Les Juifs 10

Darras tome 7 p. 212


§ II. Dialogue de saint Justin avec Tryphon.

 

43. Pendant que ces voyageurs apostoliques portaient le nom de Jésus-Christ dans les régions septentrionales de l'empire, saint Justin parcourait l'Asie, pour y prêcher à ses compatriotes la foi qu’il avait si noblement défendue devant les Césars. Son manteau de philosophe, ce pallium de la gentilité, qu'il consacrait désor­mais à la sagesse véritable et à la science du salut, attirait sur lui l'attention de la foule. « Un jour, dit-il, je me promenais le matin sous les galeries du Xyste d'Éphèse1, lorsque je fus abordé par un groupe d'inconnus. Salut, philosophe! me dirent-ils. — Et, après un court échange de politesses, ils me suivirent dans ma prome­nade. Que désirez-vous de moi? leur demandai-je. — L'un d'eux me répondit : Je suivis, naguère, à Argos les leçons d'un philosophe de l'école de Socrate. Il m'apprit à respecter le pallium dont vous êtes revêtu. On ne peut que gagner, disait-il, dans la conversation des sages. Depuis lors, j'ai toujours recherché leur entretien. Voilà pourquoi je vous aborde avec joie, et ces amis qui me suivent sont dans les mêmes sentiments. — Qui êtes-vous donc, mortel si

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1 S. Just., Dial. cum Tryphon. Jud., cap. I. Ikpiiratoûvu [ioï Eoaôev èv toi; toi (uerrou TOfiTtotToi;. Le texte, on le voit, ne désigne pas le nom de la ville. Mais l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe comble cette lacune, et nomme expressément Éphèse comme le lieu où saint Justin eut, avec le juif Tryphon, la célèbre conférence, dont le Dialogue nous a conservé les traits principaux, AiiXo-yt» $è npô; 'iovSaîov; ouvéxaÇev, Sv inï t^; 'Eçeaiwv n6Xe<o; itpit Tpûçiova tûv tôt» iEëpaiwv èm<jv)[i.ÔTaTov nenoiriï«i. (Euseb., Hist. eccles., lib. lVt cap, xviu.)

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p213 CHAP.   II.   — DIALOGUE  DE  SAINT  K15TJN   AVEC TRÏPDON.

 

ami de la sagesse? lui dis-je. — Il me répondit ingénument : On me nomme Tryphon. Je suis Hébreu de naissance, enfant delacirconcision. Banni de ma patrie, depuis les dernières guerres de Palestine, je suis venu me fixer sur le sol de la Grèce, et je réside habituellement à Corinthe. — Eh quoi! m'écriai-je, quel besoin avez-vous de la philosophie profane, quand vous avez Moïse, votre législateur, et les oracles de vos prophètes? — Mais, répon­dit-il, est-ce que toute la philosophie ne roule pas exclusivement sur la connaissance de Dieu? Chacun des sages ne se propose-t-il pas d'établir les dogmes de l'unité divine et de la Providence? » A cette interpellation du Juif, saint Justin répondit en racontant sa propre histoire 1. Nous avons plus haut reproduit cette odyssée philosophique, entreprise, à travers les différentes écoles de la Grèce, par le jeune colon de Flavia-Neapolis, pour aboutir à la possession de la vérité absolue, dans la foi au Christ Jésus. Trv­phon écouta ce récit avec intérêt. Eusèbe nous apprend « qu'il était l'un des Hébreux les plus distingués de son temps2;» on a prétendu même l'identifier avec le rabbi Tarphon, fameux dans le Talmud 3. Quoi qu'il en soit de cette dernière conjecture, il est certain, par le texte même du Dialogue, que Tryphon était aussi zélé pour le judaïsme que versé dans la connaissance de l'Écriture. Il suivit donc volontiers son interlocuteur, dans l'analyse substan­tielle et rapide des théories philosophiques de Pythagore et de Platon. Cependant saint Justin, achevant le récit de sa conversion, ajouta : « Désormais j'ai trouvé la vraie philosophie; je suis chré­tien. Vous-mêmes, si vous portez quelque intérêt à la grande affaire de votre salut, reconnaissez le Christ et embrassez sa doc­trine; c'est la seule voie qui conduise au bonheur. — Un éclat de rire accueillit ces dernières paroles. Tryphon, lui-même, me ré­pondit en souriant : Je vous approuve pour tout le reste; j'admire le zèle que vous avez déployé pour vous instruire de la science des

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1. Dial. cum Tnjpk., cap. i-vn.

2. Twv tôtï 'Eêjaîtov èm<rr,(iÔTaTov. Loeo jam citât. 3. Lampcr., de Vita et ïuctrina Palrum, tom. II, pag. 58 ; Grabe, Spicilegium Patrum, U, tom. ;a:'. {57.

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choses divines. Mais il eût été préférable de vous en tenir à la phi­losophie de Platon, ou de toute autre école. Mieux eût valu cul­tiver, avec les sages, la force, la justice et la tempérance, que de vous laisser séduire par des récits imposteurs et de vous attacher à des hommes de rien. Croyez-moi, car je me sens pour vous une véritable amitié, faites-vous circoncire; soumettez-vous aux pres­criptions de la loi ; observez le sabbat, les jours de fête et les néo-menies, et vous pourrez trouver grâce devant Dieu. Quant au Christ, si tant est qu'il soit né et qu'il se trouve quelque part, nul ne le connaît, et il s'ignore lui-même. Il n'est doué d'aucune vertu, jusqu'à l'avènement d'Élie, qui doit lui donner l'onction sainte et le manifester à tous. On vous a trompé par des récits frivoles; vous vous forgez un Christ imaginaire, et, sur cette fausse donner, vous vous exposez inconsidérément à la mort éternelle 1. »

 

44. Le Juif se révèle ici, avec tous les préjugés rabbiniques. Pour comprendre le sens des paroles de Tryphon, relatives au Christ encore inconnu, qui attend, dans l'ombre et le silence, l'heure de sa manifestation par Élie, il faut se reporter à l'enseignement du Talmud. « Le Messie, disait cette compilation 2, est né à l'époque de la destruction du Temple; mais, depuis lors, il s'est retiré quelque-part, pour une cause, ou pour une autre. Selon les uns, il a été ravi au ciel; selon les autres, il est enchaîné on ne sait où, ce qui l'em­pêche de se manifester, jusqu'au jour où le prophète Elie apparaîtra pour lui ouvrir la voie et préparer le monde à sa mission. » Saint Justin reconnut, à cette réponse, le caractère de son interlocuteur. « Tryphon, dit-il, je vous pardonne bien volontiers. Vous ne soup­çonnez même pas ce dont vous parlez; vous répétez de confiance ce que vous ont appris des maîtres qui n'ont point l'intelligence des Écritures. Si vous me le permettez, je vous prouverai, par des raisons péremptoires, que nous ne sommes dupes d'aucune erreur et que nous ne devons point abjurer le Christ, malgré les injures des hommes et les supplices des tyrans. J'espère vous démontrer que nous n'admettons point aveuglément de vaines fables; que notre

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1. Dial. cum Tryph., Sanhédrin, cap. vin. — 2.Talmud, traite fol. 9S, reaLo.

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foi repose sur des bases solides; qu'elle s'appuie sur les oracles de l'Esprit-Saint, féconds en force, en vertu et en grâce. — De nouveaux éclats de rire, mêlés à des cris indécents, accueillirent ma proposition, ajoute saint Justin. Je me levai alors, et voulais me retirer. Mais Tryplion me saisit par le manteau et me retint, en disant qu'il ne me laisserait point partir, avant que je n'eusse tenu ma promesse. Imposez donc silence à vos amis, lui dis-je. S'ils veulent écouter mes raisons, qu'ils restent, sinon, qu'ils aillent à leurs affaires. Pour nous, choisissons à l'écart un lieu où nous puissions en liberté suivre cette discussion. — En parlant ainsi, nous nous avançâmes au milieu du Xyste. Deux des amis de Tryplion se retirèrent, en continuant leurs plaisanteries. Les autres prirent place avec nous sur les bancs de marbre, disposés en ce lieu, et, après quelques mots échangés sur la dernière guerre de Judée, je repris la parole en ces termes : Permettez-moi, mes amis, de vous poser d'abord une question préalable. Les reproches que vous nous adressez, à nous autres chrétiens, tombent-ils unique­ment sur notre refus d'observer la loi antique, suivie par vos an­cêtres : la circoncision, par exemple, et le sabbat? Ou bien tiennent-ils aux préjugés populaires, qui accusent notre vie et nos mœurs? Croyez-vous, avec le vulgaire, que nous fassions, dans nos assem­blées, des festins d'anthropophages, et qu'après ces horribles repas, nous éteignions les lampes, pour nous livrer à une promiscuité infâme? Avez-vous de nous cette idée, ou bien nous condamnez-vous seulement parce que nous avons embrassé une doctrine qui vous paraît fausse? — Ce dernier reproche est le seul que nous ayons à vous faire, répondit Tryphon. Les horreurs dont le vul­gaire vous accuse sont des monstruosités impossibles et contre nature, auxquelles nous n'ajoutons aucune foi. J'ai voulu lire ce livre que vous appelez l'Évangile. Les préceptes qu'il renferme sont admirables. Tout ce que j'y trouverais à reprendre c'est qu'ils dépassent la portée humaine et que nul, je crois, ne saurait atteindre à leur perfection. Mais voici ce qui est, pour moi, le point précis de

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1. Freppel, S. Justin, pag. 403.

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la difficulté. Vous faites profession d'une piété rigide et vous pré­tendez par là vous distinguer de la gentilité; pourquoi donc me­nez-vous la vie commune à toutes les nations, n'observant pas plus qu'elles ni les fêtes du Seigneur, ni les jours du sabbat, ni la loi de la circoncision? Comment pouvez-vous mettre toute votre espé­rance en un homme mort sur une croix, et compter que Dieu vous fera miséricorde, quand vous n'observez point les commandements de Dieu? Vous n'ignorez pas le mot de l'Écriture : « Celui qui n'aura pas été circoncis, le huitième jour, sera effacé du nombre de mon peuple. » Cette loi s'étend à l'étranger comme à l'esclave. C'est la loi du Testament. Vous n'en tenez pourtant aucun compte; vous méprisez de même toutes les autres observances, et vous voudriez nous persuader que vous connaissez Dieu, quand vous outragez visiblement sa loi! Tel est le reproche que j'adresse aux chrétiens. Si vous pouvez, par des raisons plausibles, résoudre cette objection, nous vous écouterons volontiers et nous épuiserons ensemble la discussion l. »

 

43. Tous les griefs de la Synagogue contre l'Église sont en effet contenus en substance dans cet exposé de la controverse par Try-phon. Le dogme fondamental du judaïsme, l'unité de Dieu, paraît incompatible avec la divinité de Jésus-Christ crucifié. Les chré­tiens sont donc des idolâtres, qui adorent un homme. La piété dont ils se vantent est au fond le mépris de la loi rigoureuse, abso­lue, incommutable, dont la circoncision fut le sceau sacramentel, et dont les livres de Moïse sont le code. En promulguant cette loi, sous le nom de Testament ou d'Alliance, parmi les foudres et les éclairs du Sinaï, Dieu fui a donné un caractère d'universalité qui s'étend à l'étranger comme au Juif, et qui doit embrasser tous les pays et tous les âges. Les chrétiens cependant répudient toutes les observances mosaïques; ce sont des sacrilèges, des impurs, des goïm! Le rabbinisme moderne tient aujourd'hui le même langage que Tryphon, et la conférence du Xyste d'Éphèse s'est renouvelée sur tous les points du monde, chaque fois qu'un Juif a discuté

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1. Dialog. cum Tryph., cap. IX, X.

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avec un chrétien. Les fils d'Israël ne se refusent guères à rendre hommage, comme le fait solennellement l'interlocuteur de saint Justin, à la sublimité de la morale évangélique. Ils ont même, en ces derniers temps, renchéri sur Tryphon, et se sont efforcés de prouver que Jésus-Christ avait emprunté à l'Ancien Testament, ou à l'enseignement hiératique des docteurs, ses divins préceptes 1. Mais ils maintiennent invariablement contre l'Église le double re­proche d'idolâtrie et de sacrilège, si nettement articulé per Try­phon. Sous ce rapport, le Dialogue de saint Justin n'a donc rien perdu pour nous de son actualité; les positions sont restées les mêmes, avec cette différence que dix-huit siècles, maintenant écou­lés depuis la ruine de Jérusalem, ont ajouté une sanction formi­dable à la réprobation divine du judaïsme. Nous n'insistons point ici sur la déclaration spontanée de Tryphon, qui traite de calom­nies absurdes les infamies que le vulgaire de son temps attribuait aux chrétiens. Il nous suffira également de noter, à l'adresse du rationalisme actuel et sans nous y appesantir, ce témoignage d'un Juif qui, en l'an 150 de notre ère, avait lu le livre des Évangiles. Le livre des Évangiles existait donc à cette époque ; et il existait tel que nous le possédons maintenant, puisque les nombreux pas­sages de saint Matthieu, de saint Marc, de saint Luc et de saint Jean, cités dans le cours du Dialogue, et dans les autres ouvrages de saint Justin, reproduisent le texte évangélique, comme nous le lisons aujourd'hui2. Quoi qu'il en soit, la thèse que le philosophe

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1. Cf. Çahen, Les déicides, passim.

2. M. l'abbé Freppel a présenté dans tout son jour cet argument qui ren­verse la thèse du rationalisme, sur la composition légendaire et successive de l'Évangile, dont le texte n'aurait été fixe qu'au IIIe siècle. «Plusieurs criti­ques, dit-il, se sont donné la peine de dresser la liste des passages de l'Évan­gile que saint Justin a insérés dans ses écrits. Parmi ces nombreuses cita­tions, il en est qui reproduisent le texte de l'Évangéliste avec une fidélité si littérale qu'il est impossible de ne pas conclure à un emprunt formel. » Voici cette liste : S. Matth., v, 16; 1» Apol., 16. — S. Matth», v, 20; D/a/.,10ô. — S. .Matth., v, 22; 1» Apol., 16. — S. Matth., v, 22, 28, 29; l* Apol., 15. — S. Matth., v, 34, 37, 41; 1» Apol., 16. — S. Matth., v, 46 ; la Apol., 15. Dialog., 96-133. — S. Matth., vi, 1,19, 21, 32; 1» Apol., la. — S. Matth., vu, 1 ; Dîal., 115. — S. Matth., vu, 15, 19, 21, 23; i'Apol., 16. Dialog., 35,76. — S. Matth.,

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chrétien avait à établir se trouvait, par l'objection même de son adversaire, réduite à trois points principaux : prouver que l'abro- gation de la loi mosaïque par le Testament Nouveau était un fait légitime, prédit par les prophètes, conforme à l'enseignement des Ecritures; démontrer que l'incarnation du Fils de Dieu n'altérait point le dogme de l'unité divine; et que l'avénement du Messie, Dieu et homme tout ensemble, avait réalisé les promesses faites aux patriarches, les figures de la loi antique, les prophéties d'Israël et l'attente du monde. Telle est en effet la division logique de la conférence de saint Justin avec Tryphon. Elle dura deux jours 1

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vin, 11. — Diolog., 76,120, 140. —S. Matth., îx, 13; 1» Âpol., 15. —S. Matth., X, 22. Dialog., 82. — S. Matth., XI, 12-15; Dialog., 51. — S. Matth., XI, 5; Dialog., 12. — S. Matth., XI, 27; Dialog., 100. 1» Apol., 63. — S. Matth., xm, 42; la Apol., 16. —S. Matth., xvi, 1, 4; Dialog., 107.—S. Matlh., xvi, 15,21; Dialog., 76, 100. — S. Matth., 16, 26; 1» Apol., 15. — S. Matth., xvil, 11-13; Dialog., 49. — S. Matth., xix, 12; 1" Apol.. 15. — S. Matth., six, 16; l'Apol., 16. — S. Matth., xxn, 37-40; i' Apol., 16. — S. Matth., xxm, 6, 15, 23, 27 ; Dialog,, 17-112. — S. Matth., xxiv, 11, 24; Dialog., 35, 82. — S. Matth., xxv, 41 ; Dialog., 76, etc. — S. Marc, ni, 16; Dialog., 100. — S. Luc, vi, 36; H Apol., 15. Dialog., 96. — S. Luc, vi, 29, 32, 31; 1" Apol., 15. — S. Luc, IX, 22. Dialog., 76, 100. — S. Luc, X, 16; XII, 48; la Apol., 16, 63.—S. Luc, X, ^-.Dialog., 76. S. Luc, xi, 42,52; Dialog.,'11. — S. Luc, xil, 4,22, 24; Xin, £6; 1" Apol., 19, 15,16. Dialog., 76. — S. Luc, xvm, 18; l4 Apol., 16. Dialog., 101. — S. Luc, xix, 46; Dialog., 17. — S. Lu;, xvi, 16; Dialog., 51. — S. Luc, xvm, 87; 1» Apol., 19. — S. Luc, xx, 34-36; Dialog., 81. — S. Joan.,l,4; Dialog., 17.

S. Joan., I. 12; Dialog., 123. — S. Joau., i, 13; Dialog., 63. — S. Joan., i, 14, 1S; III, !6, 18; Dialog-, 105. — S. Joao., IV, 17; vu, 37; Dialog., 14, 69, 11 i. — S. Joan., IV, 24 ; la Auol., 6. — S. Joan., vm, 44; Co/iort. ad grue, 21. Cf. Scmisch-, Die apost, Denckwùrgdigkeiten des ilartyrers Justinus, Hambourg, 18iS. De Wette, Einleitung. Neue Testament., Crédibilité oj ihe Go-pel, I, 76-83. Lardner, II, pag. 130-132. Northou, The évidences of the Genuineness of the Gospel. Cambridge, 1846, pag. 211. (Freppel, S. Justin, pag. 435-439.)

1. M. Freppel fait à ce propos uue observation que nous trouvons trop absolue : « L'entretien, dit-il, dura deux jours, sans que l'on puisse remar­quer où finit la discussion du premier, et où commence celle du second. » (S. Justin, pag. 378.) Il nous semble au contraire que l'entretien du premier jour se clôt nettement, par une sorte de résumé, sous forme de questionnaire, où saint Justin fait reconnaître à son interlocuteur chacune des propositions successivement prouvées. (Dialog., 67-70.) Le lendemain, la discussion est repris où on l'avait laissée la veille, c'est-à-dire à l'examen de la prophétie d'Isaïe : Ecce virgo concipiet. Letcexe du dialogue en fait foi, et saint Justin

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et présenta, dans son ensemble, le résumé le plus complet de la lutte opiniâtre que le judaïsme soutient toujours contre l'Évangile.

 

   46. « Je répondis à Tryphon, en ces termes, continue saint Justin : il n'y a pas d'autre Dieu, il ne saurait y en avoir d'autre que celui qui a créé et qui régit l'univers. Nous l'adorons, comme vous ; il est notre Dieu, comme il est le vôtre. C'est le Dieu qui tira vos ancêtres de la servitude d'Egypte, à bras étendu, suivant l'ex­pression de l'Écriture. C'est en lui seul que nous plaçons, comme vous, toutes nos espérances ; il est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Toutefois, le mosaïsme et l'antique loi ont cessé, pour nous, d'être le fondement des espérances que nous plaçons en Dieu. Ici, nos deux doctrines se séparent complètement; mais, ne lisez-vous pas, avec moi, dans les Écritures, qu'il devait venir une loi nouvelle, un testament plus durable que les autres, dont l'observation sera indispensable pour tous ceux qui voudront participer à l'héritage de Dieu ? La loi promulguée sur l'Horeb, cette loi est ancienne et ne regarde que vous ; la loi nouvelle, prédite par les prophètes, doit s'étendre à tout le genre humain. Or, toute loi nouvelle abroge l'ancienne, comme un testament postérieur annule le premier. Tel est le caractère de cette loi éternelle et nouvelle, que le Christ nous a apportée ; elle est le testament irrévocable, après lequel nous n'avons plus à attendre d'autres préceptes ni commandements. C'est là ce que prophétisait Isaïe : « Ecoutez, mon peuple, et vous, rois, prêtez l'oreille à ma parole : une loi sortira de moi; une iustice nouvelle jaillira pour éclairer les nations. Son heure ap­proche; mon Sauveur va paraître, et les peuples espéreront en mon bras 1. » Dieu parle de même de ce Testament nouveau, par la bouche de Jérémie : « Voici qu'ils viennent, dit le Seigneur, les jours où je scellerai, avec la maison d'Israël et la maison de Juda, un

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s'exprime ainsi : Vobis aquiclem jam demonstravi Jsaiam de signo hune specu... {prresepe) adumbranie vaiieinatum esse; sed propter eos qui hodie votiscum vene-runti Iûcuiïi repetam, °Oti 31 'Hriaîa; xat 7T£pt toO tru[ië6}.ou tou -/arà to Gr.ft>.ziQV ■zpoi/.ZY.rt?Jyu, àvKjTÔ-.TjOa û[uv, xxl Si' aiTOÙ; 8s ioù; <rr,y£pot <riv iij.lv D.ôôviaç, ttâ).'.vtij; nspixo^,; int|iv>|<;9^(70|iai. [Dialog., 78.) Jsa., Ll, 4, 5.

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p220       POXTIFICAT  DE  SAIXT AMCET   (150-161).

 

Testament nouveau. Cette alliance ne sera plus la même que je con­tractai avec leurs pères, alors que je les pris par la main, pour les faire sortir de la terre d'Egypte1. » Maintenant donc, quand, d'une part, je lis dans les Écritures la prophétie claire, précise, absolue, du Testament nouveau que Dieu devait instituer, pour y faire par­ticiper toutes les nations ; quand, de l'autre, je vois, au nom du Christ Jésus, celui qui fut crucifié, les hommes de toutes les nations du monde abandonner le culte des idoles, renoncer à leurs ini­quités passées pour se consacrer au service du vrai Dieu, et con­fesser sa gloire, au milieu des tortures et des supplices; cette con­version étrange, et tous les miracles qui l'accompagnent, ne prouvent-ils point invinciblement que la foi nouvelle est enfin promulguée, que le Testament nouveau a été scellé, que l'attente des nations est remplie? La véritable race d'Israël, la postérité spirituelle d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, nombreuse comme les étoiles du ciel ; c'est nous, adorateurs de Jésus-Christ crucifié, c'est nous seuls qui la représentons aujourd'hui2. «Ecoutez ma parole, dit le prophète Isaïe, et la vie sera donnée à votre âme, et je scellerai avec vous un testament éternel ; j'accomplirai les pro­messes saintes que j'ai faites à David. Le grand témoin que je veux envoyer aux peuples de la terre, il va descendre ! Alors les nations qui ne te connaissaient pas, invoqueront ton nom ; les races qui t'ignoraient se réfugieront à l'ombre de ton Sauveur3. «Voilà ce que prophétisait Isaïe. Maintenant, cette loi nouvelle, ce Testament nouveau ont été promulgués, et vous persistez à les méconnaître ; vos oreilles sont toujours fermées ; vos yeux aveuglés ; votre cœur endurci. C'est la parole de Jérémie, mais vous ne l'entendez pas ; le législateur est devant vous, vous ne le voyez pas ; l'Évan­gile est annoncé aux pauvres ; l'aveugle-né recouvre la lumière, et vous ne comprenez pas ! Une nouvelle circoncision, seule indispen­sable, est prescrite désormais ; vous vous opiniâtrez dans la glori­fication charnelle de la première. La loi nouvelle vous ordonne de célébrer un sabbat sans fin, et vous faites consister toute la piété à

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1. Jerem., xxsi, 31, 32. — 2. Dialog., 11. — 3. Isa., lv, 3-5.

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rester immobiles, durant un jour de la semaine ! Pourvu que vous mangiez les pains non fermentés, il vous semble avoir accompli la volonté divine ! Non, non ! Ce n'est point là ce qui saurait être agréable au Seigneur notre Dieu. Mais, s'il se trouve parmi vous un parjure, un voleur, qu'il renonce à ses crimes ; un impudique, qu'il fasse pénitence. Voilà les suaves et vrais sabbats de notre Dieu 1! » 

 

47. La discussion s'engage ainsi, avec une majesté souveraine, sur le terrain des Écritures. Tryphon ne pouvait récuser une argu­mentation appuyée sur cette base. Le philosophe chrétien dé­montre, avec une vigueur irrésistible, que tous les rites et toutes les cérémonies mosaïques étaient la figure anticipée des réalités du Testament nouveau. « Pour effacer vos crimes, dit-il, est-ce que le prophète Isaïe vous envoyait au bain? Toutes les eaux des mers sont impuissantes à laver la tache d'un seul homicide. Que disait donc le prophète? Il annonçait la purification salutaire, qui s'ob­tient, non par le sang des brebis et des béliers, par les cendres de la génisse ou les oblations de pur froment, mais dans la foi et la pénitence, par le sang du Christ, qui est mort pour nous régéné­rer 2. » Saint Justin lut alors à son auditoire juif le magnifique chapitre où Isaïe prédit les humiliations et la mort de l'Homme-Dieu. «Nous l'avons vu ; il était méconnaissable ; son visage était souillé ; sa face déshonorée. C'est l'homme des plaies ; sa gloire a disparu sous le poids de l'infirmité. Il apparaît chargé du fardeau de nos crimes ; c'est pour nous qu'il souffre ; c'est pour nos péchés qu'il est couvert de blessures ; ses supplices expient nos iniquités. La discipline qui nous rend la paix courbe ses épaules ; notre guérison est le prix de ses meurtrissures. Tous nous avions erré, comme des brebis sans pasteur. L'homme s'était égaré dans sa voie ; il est la victime livrée par le Seigneur pour effacer nos fautes. Voilà pourquoi il subit les tortures, sans ouvrir la bouche ; pareil à l'agneau, qui se tait sous le fer qui le dépouille, ou qui se laisse docilement conduire à la mort3. » — « Voilà donc, continue

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1. Dialog., 12. — 2. ld., 13.

3. Isa., lui, 2-7. Non est species et neque décor, et vidimus eum et pjm 9rat

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saint Justin, ce bain de sang, cette ablution de pénitence, instituée par le Seigneur, pour effacer les péchés de tous les peuples. Isaïe l'avait prédit ; nous attestons qu'il s'est réalisé dans le baptême, institué par le Christ, lequel seul peut effacer les péchés. Elle est ouverte maintenant la source d'eau vive, et vous continuez à puiser à des citernes crevassées et vides. Cependant, que peuvent sur l'âme les ablutions matérielles, où vous plongez vos membres? Le baptême de l'âme ne consiste-t-il pas à la purifier de ses vices, de la colère, de la convoitise des biens terrestres, de l'envie, et de la haine? Le précepte des pains azymes était de même une figure, dont la signification réelle était de s'abstenir du vieux levain des mauvaises œuvres. Mais vous entendez toutes ces choses selon leur sens charnel et grossier. La piété pour vous se réduit à des obser­vances, à des rites extérieurs ; peu vous importe que votre âme reste l'esclave de ses mauvaises passions1. » Les lois relatives au jeûne2 et à la circoncision3, sont également expliquées par saint Justin, dans leur sens figuratif et prophétique. Tryphon et ses amis écoutaient cette doctrine, nouvelle pour eux, sans faire la moindre objection. Les textes de l'Écriture, dont le philosophe chrétien l'appuyait, sont tels qu'ils portent avec eux la plus claire évidence. Cependant, il faut en convenir, le Messie attendu par les Juifs, ne répondait guère au tableau qu'Isaïe en avait tracé à l'avance. Israël ne s'était attaché, dans les oracles des prophètes, qu'aux passages où le Christ, fils de David, est présenté comme un glorieux vainqueur, acclamé par toutes les nations de la terre, et recevant l'hommage des rois agenouillés au pied de son trône. Saint Justin connaissait parfaitement la force de ce préjugé natio-

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aspe?tus, virum dolorum et scientem infirmitatem. Vere languores nosiros ipst. iulii el dolores nosiros ipse portavit. Ipse aulem vulneratus est propter iniquitates noslras, altritus est propter scelera nostra. Disciplina pacis nostrœ super eum et livore ejus sanaii sumus. Omnes nos quasi oves erravimus, unusquisque in v.am suam dedinavit : et posuit Dominus in eo iniquitaiem omnium nostrum. OU :ius est quia ipse voluit, et non aperuit os suum : sicut ovis ad occisionem ducetur e: quasi agnus coram londenle se obmutescet. Nous avons reproduit en entier celle prophétie, tom. 111, pag. il, 18.

1.Dialog. 14. — 2. Dialog., 15. — 3. Dialog., 16.

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p223 CHAP. II.—   DIALOGUE  DE  SAIKT JUSTIN  AVEC  TRYFHON.       

 

nal. Il prévient l'objection sur les lèvres de ses interlocuteurs : « Lesparoles d'Isaïe , et beaucoup d'autres semblables, que je pourrais y joindre, dit-il, vous feront, je l'espère, comprendre que les prophètes ont parlé de deux avènements du Christ bien distincts. Dans le premier, il devait nous apparaître sous les traits d'un mor­tel, dépouillé de toute gloire, accablé sous le poids de la souffrance. Dans le second, il descendra, plein de majesté, sur les nuées du ciel. Alors, comme disent Daniel et Osée, les fils de votre peuple verront celui qu'ils ont transpercé1 !» — La ruine de Jérusalem et de ses dernières espérances, cet événement auquel Tryphon avait été mêlé, dans la récente insurrection de Bar-Cocébas , fournit à saint Justin un nouvel argument : «Le Seigneur, dit-il, s'exprime en ces termes, au Lévitique : «Parce que ce peuple pré­varicateur m'a méconnu et outragé ; parce qu'il a voulu s'éloigner de ma voie, je marcherai, moi aussi, dans une voie opposée à la sienne; je le disperserai sur la terre de ses ennemis; alors, son cœur incirconcis sera broyé par le malheur2. » Veuillez le remar­quer, ajoute l'Apologiste, la circoncision qui vous fut donnée, en la personne d'Abraham, comme un signe distinctif pour vous séparer des autres nations, vous désigne aujourd'hui à une vengeance inouïe, que vous subissez seuls entre les peuples, parce que, seuls, vous l'avez méritée. Votre patrie a été réduite en un désert ; vos cités se sont écroulées dans les flammes ; l'étranger, sous vos yeux, se partage vos richesses; il n'est plus un seul d'entre vous qui ose paraître à Jérusalem. Vous traînez, parmi les gentils, cette marque de la circoncision, comme un signe d'opprobre. Seuls d'entre les hommes, vous portez ce stigmate ; or, vous ne prétendrez point, j'imagine, que la prescience des événements futurs et la justice qui sait rendre à chacun selon ses œuvres, aient jamais manqué au Seigneur notre Dieu3.  C'est donc par un juste jugement de sa

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1. Dialog., cap. xiv. — 2. Levit., xxvi, 40, 41.

3. Cette prétention sacrilège, des Juifs ue pouvaient l'avoir; mais les sectes guostiques l'affichaient hautement. La ruine de Jérusalem et la cessation des sacrifiées mosaïques étaient, à leurs jeux, une preuve de l'impuissance et de l'infériorité du Dieu des Juifs. (Cf. Iren., Adv. hœres., lib. IV, cap. iv.)

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p224      PONTIFICAT  DE  SAINT ANICET  (150-161).

 

Providence, que ces désastres sont tombés sur votre tête. Vous avez mis à mort le Saint du Seigneur; maintenant encore vous poursuivez de votre haine les fidèles qui l'adorent, et le recon­naissent comme l'envoyé du ciel. Vos synagogues retentissent d'imprécations contre les disciples du Christ. Il ne vous est plus permis aujourd'hui de les mettre à mort ; le pouvoir romain, sous lequel vous gémissez, retient votre bras ; mais, tant que vous en avez eu la faculté, vous avez assouvi votre barbare vengeance1. La persécution que les gentils nous font subir, a été déchaînée par vous; la responsabilité vous en incombe plus qu'à eux-mêmes. C'est vous, en effet, qui avez semé dans le monde, les grossières calomnies répandues contre le Christ et ses adorateurs. Quand vous eûtes attaché à une croix cet Homme-Dieu, dont le sang et les plaies guérissent toutes les âmes ; quand vous vîtes accomplies, en sa personne, les prophéties qui annonçaient la résurrection et l'ascension du Sauveur, loin de songer à faire pénitence du déi­cide, vous avez fait partir de Jérusalem, dans toutes les directions, des émissaires chargés de soulever l'indignation populaire, contre l'impiété de ce que vous nommez l'hérésie chrétienne. En ce mo­ment nous recueillons, parmi les tortures et les supplices, les fruits de votre haine acharnée2. »

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon