Manès 1

Darras tome 8 p. 495


§ II. Manes.

 

 22. Au moment où la politique humaine se préoccupait d'une invasion des Perses sur les frontières de l'Orient, l'Eglise était menacée d'une invasion plus formidable, venue de la patrie de Zoroastre. La ville de Charres, l'antique capitale de la Mésopotamie, placée entre la Perse et l’empire romain, fut le point de jonction où la doctrine du manichéisme se produisit pour la pre­mière fois et s'affirma en face de l'Église, avec la prétention de régénérer les âmes et de conquérir l'univers. Au temps de Tacite et de Probus, le gouverneur de Mésopotamie était un chrétien fervent, nommé Marcellus. Charres était le siège de sa résidence ; l'évêque de cette ville, Archelaüs, disciple de Grégoire le Thau­maturge, réunissait à la science des docteurs le zèle et la vertu des saints. Unis dans un pieux concert, l'évêque et le magistrat donnaient, dans cette cité patriarcale, l'exemple de l'hospitalité antique joint au dévouement de la charité chrétienne. Un jour, les troupes romaines, qu'on dirigeait sur tous les points de la fron­tière pour y combattre l'insurrection, ramenèrent sept mille pri­sonniers, une population tout entière, reste des nombreux massacres dont les campagnes avaient été le théâtre. La plupart étaient païens. L'évêque Archelaüs sollicita leur liberté. Mais les malheureux captifs étaient la propriété des soldats qui les avaient conquis. Le gouverneur paya, de ses propres deniers, tout ce que les vainqueurs lui demandèrent. Il pourvut à la subsistance de cette foule affamée pendant son séjour à Charres, et, comme autrefois Abraham, il voulut les servir de ses propres mains. Touchés de ce

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noble traitement, les prisonniers se jetaient en pleurant aux pieds du saint évêque et du gouverneur son ami. Ils demandèrent le baptême; en échange d'une courte captivité, ils reçurent la liberté des enfants de Dieu. Quand Marcellus les renvoya dans leur pays, il remit à chacun d'eux les vivres et l'argent nécessaires pour le voyage. Si, au point de vue chrétien, cette conduite était admi­rable, elle ne l'était pas moins au point de vue purement politique. En confiant la direction de toutes les provinces à de tels gouver­neurs, les Césars auraient réussi, mieux qu'avec leurs armées, à maintenir la subordination dans l'empire. Le nom de Marcellus était donc béni en Orient; la réputation de sa clémence et de sa paternelle bonté s'étendait jusque chez les Perses. Ce fut en cette circonstance qu'il reçut la lettre suivante : « Manès, apôtre de Jésus-Christ, et tous les saints et vierges qui sont avec moi ; à Marcellus, mon fils bien-aimé, grâce, miséricorde, paix, de la part de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que la main de lumière vous préserve des maux du siècle présent, de ses dangers et des pièges du prince du mal. Amen. J'ai appris avec joie que votre charité est grande, mais il m'est douloureux de ne point voir votre foi conforme à la vraie doctrine. Envoyé de Dieu pour redresser le genre humain qui s'égare, j'ai cru nécessaire de vous écrire pour le salut de votre âme et le bien spirituel de ceux qui vous entourent. Apprenez donc, mon fils, à discerner l'erreur qu'enseignent les docteurs vulgaires. Ils disent que le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, la chair et l'esprit, viennent du même principe, et se confondent incessamment l'un avec l'autre. Comment peuvent-ils soutenir que Dieu soit l'auteur et le créateur de Satan et de ses mauvaises œuvres? Ils ont été plus loin encore ; ils ne rougissent pas d'affirmer que le Verbe, fils unique du Père, est né d'une femme, nommée Marie; qu'il a été formé de la chair et du sang, principes de corruption et de mort. Je n'insiste pas davantage en ce moment sur leurs autres erreurs, me réservant de le faire quand je serai près de vous. Je ne doute pas de l'em­pressement avec lequel vous embrasserez la vraie doctrine, aussitôt que vous l'aurez connue. Du reste, ce n'est point par la contrainte,

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comme les autres docteurs, c'est par la persuasion que je prétend  communiquer la foi. »

 

   23. Quel était ce Manès, « apôtre de Jésus-Christ, envoyé par la main de lumière? » Nul ne le connaissait à Charres. L’évêque Archelaüs, en lisant un tel message, aussi plein d'arrogance que d'impiété, témoignait son indignation. On interrogea le porteur de la lettre. Il se nommait Turbo, et se disait disciple de Manès. Mon maître, dit-il, est l'incarnation du Saint-Esprit descendu sur la terre. Telle est la signification du nom de Manachem (Paraclet), qu'il a pris récemment. Rien, dans sa naissance, ne
pouvait faire prévoir la destinée céleste qui l'attendait. Mais l'Esprit souffle où il veut. Issu d'une famille pauvre de Chaldée, le jeune Cubric fut vendu à l'âge de huit ans comme esclave. Une femme de Ctésiphon l'acheta, l'affranchit et l'adopta pour son fils. Elle-même était veuve du fameux Térébinthe, ce Bouddha de la Perse, né d'une vierge et nourri par un ange, dans les montagnes de ce pays. Térébinthe, en montant aux cieux, avait laissé pour héritage les livres sacrés qui renferment la vraie doctrine. Le jeune Cubric se nourrit de la méditation de ces livres ; il s'en appropria toute la substance. L'Esprit-Saint descendit enfin sur lui dans sa plénitude, et, ce jour-là, l'ancien esclave fut trans­formé en Manachem. Il apparut comme la sagesse de Dieu même. Les Persans, dont il combat les superstitieuses croyances, l'appel­lent parfois le Zendik, al Thanawy, l'impie; mais, en dépit de leur hostilité, ils ne peuvent cependant méconnaître la sublimité de sa doctrine, son caractère surnaturel et sa prodigieuse science. Ils le désignent tantôt comme le plus puissant des mages, tantôt comme l'apôtre des deux principes, tantôt comme al Nakasch, le peintre ; car il excelle dans l'art de la peinture. Il n'est pas moins habile médecin, il guérit toutes les infirmités par la vertu de ses prières. Naguère, le roi de Perse l'a mandé près de l'un de ses fils, atteint d'une maladie mortelle. Turbo n'ajoutait sans doute pas que la science de son maître avait échoué dans la cure du jeune prince, lequel était mort entre les mains de l'imposteur. Cet événement avait désillusionné le roi. Manès fut jeté en prison ; mais il tua son
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geôlier et réussit à gagner les déserts de l'Arabie. Tels étaient les antécédents de Manès, quand il écrivait sa lettre au gouverneur de Charres. Marcellus lui répondit en ces termes : « A Manès, salut. J'ai reçu votre lettre. Selon ma coutume, j'ai donné l'hospi­talité à votre messager, Turbo. Mais je ne comprends rien à ce que vous m'écrivez. Venez donc vous-même expliquer plus claire­ment votre doctrine. Adieu. »

 

21. Le saint évêque Archelaüs avait insisté près du gouverneur, son ami, pour lui faire adopter l'idée d'une conférence publique avec Manès. De son côté, l'orgueilleux hérésiarque l'accepta de grand cœur. Son arrivée en Mésopotamie fut un événement. Son costume, non moins étrange que sa doctrine, frappait l'imagination des multitudes. Des brodequins à paillettes d'or et à talons fort élevés rehaussaient sa taille. Une jambe enveloppée d'une étoffe de pourpre, et l'autre de bandelettes vertes, symbolisaient le dogme des deux principes. Un manteau, également de deux cou­leurs, flottait sur ses épaules et donnait à sa démarche quelque chose d'aérien. Sa tête était coiffée de la mitre d'honneur des sages de la Perse; il tenait à la main droite un long bâton d'ébène, sous le bras un long rouleau de parchemin écrit en lettres d'or en caractères babyloniens. Tel se montrait, semblable à un satrape, l'esclave Cubric, devenu l'hérésiarque sexagénaire Manès, le père du manichéisme. Le gouverneur avait eu soin de réunir à Charres les personnages les plus instruits et les plus considérables de la province. Pour écarter tout soupçon de partialité, il avait choisi ceux d'entre eux qui étaient païens et les avait nommés juges de la controverse qui allait s'engager entre Manès et le saint évêque. Cet honneur fut dévolu au grammairien Menippus, au médecin AEgialée et à deux rhéteurs Claude et Cléobule. Une im­mense assemblée se pressait dans l'enceinte du prétoire. Les juges donnèrent la parole à Manès. Il se fit un silence solennel ; le docteur étranger parla ainsi : « Hommes frères, je suis le disciple du Christ et l'apôtre de Jésus. Le nom de Marcellus est béni dans toutes les contrées que j'ai parcourues. J'ai entendu le concert d'éloges qui  célèbre partout les vertus de cet illustre

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gouverneur. Dès lors, Je n'eus plus qu'un seul désir, celui d'ex­poser la vérité à ses yeux et de lui prouver qu'il s'égare, en suivant la religion d'Archelaüs. Du reste, c'est à vous tous que j'apporte les promesses du royaume et l'héritage du siècle futur, quand je viens les offrir à un homme qui tient en sa main la clef de vos cœurs. Je suis le Paraclet, dont Jésus annonçait l'avénement et dont il disait «qu'il convaincrait le monde touchant le péché et touchant la justice 1. » Paul fut envoyé avant moi; mais, comme il le déclarait lui-même, « sa science n'était que partielle, son esprit de prophétie n'était qu'incomplet2. » Il m'était réservé de remplacer, par la perfection absolue, ce qui était relatif et partiel. Recevez donc ma parole. En le faisant, vous trouverez le salut; sinon vous serez la proie des flammes éternelles. Autrefois les blasphémateurs Hyménée et Alexandre furent livrés au pouvoir de Satan 3. Mais ne vous apercevez-vous pas que vous êtes vous-mêmes coupables de blasphème, quand vous dites que Dieu, le Père de Jésus, est le créateur de tout ce qui existe ; l'auteur de tous les maux, la cause efficiente de l'injustice, du désordre et de l'iniquité? Quoi, de la même source, vous prétendez tirer à la fois de l'eau douce et de l'eau salée ! Quelle absurde théorie ! A qui voudrez-vous croire? A vos maîtres, ces évêques qui vivent dans l'abondance et les délices, sans souci de la vérité, ou au Sauveur, le Christ Jésus, qui disait dans l'Évangile : « Un bon arbre ne saurait produire de mauvais fruits, pas plus qu'un mauvais arbre, de bons 4? » Ailleurs, et comme pour confirmer ce principe, il ajoutait que « le diable, père du mensonge et de l'homicide, exis­tait dès le commencement; que les ténèbres avaient toujours lutté contre le Verbe éternel; enfin, que le prince du siècle était le Dieu de ce monde, ce Dieu qui aveugle les hommes et les détourne du culte évangélique. Voilà donc ce Dieu du mal, Dieu éternel, Dieu de ce monde. Vous ne le confondrez pas, certes avec le Dieu bon. Le Dieu du mal se nomme Satan; il est le créateur, la cause première de tous les maux. Il n'a rien de commun avec le

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10 Jean., xvi', 8. — 2. Cor., jcm, 9. — 3. ! Timotfc., vu, 30. — 4. Mottb., vu, 18.

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Dieu du bien, Père de notre Rédempteur et Sauveur. La loi an­cienne, les prophéties, furent l'œuvre du principe malfaisant. Voilà pourquoi vous y rencontrez tant de notions indignes de Dieu, tant de faits où la concupiscence s'étale avec ses tentations. Le Créateur nous y apparaît avec une faim et une soif insatiables de chair et de sang. Ce fut là un artifice de Satan qui voulait ainsi se faire accepter comme le Dieu véritable, Père du Christ. Donc, de toutes les Écritures, il ne nous faut accepter que l'Évan­gile. C'est une erreur déplorable de retenir à la fois le Testament ancien avec le Testament nouveau, sous prétexte que le premier était la figure du second. Par ce mélange du bien avec le mal, on ne réussit qu'à corrompre et à dénaturer le bien. Il faut couper le vieux rameau pourri, qui transmettrait à tout un arbre la gan­grène et la mort. L'Évangile l'a dit : « La loi et les prophètes ont cessé à l'époque de Jean-Baptiste 1. » Comment donc persistez-vous à vous abriter sous un toit en ruines? Paul ne dit-il pas : « Si je venais à réédifier ce que j'ai détruit, je serais un prévaritateur2? » — En ce moment, Manès s'arrêta, comme pour attendre qu'on discutât ses principes. Mais les juges l'invitèrent à conti­nuer l'exposition de son système, et il reprit en ces termes : «Je dis qu'il y a deux natures éternelles et coexistantes, l'une bonne, l'autre mauvaise. La première, le bien par essence, habite une région inconnue et supérieure ; la seconde, le mal absolu qui règne en ce monde visible, dont il a fait un immense ergastulum où toutes les sréatures sont captives sous sa domination. C'est le mot de Jean l’Évangéliste : «Le monde entier repose dans le malin3. » S'il repose dans le malin, il n'est donc pas en Dieu. Dès lors, nous sommes contraints d'admettre qu'il y a deux séjours distincts, aussi bien que deux principes : le séjour du bien où réside le Dieu bon, et le séjour du mal où le principe mauvais a créé le monde. L'idée d'un Dieu unique, principe du bien et souverain du monde, est inadmissible. S'il n'y avait qu'un Dieu, il remplirait tout de sa

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1. Luc, xvi, !6. —2. Gai., n, 18. Acia disputatioms S. Ârchelal cum Manete, cap. mi; Pair, grœc, tom. X, col. 1451. — 3. I Joan., V, 19.

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substance. Or, où placerez-vous les créatures contingentes, faillies, caduques, éphémères, périssables? Au sein du Dieu éternel? Mais ce serait absurde. Comment un Dieu immortel aurait-il pu créer la mort; comment aurait-il pu engendrer la corruption? Songez au mode de reproduction de l'espèce humaine, et dites, si vous l'osez, que tant de turpitudes réunies soient l'œuvre du Dieu de toute pureté. Ah ! quand on a écrit qu'Adam, notre premier père, avait été fait à l'image et à la ressemblance de Dieu, on disait plus vrai que vous ne pensez. L'homme, créé par le principe du mal, ressemble en effet à son auteur. Cependant, il y eut dès l'origine un mélange du mal avec les éléments du bien qui s'opéra au profit de la nature humaine. Si vous voulez savoir comment sa produisit ce mélange, je vais vous l'apprendre 1. »

 

25. « Les juges interrompirent Manès. Avant de procéder à l'exposition de ce nouveau sujet, dirent-ils, il faut d'abord que la  question des deux principes coéternels soit élucidée. La parole est à Archelaüs pour répondre à cette première partie de la con­troverse. — Le saint évêque se leva et dit : Malgré les impiétés et les blasphèmes que vient d'accumuler avec tant d'assurance notre adversaire.... — Vous l'entendez, s'écria Manès. Il a prononcé la mot d'adversaire! Il y a donc deux principes opposés. — Archelaüs, profitant avec bonheur de cette brusque interruption, reprit : Il me semble qu'il y a ici une évidente folie. Dans une controverse publique, je donne à mon contradicteur le nom d'adversaire; mais je n'admets point pour cela la coexistence de deux natures oppo­sées et éternelles. Manès, vous nous apportez, dites-vous, une doctrine sublime. Malheureusement rien ne peut tenir dans votre système. Ce n'est point par l'opposition essentielle et radicale de votre nature que vous êtes pour nous un adversaire ; c'est tout simplement par un défaut de logique. Tous les jours on voit un adversaire de la veille se laisser convaincre par de solides argu­ments et devenir un adhérent du lendemain. Si vous réussissiez à me démontrer la vérité de votre système, ou réciproquement si

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1.Act. disput., cap. xiv.

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j’avais le bonheur de vous ramoner à la foi, nous cesserions d'être l'un pour l'autre des adversaires. C'est que les créatures raison­nables agissent dans la plénitude de leur libre arbitre; elles ont la faculté de changer de sentiment; elles ne sont donc point opposées par nature, ni fatalement soumises à la domination de l'un on de l'autre des deux principes que vous supposez cocternels. Réfléchissez-y. Ces deux natures que vous avez inventées les supposez-vous convertibles ou non? — Cette question surprit Manès. Il demeura quelque temps sans répondre. Si je dis qu'elles sont con­vertibles, pensait-il, on me rétorquera le mot de l'Évangile : « Nul mauvais arbre ne peut produire de bons fruits. » Si je déclare qu'elles ne le sont pas, je ruine d'avance le système du mélange réciproque des deux natures qu'il me reste à exposer. Enfin, après quelques minutes d'hésitation, il fit la réponse suivante : Les deux natures ne sont pas susceptibles de conversion en leurs contraires, mais elles le sont en ce qui leur est propre. — Quoi ! reprit Archélaüs, ignorez-vous donc la valeur même des termes philosophiques que vous employez? Vous affirmez que les deux natures sont incon­vertibles en ce qu'elles ont de contraire, mais qu'elles sont conver­tibles en ce qu'elles ont de propre. Et moi je réponds que ce qui se convertit, ou se change en ce qui lui est propre, ne sort pas de soi, ne change pas et ne se convertit pas. Pour qu'il y ait conversion d'un être, il faut que cet être sorte de ce qui lui est propre et arrive à ce qui lui est étranger. —Les juges déclarèrent que cette réponse d'Archelaüs exprimait rigoureusement la vérité philosophique. La con­vertibilité, dirent-ils, suppose en effet dans un être le changement en ce qu'il n'était point. Ainsi un païen qui se convertit au christianisme abjure ce qui lui était propre. Tant qu'il offre des sacrifices et fréquente les temples des dieux, il n'est pas chrétien, il n'est pas con­verti. Persistez-vous, dirent-ils à Manes, dans votre réponse au sujet de la convertibilité? — Manès garda le silence1. » — Le grand secret de l'hérésiarque, celui qu'il avait hâte de promulguer et dont les juges de la controverse avaient retardé l'exposition, n’é-

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1 Act, (iisiui!., -ap. 2VI.

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tait autre que la théorie un peu modifiée des anciens gnostiques. Selon les docteurs surannés de la Gnose, le corps humain était l'œuvre d'un démiurge inférieur, mais son âme était une émana­tion du principe divin. Manès, en écartant les fatigantes généa­logies d'éons qui n'étaient plus de mode, avait cependant retenu le principe d'émanation gnostiqne pour l'âme humaine, et l'avait accommodé à son système de dithéisme absolu. Il professait dom que le corps humain était l'œuvre du Dieu mauvais, et l'âme celle du Dieu bon. Archelaüs combattit éloquemment cette erreur. «En considérant, dit-il, la merveilleuse harmonie qui règne entre le corps et l'âme, il est impossible d'admettre que l'un n'ait pas été fait pour l'autre et que chacun soit l'œuvre d'un principe opposé, ou ennemi. Ce sera, si vous le voulez, un navire construit par un habile architecte, pour résister à la fureur des vents et des flots. L'âme est le pilote; elle tient tellement les organes sous sa dépen­dance qu'elle s'en sert et les manœuvre à son gré. Supposez que le corps ait été créé par un Dieu méchant et jaloux, est-ce qu'il serait l'instrument docile de l'âme émanée du Dieu bienfaisant? Est-ce que les rapports qui unissent l'esprit et le corps seraient aussi constants, aussi intimes?» Passant ensuite à la notion théologique du mal, la saint évêque établit que le mal n'est ni une substance, ni un être positif, mais seulement la privation d'un plus grand bien. Les té­nèbres sont l'absence, le défaut de lumière. Un défaut, une ab­sence, une négation, ne sauraient constituer une nature éternelle et coexistante à Dieu. «Quant à la perversité de Satan, dit-il, elle se conçoit aisément par la chute de cet être spirituel, mais créé, qui occupait jadis le premier rang dans les chœurs angéliques. Il n'y a que Dieu qui, par nature, soit éternel et inaltérable. Nulle créa­ture ne lui est consubstantielle ; dès lors, nulle créature n'est exempte d'altération, ou de défaillance. Comment Manès pourrait-il le nier, lui qui regarde l'âme comme une parcelle de la substance divine et qui admet néanmoins avec nous que l'âme peut pécher?» Passant ensuite à l'étrange prétention de l'hérésiarque qui se donnait comme l'incarnation de l'Esprit-Saint, Archelaüs reprit: «Avant d'usurper un pareil titre, il ne vous souvint donc pas, ô Manès, de

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la parole de l'Apôtre : « Fissiez-vous des miracles; votre pouvoir alla-t-il jusqu'à ressusciter les morts, dès l'instant que vous nous prêchez un autre Christ, vous tombez sous l'anathème? » Mais enfin, tout apôtre de Satan que vous soyez, qu'avez-vous fait de prodi­gieux jusqu'ici? Où sont les morts de quatre jours ressuscités à votre voix; les hémorrhoïsses guéries; les aveugles-nés dont vous ayez ouvert les yeux? Vous a-t-on vu nourrir des multitudes avec trois morceaux de pain; ou marcher sur les flots résistants des mers? Persan, vous parlez l'idiome de votre patrie; vous ne savez ni le grec, ni le latin, ni l'égyptien ; vous n'entendez point ceux qui les parlent. En fut-il ainsi de l'Esprit-Saint, quand il se reposa sur les apôtres? Ne leur communiqua-t-il pas le don des langues? En vérité, Marcion, Valentin, Basilide et les autres hérésiarques n'atteignirent jamais une pareille démence. Nul n'osa dire : Je suis le Paraelet, l'Esprit-Saint, la troisième personne de l'auguste Trinté! C'est que l'avènement de l'Esprit-Saint promis par le Sauveur est un fait depuis longtemps accompli à Jérusalem, sous le règne de Tibère, en faveur des douze apôtres qui reçurent l'effusion de l'Esprit-Saint, et qui, depuis, l'ont transmis à l'univers. Il ne saurait donc plus y avoir d'autre avènement de l'une des personnes divines que celui qui suivra la consommation finale, quand le Fils de l'homme apparaîtra pour juger l'univers. Or, je vous le de­mande, est-ce là l'attitude de Manès qui vient capter les âmes frivoles, séduire les ignorants, tromper les simples? A Dieu ne plaise que nous abandonnions la véritable doctrine de Jésus-Christ, pour embrasser les rêveries de ce visionnaire, de ce faux prophète, de cet apôtre menteur! » — L'assemblée témoigna par ses applau­dissements qu'elle partageait la croyance d'Archelaüs. Le gouver­neur romain embrassa publiquement le saint évêque, et détachant chlamyde proconsulaire, l'en revêtit. Manès quitta brusquement le prétoire. Les enfants de la ville lui jetaient des pierres. Ce fut pour l'hérésiarque une pompeuse défaite. Turbo, son disciple et son messager, déclara qu'il abjurait ses erreurs passées. Il s'at­tacha au saint évêque Archelaüs, qui l'éleva plus tard au diaconat.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon