St Sulpice et le Gallicanisme

NOTE  FINALE


L'Histoire générale de l'Eglise touche à son terme. En 1862, à l'époque lointaine ou l'abbé Darras publiait le premier volume, il avait déclaré vouloir s'arrêter à l'avènement de Pie IX. C'était son espoir d'y parvenir, son dessein n'était pas de passer outre. Le vail­lant ouvrier est mort à la tâche ; deux autres ont dû se succéder à la peine, pour ne pas creuser une nouvelle tombe. Darras avait plus abondé dans les détails ; Bareille, plus obligé de se contrain­dre, avait suivi sa trace ; pour nous, venu à l'œuvre lorsqu'elle tou­chait le seuil des temps modernes, lorsque la Papauté perd cette sorte d'omniprésence qui caractérise son action au moyen âge, nous devions plutôt nous rattacher aux grandes lignes des événe­ments et faire ressortir, par la synthèse, l'action continue, mais moins visible, des Pontifes romains. Nous sommes arrivé à l'avè­nement de Pie IX : l'entreprise de Darras est achevée ; nous dépo­sons la plume. A l'Église et au Saint-Siège soit le profit de cet immense travail ; aux humbles ouvriers qui lui ont consacré leurs forces, une part de mérite; à l'éditeur, un hommage; et à Dieu toute gloire.

 

Vingt-quatre ans ont été nécessaires pour atteindre ce résultat. Ce n'est qu'un point dans les siècles, c'est un grand espace pour une vie mortelle. L'histoire a marché depuis. Un pontificat, très fécond en événements, alors dans tout le rayonnement de son activite, s'est couché dans le tombeau pour ressusciter dans l'histoire.

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Léon XIII, hier inconnu, aujourd'hui chef spirituel de l'humanité régénérée par la croix, gouverne l'Église de Jésus-Christ. Pie IX et Léon XIII, voilà les deux noms qui éclairent de leurs lumières et rehaussent de leur splendeur, les jours sombres qu'il nous faut traverser. Tous deux sont de grands lutteurs, tous deux sont de grands diplomates : mais l'un lutteur avec plus d'élan, l'autre avec plus de retenue ; mais l'un diplomate avec plus d'éclat, l'autre avec plus de silence, se réduisant à ce principe de la moindre force qui n'emploie que la somme strictement nécessaire au but, pour gou­verner les hommes comme Dieu gouverne le monde, sans bruit, mais en appuyant, par la volonté, sur sa pensée. Ce n'est pas à nous qu'il appartient d'entrer dans le récit des faits plus récents et de mener à son terme, toujours provisoire, l'Histoire générale de l'Eglise. Nous prenons congé de nos douze mille souscripteurs; nous adressons un dernier salut aux cinq cent mille possesseurs de nos trop nombreuses publications. Nous voudrions que notre voix pût parvenir à toutes les extrémités de la terre ; que notre main put s'étendre à tous les rivages pour serrer des mains inconnues, mais amies. Que tous ces amis inconnus, du moins, le sachent : notre cœur est présent à leur cœur avec toutes les effusions de la gratitude, et ce que Dieu a fait par notre main, eux l'ont achevé par la fidélité de leur concours et l'affluence de leurs pieuses sym­pathies.

 

Trente-deux ans ont été consacrés par nous à cet effrayant labeur des travaux historiques. Le lecteur qui voit les livres, ne s'imagine jamais ce qu'ils coûtent de crucifiements. Humble curé d'une très modeste paroisse perdue dans les marais de la Champa­gne, seul avec notre conscience, seul avec notre travail qui n'a pas voulu jamais s'arrêter et une résolution qui ne sait pas fléchir, nous devions, pour nous mettre à l'œuvre, nous procurer les livres nécessaires, nous commander les voyages indispensables et amas­ser, par une vaste correspondance, toutes ces notes précises qu'on ne trouve qu'en allant les chercher sur place. Après avoir entassé, par une série continue d'efforts et de sacrifices, ces montagnes de livres et de notes, il fallait, pour venir à la composition et à la

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publication, doubler je ne sais combien de caps tous féconds en naufrages. Surtout, pour orienter son travail, il fallait beaucoup regarder le ciel. Sans entrer dans aucun détail intime, nous pou­vons dire que nous nous sommes proposé toujours de mettre en œuvre de sincérité, les forces que départ la bonne Providence, les grâces de Jésus-Christ et les consignes de la Chaire apostolique. Chercher la vérité avec courage, la dire avec intrépidité: voilà le devoir. Léon XIII a gravé, en paroles de bronze, ces obligations de l'historien ; n'avoir pas l'audace de dire quelque chose de faux ; n'avoir pas la faiblesse de taire quelque chose devrai. Quant à éviter toute erreur, cela n'est pas au pouvoir de l'homme. Tout le monde s e trompe ; il n'y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais et encore ils se trompent toujours. Mais lorsqu'on a été abusé de bonne foi, le reconnaître loyalement, c'est tout profit et tout honneur. L'erreur reconnue est une vérité acquise; l'erreur effacée, c'est un grand acte de vertu.

 

Ces réflexions nous amènent à parler d'un incident sans impor­tance en lui-même, mais qui réclame de nous une note finale.

 

En arrivant, dans l’Histoire générale de l'Eglise, au XVIIe siècle, nous avions à parler d'Olier et de ses œuvres ; et nous n'ignorions pas que ce sujet devait être touché d'une main délicate. Pour nous tirer de l'embarras qui rendait difficile la conciliation de la sincé­rité avec la délicatesse, nous nous étions d'abord proposé de passer Saint-Sulpice sous silence ; puis voyant que ce silence était inad­missible, nous songeâmes un instant à nous rendre à Paris pour demander à Saint-Sulpice son jugement sur lui-même; nous l'au­rions inséré simplement et sans commentaire. Mais il ne nous parut pas qu'il fallût se conduire envers Saint-Sulpice autrement qu'en­vers les établissements analogues ; et il parut que lui emprunter une page serait contraire au respect que nous devons à nos lecteurs, à nous-même et à la vérité. Ces deux partis écartés il ne restait plus qu'à parler de Saint-Sulpice comme nous avons parlé des autres établissements, en allant aux sources écrites et en produisant la vérité comme elle sort du puits, toute nue. La question fut étudiée et réglée ainsi, dans l'intégrité d'un juste jugement et sans

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autre souci que de se conformer aux strictes exigences de l'histoire.

 

Or, la part de travail qui revient à cette question est renfermée dans quatre paragraphes. Le premier rapporte la pieuse vie du fondateur de Saint-Sulpice, d'après la notice insérée en tête de ses Lettres, dernière édition ; il proclame Olier « l'ornement du clergé, un homme au-dessus de tout éloge, un prêtre qui a possédé, dans le plus haut degré, l'esprit ecclésiastique, un nouvel Élie, l'orne­ment et la gloire insigne du clergé de France. » L'éloge est plus que complet, il est sans aucune restriction. — Dans le second paragraphe, il est question des écrits d'Olier ; nous en dressons la nomenclature et en rendons compte à peu près dans les mêmes termes que son biographe sulpicien ; nous différons d'opinion avec Baudrand, sur la qualité du style ; mais nous nous abstenons, bien que nous l'eussions pu sans injustice, de rapporter les critiques faites de la Vie intérieure de la sainte Vierge, soit dans le traité du cardinal Franzelin : De Verbo incarnato, soit à la Congrégation de l'Index. Une telle réserve ne déroge en rien à la vénération due au pieux personnage, mais elle fait, en faveur de Saint-Sulpice, un peu brèche à l'équité. — Le troisième paragraphe rapporte en entier l'éloge lyrique de Saint-Sulpice par le cardinal de Bausset, dans son Histoire de Fénelon ; cet éloge, bien connu de tous ceux qui lisent, est tel que pouvait l'écrire, à l'aurore de ce siècle, un gallican de la vieille roche. Jusque-là pas de difficulté possible ; mais, disons-le, un peu d'excès dans la louange, et si nous nous étions arrêté là, on n'eût point vu ce tumultus gallicus, dont l'éclat ne suffit pas pour en donner la raison d'être.

 

Précédemment, dans une édition de Rohrbacher, dont il s'est vendu 80,000 volumes, nous avions payé, à Saint-Sulpice et à son fondateur, un très explicite tribut. Nous ne sommes ni l'ami ni l'en­nemi de cette institution ; nous n'en avons rien reçu ; nous recon­naissons lui devoir, en conscience, une stricte justice.

 

En présence de l'histoire de Saint-Sulpice de 1682 jusqu'à 1830 et même au delà, nous avons dû nous demander si Saint-Sulpice n'était pas tombé dans la grande aberration du gallicanisme ; si Saint-Sulpice gallican, rigoriste et antiliturgiste, n'avait pas fait

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une chute déplorable et funeste ; et si, revenu aujourd'hui aux doc­trines qu'il n'eût jamais dû quitter, il n'avait pas encore, pour épargner à la France de nouvelles tempêtes, à conduire sa barque à travers les écueils. Nous n'ignorons pas que Saint-Sulpice est une des forces de l'Église, et nous ne lui demandons qu'une chose, c'est de mettre ses forces au service exclusif de la papauté, de s'embraser des plus saintes flammes, de se porter aux avant-postes du combat et de mettre en déroute les cohortes liguées des socialistes et des libéraux. A ce prix, le prêtre sera le sauveur de la France, et Saint-Sulpice, qui l'aura armé pour le combat, aura, par la grâce de Saint-Pierre, une glorieuse part dans la délivrance de la patrie.

 

En tout état de cause, nos convictions et notre foi nous eussent contraint de mettre des sourdines aux dithyrambes de Bausset ; après les définitions dogmatiques du dernier concile, les reflets réparateurs des dogmes définis éclairent le passé ; nous n'aurions pu, sans faute, apprécier le rôle d'une compagnie, en ne tenant aucun compte des condamnations implicites de l'Église. Non, nous n'aurions pas été un auteur intelligent et un chrétien consciencieux si nous nous étions borné à saluer St-Sulpice jusqu'à terre et si nous avions oublié systématiquement qu'il y a des ombres sur son histoire.

 

Pour donner corps aux regrets que laisse, aux catholiques sans épithètes, le passé de Saint-Sulpice, deux voies se présentaient : il fallait choisir entre l'énumération détaillée des faits survenus depuis le supériorat de Tronson (1), et l'appréciation sommaire qui les tait, mais qui les suppose. Dans l'impossibilité d'entrer dans les détails nécessaires, il fallut bien se rabattre sur le dernier parti. Pour rédiger cette appréciation sommaire, je rappelai d'abord les imputations, selon moi incontestables, de gallicanisme, de rigo­risme et d'antiliturgisme ; je produisis quelques appréciations qui ne sortent pas des bornes permises, puisque le Saint-Siège n'a pas encore approuvé les règles de Saint-Sulpice ; je citai quelques faits récents et j'ajoutai des desiderata interrogatifs, voir des vœux,

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(1) Si nous avions été l'ennemi de Saint-Sulpice, rien n'était plus facile, ici, que de nous en donner à cœur joie.

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qui ne sont pas des injures, et qui, je l'espère bien, se converti­ront un jour en éloges.

 

Le défaut d'une telle appréciation sur un fait aussi complexe que les actes d'une compagnie pendant cent cinquante ans, — compa­gnie appartenant, par ses séminaires, à plusieurs diocèses et, à cause de son importance, mêlée à toutes les affaires du temps, — c'est que les preuves à l'appui des critiques manquant, le jugement paraît excessif, et comme les faits sont ignorés d'à peu près tout le monde, l'esprit reste frappé de l'énormité d'un pareil jugement. Je crois, en mon âme et conscience, être resté au-dessous de la vérité, telle que je pouvais la connaître : une lettre à l'adresse de M. Icard en fournit la preuve.

 

A la vue de cette page accusatrice, M. Icard crut devoir deman­der, à l'éditeur, un carton. La chose est sans importance et se fait communément tous les jours, sans bruit, au mieux de l'équité et de la prudence. Sur communication de cette demande, j'acceptai, en principe, le projet de carton ; je donnai acte, aux Sulpiciens, des informations relatives au secrétariat de la gauche conciliaire, à la retraite de l'auteur de la Disquisitio moralis sur les péchés mortels qu'eût commis un évêque votant l'infaillibilité, à la correction radi­cale de la Théologie de Toulouse et des Prœlectiones juris canonici ; De Papa, je demandai, pour le surplus, les rectifications auxquelles promet­tait de se rendre, si elles étaient  décisives, ma probité. D'autres Sulpiciens nous écrivaient de Marseille, de Rennes et de Coutance ; nous répondions à tous dans le même sens, et nous ne cachions pas notre surprise de cet éclat, quand, depuis vingt-sept ans, on a laissé sans réfutation la thèse de Bouix, t. II, p. 130, thèse approuvée par un évêque et ratifiée certainement par Pie IX, qui avait promis à l'auteur, si la mort ne l'eût soustrait aux effets de la bienveillance du Pape, le chapeau de cardinal. Or, dans cette thèse, le docte canoniste prouve que les Sulpiciens ont, pendant cent cinquante ans et plus, distillé partout le poison de l'hérésie gallicane et, ajoute-t-il   en   1869, Et etiam nunc infundunt. Le cardinal Gousset, le savant et bon archevêque de Reims, dans le volume qu'il a consacré à la bibliothèque dont il est le fondateur,

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avait dit équivalemment la même chose et noté spécialement pour les Icard, les Carrière, les Gosselin, les Émery et plusieurs autres, les points où ils s'écartent sensiblement de la doctrine et de la pratique de l'Eglise romaine, Mère et Maîtresse de toutes les Églises. D'au­tres que le cardinal Gousset et le docteur Bouix ont dit cent fois la même chose. Je demandais donc comment le continuateur de Darras, le fils spirituel des Gousset et des Parisis, l'auteur à qui les Salinis, les Gerbet, les Plantier, les Pie, les Veuillot et vingt autres ont prodigué en quelque sorte les témoignages de leur particulière estime : je demandais comment cet auteur était seul responsable, quand il se bornait à synthétiser des jugements restés sans réfuta­tion et des condamnations qui n'avaient point été frappées d'appel? L'auteur responsable des doctrines et des accusations, ce n'est pas l'historien qui n'en est que le rapporteur.

 

Notre lettre à M. Icard resta sans réponse. Le 13 mai, un deuil nous appelait à Paris : le sentiment de notre dignité ne nous permettait pas de visiter Saint-Sulpice, mais un sentiment de bonté pacifique ne nous défendait pas d'écrire et de donner notre adresse. Nous pen­sions que M. Icard, averti de notre présence, nous donnerait un rendez-vous et que, dans un entretien d'un quart d'heure, l'affaire de l'immortel carton serait coulée bas. Nous ne connaissions pas alors toutes les profondeurs du supérieur de Saint-Sulpice. Notre seconde lettre eut le même sort que la première : point de réponse... et le 17 août, trois mois jour pour jour après notre seconde lettre nous recevons... les Observations sur quelques pages de l'Histoire générale de l'Eglise.

 

Nous sommes un peu étonné de cette procédure. Pourquoi ce fracas en vue d'obtenir ce que nous avions gracieusement concédé à première ouverture et qui pouvait, avec la bonne volonté qu'on y eût mis de part et d'autre, se régler amiablement sans bruit? Pourquoi cette espèce d'application passionnée pour attirer une défaveur publique sur un homme à qui vous demandez un hom­mage de justice ? Pourquoi vous exposer maladroitement à ne pas obtenir même ce que l'on vous concédait, et à faire maintenir le

texte, incriminé pour deux ou trois traits insignifiants, quand tant
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d'autres faits, beaucoup plus graves, lui donnent raison? Oh! la furia fantasia francese !et la 

 

Ce n'est pas ici le lieu de présenter, sur les Observations, de lon­gues remarques. Ce qu'elles disent est vrai sans doute ; ce qu'elles ne disent pas est vrai aussi. Les faits inconnus qu'elles révèlent ne pouvaient pas faire impression sur notre jugement ; les faits connus toute qu'elles oublient avaient suffi pour dicter notre appréciation. Une thèse historique où l'on présente, d'un côté, tout ce qui est favora­ble à une cause, et où l'on omet, d'autre part, tout ce qui lui est défavorable, est peut-être la vérité, mais ce n'est pas la vérité ; c'est un mémoire d'avocat, ce n'est pas une sentence de juge. Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, dit le proverbe, et, ajoute la maxime de droit : Audiatur et altéra pars !

 

Le supérieur de Saint-Sulpice plaide, en faveur du gallicanisme, les circonstances atténuantes. Sans aucun doute, il y en a, mais il y a aussi des circonstances qui aggravent singulièrement ses torts. Les dictinctions théologiques, inspirées par des sentiments pieux, n'avaient, en pratique, aucun effet, et n'étaient même pas autorisées par la logique. Saurine, évêque de Viviers, confessait avoir signé la constitution civile du clergé, parce qu'elle lui paraissait la consé­quence nécessaire des quatre articles. Bossuet, dans sa lettre au cardinal d'Estrées, disait entendre ces mêmes articles à la manière des théologiens, et point à la façon des parlementaires ; mais, du moment qu'il admettait le premier article, les parlementaires avaient, contre Bossuet, la logique. Qu'importe ce que pensait, dans son cabinet, tel ou tel professeur ? La logique entraîne les esprits, sou­lève les passions et pousse aux résultats. Nous avons ces résultats sous leurs yeux. En droit civil-ecclésiastique, des quatre articles sortent Van Espen, Pébronius, le synode de Pistoie, les Ponctua­tions d'Ems, les Articles organiques ; en histoire, de la Défense de la Déclaration du clergé découlent l’Histoire ecclésiastique de Fleury, l'Essai sur les mœurs de Voltaire, l'Histoire de la décadence de Gibbon, tout ce fatras de livres protestants et impies qui nous oppriment ; en fait, le gallicanisme a enfanté, par une génération très authentique, le libéralisme athée, la constitution civile du

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clergé, et cette révolution anarchique, socialiste, radicale, qui agite le monde et qui enferme aujourd'hui l'Église et le Saint-Siège dans le cercle enflammé de Popilius. Les distinctions théologiques montrent la naïveté du professeur ; les faits l'écrasent.

 

Eh quoi ! c'est quand les quatre articles ont déchaîné en France, en Espagne, en Portugal, à Naples, en Toscane, en Autriche, cette grande persécution du XVIIIe siècle ; c'est quand Louis XV, avec la discipline gallicane, a pu ruiner l'ordre monastique ; c'est quand Mirabeau, avec le même droit, a pu mettre la main sur les pro­priétés de la sainte Église ; c'est quand Napoléon a pu dire : « Avec le premier des quatre articles? je peux me passer du Pape » ; c'est quand Victor-Emmanuel, émule et imitateur logique de Mirabeau, a pu envahir le patrimoine de Saint-Pierre : c'est après tous ces attentats que vous plaidez les circonstances atténuantes !

 

Et quand Humbert Ier, légataire universel du gallicanisme, pré­curseur fatal de la révolution athée, tient Léon XIII prisonnier au Vatican, c'est à Léon XIII que vous demandez un bref contre un obscur soldat de l'Église militante, coupable d'avoir condamné les conséquences dans les principes et flétri les attentats dans les doc­trines qui les autorisent. En vérité, oui ; il y a des circonstances atténuantes et de très fortes présomptions d'innocence. Mais le crime que vous m'imputez, prend, à mes yeux, un autre caractère. Je vous reproche d'avoir, par l'enseignement des quatre articles, contribué aux maux de l'Église et de la société civile. Depuis les définitions vaticanes, vous en avez répudié absolument trois au moins et je vous en félicite. Mais il faut continuer de combattre, avec la bulle Unam Sanctam, le premier principe funeste de tous nos malheurs. Autrement la paix nous est mortelle, et tous nos combats sont stériles. Le premier article de 1682 justifie d'avance toutes les persécutions : c'est lui qui pèse de tout son poids sur les horreurs de la situation présente, surtout en France; c'est lui qui a pris Rome au Pape, qui l'a réduit au Vatican et veut l'y forcer. Avez-vous entendu dire que Léon XIII, diplomate par tempéra­ment d'esprit, conciliateur par caractère et par conviction, sinon par nécessité, songe à s'entendre avec le détrousseur de la Chaire

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Apostolique ? Si j'amnistiais votre enseignement  d'autrefois, je condamnerais le Pontife.

 

Un correspondant de M. Icard, pour appuyer sur les circonstan­ces atténuantes, dit qu'à la révolution, sur 135 évêques, 130 résis­tèrent et quatre seulement signèrent la constitution civile du clergé. Le fait est vrai, mais, pour en saisir la portée, il faut l'envisager dans son ensemble. Si le gallicanisme ne fournit, à la constitution civile, que quatre signataires évêques, il fournit quatre-vingts prê­tres schismatiques pour remplacer les évêques partis en émigration ; il fournit un clergé schismatique pour assister, dans le gouverne­ment des paroisses, les malheureux évêques constitutionnels, qui, la plupart apostasièrent sous la Convention. D'autre part, sur les 130 évêques réfractaires à la Constitution civile, trente-cinq en 1802, par leur résistance à Pie VII, firent le schisme anticoncor­dataire, et, après 1814, lorsqu'il fut question de casser le Concor­dat, j'en vois bien peu qui n'aient pas abondé dans le sens des anticoncordataires. Glorifions-nous de nos martyrs et de nos con­fesseurs, je le veux bien ; mais n'oublions pas ces tristes faits, con­cluants contre le gallicanisme, et de nature à justifier tous les anathèmes : Misericordiae Domini quia non sumus consumpti.

 

M. Icard s'étonne de la personnalité de mon style ; je ne lui expri­merai pas le même étonnement et je ne me reconnaîtrai, en aucun cas, le droit de lui offrir d'inutiles leçons. Par son style à lui et par ses idées propres, M. Icard appartient à l'école de l'effacement et d'une certaine conciliation. C'est son affaire ; le public est notre com­mun juge. Ses phrases, prises séparément, sont correctes ; les ali­néas offrent peu de relief et de couleur ; l'ensemble est mort, un genre carton-pierre, soigné, pas solide, du marbre blanc rien que l'apparence. Je ne connais, à cette école, aucune œuvre durable. Une seule aurait pu vivre, le Fénelon de Bausset, mais, après les définitions dogmatiques du Vatican, le voilà atteint par les règles de l'Index, condamné à périr ou à se transformer. J'ai le regret de ne pouvoir accepter la rhétorique de M. Icard ; je suis, du reste, incrédule à toute rhétorique. La science du bien dire, c'est la pro­fondeur du savoir; un homme convaincu et pieux, qui sait se met-

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tre à genoux, et épancher son âme devant le crucifix, s'il n'est pas toujours un maître en éloquence, attache toujours assez d'utilité à sa parole. M. Icard en est la preuve, ses exemples valent mieux que ses leçons ; mais on ne peut pas lui promettre l'immortalité.

 

Un correspondant de l'adversaire m'accuse, en critiquant les usages de Saint-Sulpice, d'avoir insulté ses élèves. Insulté est peut-être un peu gros. En France, les prédicateurs de paix ont le mono­pole de ce style excessif, c'est la marque de leur mansuétude. Mais l'imputation est tellement fausse que je m'étonne de la voir pro­duire. Quand même Rome aurait approuvé les règles de Saint-Sulpice, — ce qui n'est pas à ma connaissance, — la suite des temps aurait pu y faire voir des lacunes et des défectuosités que l'œil de l'hom-me n'aurait pas su découvrir. Cent cinquante ans de gallicanisme, c'est, je pense, plus qu'il n'en faut pour permettre un regret. Mais ce regret atteint-il, dans leur considération, les élèves de Saint-Sulpice? En aucune manière. Les règles de l'instruction et de l'éducation, bon­nes ou mauvaises, ont toujours un double correctif: celui du maî­tre qui les inculque et celui de l'élève qui les reçoit. Un maître peut appliquer très mal de bons principes et très bien des princi­pes contraires. Du reste, pour apprécier, sur les élèves, l'action et l'influence des maîtres, il faut dire que le rôle décisif est moins au maître qu'à l'élève. Parmi les élèves, on distingue ceux qu'on appelle les forts et le commun. Le commun des élèves monte et descend une échelle de proportion dont le plus bas degré confine à zéro. Moins un élève est capable, plus il reçoit tout fait l'enseigne­ment du maître ; plus il est capable, plus il réagit et y met, comme on dit, du sien. Quant aux forts, il se font tout seul; que leurs maî­tres leur soient amis ou ennemis, ils ne leur doivent pas tant ; leur personnalité est leur propre ouvrage et l'auteur de l'objection ne me fera jamais croire qu'il n'est pas dans ce cas.

 

J'ai besoin, pour innocenter l'auteur des Observations, de me per­suader que M. Icard, terminant son excellent livre sur les Tradi­tions de Saint-Sulpice, s'aperçut qu'il manquait à son ouvrage, un chapitre, ce chapitre important qui manqua pendant cent cinquante ans et plus, à tous les ouvrages de sa compagnie, le chapitre du

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rattachement au Saint-Siège.  Puisqu'il avait oublié ce point capi­tal et que la critique venait le provoquer, il s'empressa de l'écrire et de saisir, comme on dit, l'occasion aux cheveux. J'ai besoin de me le persuader ; autrement je qualifierais cet opuscule d'oeuvre de déraison, de déloyauté et de perfidie.  Les traditions de Saint-Sulpice sont les traditions de tous les séminaires de France, aussi bien des séminaires fondés par les Jésuites, les Oratoriens et autres Ordres, que des séminaires sulpiciens. Sous ce rapport, l'ouvrage est, dans son titre, au moins inexact ; mais il y a une tradition qui n'existe pas partout, c'est celle qui consiste à se plaindre d'un volume en taisant ce qu'il dit. Ce que nous avons dit de Saint-Sulpice, dans nos trois premiers paragraphes, M. Icard l'oublie ; et chose étrange, pour nous redresser, il se sert des textes mêmes que nous avons produits. Ces procédés sont contraires aux convenances ecclésiastiques et aux usages qui font loi dont la république des lettres. On n'attaque pas un auteur pour dire ce qu'il a dit avant vous, et lorsqu'on l'attaque personnellement, l'équité oblige que vous l'avertissiez d'abord du choix de vos armes.

 

Vous aviez demandé, à notre éditeur, un carton ; nous avions admis ce carton en principe ; nous vous avions donné acte, sur votre parole d'honneur, de vos dénégations ; nous vous avions demandé des informations plus amples, pour vous rendre plus complète justice. Et, quand nous les attendions avec impatience, sans nous rien dire, sans nous poser un ultimatum, sans nous dénoncer rupture, vous composez contre nous un opuscule de qua­rante-six pages et vous nous dénoncez à l'Église ! Qu'avez-vous fait du Corripe inter te et ipsum solum? Que Dieu pardonne à M. Icard !

 

Vous composez cet opuscule ; vous provoquez ou vous acceptez, dans les séminaires de Saint-Sulpice, des actes de protestations : des amis à nous qui ont signé, nous ont averti par lettres qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. Vous offrez cette brochure, compo­sée en secret, aux évêques des diocèses où sont établis vos sémi­naires. Vous mettez sous les yeux du Pape ces lettres et ces pro­testations ; vous appelez le Pape à juger votre cause sur l'audition

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d'une seule partie. En agissant de la sorte, vous donnez à croire que je vous ai refusé les corrections que je vous accordais et vous mettez en doute ma probité à la face de l'Église. En descendant, de votre fauteuil de supérieur, dans l'arène de la polémique, vous vous exposez à toutes les chances de la controverse ; mais, en vous faisant accompagner de répondants épiscopaux, vous rendez la réplique difficile et faites croire à l'impossibilité de vous dé­fendre. En provoquant, sans information contradictoire, le juge­ment du Pape, vous donnez à croire que vous voulez étrangler la discussion et ensevelir la polémique sous les guirlandes de votre triomphe. Que Dieu pardonne à M. Icard !

 

Vous et les vôtres, vous m'aviez écrit vingt lettres où vous pro­testez reconnaître la probité de mes sentiments et l'intégrité de ma bonne foi ; vous paraissez vous complaire à l'ingénuité, presque naïve, de ma correspondance, à la sincérité de mes lettres ; vous mettez mon honorabilité hors de cause et déclarez que ce serait un crime de la mettre en doute... Et cette brochure que vous avez composée en vous cachant de moi, cette négociation que vous avez poursuivie dans le secret, vous les apostillez de quelques pages où vous parlez de calommies odieuses et me traitez de calomniateur ! Observations Non pas vous, car ce serait vous mettre en contradiction avec vous-même, mais vous prenez la main d'un évêque pour que l'injure revête un plus haut caractère d'infamie, que vous ne sauriez pré­tendre à lui attacher… Délit prévu par le Code pénal, susceptible d'amendes et de dommages-intérêts. Vous devez à vous-même, vous devez à votre adversaire, vous devez à l'Église d'effacer spontané­ment, noblement, par lettres à tous les journaux qui ont recom­mandé vos et reproduit la lettre du Pape, ces miséra­bles imputations. Autrement, vous m'armez du droit de vous faire punir, et du droit plus terrible de vous octroyer une amnistie, l'am­nistie du dédain, pour un délit qui efface mes erreurs involontaires et vous donne des torts que je n'ai point commis. Que Dieu pardonne à M. Icard !

 

J'ai promis de ne point discuter les observations de M. Icard ; je ne les discuterai point. Je lui demanderai toutefois de les éle-

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ver à la contenance d'un volume sur l'histoire générale de Saint-Sulpice, volume où il reniera, du passé, tout ce qui est fautif et plaidera, autant qu'il se peut, les circonstances atténuantes. Qu'il dresse, non pas quatre articles, mais un seul, par quoi il déclare que Saint-Sulpice est désormais Romain des pieds à la tête, sans adultération ni mélange ; que l'ancien Saint-Sulpice est mort ; que le nouveau est tout imprégné de dévotion à la Chaire apostolique, et pour toujours... et nous chanterons, à l'honneur de Saint-Sul­pice, pour un si merveilleux changement, dix mille Hosanna !

 

Dans l'état d'étranglement où la maladresse a réduit cette ques­tion assez complexe et assez obscure d'histoire particulière, je ferai, pour réparer quelques erreurs involontaires, et j'ose dire iné­vitables, tout ce que me demandera le souverain pontife. Je dirai, si l'on veut, que le canoniste Icard efface Barbosa, Ferraris et Schmalzgrueber ; que Gosselin éclipse Noël-Alexandre, Orsi et Baronius ; que Frayssinous est supérieur à Bossuet ; qu'Émery est plus grand que Bonaparte, et que Tronson est le plus magnifique personnage du siècle de Louis XIV. Mais dire que de 1682 à 1830 et même jusqu'à 1860, Saint-Sulpice n'a pas été gallican, qu'il n'a pas soutenu les quatre articles et n'en a pas fait sa grande charte, cela je ne le dirai jamais: ce serait un horrible mensonge. Ma conviction est contraire, et ma conscience est d'accord avec ma conviction. Les faits sont des faits; les effacer serait une folie ; les déguiser, une trahison. Je vous provoque à un duel de conscience : vous ne pouvez l'accepter sans vous faire battre, ni le refuser sans vous confesser battu.

 

Un prélat, pour motiver l'intervention du souverain pontife dans une question d'histoire, donne pour raison que son autorité est néces­saire au salut de la paix, si désirable en France. Je doute que cette paix eût été troublée, si M. Icard avait accueilli simplement, sans bruit, le carton qu'il sollicitait et que nous ne lui avons point refusé; si quelque chose peut y porter atteinte, c'est l'inexplicable conduite de M. Icard, et si, après ce tumultus gallicus, les esprits partaient en campagne, personne ne devrait moins s'en étonner que son pro­moteur. Il y a encore, en France, contre Saint-Sulpice, à cause du

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passé, des sentiments très improbatifs, et Saint-Sulpice, pour être, comme j'aime à le croire, entièrement revenu, depuis 1870, aux doctrines romaines, n'est pas dispensé de prudence ni de respect. Mais n'y a-t-il pas quelque chose de plus fâcheux que cette paix feinte où rien ne se guérit et où tous nos maux s'aggravent. A mon humble avis, les discussions, pourvu qu'elles soient motivées et modérées, sont une grande grâce. Tout homme qui étudie se forme des convictions personnelles, convictions qui gardent toujours quelques reflets de la faiblesse humaine. Lorsque ces convictions se produisent avec leur part inévitable d'infirmité, elles provoquent des redressements. La controverse, souvent nécessaire au service de la foi, est la marque de la vitalité des esprits et la condition de leur perfectionnement. Si, pour des raisons que je ne connais pas et dans des vues que je n'ai pas à apprécier, on veut étouffer toute discussion, on condamme les esprits à la peine de mort. Nous vivrons en paix, c'est très bien ; nous dormirons d'un profond sommeil, c'est encore mieux ; mais que deviendrons-nous et ne dormirons-nous pas parmi les cadavres ? Depuis dix siècles, le schisme grec vit en paix ; il dort d'un profond sommeil, il est même parfait dans sa vertu et dans sa foi, comme il les comprend : mais que produit le schisme grec ? Je forme le vœu qu'il soit laissé, en France, aux intelligences sacerdotales, une liberté nécessaire à notre honneur, à nos sacrifices, et, j'ose le dire, à la perfection de nos ouvrages. A nous tenir à la chaîne, on donnerait à croire que nous sommes des êtres passionnés et fous, incapables de se ren­contrer, sans se déchirer à belles dents. — Il y a, sans doute, pour tout, une limite de sagesse ; des discussions trop prolongées ou trop souvent répétées s'enveniment aisément, et, lorsqu'elles ne servent plus à la lumière, elles servent beaucoup à l'orgueil. Les esprits bien faits s'arrêtent à propos ; si les autres dépassent les limites de la discrétion, il est aisé de mettre une borne à leurs excès. — Il faut, aux lettres ecclésiastiques, de l'indulgence, de la bienveillance, des encouragements, quelque intérêt, le sentiment de la grandeur et le respect des services. Négliger les esprits, c'est les énerver ; les encourager, c'est décupler leur force. On ne

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l'a jamais beaucoup fait en France; on ne le fait plus depuis longtemps.

 

Dans ses longs débats avec l'empereur, Émery fut un jouteur habile ; aux ruses du renard il joignit une fois l'intrépidité du lion et en mourut. Dans sa correspondance, il revient de temps en temps sur une imputation de l'empereur : « On prétend que nous sommes ultramontains. » Mais, je ne sais pourquoi, son second biographe ne rapporte jamais les réflexions d'Emery sur ce grief imaginaire. En 1808, lorsque le gouvernement menaçe Saint-Sulpice, Émery rédige deux mémoires. Le ministre, en les présentant au Conseil d'État, fait bien remarquer que les Sulpiciens diffèrent des Jésuites : « Le nom de Sulpiciens, dit-il, est le nom d'une localité, quoique ce nom ne soit pas la dénomination d'une société, ni que ceux qui le portent n'aient jamais formé, ni voulu former une congrégation proprement dite, obtenu ni sollicité, à cet effet, aucune approbation de la cour de Rome » (1). La mort avait empêché Olier de rattacher sa compagnie, par une ferme adhé­rence, à la Chaire du Prince des Apôtres ; Bretonvilliers, son suc­cesseur, n'avait pas poursuivi cette œuvre de rattachement avec assez de soin pour établir une irréfragable union ; depuis Tronson, il ne fut plus question de rien. Depuis 1870, le renouvellement essentiel de Saint-Sulpice permet de revenir à la ligne d'institution et de rattacher, par une bulle solennelle, Saint-Sulpice au Saint-Siège. A notre humble avis, toute affaire cessante et toute contro­verse enterrée, c'est cela qu'il faut poursuivre, pour couronner enfin l'œuvre romaine d'Olier et donner, à l'avenir toutes les garanties de persévérance. Nous serions personnellement heureux de cette restauration, faite au ciment romain, plus durable encore que les constructions de la Rome antique. Saint-Sulpice bâti sur la pierre contre laquelle ne prévaudront point les portes de l'enfer : Vive Saint-Sulpice dans tous les siècles : Vivat, in aeternum vivat!'

 

Voici donc, si je vous comprends bien, ce que vous avez voulu faire. Vous avez voulu, par des machinations, indignes d'honnê­tes gens, appuyées d'une décision prise par une autorité souveraine

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(1) Méric, Hist. de M. Émery, t, II, p 244.

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et infaillible, me réduire à un silence misérable ou à la nécessité de me défendre contre un pouvoir que je révère et que je veux servir. Vous m'avez pris dans un guet-apens et vous avez osé impliquer des autorités saintes dans la solidarité d'une si triste entreprise. Je n'imiterai jamais de tels procédés ; je dédaigne un pareil triomphe. Vous serez, du reste, déçu dans vos calculs. « J'ai toujours réussi, disait Lacordaire, avec l'obéissance, dans les circonstances les plus périlleuses de ma vie et désormais, pour moi, obéir, c'est être habile. » Il y a mieux que l'habileté ; dans l'obéissance, il y a une vertu; et cette vertu ne reste jamais sans récompense : Vir obedient loquetur victorias.

 

Mais enfin, j'ai un devoir à remplir et je le remplis de grand cœur. Je me déclare, en ce qui me concerne, soumis à l'acte ponti­fical, soumis d'esprit et de cœur, soumis sans restriction ni arrière-pensée. J'ai défendu, selon mes forces, pendant trente ans, l'Église et le Saint-Siège, contre les faux-frères et les ennemis acharnés ; j'ai sacrifié à cette défense, mes jours, mes nuits, ma fortune, ma santé, mon avenir ; je suis heureux de lui sacrifier encore ce que j'ai de plus cher au monde, afin de bien montrer, par ce sacrifice la profondeur de ma conviction, l'intégrité de ma foi, et mon entière dévotion à la Chaire du prince des Apôtres. Mais qu'il soit bien entendu que je me tiens dans les limites du bref pontifical, interprété comme le Pape le comprend, je ne vais pas au delà. Je corrige la page erronée ; mais je maintiens la question qu'elle enveloppait sous le voile d'une bienveillance mal comprise et je demande: Quelle a été, depuis 1682 jusqu'à 1830 et même jusqu'à 1860, par ses doctrines et par ses actes, le rôle de Saint-Sulpice dans nos églises de France ? J'adresse tout spécialement cette ques­tion aux historiens de la Compagnie et pour ce que j'en sais, j'ose dire qu'ils ne peuvent avancer sans péril, ni reculer sans passer condamnation.

 

En tout cas, il est acquis: 1° que le supérieur de Saint-Sulpice n'a pas été le secrétaire d'une réunion dont son archevêque était le président ; il a pu être son visiteur, son convive, mais il n'a pas connivé à son opposition ; il a au contraire, par démarches divul-

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guées aujourd'hui, appuyé sur la nécessité d'une définition dogma­tique de l'infaillibilité pontificale ; 2° que le chanoine d'Orléans peut être, d'esprit et de cœur, un vieux disciple de l'ancien Saint-Sulpice, mais il est sorti depuis longtemps de sa Compagnie ; 3° que la Théologie de Toulouse et les Praelectiones ont été, depuis 1870, expurgées des erreurs qu'y relevait précédemment le cardinal Gousset ; 4° Que si les évêques français, plus ou moins hostiles à l'infaillibilité, étaient sortis de Saint-Sulpice, d'autres, qui en étaient également sortis, soutenaient cette juste créance ; 5° Que Saint-Sulpice rejette toute connivence avec le catholicisme libéral et répudie le premier article de la Déclaration comme il a, depuis 1870, répudié définitivement les trois autres ; 6° que Saint-Sulpice, plein de foi et de piété envers la constitution divine de l'Église et les prérogatives souveraines du successeur de S. Pierre, n'a, sous ce rapport, rien de commun, avec le Saint-Sulpice qui, de 1682 à 1860 et au delà, resta plus ou moins lié au grand anathème des quatre articles. Actum est : c'est dit à la face du ciel et de la terre. Le Pontife, heureusement régnant, honore les vertus et le dévouement d'Olier et de ses continuateurs ; il reconnaît leur tra­vail et l'estime qu'en font les évêques. Nos trois premiers paragra­phes ont été inspirés par ces mêmes sentiments. Le Saint-Père ne veut pas qu'on souffle l'envie contre Saint-Sulpice, ni qu'on porte atteinte à sa juste considération ; nous n'avons jamais eu cette pen­sée même en rêve. M. Icard n'a publié ni sa lettre aux évêques, ni leurs réponses en entier (1) avec signature, ni sa supplique au Pape. C'est la coutume des Pontifes romains de répondre selon ce qui leur est dit : Secundum allegata. « La souveraineté, dit le comte de Maistre, ne lit pas et ne discute pas ; elle décide, elle est tout entière à l'action. » En l'absence de la supplique, il est difficile de déter­miner exactement le sens et la portée du bref; mais il est de règle, en matière d'interprétation, de s'en tenir strictement aux mots et

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(1) Si ces lettres étaient confidentielles, elles ne devaient pas être publiées; si elles sont destinées au punlic, elles doivent être produites en entier. L'équité oblige aussi M. Icard à publier intégralement ses lettres. En vain, il prétendrait vouloir me ménager; il a perdu ce droit en me traitant de calomniateur.

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de ne pas forcer le sens du texte. Léon XIII a-t-il voulu, en répon­dant à la supplique de M. Icard, biffer les articles de Salinis au Mémorial, les Aphorismes de Gerbet, la thèse de Bouix et le volume du cardinal Gousset, qui disent en détail ce que nous avons appré­cié en gros? A-t-il voulu jeter le blâme aux Orsi, aux Bianchi, aux Roccaberti, aux Charlas, aux Zaccaria et à tant d'autres dont nous reproduisons les critiques ? A-t-il voulu retirer de l'Index Laborde, Guettée, Bernier, Lequeux, Bailly et plusieurs ci-devant classiques de Saint-Sulpice ? A-t-il voulu déclarer inutiles les larmes de Frayssinous pleurant les témérités de son orthodoxie et les égarements de sa politique ? A-t-il voulu ratifier les formules d'adhésion aux quatre articles, formules dressées par les Duclaux, les Émery, les Tronson, supérieurs de Saint-Sulpice ? A-t-il voulu concéder au passé que nous condamnons et que Saint-Sulpice réprouve actuellement, un bill d'amnistie ? Cela, quand nous l'aurons vu écrit en propres termes et muni d'une bonne signature, nous devrons y croire ; sinon, non. Ou plutôt, car il faut être sincère, nous tenons toute réponse affir­mative de Rome à ces questions, pour une impossibilité absolue.

 

Et si l'acquiescement de Rome à ces questions est d'une absolue impossibilité, le Pape, par son bref à M. Icard, a-t-il voulu attein­dre, dans son ensemble, le corps et l'esprit de l’Histoire générale de l'Eglise ; et n'a-t-il pas, au contraire, voulu se borner au cas présent, viser seulement une demi-page, corriger seulement de légères inexactitudes, pour donner satisfaction à des plaintes visi­blement provoquées et peut-être plus chaudes que ne comporte le résultat à obtenir? C'est notre avis. Nous croyons même que Léon XIII à dû s'étonner qu'on ait mis en branle Saint-Sulpice, une partie de l'épiscopat et le Saint-Siège lui-même, pour demander, à un auteur, ce qu'il accordait préalablement, avec une parfaite jus­tice et en toute délicatesse... un carton grand comme le creux de la main.

 

A quelque chose malheur est bon. Si nous étions sensible à l'amour-propre, nous serions flatté de voir l'Église en mouvement pour redresser sur un fait d'histoire l'opinion d'un pauvre curé. Il faut qu'on attache, à nos jugements, beaucoup de prix pour les corri-

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ger à si grands frais. Le fait est que nous avons mis à toutes cho­ses une grande attention, et que nous avons demandé le crédit, non pas à la vivacité des paroles, mais à la concentration de l'idée et à la puissance intrinsèque de la vérité. Du moins cet incident fera voir, à nos lecteurs, quels yeux ennemis et quelles passions intransigeantes lisent l'histoire. Si c'est là tout ce qu'elles trouvent à redire, autant vaut convenir que nous avons exposé exactement les effets de la grâce divine agissant dans l'Église ; et que notre travail, fidèle à son titre, rapporte dignement les Gesta Dei.

 

Dans les premiers siècles de persécution , les pécheurs, soumis à la pénitence, demandaient aux chrétiens qui allaient au martyre des lettres de communion : c'était un titre à l'indulgence de l'Église. Ma conscience ne me reproche, en histoire, aucune faute : je ne me crois pas exempt d'erreurs involontaires, et ces erreurs, lorsqu'elles sont signalées à ma bonne foi, je les répare. J'avais accepté immédiatement de réparer, dans des conditions honora­bles, les erreurs relatives à Saint-Sulpice ; et sans motif sérieux, dédaignant l'offre de ma bonne volonté, me laissant croire que vous ne jugiez pas utile d'en réclamer le bénéfice, vous provoquez une défaveur publique près du pouvoir pour lequel je donnerais mon sang, jusqu'à la dernière goutte. Ma conscience ne me repro­che rien, mais je ne suis pas pour cela justifié. Fussé-je coupable : un prêtre du Canada m'annonce que mes écrits ont combattu avan­tageusement pour l'Église dans ces contrées ; des missionnaires me font savoir que l'Histoire générale de l'Église leur sert de reconfort au milieu des pérégrinations apostoliques ; un évêque du Mexique traduit, pour son pays, quelques pages de mes publi­cations ; hier encore, un vieil évêque de l'Inde m'envoyait un signe de sa reconnaissance et la marque de la plus haute estime. Ces témoignages de confesseurs qui vont au martyre ne devaient-ils pas suffire pour rendre respectable un auteur que vous ne pou­vez atteindre sans paraître discréditer des ouvrages consacrés à une cause que vous devez servir. Si dixerint ; Abscondamus funiculos contra insontem frustra : ne ambules cum eis.

 

   Encore un mot. Le travail énorme auquel il a fallu nous astrein-

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dre pour achever l'histoire de l'Église, a mis notre santé en échec. Deux ans ont suffi pour abattre huit volumes ; ils ont suffi, et au delà, pour abattre l'auteur. Souffrant, malade, le cœur épuisé, la tête ané­antie, la main impuissante à écrire, il a fallu, deux jours, réveiller notre âme pour répondre à une attaque félonne, oublieuse des lois de la guerre et des principes du droit. Nous l'avons fait, par un douloureux effort, honteux d'être réduit à nous défendre. Nous ne sommes rien, nous ne voulons rien, nous ne demandons rien, que la miséricorde de Dieu ; quant aux hommes, ils n'auront pas licence de nous fouler aux pieds. Notre œuvre pouvait avoir besoin d'in­dulgence ; elle devait se croire à l'abri d'une pareille injure. Notre adversaire bénévole a voulu nous contraindre a être publiquement son antagoniste ; nous avons subi sa provocation ! Ah ! ils ne veulent pas renier leurs aïeux; eh bien, nous aussi, nous ne renierons pas nos pères ! L'Église reste juge du combat.

 

Maintenant, adieu, ma chère plume, à laquelle je suis depuis trop longtemps crucifié ; adieu ou plutôt au revoir ! De nouveaux com­bats nous attendent pour la foi du Christ ; j'ose dire qu'ils nous sont dus. Demain peut-être, la Vierge pleine de grâces, la céleste muse de l'inspiration catholique, celle dont le pied vainqueur a seul écrasé toutes les hérésies : demain elle peut nous présenter le calice où je dois prendre le reconfort de la bataille. Qu'elle bénisse aujourd'hui ma main défaillante : Dextram scriptoris benedicat mater amoris.

Justin Fèvre, avocat de Saint-Pierre, vicaire général, protonotaire apostolique. Louze (Haute-Marne), ce 20 août 1886.

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