé des œuvres historiques dont l'étendue n'étonne pas moins que l'importance et la diversité. Son époque y revit tout entière. Ayant pris sans retard et de concert avec le doge, qui restait dépositaire du trésor, les mesures les plus urgentes que commandait la circonstance, les cardinaux présents à Ancône quittèrent cette ville pour regagner Rome avec la dépouille mortelle de Pie II, qu'at-
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tendait la chapelle dédiée à l'apôtre S. André dans la basilique vaticane 1. Après les funérailles, vingt-deux cardinaux se trouvèrent présents à Rome. Quelques tiraillement se produisirent d'abord sur le choix du lieu du conclave. Enfin on se décida pour le palais du Vatican, et les Pères s'y renfermèrent le 6 des calendes de septembre.
32. Avant de procéder à l'élection, les cardinaux réunis en conclave avaient signé tous un engagement solennel, un projet de réforme, auquel serait rigoureusement astreint celui que ses collègues appelleraient à la chaire de Pierre. C'était une précaution dont on ne devait ni s'alarmer ni s'étonner ; les exemples ne manquaient pas à cette époque. Aurait-elle cette fois un meilleur succès ? Nous le verrons dans la suite. Le nouvel engagement peint la tendance des esprits. Il se composait de dix-huit articles. Ne pouvant l'exposer en détail, chose d'ailleurs inutile, bornons-nous à l'analyser : Le nouveau Pape contracte l'obligation de continuer la guerre contre les Turcs. Il doit remettre l'ancienne discipline en vigueur, en commençant par la curie romaine. Il réunira dans trois ans un concile général, selon le vœu formulé par les Pères de Constance. Il ne pourra nommer plus de vingt-quatre cardinaux, et devra se conformer pour le choix aux principes canoniques. Tout cardinal promu doit au moins avoir trente ans, une conduite exemplaire, une solide instruction, spécialement sur le droit et l'Ecriture sainte. Outre cela, nulle promotion qui ne soit consentie par le Sacré Collège. Un cardinal seul sera désormais admis dans la maison pontificale. Les nominations aux évêchés seront toujours faites, non d'une manière privée, mais en plein consistoire. En aucun cas, ces nominations ne pourront être l'objet d'une délégation. Nul évêque, nul abbé ne sera déposé que dans les formes juridiques, nonobstant la position ou le crédit des poursuivants. Même garantie quand il s'agira d'une amende ou d'une saisie sur le temporel. Il est interdit au Pape d'aliéner ou de scinder, pour n'importe quelle raison,
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1 Stei'IJ. Tmfissdr., Ms. arch. Vat., sign. mira. 111. — CAJirAs., Vit. PU II, ad fineiii. — Platin., in Pio II. — Papiens., Comment, i; et E/jist., 41, 43, 47 et 50. — Gobeli.\., i, in princip.; et alii.
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le patrimoine de l'Eglise. Il ne pourra non plus augmenter les impôts, déclarer la guerre, conclure un traité sans la délibération et l'assentiment du Sacré-Collège. L'armée pontificale ne sera jamais commandée par un de ses parents. Les gouverneurs des provinces ecclésiastiques auront à répondre de leur administration devant un tribunal spécialement établi pour cet objet. Le Pape se fera relire chaque mois le présent statut dans l'assemblée de ses frères, pour n'en point oublier les dispositions. Deux fois dans l'année, une commission cardinalice examinera s'il est fidèlement observé ; dans le cas contraire, elle aura le droit et le devoir de présenter au Pape un mémoire aussi ferme que respectueux.
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39. Les divisions intestines et les déplorables complications de la politique en Occident ne pouvaient qu'avoir un déplorable contrecoup sur les affaires des chrétiens en Orient. Mahomet, informé de la dispersion de la croisade qu'avait réunie Pie II, tourna ses forces contre la Macédoine. On apprit bientôt que son général Seremet, à la tête d'une armée de quatorze mille hommes, arrivait à la frontière de ce pays et de la Thrace. Scanderbeg se porta rapidement au devant des Turcs. Il avait dix mille soldats à ses ordres, plus un corps de cinq cents hommes de cavalerie légère envoyés en éclaireurs, pour attirer en simulant la fuite l'ennemi dans les embuscades. Dès que ces vélites l'eurent avisé du voisinage de Seremet,
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1 Monstrelet., vol. ni iu Que. — P.ul. .-Cuil., in Ludovic. IX, ann. 1165 et ' 166. — Gagui*., iu eodein, iisdeui iiunis. — Philip. Cojiix., Chron,, i, 25. — Meïer., hist. F/mi'fr., vi. — .Egid. e Rota, Annal., ann. 1465 et 1466. — Iîelca:r., Comment. re>: gullic, dec. I, 1.1. iniui. Il, 18 et 23; et l. II nuni. 2.
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p531 cuap. ix. — l'uéritau:-: u'l.niî guaxdk pussék.
il mit tout-à-coup ses troupes à découvert et les jeta simultanément sur les deux lignes de l'ennemi. Le choc fut si soudain et si terrible que les Infidèles furent mis aussitôt eu pleine déroute; ils perdirent dix mille morts et un grand nombre de captifs, parmi lesquels beaucoup des plus notables de leurs chefs. Scanderbeg à ce moment ignorait les événements d'Europe ; il revint de cette campagne plein de la joie de son triomphe, nourrissant toujours l'espoir que les croisés allaient être là. C'est dans ces circonstances qu'il apprit la mort de Pie II et la prompte dispersion de l'année chrétienne. Or, Mahomet II à la nouvelle de la défaite de Seremet, fit partir sur l'heure un autre général à la tête de dix-huit mille hommes: c'était Ballaban Badora, qui, au siège de Constantinople, avait le premier mis le pied sur le rempart, et s'était élevé depuis, du rang de simple soldat, aux plus hautes dignités militaires. Il surprit Scanderbeg n'ayant que cinq ou six mille hommes, et le mit en fuite. Huit des compagnons d'armes les plus intrépides du héros albanais tombèrent en son pouvoir. Il les lit conduire au sultan, qui ne voulut consentir à les échanger ni contre rançon, ni contre d'autres prisonniers. Après les avoir abreuvés de toutes sortes d'outrages, il les fit écorcher vifs. Peu après Scanderbeg à son tour surprit Ballaban, le chassa de son camp et lui fit essuyer une honteuse défaite.
40. Mahomet néanmoins n'abandonna pas l'entreprise. Comme Ballaban était macédonien, il le croyait sans doute le plus apte entre tous ses généraux à mener la guerre dans cette contrée. Il le fit donc partir pour la troisième fois, et lui promit le trône d'Epire s'il remportait la victoire. Le général turc, s'arrètant à l'idée d'avoir raison de Scanderbeg par surprise, feignit des dispositions amicales et lui envoya de magnifiques présents. Le héros chrétien ne mordit pas à ce grossier appât. Il fallut livrer bataille, et l'armée turque fut exterminée. Scanderbeg dans cette journee dirigea tout en capitaine consommé qu'il était, et néanmoins prit parte l'action et se battit tout comme le plus brave de ses soldats. Ballaban revint à Constantinople, dissimulant son échec et dévorant sa honte; pour échapper au courroux de Mahomet, profondément
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affecté de tant de revers, il lui donna le conseil de choisir ses deux meilleurs généraux et de jeter deux armées à la fois sur l'Epire, pour prendre Scanderbeg entre les deux, l'ordre leur ayant été donné de ne jamais accepter d'engagement l'une sans l'autre. On arriverait ainsi à prolonger la guerre, à dompter l'ennemi par lassitude. L'avis plut au sultan. Il mit Ballaban lui-même à la tête de vingt huit mille hommes, et lui donna pour collègue un apostat, Yacoub Arnald, qui eut sous ses ordres seize mille cavaliers. Il fut convenu que Ballaban ferait irruption par la Thrace, Yacoub par l'Epire et l'Albanie. Mais la marche des deux armées ne fut pas calculée d'une manière assez précise pour que les deux irruptions eussent lieu simultanément. Yacoub eut du retard. Scanderbeg, à la tête de douze mille hommes, en profita pour faire accepter à Ballaban la bataille malgré lui ; il détruisit son armée. Aussitôt il mit en marche contre Yacoub ses troupes victorieuses, l'atteignit dans la mêlée, et lui ayant de sa lance traversé le corps, lui fit sauter la tête avec l'épée. A cette vue, l'armée des Infidèles se dispersa dans un désordre indescriptible. Jamais depuis Belgrade les Turcs n'avaient essuyé un aussi grand désastre que celui dont les frappèrent deux grandes défaites coup sur coup. Ils perdirent vingt quatre mille hommes, six mille prisonniers, un butin immense, quatre mille colons qu'ils voulaient emmener captifs.
41. Le lendemain, on vint annoncer à Scanderbeg que Ballaban avait pu s'échapper avec un seul bataillon, qu'il fuyait en désordre et sans étendards, qu'il serait facile de tout détruire en envoyant un escadron de cavaliers à sa poursuite : « Non, non, s'écria-t-il, qu'il en reste quelques-uns pour annoncer combien irréparable est leur défaite et prodigieuse notre victoire ! » Grande fut la fureur de Mahomet, lorsqu'il apprit la perte de ses deux aimées. Il sut pourtant la contenir, et tenta de se débarrasser par l'assassinat du héros qui se jouait de la force de ses armes. Deux Janissaires qui lui étaient dévoués corps et âme se rendirent au camp chrétien, feignant de venir en transfuges, poussés hors de leur patrie par un invincible désir d'embrasser la foi catholique. Peu de temps après ils recevaient le baptême, et Scanderbeg s'empressa de les
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admettre dans sa garde. Heureusement ils se prirent un jour de si violente querelle, qu'ils en vinrent à s'accuser réciproquement de méditer l'accomplissement du forfait dont ils étaient chargés l'un et l'autre. Arrêtés aussitôt, ils avouèrent tout et subirent le dernier supplice. Frustré dans son attente criminelle, Mahomet, n'attendant plus sa vengeance que de lui-même, recourut à la force ouverte une fois encore, et, pour écraser Scanderbeg, se mit à la tête d'une armée de deux cent mille combattants. Scanderbeg, écoutant le conseil de l’évêque de Dyrrachium et du délégué de Venise, se contenta de renforcer les garnisons de ses places fortes. Le sultan, qui avait marché droit sur Croja, rencontra tant de ténacité dans la résistance, qu'ennuyé d'un siège qui traînait à ce point en longueur, il laissa sous les murs de la ville Ballaban avec vingt-trois mille hommes à ses ordres, et cinquante-six mille répartis par sept mille entre huit officiers supérieurs qu'il lui adjoignait comme lieutenants, et reprit la roule de Constantinople, marquant les étapes par de sanglantes représailles exercées contre les populations. Ainsi, comme il traversait la Chaonie, ne pouvant réduire par les armes quelques tribus alliées de Scanderbeg, il les avait amenées à composition par des promesses et des avances. Cela fait, il ordonna le massacre de ces gens coupables de s'être fîés à sa parole ; il en périt ainsi huit mille, sans compter les femmes et les enfants.