Darras tome 22 p. 428
32. Ayant ainsi obtenu le congé du monarque, Simon repassa le détroit, revint à Crépy et prépara ostensiblement avec grande magnificence l'escorte qui devait l'accompagner à Rome. «Mais une nuit, suivi de quelques nobles seigneurs qu'il avait mis dans sa confidence et qui partageaient sa résolution d'embrasser la vie religieuse, il quitta pour n'y jamais plus revenir le château de ses pères et alla prendre l'habit religieux au monastère de Saint-Eugend (Saint Oyand depuis Saint-Claude dans le Jura) des mains du vénérable abbé Wilfrid. Cette nouvelle, ajoute le chroniqueur, eut un immense retentissement dans toutes les provinces des Gaules, en Flandre, en Normandie et jusque dans les régions plus lointaines de l'Allemagne. Après le roi, nul seigneur en France ne pouvait rivaliser de puissance et de richesses avec le comte de Crépy. L'étonnement et l'admiration furent au comble. Sa réputation était universellement connue, s'il était chéri de Dieu il ne l'était pas moins des hommes et surtout de ceux qui avaient le bonheur d'être ses sujets. A son exemple, les plus illustres personnages furent soudain épris de l'amour de la retraite et de la vie religieuse. Ce fut comme une sainte contagion de vertu qui portait toutes les âmes à la pénitence. Son nom seul convertissait peuples et chevaliers. Le duc de Bourgogne Hugues I, le comte Guy de Mâcon, et plusieurs autres princes et seigneurs voulurent suivre ses traces. Ils renoncèrent, comme lui, à la milice du siècle pour s'enrôler sous les étendards de Jésus-Christ2. » Le mouvement de ferveur produit au sein de la France par l'éclatante conversion du comte de Crépy a laissé dans l'histoire féodale et monastique de profonds souvenirs. Ce fut en 1078 que le duc de Bourgogne, arrière-petit-fils du roi Robert le Pieux, quittait à la fleur de l'âge son duché, l'un des plus opulents du royaume, pour aller s'enfermer à Cluny dans une cellule de moine, sous la direction du vénérable abbé
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1.S. Sim. Cresp . Vits, cap. Y, toc. cit.
2. Ibid., cap. vi.
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Hugues son grand-oncle, son parrain et son homonyme. Dès le 2 janvier 1079, Grégoire VII écrivait à saint Hugues de Cluny la lettre suivante : « Pourquoi, frère bien-aimé ne prenez-vous pas en plus sérieuse considération les périls et les calamités de la
sainte Eglise ? Où sont les généreux laïques prêts à affronter tous les dangers pour l'honneur de Dieu, à résister aux impies, à mourir pour la défense de la justice et de la vérité ? Il en restait quelques-uns pourtant, et voilà qu'ils désertent les champs de bataille du Christ ; sans souci du salut de leurs frères, ne songeant qu'à eux-mêmes ils vont chercher le repos du cloître. Les pasteurs s'enfuient, les défenseurs du troupeau l'abandonnent, les brebis du Christ sont en proie aux loups et aux voleurs. Vous avez enlevé ou, si le mot paraît trop dur, vous avez recueilli dans la paisible retraite de votre monastère le duc de Bourgogne ; et voilà par votre fait que cent mille chrétiens ont perdu leur protecteur! Nos exhortations vous ont peu touché, l'autorité du siège apostolique n'a pu en cette occasion vous fléchir, mais comment n'avoir pas reculé d'épouvante devant les gémissements des pauvres, les larmes des veuves, la dévastation des églises, le cri des orphelins, la douleur et les lamentations des prêtres et des moines ? que sont devenues les paroles de l'apôtre : «La charité ne cherche point son propre avantage1; » et cette autre maxime si profondément gravée dans votre cœur et qui dirige d'ordinaire tous vos actes : « Aimer le prochain c'est avoir accompli toute la loi2? » Que diraient ici le bienheureux patriarche Benoît dont la règle impose à tout novice une épreuve préalable d'au moins une année, et saint Grégoire le Grand qui interdit d'admettre un soldat à la profession monastique avant trois ans révolus de noviciat ? Ce qui m'arrache ce cri de douleur, c'est que toutes nos calamités procèdent du manque de bons princes. A peine s'il s'en rencontre quelques-uns. On trouve encore en assez grand nombre, grâce à la miséricorde divine, des moines, des prêtres, des particuliers, militaires
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' I Cor. xni, 5.
2. Rom. xm, 8,
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ou civils, riches ou pauvres, aimant Dieu et le servant avec ferveur. Mais des princes craignant Dieu et l'aimant, dans toute notre Europe combien y en a-t-il ? Je n'insiste pas davantage, comptant sur la charité du Christ qui remplit votre âme pour compatir à mon affliction et pour compenser le vide qu'un si bon prince va laisser parmi les défenseurs armés de notre sainte mère Église. Puisse-t-il n'avoir pas un successeur trop indigne de lui ! Cela serait au moins une consolation au chagrin que nous cause sa retraite 1. » Le successeur de Hugues I fut son frère Eudes, surnommé Borel, qui réalisa les vœux du grand pape. Fidèle aux traditions de vaillance et de foi héréditaires dans sa famille, il attacha son nom à la fondation du monastère de Cîteaux et mourut à Jérusalem en 1102 après la glorieuse issue de la première croisade. La comte Guy de Mâcon, qui se fit moine de Cluny en même temps que le duc de Bourgogne, ne vint pas seul. Il se présenta au monastère avec sa femme, ses fils et ses filles, trente chevaliers et tous les serviteurs de sa maison. La comtesse et ses filles se retirèrent au couvent de Marciniacum (Marcigny) que saint Hugues venait de fonder pour recevoir les femmes qui voulaient embrasser sous sa direction la règle bénédictine. L'exemple de Simon de Crépy créait de la sorte au sein de la chevalerie une race de « grands contempteurs du siècle, » sur laquelle saint Bernard devait bientôt jeter l'éclat de son génie et de ses vertus. Le comté de Mâcon restant sans héritier fut annexé, dès lors au duché de Bourgogne. La couronne de France s'enrichit de même par droit de dévolution des provinces féodales du Vexin et du Ver-mandois délaissées par Simon de Crépy. Le roi Philippe I devint à ce titre le «voué » de l'abbaye de Saint-Denys, et en cette
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' Greg. VII, Epist. xvn, lib. VI ; Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 526. Le pieux duc de Bourgogne devenu moine de Cluny vécut jusqu'en 1093. Voici l'épitaphe qui fut gravée sur sa tombe : Hic requiescit vir celebrandœ mémorise, magnusque sxculi contemptor, Hugo olim dux Burgundia, postea sacerdos et monachus hujus sancts ecclesis Cluniacensis. Anima ejus requiescat in. gace. Amen
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qualité il transmit à ses successeurs le privilège de « lever l'oriflamme 1. »
33. L'ancien primipilus de la cour de France, l'héritier de tant d'honneurs, de richesses et de gloire mondaine, ne s'était pas même inquiété de savoir en quelles mains passeraient sa puissance et ses privilèges. «Retiré dans la solitude monastique de Saint-Eugend, dit l'hagiographe, Simon était vraiment devenu un autre homme. Dans son adolescence ébloui par la splendeur de son nom il avait souvent déclaré que l'héritier des comtes de Vermandois, pour rester digne de ses aïeux, ne devait obéir à personne. Maintenant il avait comme une soif inextinguible d'obéissance et de mortifications. Pour être plus à portée de satisfaire son ardente piété, il avait obtenu la permission d'établir son grabat dans la sacristie de l'église, et pendant que les frères prenaient les quelques heures de sommeil accordées par la règle, il se levait en silence et allait seul dans le chœur vaquer à l'oraison. Ses jeûnes étaient extraordinaires. Cette année-là était une année de famine, il ne voulut manger que du pain d'avoine le plus dur et le plus sec qu'il pouvait rencontrer, afin de laisser aux pauvres le pain de froment mêlé d'orge qu’on pouvait se procurer. Les longues stations qu'il faisait à genoux dans l'église et la rigueur de ses jeûnes déterminèrent dans un tempérament jusque-là habitué à toutes les recherches et à toutes les somptuosités de la vie, de graves désordres. Ses jambes enflèrent au point qu'on le crut hydropique. L'abbé le supplia d'ôter ses sandales, qu'il ne quittait ni jour ni nuit, mais l'héroïque pénitent répondit qu'il souffrait peu et que son mal ne valait pas la peine de s'en occuper. La nuit prochaine, à l'insu de Simon, l'abbé commanda à un frère servant de lui détacher ses sandales durant son sommeil. L'ordre fut exécuté; au milieu de la nuit, comme on donnait le signal des matines, Simon se leva et parut fort étonné de n'avoir point ses chaussures aux pieds. Il les trouva rangées à son chevet, les reprit en silence et ne consentit jamais à interrompre les exercices
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1. Cf. Bolland., toc. cit., p. 719.
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de la règle1. » Des miracles ne tardèrent point à glorifier la sainteté du serviteur de Dieu. La nuit pendant qu'il récitait avec les frères l'office des matines, on voyait parfois une auréole radieuse entourer son front. Les anges et les saints descendaient sous une forme visible pour communiquer avec lui1. «L'humilité de Simon s'effraya de ces faveurs surnaturelles et des témoignages de vénération qu'elles lui attiraient dans l'intérieur du monastère. L'abbé lui permit de se retirer avec quelques frères en pleine forêt, dans un lieu jusque-là inhabité et qui devint plus tard le prieuré de Muthua 3.
34. L'héritier des comtes de Vermandois se fit alors défricheur, agriculteur et bûcheron. «Tout ce qu'il fit là, tout ce qu'il souffrit pour l'amour du Christ, dit l'hagiographe, il faut le rappeler pour l'édification des âges futurs. La hache à la main, il ouvrit dans la forêt une clairière qu'il pût cultiver et ensemencer, ne voulant manger d'autre pain que celui qu'il aurait conquis à la sueur de son front. Après une journée de ce labeur écrasant, il prenait un morceau de pain noir trempé dans l'eau et accompagné de quelques pommes sauvages. Par exception, le dimanche et les jours de fête il s'accordait deux repas de ce genre et y ajoutait quelques légumes cuits à l'eau. Un soir, comme il rentrait avec les frères, un voyageur surpris par la nuit demanda l'hospitalité. L'homme de Dieu fit à l'étranger les honneurs de son toit de branchages, et s'adressant au frère cellérier lui ordonna de servir au voyageur de quoi réparer ses forces. « Mais, dit le cellérier, il ne nous reste pas un seul morceau de pain. J'ai donné le dernier à un pauvre qui est passé tout à l'heure. » Plein de joie à la nouvelle de ce dénûment et de l'acte de charité qui le causait, Simon rendit grâces à Pieu, félicita le cellérier, le bénit et courut se prosterner dans l'oratoire voisin où il se mit en prière. Quelques minutes s'étaient à peine écoulées qu'un inconnu vint déposer à la porte
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1. S. Sim. Cresp. Vita, cap, vn, foc.
2. . ' Ibid., cap. toi.
3. Bollanil., lot. oit.
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de l'ermitage un sac rempli de pain frais. Une autre fois, comme Simon coupait un arbre dans la forêt, le fer de sa hache se démancha, lui tomba sur le pied et le blessa si grièvement qu'il fallut le rapporter à bras dans l'ermitage. Les frères désolés se hasardèrent à lui dire qu'il serait prudent d'appeler un médecin. « Je n'en connais pas de plus puissant que Dieu,» répondit Simon, et à l'instant la plaie se ferma; le malade était guéri. La cotte d'armes que le chevalier avait portée dans le siècle fut remplacée par un de ces instruments de pénitence que saint Dominique avait mis le premier en usage. C'était une chemise de fer dont les pointes acérées mordaient à nu sur la peau. Après quelques mois de cette macération qui fait frémir notre délicatesse, «l'homme de Dieu était devenu, dit l'hagiographe. si livide et si décharné qu'il eût fallu un coeur de pierre pour ne pas fondre en larmes et se convertir à son seul aspect1. »
35. Parvenu au prix de tant d'efforts à ces sommets de la vie surnaturelle Simon était transfiguré. Jamais la puissance que le comte de Vermandois avait exercée dans le monde n'égala celle de l'humble ermite de Saint-Eugend. A ce point de vue, Hugues de Cluny fournit réellement à saint Grégoire VII, tout en lui ravissant au profit du cloître ceux que le grand pape appelait « ses bons « princes, » des auxiliaires plus utiles à l'Eglise sous le froc du moine que sous l'armure du chevalier. Simon de Crépy fut en France la première manifestation de cette force nouvelle, dont Pierre l'Ermite devait bientôt concentrer en sa personne tout le rayonnement et la puissance. Dans le dessein providentiel la mission de ces deux héros de la solitude, bien qu'absolument divergente dans son objet immédiat, concourait au même but final. Simon de Crépy, l'ancien homme de guerre, fut par excellence l'apôtre de la paix ; Pierre l'Ermite, l'homme de la solitude, fut le prédicateur de la guerre sainte. Mais pour que celui-ci pût entraîner les princes et les peuples à la croisade rédemptrice, il avait fallu que la voix pacifique du premier rétablît la concorde parmi les
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1. S. Sim. Cresp. Vita, cap. ix et x, loc. cit.
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princes chrétiens du XIe siècle. Le saint abbé Hugues de Cluny eut-il le pressentiment prophétique de ces grandes choses? Il serait permis de le supposer en le voyant dès l'an 1709 user de l'autorité que lui avait donnée Grégoire VII sur le comte de Vermandois, devenu l'ermite de Saint-Eugend, pour l'arracher à sa forêt de Muthua et lui confier au nom de l'Eglise une mission de paix à la cour de France et d'Angleterre. L'hagiographe ne nous fait pas connaître l'objet précis des négociations que Simon fut chargé d'entamer avec Philippe I, son ancien rival. « Vers ce temps, dit-il, l'abbé de Cluny, Hugues de sainte mémoire pria le bienheureux de se rendre à la cour de France pour s'aboucher avec le roi et lui adresser des remontrances au sujet des usurpations et des abus de pouvoir dont il se rendait coupable. » En ce genre, Philippe I avait beaucoup de fautes à se reprocher. Sa politique jalouse et inquiète ne respectait pas plus les constitutions féodales que les lois ecclésiastiques. Il guerroyait sans relâche contre ses vassaux et ne cessait d'opprimer l'Eglise. Pour son malhenr et celui de l'Etat ceux des évêques qui avaient sa confiance, loin de le retenir dans cette voie et d'opposer un frein à ses caprices tyranniques, l'y précipitaient au contraire par leurs conseils et leur exemple. L'archevêque de Reims Manassès de Gournay, son parent et sa créature, excommunié en deux conciles par le légat apostolique Hugues de Die, bravait toutes les censures et ne reculait devant aucun scandale. « Le bienheureux Simon, dont la vie était maintenant vouée à l'obéissance parfaite, accepta humblement la mission qui lui était confiée, dit le chroniqueur, et se mit en route pour la résidence royale de Compiègne. Il y arriva à l'époque où l’on préparait la translation solennelle du saint suaire donné en 877 à l'abbaye de Saint-Corneille par l'empereur Charles le Chauve. Mêlé à la foule des pèlerins, il entra dans l'église pour y faire sa prière. Malgré les humbles précautions qu'il avait prises pour se dissimuler le plus possible, il fut reconnu par quelques-uns des seigneurs, ses anciens frères d'armes. En un clin d'œil la nouvelle se répand dans la foule. Son nom est répété par toutes les bouches avec des acclamations de joie, on se presse pour contem-
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pler ses traits au risque de l'étouffer : les flots de la multitude le portent en triomphe au palais. A la vue de l'homme de Dieu, le roi fut ému de vénération et de tendresse ; il l'accueillit avec la plus grande bienveillance et prévint ses désirs en lui promettant de satisfaire de grand cœur à toutes ses demandes, s'il en avait quelqu'une à lui adresser. Le saint ermite exposa l'objet de sa mission, et tout lui fut accordé sur-le-champ. Le lendemain eut lieu la translation du saint suaire, qu'on enleva de la châsse d'ivoire donnée par Charles le Chauve, pour le déposer dans le reliquaire d'or massif envoyé par la pieuse reine d'Angleterre Mathilde1. » Simon contempla les larmes aux yeux ce gage sacré de la passion du Seigneur, et après avoir satisfait sa piété, il partit aussitôt pour remplir en Angleterre la seconde partie de sa mission.
36. « A cette époque, reprend le chroniqueur, le prince Robert Courte-heuse venait de déclarer au roi Guillaume son père une guerre impie2. Simon, l'homme de la paix, allait interposer sa médiation, calmer les ressentiments et éloigner le terrible fléau de la guerre. A son débarquement sur les côtes britanniques, les seigneurs ses anciens amis, les chevaliers au nombre de plus de mille, le peuple en foule accoururent pour le recevoir. Chacun venait lui offrir de l'or, de l'argent, des vêtements somptueux, des chevaux, mules et palefrois. On le suppliait avec instance d'accepter ces dons faits de si grand cœur; extérieurement il rendait grâces, mais intérieusement son âme n'avait plus que du mépris pour toutes les opulentes richesses du monde. Dans l'audience particulière que lui donna Guillaume, il trouva le roi et la reine profondément tristes. Mathilde éclatait en sanglots et en larmes ; elle pouvait à peine parler. L'homme de Dieu consola les royaux époux ; il s'entretint ensuite avec le jeune prince Robert
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1. Sim. Cresp. Vita, cap. xi, loc. cit. Un procès-verbal de la translation du saint suaire de Compiègne sous Philippe I nous a été conservé. Il porte la data de 1092 postérieure de douze ans à la mort de saint Simon de Crépy. Les Bollandistes ont expliqué cette difficulté chronologique, plus apparente que réelle, par une nouvelle reconnaissance de la sainte relique faite réellement en 1092,
2. Cf. no 21 de ce présent chapitre.
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et parvint à le fléchir. Par ses soins les discordes furent oubliées et la paix rétablie entre ces augustes personnages. L'humble négociateur se vit alors accablé de présents et d'offrandes. Or, argent, pierreries, le roi, la reine, le jeune prince déposèrent à ses pieds tous leurs trésors. Mais l'homme de Dieu résista à leurs instances ; il consentit seulement à accepter quelques reliques, plus précieuses à ses yeux que toutes les richesses du monde. A son insu pourtant, quelques-uns des frères qui l'avaient accompagné se laissèrent séduire et emportèrent pour l'abbaye de Saint-Eugend de riches offrandes. Sa mission terminée, Simon quitta l'Angleterre. A son retour en France il dut pour rejoindre son ermitage traverser, pauvre et inconnu, le comté de Vermandois où il régnait naguère en maître. Aux portes de la Ferté-Milon, château qui lui avait appartenu, une horde de pillards vint fondre sur lui, et se disposait à l'emmener captif avec les religieux de son escorte. Mais les chevaliers du voisinage, informés du passage de l'homme de Dieu, s'étaient portés à sa rencontre; ils arrivèrent au moment où le chef des brigands allait s'enfuir avec sa proie. Dans leur indignation ils voulaient faire justice du misérable, lui crever les yeux et le pendre à l'un des arbres du chemin. Simon les retint : «La vengeance m'appartient, dit-il en citant la parole même de l'Ecriture : c'est à moi seul qu'il appartient de l'exercer1. » Et il fît remettre le brigand en liberté. On lui demanda plus tard quelle impression il avait éprouvée en se voyant ainsi outragé sur un territoire qui faisait partie de ses domaines. «Ma joie en était d'autant plus grande, répondit-il, et je rendais à Dieu de sincères actions de grâces ; car c'est par la patience que nous devons sauver nos âmes2. »
37. Revenu après ces incidents à son ermitage de Muthua dans la forêt de Saint-Eugend, Simon reprit sa vie de mortification et d'austères labeurs. « Mais, continue l'hagiographe, « la cité allait
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1 Rom. xiii, 19.
2. S. Sim. Cresp. Vita, cap. Si, loc, cit.
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être replacée sur la montagne et la lumière sur le chandelier1. » Le pontife du siège apostolique Grégoire VII écrivit à l'abbé Wil-frid de lui envoyer immédiatement le saint ermite à Rome. La consternation de l'abbé fut grande ; la pensée de perdre pour son monastère cette perle précieuse l'affligeait tellement qu'il ne voulut communiquer à personne le message pontifical et le garda dans le plus profond secret. Mais le pape écrivit une seconde lettre, menaçant d'interdire l'office divin dans le monastère si l'abbé ne faisait sur-le-champ partir l'homme de Dieu. Il fallut obéir à de tels ordres. Simon se mit en route, et le jour de son départ fut un jour de deuil pour la congrégation entière. A son arrivée à Rome, le seigneur apostolique laissa éclater toute sa joie, il donna à l'humble ermite le baiser de paix, s'entretint longtemps avec lui et après son audience lui fit donner l'hospitalité dans une maison contiguë à l'église de Sainte-Thècle. Simon put y vaquer à la contemplation et à la prière, mais les frères qui l'avaient accompagné furent pris des fièvres qui désolent périodiquement la cité romaine; l'un d'eux en mourut et les autres retournèrent à Saint-Eugend, à l'exception d'un seul qui brava le danger et refusa de quitter l'homme de Dieu 2.