Darras tome 27 p. 309
9. « Instruits de notre résolution, nos mortels ennemis faisaient garder par des hommes d’armes, leurs dociles instruments, tous les ports où nous pouvions descendre ; leur but était de fouiller indiscrètement nos bagages, afin de nous ravir surtout les lettres que nous avions obtenues de votre Sainteté. Par une permission divine, leurs desseins furent pénétrés par nos amis, et la veille de notre départ, nous avons envoyé les lettres, qui parvinrent de la sorte à leur destination. Une heureuse traversée nous amena le lendemain sur les côtes de l’Angleterre. Avec nous s’était embar-
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qué par ordre du roi le doyen de Salisbury1 . Ce n’est pas sans répulsion et sans honte qu’il vit les hommes armés se précipiter vers notre navire, d’un air qui semblait annoncer les dernières violences. Comprenant bien que ce serait un éternel déshonneur pour le roi, il se porte à leur rencontre et leur défend, au nom du roi lui-même, de nous causer aucun tort ; il nous est alors permis de prendre terre. Le dépit et le mauvais vouloir des ennemis se manifestent par d’autres exigences ; mais le peuple accourt, les groupes se forment, acclamant notre retour, et les satellites sont réduits à l’impuissance. Nous nous acheminons vers Cantorbery, dont la population et le clergé nous accueillent avec les plus vives démonstrations de joie, bien que les intrus détiennent encore leurs titres usurpés. A peine sommes-nous entré dans notre Eglise que les officiers du roi viennent de sa part nous sommer d’absoudre les évêques excommuniés ou suspens, par la raison que les censures dont on les avait frappés rejaillissaient sur le monarque, et tendaient au renversement des Coutumes nationales ; à cette condition, ils nous promettent que nos suffragants se rendront aussitôt auprès de nous, disposés à nous obéir, «sauf l’honneur de la couronne. » Il est vrai que ce mandat ils le tenaient non du roi lui-même, mais de l’archevêque d’York, de l’évêque de Londres et de celui de Salisbury. Nous répondons qu’une sentence portée par une autorité supérieure ne saurait être cassée par un juge inférieur, que nul homme n’a le droit d’infirmer les décrets du Saint-Siège 2. »
10. Après avoir rapporté les incidents qui se mêlent à la discussion et qui ne changent rien à l’alternative, le primat poursuit: « Ébranlés par notre réponse, comme des témoins nous l’ont appris, les évêques, consentaient à venir recevoir l’absolution, estimant enfin que les constitutions de l’Église étaient pour eux un plus sur garant que celles du royaume; mais l’homme ennemi, le
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1. C'est donc Jean d'Oxford que la clémence royale avait chargé de ramener Thomas dans son Eglise. Si le choix d'un tel conducteur cachait une intention, elle fut en partie trompée. Jeux. Saresber. Epùt. ecc; Patr. lat. t. cxcix, c. 349.
2 Codex Vatic. S. Tbomx Cant. Epist. y, 73.
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perturbateur de l’ordre ecclésiastique, Roger d’York les en dissuada, leur conseillant d’aller plutôt trouver le vieux monarque qui les avait toujours protégés, et d’envoyer en même temps des émissaires au jeune roi, pour lui persuader que notre intention est de lui ravir la dignité royale. Dieu sait si nous avons de telles pensées ! Or, le chef de cette belle mission, c’est notre archidiacre. Les prélats que j’ai nommés plus haut ont déjà passé la mer allant circonvenir le roi pour rallumer sa colère... » C’est par la jalousie et l’ambition déçue qu’on explique ordinairement le rôle si mystérieux et si terrible que l’archevêque d’York joua dans cette tragédie. L’explication n’est pas adéquate ; un pareil acharnement ne peut évidemment exister que par l’ingratitude; et nous voyons en effet dans un document contemporain que cet homme devait tout à S. Thomas. Archidiacre à sa recommandation 1, il avait déshonoré cette dignité par les vices les plus infâmes et la plus atroce barbarie. Son avenir était perdu sans retour, son existence compromise; espérant le relever, ou ne croyant pas à tant de scélératesse, le chancelier lui tendit encore la main, avec la téméraire confiance et l’espoir obstiné qui sont le tort permanent des grandes âmes. Nous avons déjà vu comment il en fut récompensé ; mais la récompense n’est pas complète, elle ira jusqu’au bout. Les impitoyables sycophanles, arrivés en Normandie et revenus à la cour, persistèrent dans leurs anciennes accusations ; ils représentaient incessamment le primat comme l'éternel perturbateur du royaume, le destructeur de tout bien, le persécuteur des évêques, l’ennemi personnel du roi. Ils n’eurent aucune peine à raviver une indignation d’autant plus enracinée qu’elle était gratuite. Devant tous les courtisans, elle se trahit à plusieurs reprises par cette fatale exclamation : « De tous les lâches qui mangent mon pain et possèdent ma faveur royale, pas un ne me délivrera donc de ce prêtre turbulent et perfide ! » Tombée de la bouche du tyran, la sanglante parole va traverser la mer.
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1 Au lieu d'archidiaconus, Jean de Salisbury prononce archidiabolus. « No-vistis istum Caipham temporis nostri. Eratis in Anglia quando idem Caiphas tune archidiabolus... » Epist. ccev.
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11. Le saint archevêque avait repris possession de son Église depuis un mois environ. Dans cet intervalle, il s’était mis en chemin pour rendre visite et donner des explications au jeune roi son pupille et son élève qui résidait dans le château de Woodstok : un ordre péremptoire le contraignit à revenir sur ses pas et le confinait dans son diocèse. Il obéit sans réclamation ; les jours suivants, qu’il passa dans la prière et l’exercice des fontions sacrées, furent des jours d’inquiétude et de détresse. A chaque nouvel incident, il sentait augmenter l’orage. Ses provisions étaient interceptées, ses biens mis au pillage, ses serviteurs insultés et battus. Voilà dans quelles angoisses brille pour lui la fête de Noël, si pure et si joyeuse pour le commun des chrétiens ; il monte en chaire, et son sermon frappe les auditeurs par la beauté sereine du langage autant que par la véhémence des sentiments. L’emotion est au comble quand on l’entend déclarer à la fin qu’il ne tardera pas à mourir pour l’Église, que les hommes altérés de son sang vont bientôt le répandre, mais qu’ils n’ébranleront ni son dévouement de pasteur ni son autorité de pontife. Trois jours après, 28 décembre, arrivent secrètement dans le voisinage de Cantor- béry quatre chevaliers de noble origine, dont voici les noms: Reginald Fitzurse, Guillaume de Traci, Hugues de Moreville et Richard Breton, ils sont réunis et tiennent conseil à Saltwood, résidence de la famille Broc. Le lendemain, vers deux heures de l’après-midi, ils envahissent, sans se faire annoncer, les appartements de l’archevêque, lui refusent le salut, et s’assoient insolemment devant lui. Prétendant avoir une commission royale, qu’ils n’exhibent pas, ils le somment d’absoudre sans conditions et sans retard les prélats excommuniés. L’archevêque répond que s’il a publié les lettres du Pape, c’est avec la permission du roi, qu’il n’absoudra les évêques, moins celui d’York, dont le cas est réservé spécialement au Souverain Pontife, qu’après avoir reçu leur serment de se soumettre à la décision de l’Eglise. Les chevaliers laissent alors éclater leur emportement1.
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1. Hist. Quadripart. m, 10 ; — Stephaxid.p. 76,77; — Geryas. p. 1414.
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12. Circonstance singulière et qui cependant ne doit pas étonner, trois sur quatre étaient les hommes liges de Thomas, tous avaient reçu de lui quelque grâce. « Vu ce qui s’est passé jadis entre-nous, leur dit-il avec calme, je ne comprends pas que vous veniez me menacer dans ma propre demeure. — Nous ferons plus que menacer, » répliquent-ils en sortant. L’entourage du primat témoigne les plus vives alarmes; lui seul conserve son recueillement et sa tranquillité ; pas un muscle de son noble vsiage ne trahit la plus légère appréhension1. En ce moment, les voix des moines chantant les vêpres dans le chœur se font entendre ; plusieurs sont frappés de cette pensée que l’église offrira plus de sécurité que la demeure épiscopale. Thomas hésite ; il est entraîné par les pieuses instances de ses amis. Voyant fermer les portes aussitôt qu’il a franchi le seuil, il ordonne sur-le-champ qu’on les rouvre. Le temple de Dieu, dit-il, ne doit pas être fortifié comme une citadelle. » Il montait les degrés du chœur lorsque les chevaliers, armés de toutes pièces et suivis d’une douzaine de soldats, se précipitèrent dans l’église. La nuit approchant, il eût pu comme tant d’autres se dérober à la fureur des ennemis, se cacher dans les combles ou les souterrains du vaste édifice ; il ne le voulut pas ; il se porta plutôt à leur rencontre, accompagné d’Édouard Grim, dont le nom mérite d’être consigné dans l’histoire. Les assaillants crient: Où est le traître? Thomas ne répondit rien — Où est l’archevêque? dit alors l'un d’eux, Réginald Fitzurse. — Me voici, répond le saint; voici l'archevêque et non le traître. Reginald, tu n’as pas oublié mes bienfaits. Quelle est maintenant ton intention?— Obtenir justice ou l’exercer.— Si vous en voulez à ma vie, je la donne pour mon Dieu, pour le droit et l’Église. Je vous défends seulement de toucher à personne de mon peuple. — Qui ne reconnaît la parole de Jésus-Christ dans une circonstance absolument identique? — Meurs donc, puisque tu veux mourir! s’écrie l’assassin en lui portant un coup à la tête. Grim oppose courageusement son bras, qui est cassé, mais n’empêche pas son
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1. « lu tanta sé exhibebat constantia ut nec animus ejus pavore, nec corpus orrore concuti videretur »
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bien-aimé père de recevoir au front une grave blessure. Le sang coulant sur son visage, Thomas joint les mains, recommande son âme et la cause de l’Église à Dieu, à la Sainte Vierge, à Saint Denis, aux patrons de sa cathédrale ; tourné vers ses meurtriers, sans exhaler une plainte, sans faire un mouvement, il reçoit un second coup d’épée, qui le jette sur les genoux ; un troisième l’étend à terre, près de l’autel de S. Bennet. La partie supérieure du crâne est brisée ; mettant le pied sur le cou de la victime, l’un des bourreaux en sous-ordre, Hugues de Horsea, fait jaillir la cervelle avec la pointe de son glaive et la répand sur le pavé
13. Les meurtriers prennent la fuite, comme déjà poursuivis par le courroux du ciel et l’apparition de leur crime. Un moment dispersés par l’horreur et la crainte, les moines reviennent au chœur ; ils passent la nuit entière à célébrer l’office des morts; mieux eussent convenu des chants de triomphe. L’historien à qui nous devons ces détails, ajoute qu’au retour de l’aurore, le martyr, étendu sur sa couche sanglante, leva la main et les bénit. Puis ils l’ensevelirent dans la crypten. Ainsi mourut, à l’âge de cinquante-trois ans, cet homme extraordinaire qui, sous un roi vraiment digne de ce nom, eut fait le bonheur de sa patrie, comme il restera la gloire du christianisme. Par sa mort triompha la cause pour laquelle il avait combattu. Vous n’avons pas à faire son éloge ; ses plus illustres contemporains la font de concert. Sur sa tombe entr’ouverte, écoutons d’abord Pierre de Blois: « Il est décédé le pasteur de nos âmes, j’allais pleurer sou trépas ; mais
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1. Gnm. apud Surium p. 3G1, 362; — Stepiuxid. p. 84-87; — Hist. Quadripart. m, 13 18; — Martes. Thesaw. Anced. m, 1137. 2. Voici son épitaphe :
« Annus milleuus centenus septuagenus
Primus erat, primas quo mit ense Thomas; Qniuta dies Natalis erat, llos orbis ab orbe Pellitur, et fructus incipit esse poli. »
Il y a là, comme dans certains historiens,une apparente erreur de date. Nous en avons déjà donné la raison : c'est que dans beaucoup d'Eglises, l'année commençait à la fête de Noël.
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non, il n’a pas cessé d'être, il a seulement disparu, il nous précède. La mort par laquelle le Seigneur a glorifié son saint, n’est pas une mort véritable, c’est un sommeil: c’est le port après le naufrage, c’est la porte de la vie, c’est l’entrée dans l’heureux séjour de la patrie céleste, dans la puissance du Seigueur, dans l’abîme des clartés éternelles... Comme il emportait le riche trésor de ses vertus, la mort temporelle, cette reine déchue, cette vieille décrépite, toujours sur pied, querelleuse, processive, envieuse et rapace, s’est mise à fouiller ce trésor pour s’assurer s’il ne renfermait rien qui fut de son domaine. Le héros en passant lui ferme la bouche avec une poignée de poussière, et marche à ses immortelles destinées. A la vue de ce tribut qu’il a payé, le vulgaire va redisant encore : « Une bête cruelle a dévoré Joseph1. » Mais la sanglante tunique n’était qu’un faux indice de mort. Joseph vit, Joseph gouverne l’Egypte tout entière.
14. « Il règne au ciel, celui dont le monde n’était pas digne; en peu d’années, il a fourni la plus longue et la plus féconde carrière. O mon Lieu, vous avez rempli le désir de son cœur. Il avait sous vos enseignes ; jamais il n’avait dévié du droit et rude sentier, gardant intactes les paroles de votre bouche. Aussi fut-il appelé comme Aaron et chargé de donner à votre peuple la science du salut. Vous l’aviez investi du sacerdoce pour qu’il fût dans le troupeau guide et docteur, le miroir des fidèles, le modèle de la pénitence et de la sainteté. « Le Seigneur est le Dieu des sciences2; » il l’avait comblé de ses dons; sa sagesse brillait parmi les sages, sa bonté parmi les meilleurs, son humilité parmi les plus humbles, sa grandeur parmi les plus grands. Il était le héraut de la parole divine, la trompette évangélique, l’ami de l’Époux, la colonne de l’Église, le pied du boiteux, l’œil de l’aveugle, le père des orphelins, la lumière de la patrie, l’oint du Seigneur. Sa vie tout entière fut l’école de la vertu, une permanente leçon de sagesse et de modestie. Il était équitable dans ses jugements, habile dans son administration, réservé dans ses paroles, circonspect
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1. Genes, xxxvt.
2. Psalm, evi, 14.
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dans le conseil, aussi sobre pour lui-même que magnifique et généreux pour les autres, ne se laissant jamais emporter, calme dans les injures, craintif dans la prospérité, inébranlable dans les revers, un ange dans une chair mortelle. Il fut la gloire des religieux, les délices du peuple; la terreur des princes, le dieu de Pharaon 1... » Le pieux et savant archidiacre, après avoir ainsi loué le martyr, déplore une tentative faite par les moines de Cantorbéry pour donner immédiatement un successeur à Thomas, en dehors des évêques de la province. Il ne paraît pas que ce projet d’élection ait eu des suites déplorables. En y persistant, on eût jeté l’Église de Cantorbéry et toute l’Angleterre dans de nouvelles convulsions.
§ III. IMPRESSION CAUSÉE PAR LA MORT DU SAINT.
15. La nouvelle des grands malheurs se répand avec une rapidité si mystérieuse, qu’elle semble les précéder, au lieu de les suivre ; on pourrait l’appeler l’ombre des évènements qui viennent : notre ombre marche devant nous quand nous marchons en sens inverse du soleil. Ainsi se répandit dans toute l’Europe la sanglante catastrophe de Cantorbéry. L’admiration pour la victime égalait à peine l’horreur qu’on ressentait pour les. meurtiers. Un long cri d’indignation et de vengeance retentit chez toutes les nations, et l’Eglise entière se leva pour acclamer le martyr. Tous les historiens racontent l’impression que cette nouvelle produisit sur Henri II. Nous n’imiterons pas cet exemple, il n’en est pas besoin, puisque nous avons le récit d’un témoin occulaire, nous dirions presque d’un acteur dans cette lugubre scène ; c’est Arnoulf de Lisieux. Son attitude antérieure donne un poignant intérêt à sa situation présente. Voici ce qu’il écrivit immédiatement au Souverain Pontife : « Comme nous étions réunis autour de notre roi, pour traiter des importantes affaires de l’Eglise et de l’Etat, ou vint tout à coup nous apprendre ce qui s’était passé dans la primatiale de l’Angle-
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1 Petr. Bi.es. Episl. «vu.
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terre. L’assemblée resta muette de stupeur, les délibérations cessèrent pour faire place aux gémissements. Quelques ennemis de l’archevêque, dont le ressentiment excité par de nombreuses vexations1 était poussé jusqu’au délire, n’ont pas craint de porter la main sur la personne sacrée de l’archevêque et l’ont cruellement mis à mort. Le monarque ne pouvait pas ignorer longtemps une chose ou visiblement on avait eu l’intention de servir son pouvoir et de venger sa querelle. Dès les premiers mots qu’il entendit, oubliant sa dignité royale, il poussa des cris déchirants et répandit un torrent de larmes. On voyait en lui, non plus le prince, mais l’ami désespéré. Parfois il gardait un morne silence, puis ses lamentations recommençaient avec une sorte de frénésie. Trois jours durant, il se tint renfermé dans sa chambre, n’acceptant aucune consolation, repoussant toute nourriture.
16. Ce chagrin obstiné semblait devoir le conduire à sa perte La cour était ensevelie dans un double deuil ; pleurant l’archevêque, nous tremblions pour la vie du roi : la mort de l’un n’allait-elle pas entraîner celle de l’autre? Aux plaintes de ses amis, aux représentations des évêques, il répondit que les auteurs et les complices de ce forfait s’étaient promis sans doute l’impunité par suite de ses téméraires confidences ; qu’on ne manquerait pas de flétrir à jamais son nom et d’anéantir sa gloire, en l’accusant d’avoir été le promoteur du complot, ou de n’en avoir pas au moins ignoré l’exécution. Mais il prenait le Seigneur à témoin, il jurait sur son âme qu’il n’avait nullement trempé dans cette horrible tragédie. Tout au plus était-il coupable d’avoir laissé croire que dans les derniers temps son amitié n’était plus la même pour le malheureux primat. Là-dessus il déclarait se soumettre absolument au jugement de l’Eglise, et s’interdire toute réclamation contre la sentence qu’elle prononcerait pour son bien. Dès que l'état du prince permit la
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1 « Cretois exacerbationibus ad iracundiam et amentiam provocati.» La victime n'était donc pas absolument innocente de sa propre mort, ni les bourreaux n'étaient pas sans quelque excuse ! Une telle observation suffit pour peindre un homme et le stigmatiser. Ce dernier verbe, plusieurs le jugeront excessif peut-être ; je ne le retire pas.
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réunion du conseil, on résolut d’une voix unanime de tout abandonner à la sagesse, aussi bien qu’à l’autorité du Siège Apostolique, en qui réside, la foi nous l’apprend, la plénitude du conseil et de la puissance. C'est à ce tribunal que le roi plaidera sa cause par de légitimes raisons et selon les lois canoniques. Nous vous supplions donc de décerner contre les véritables auteurs du crime le châtiment qu’ils ont mérité, mais de sauvegarder la position et de maintenir les droits de l’innocence1. » Voilà bien Arnoulf : l’homme des centres, comme on dirait aujourd’hui, flottant de droite à gauche, cherchant à tout concilier, les intérêts et les principes; esprit élevé, caractère faible ; plein de respect et de dévouement pour le chef suprême de l’Eglise, ménageant à l’excès celui de sa nation ; ne comprenant qu’en théorie et n’adoptant qu’en paroles les magnanimes desseins, les résolutions énergiques. A ses yeux, le roi ne saurait être coupable, le martyr l’était d’avoir provoqué ses ennemis par d’inutiles et téméraires exigences. La douleur manifestée par Henri, beaucoup la regardèrent, sinon comme une hypocrisie, du moins comme une exagération évidente. Si le regret manquait de sincérité, la peur était complètement sincère. Observons que ce dernier sentiment est le seul exprimé par le prince ; ses complaisants apologistes n’en disent rien.
17. Ecoutons maintenant sur ce même sujet un tout autre caractère, Jean de Salisbury. Il écrit en ces termes à l’évêque de Poitiers : « Un saint archevêque, un primat éminent, un légat du Siège Apostolique, un juge rempli d’équité, toujours incorruptible, ne regardant jamais aux personnes, innaccessible aux présents, cet inébranlable défendeur des libertés de l’Eglise, cette tour dressée devant Jérusalem et faisant face à Damas, ce rude marteau du schisme et de l’hérésie, ce doux consolateur des pauvres et des affligés, vient de tomber sous les coups sacrilèges des impies. Si la cause fait le martyr, comme nul homme sage n’en saurait douter, quoi de plus juste, quoi de plus saint que la cause pour laquelle il est mort? Il méprisa les richesses et toute la gloire du
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1 Arktif. Lexov. Epist. 53. Pair. lut. tom. CCI, col.'83, 84.
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monde. A son amour pour Jésus-Christ il immola toutes ses affections humaines, il subit l’exil, il en accepta les privations et le s amertumes, non-seulement pour lui-même, mais encore pour les siens. Pour la défense de la loi divine, pour la destruction des abus introduits par le despotisme, il combattit jusqu’au trépas. Sept années de tribulations continuelles et d’atroces calomnies n’avaienl pu venir à bout de son courage : il le montra tout entier sous le glaive des bourreaux. Marchant d’un pas assuré dans la voie royale, il a retracé de nos jours l’exemple du Sauveur et des Apôtres. Les rigueurs de la fortune ne l’ont pas plus terrassé que ses faveurs ne l’avaient amolli. Remarquez le théâtre de son immolation : une église, et la plus vénérée, la première du royaume, sur le marchepied de l’autel, entre les mains de ses religieux et de ses prêtres. Depuis longtemps il s’était offert comme une hostie vivante, pure, agréable à Dieu ; par ses incessantes prières, ses veille» prolongées, le jeûne, la discipline et le cilice, il mortifiait sa chair, il était constamment à l’école du martyre. Cet autel où le pontife consacrait le corps et le sang de l’Auguste Victime, il a fini par l’arroser de son propre sang. Le maître fut crucifié hors des portes de la ville, avant le saint jour du Sabbat, après un jugement inique sans doute, mais enfin après un jugement ; c’étaient des idolâtres, des hommes qui ne connaissaient point le Seigneur, les aveugles instruments de l’autorité publique, qui le mirent à mort : le disciple a succombé dans l’enceinte de la ville et de l’église elle-même, dans la plus belle des solennités.