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26. . Cependant Manès n'était point découragé. En quittant la
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ville de Charres, il s'était rendu dans un village voisin, nommé Diodoride. Là il défia publiquement le prêtre qui dirigeait cette pauvre chrétienté à une conférence. Archelaüs, prévenu a temps, arriva au moment où la controverse allait s'engager. L'hérésiarque ne put dissimuler sa surprise. « Quoi ! lui dit l'évêque, vous êtes le Paraclet, l'incarnation de l'Esprit-Saint, et vous n'avez pas eu en cette qualité la prescience de mon arrivée!» — Manès éclata en injures et en récriminations. Il reprochait au saint évêque de l'avoir outragé gratuitement, dans la conférence de Charres. Archelaüs. sans relever cette sortie de l'hérésiarque, se contenta de lui répondre, avec le plus grand sang-froid : « D'après votre doctrine des deux principes, vous n'avez pas le droit de vous plaindre. II est en mon pouvoir de vous combattre, de même qu'il est en mon pouvoir de me faire votre adhérent. Savez-vous quel parti j'embrasserai? Si vous ne le savez pas, vous n'êtes point le Paraclet. Si je me déclare converti par vous, que deviendra votre doctrine de la dualité inconvertible? Car, si je suis d'une nature contraire à la vôtre, comment demandez-vous que je me soumette; et si j'ai l'esprit d'obéissance, comment craignez-vous que je résiste? Vous affirmez que le mal est absolu; que le méchant est condamné à l'être toujours, soyez donc fidèle à vos propres principes et ne cherchez plus à convertir personne. — Manès restait silencieux devant ces arguments ad hominem. Archelaüs lui demanda alors s'il admettait que Jésus-Christ fût véritablement, comme homme, né de la Vierge, mère de Dieu, Théotoxou — Non, répondit l'hérésiarque, Jésus-Christ ne fut point réellement ce qu'il paraissait. Vous en avez la preuve dans l'Évangile. Quand sa mère et ses frères demandent à lui parler, il les repousse. Au contraire, lorsque Pierre le proclame Fils du Dieu vivant, Jésus-Christ accueille la réponse de l'Apôtre : «Bienheureux êtes-vous, dit-il, Simon, fils de Jonas, parce que vous ne parlez point le langage de la chair et du sang. » Donc Jésus ne se regardait point comme le Fils de Marie. Il ne le fut qu'en apparence et selon la chair corruptible. » — Archelaüs réfuta victorieusement cette erreur renouvelée des Docètes, et rétablit le dogme théologique de l'incarnation sur la
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base de l'union hypostatique des deux
natures, divine et humaine en Jésus-Christ. En terminant, le saint évêque
rappela à son auditoire comment l'Église, constituée en une hiérarchie
immortelle, conserve et transmet la vérité par une tradition ininterrompue, qui
remonte aux apôtres instruits par le Sauveur, et inspirés par l'Esprit de
Dieu. A cette majesté de l'enseignement traditionnel il
compara les tentatives des hérésiarques, prédécesseurs de Manès.
27. « Croyez-vous, dit-il, que la doctrine de ce Persan soit nouvelle? Non. Longtemps avant lui, au siècle même des apôtres, à côté de Marcion et de Cérinthe, un sophiste pythagoricien, du nom de Scythianus, essaya de remettre en honneur le principe dualiste, en l'introduisant dans le symbole chrétien. Riche et éloquent, Scythianus se fixa en Egypte, il y fonda une école florissante. Térébinthe, l'un de ses disciples, hérita des erreurs et du crédit de son maître. Il formula les doctrines de la secte en quatre livres, intitulés : Les Mystères; les Chapitres; les Evangiles; le Trésor. Avec ce bagage d'erreurs, il parcourut la Babylonie, pénétra dans la Perse et se donna comme une incarnation nouvelle de la divinité, comme un Bouddha supérieur. Les mages Persans, dans de nombreuses conférences, le réfutèrent. Parcus, un des plus illustres docteurs de ce pays, et Labdacus, fils de Mithra, démasquèrent plus d'une fois les impostures de Térébinthe. Mais celui-ci chassé d'une ville pénétrait dans une autre; il propageait parmi le peuple ses folles doctrines de la métempsycose. Il disait comment les âmes, après des migrations infinies dans le corps des animaux, ou dans la sève des plantes, remontaient ensuite dans les deux astres visibles, la lune et le soleil, pour aller enfin se réunir, en une région supérieure, à la substance même de la divinité du bien. Il racontait, d'un ton de prophète, les luttes chimériques et les combats que se livraient les deux principes coéternels. On le voyait chaque matin monter sur la plate-forme de la maison qu'il habitait. Là il invoquait à haute voix, sous des noms étranges, les princes de l'air, qu'il nommait les sept élus. Un jour, il se laissa tomber de la plate-forme. La veuve qui lui avait donné l'hospitalité le releva mort. Elle héritait ainsi des livres de l'hérésiarque.
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Elle songea aux moyens de continuer la propagande de ses doctrines. Dans ce but elle acheta un jeune esclave nommé Cubric, l'affranchit et le fit soigneusement instruire par les plus habiles maîtres de la Perse. Mais elle mourut avant d'avoir achevé son œuvre. Le jeune Cubric n'avait que douze ans. Sa bienfaitrice lui laissait toute sa fortune. Il s'en servit plus tard. Le Cubric dont je vous parle, c'est précisément le Manès que vous avez sous les yeux. Il échangea son nom servile contre le titre usurpé de Manachem, « Paraclet. » Sexagénaire aujourd'hui, il ne serait guère possible, sous son costume de satrape, de deviner son origine. Mais il ne saurait nier aucun de ces détails qui m'ont été racontés par Turbo, l'un de ses disciples. Vous ignorez de plus, mais il sait bien lui que le roi de Perse le fait rechercher pour le mettre à mort. Le fils de ce roi fut confié à Manès, qui prétendait le guérir et qui a précipité la mort du jeune prince par ses incantations sacrilèges. Emprisonné naguère pour ce crime, il a tué ses gardiens et réussi à s'évader. C'est à cette circonstance que nous devons son arrivée au milieu de nous. » — Quand l'évêque eut terminé ces singulières révélations, on attendait que Manès désavouât les faits allégués. Mais il garda le silence. Une immense acclamation se fit alors entendre contre l'imposteur, qui prit la fuite et se hâta de traverser le fleuve Sangar, pour se retirer, au désert, dans une forteresse nommée Arabion. Quelque temps après, le roi de Perse l'y fit saisir. Le malheureux fut traîné à Gandi-Sapor, l'ancienne Persépolis, dans l'antique province d'Êlam, et fut écorché vif. Sa peau, remplie de foin, fut suspendue à un gibet, près des portes de la ville. Le supplice de Manès, attesté à la fois par les historiens romains et par les historiens persans, est un fait avéré. Le récit des uns et des autres offre cependant une variante relative au motif du supplice. Les Actes d'Archelaüs disent, comme nous venons de le voir, que Manès fut condamné pour n'avoir pas guéri le fils du roi de Perse. Les sources orientales attribuent son supplice à la vengeance des mages, irrités contre un dogmatisant qui niait la résurrection des morts, l'un des points fondamentaux de la religion de Zoroastre.
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28. Quoi qu'il en soit de ce point particulier, la doctrine de Manès survécut à son auteur, ou plutôt, par une étrange bizarrerie, elle emprunta une force nouvelle à la mort de cet imposteur. La date de son ignominieux supplice devint la grande fête des sectaires, la fête du Bèma, Cathedra « Chaire spirituelle, » par imitation sans doute des fêtes catholiques de la Chaire de saint Pierre à Antioche et à Rome. Toute une hiérarchie manichéenne fut organisée d'après le même système. Le successeur de Manès le Paraclet, fut un grand maître ou chef suprême, ayant sous ses ordres douze élus, qui tenaient la place des douze apôtres. Les douze élus sacraient soixante-douze évêques, qui ordonnaient à leur tour des prêtres, des diacres, et des ministres inférieurs. Le dogme des deux principes, dont nous avons entendu l'exposition de la bouche même de Manès, dans la conférence de Charres, se complétait par une immixtion, ou mélange du bien et du mal, opérée au sein de la création dès le premier jour. Voici comment le Manichéisme racontait l'histoire de cet étrange amalgame. Les deux principes coéternels du bien et du mal régnaient souverainement, chacun dans un royaume séparé et distinct, qui se subdivise en cinq régions peuplées d'êtres innombrables, émanés de leur principe respectif. Or, les princes du royaume des ténèbres, frappés de l’éclat et du rayonnement que les splendeurs du royaume de lumière envoyaient à leurs yeux, devinrent jaloux de tant de gloire. Ils engagèrent une lutte acharnée pour conquérir le royaume ennemi. Le Dieu du bien, pour résister à leurs attaques, produisit un être nouveau, la Mère de la vie, qui enfanta l’Homme primitif, protos antropos, nommé Jésus dans les sphères éternelles. Ce Jésus, Fils de la vie, entra résolument en lice contre les puissances des ténèbres. Mais il fut vaincu; son armure céleste, la vie qui formait sa cuirasse, sa lance. son casque et son bouclier tombèrent au pouvoir des puissances des ténèbres qui se les partagèrent. En ce moment, le Dieu bon envoya au secours de son héroïque et malheureux champion un défenseur créé pour la circonstance, l'Esprit de vie, Zsone pneuma Celui-ci tendit la main à Jésus, qui était resté gisant sur le champ de bataille ; il le releva et l'em-
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mena dans les champs lumineux de la région du bien, en attendant qu'il pût reconquérir son armure perdue. Mais des débris de cette armure restés aux mains des princes des ténèbres, ceux-ci créèrent l'Adam terrestre, l'homme, notre premier père, sur le modèle du prototype Jésus, dont ils avaient eu le temps d'étudier la conformation et de remarquer la physionomie, dans la fameuse bataille où ils avaient eu la chance de le vaincre. Ils ne devaient pas d'ailleurs se glorifier longtemps de leur triomphe. L'Esprit de vie, aidé de la Vierge de lumière, revint à la charge, mit en pleine déroute les princes des ténèbres et les enchaîna au firmament. Les points lumineux que nous percevons dans la voûte étoilée, ne sont rien autre chose que les parcelles de lumière conquises autrefois par les esprits du mal. Pour assurer sa domination, l'Esprit de vie posa le Jésus céleste, et la Vierge, dans deux navires lumineux, le soleil et la lune, avec mission de centraliser la lumière. Cependant il restait une quantité énorme de matière, que les génies du mal avaient imprégnée de parcelles lumineuses. Que faire de cet amas informe? L'Esprit de vie y songea, et se résolut à en former la terre, sur laquelle il établit l'Adam créé par les mauvais anges, cet homme primitif dont nous descendons tous et qui était resté en son pouvoir, après la bataille. Depuis ce temps, la lutte entre les ténèbres et la lumière continue sans relâche avec des vicissitudes diverses. Ainsi la Vierge de lumière passe son temps à soutirer aux princes des ténèbres, captifs dans le firmament, leurs étincelles lumineuses. Les parcelles de lumière, encore emprisonnées dans notre planète, sont constamment sollicitées par la lumière du Jésus rédempteur, trônant dans le soleil, et par l'action de l'Esprit de vie répandu dans l'air ambiant, lequel fait monter, sous forme de sève dans les végétaux, les principes de vitalité enfouis au sein de la terre.
29. La physique de Manès ferait sourire aujourd'hui un enfant. Il n'en était pas de même au IIIe siècle. Les notions astronomiques des Chaldéens, les rêves chers aux partisans attardés du Gnosti-cisme, les combats de géants de la mythologie grecque et romaine, les doctrines pythagoriciennes de la métempsycose, se
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trouvaient, dans ce système, habilement fondus avec les noms que le christianisme répétait sur tous les points du monde. Ce fut précisément là ce qui rendit le Manichéisme si populaire. La nature entière s'animait et prenait vie, dans le conflit entre les deux principes. L'homme jouait un rôle important dans la bataille séculaire. Il eût été facile aux génies du bien, disait Manès, de séparer, dans l'Adam ou homme primitif, la portion lumineuse qui y était captive, si, par malheur pour notre race, ils n'avaient été prévenus par l'infernale malice de leurs ennemis. Les princes des ténèbres avaient en effet, dès le premier jour, donné à Adam une compagne. Ils lui présentèrent donc Eve, la première femme, et allumèrent ainsi un foyer de concupiscence qui le corrompit pour de longues années. Il fallut que le Christ, investi d'un rayon lumineux du soleil Jésus, vînt travailler à la rédemption de l'espèce humaine, et enfin que l'Esprit de vie, le Paraclet, en la personne de Manès, descendît à son tour pour compléter cette œuvre laborieuse. Depuis ces deux incarnations divines, les âmes sont graduellement purifiées par la métempsycose. Elles transmigrent dans des corps d'hommes, d'animaux, ou de plantes, selon leur degré de perfection relative. A mesure qu'elles s'épurent, elles montent d'un échelon dans les règnes végétal et animal. Enfin quand, à force d'évolutions successives, elles se sont réellement transformées, elles sont recueillies dans le navire brillant de la lune. Celle-ci, comme un vaisseau qui se charge de passagers, attend que la cargaison soit complète, et se dirige alors vers le soleil dans le sein duquel elle se vide. Pendant ces voyages réguliers, l'astre disparaît à nos regards ; il revient ensuite prendre sa place dans les régions de l'éther. Il en sera ainsi jusqu'à ce que toutes les parcelles lumineuses, éparses dans l'univers physique el moral, se soient réunies à leur centre. Alors la matière inerte sera dévorée par le feu, et la restauration de l'état primordial, c'est-à-dire la séparation absolue des deux principes, recommencera pour toute l'éternité.
30. La morale entée sur cette extravagante doctrine se formulait en un langage mystérieux, mais fort court. Elle était ren-
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fermée, disaient les Manichéens, sous les trois sceaux de la bouche, de la main et du sein, tria signacula oris, manuum et sinus. Le sceau de la bouche condamnait l'usage de toute alimentation végétale ou animale, viande, laitage, œufs, vin, etc. Le sceau de la main prohibait le meurtre des animaux, l'oblation des plantes, la récolte des fruits, etc. Le sceau du sein frappait d'anathème la génération. La logique de Manès était inflexible. Dès que la matière était l'œuvre du mal, il ne pouvait être permis ni de la reproduire par la génération, ni de la multiplier par la culture, ni de se l'assimiler sous forme d'aliments. Mais alors l'espèce humaine aurait été promptement anéantie, et Manès ne voulait pas de cette conséquence rigoureuse. Voici comment il avait su y échapper. Selon leur degré de purification, les hommes se divisaient en deux catégories : les auditeurs et les élus. On les rangeait dans l'une ou l'autre de ces classes, après une série d'initiations mystérieuses qui firent en grande partie la fortune de la secte et qui se sont perpétuées jusqu'à nos jours, dans les sociétés secrètes actuellement existantes. Or, un auditeur pouvait tuer les animaux, cultiver les plantes, etc. Quant aux élus, ils avaient le privilège, en les mangeant, d'affranchir les parties lumineuses captives dans les végétaux et les animaux. Plus ils mangeaient, plus ils rachetaient d'âmes. Par le même principe, pendant que le mariage était prohibé, au point de vue de la reproduction; la promiscuité était imposée comme la condition d'affranchissement des deux sexes. On conçoit dès lors les inénarrables désordres qui se cachaient au fond de ces abîmes d'iniquité. Le culte manichéen était une perpétuelle débauche, jointe à une continuelle orgie. Austère à l'extérieur, il affichait la prétention d'anéantir toutes les concupiscences. En réalité, une épouvantable dissolution se cachait sous ce rigorisme de parade. Les adeptes se reconnaissaient à une certaine manière de se serrer la main. Ils formaient, au milieu du monde visible, un groupe compacte qui menaçait l'existence de toutes les civilisations. Par leur association puissante, ils attiraient les ambitieux ; par leurs initiations mystérieuses, ils séduisaient les esprits téméraires ; par Jeurs débauches, ils gagnaient la jeunesse. Ce fut une gangrène
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qui s'attacha au corps social et ne le quitta plus. Pauliciens, Bagaudes, Bogomiles, Patarins, Albigeois, Vaudois, Templiers, tous ces noms maintenant hors d'usage n'étaient que des rameaux poussés à travers les siècles sur le vieux tronc du Manichéisme. Aujourd'hui, d'autres dénominations ont pris la place de celles-là: mais ce sont encore les descendants de l'esclave Cubric qui, sous des vocables nouveaux, continuent à agiter le monde.