LES FUTURS COUPABLES D’UN DÉICIDE SONT EN PLACE.
CHAPITRE IV.
PREPARATION A L'APOSTOLAT,
SOMMAIRE.
§ I. DIX-HUIT ANNÉES D'OBSCURITÉ A NAZARETH.
I. Vie cachée de Jésus-Christ. Fécondité divine de cette inaction apparente.- 2. Succession des gouverneurs romains à Jérusalem. Mort d'Auguste. L'empereur Tibère. Anne et Caiphe. Ponce Pilate. — 3. Mort de saint Joseph.
§ II. PRÉDICATiON DE SAINT JEAN-BAPTISTE.
4. Le Précurseur. — 5. Authenticité du récit Évangélique. Synchronisme. — 6. Discours de saint Jean-Baptiste. — 7. Députation des Pharisiens de Jérusalem à saint Jean-Baptiste. Jésus reçoit le baptême, dans les eaux du Jourdain. — 8. Témoignages de l'histoire profane relatifs à saint Jean-Baptiste.
§ III. Jeûne et tentation.
9. Récit Évangélique de la Tentation de Jésus-Christ au désert. — 10. Le Jeûne de Jésus-Christ. — 11. Prétendue réhabilitation de Satan, par le rationalisme moderne. — 12. Véritable caractère de la Tentation de Jésus. L'homme ne vit pas seulement de pain. — 13. Parallélisme de la Tentation de Jésus-Christ avec celle de l’Eden.
§ IV. PREMIÈRE VOCATION DES APOTRES.
14. André, Jean, fils de Zêbédée, et Simon, fils de Jonas, voient pour la première fois Jésus-Christ. — 15. Les pécheurs futurs Apôtres. — 16. Philippe et Nathanaël. — 17. Caractères miraculeux de la vocation de Nathanaël.
§ V. LES NOCES DE CANA.
J8. Récit Évangélique des Noces de Gana. — 19. Intervention de Marie dans la première manifestation de la Divinité de Jésus. — 20. L'Architriclinus.- 21. Saisissant caractère du miracle de Cana. — 22. Sens divin du miracle.
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§ I. Dix-huit années d'obscurité à Nazareth.
1. Depuis l'incident du voyage à Jérusalem jusqu'à la manifestation de Jésus-Christ, dix-huit années s'écoulent, dans le silence et l'obscurité de Nazareth. Un mot résume toute l'œuvre divine durant cet intervalle: «Il leur était soumis.» Cette inaction paraît longue à nos impatiences humaines. Trois ans de vie publique suffiront au Verbe incarné pour fonder l'édifice immortel de l'Église; pour arracher le monde à la tyrannie de Satan, et renouveler la face de la terre. Mais il passera dix-huit années à nous apprendre, par son exemple, la pratique et l'amour de l'humilité et de la soumission. Que si, repliés sur nous-mêmes et sondant l'abîme de nos misères, nous voulons réfléchir à la grandeur d'une pareille œuvre, nous comprendrons bientôt que nulle activité, mise en regard de cette inaction apparente, ne pouvait être plus féconde. L'obscurité de Nazareth est le prolongement de l'humiliation de la crèche; la soumission dans la demeure du charpentier est le commentaire en action du chant des Anges: «Gloire à Dieu, dans les hauteurs du ciel, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!» Le Verbe descendant ici-bas ne venait point déplacer les conditions fondamentales d'existence de l'humanité déchue. Il ne venait pas supprimer la souffrance, le travail, les rapports hiérarchiques de dépendance et de supériorité, de richesse et d'indigence, de pouvoir et de subordination; il venait les embrasser, en sa personne, pour les diviniser. Dix-huit années de la vie de Jésus, qui sera à jamais l’exemplaire de toute vie, sont donc employées à nous apprendre ces grandes choses. Au monde, esclave de toutes les passions, le Verbe enseigne la passion divine de la souffrance, du travail obscur, de la soumission, dans un cœur parfait. La paix descend dans l'atelier, au fond des ergastulum, dans les cachots, dans les mines, partout où travaillera et souffrira généreusement une âme repentante, qui unit ses douleurs à celles de l'Homme-Dieu. Dans ces dix-huit années, Jésus crée le travail chrétien. «L'œuvre du Père céleste» appelle les ouvriers les plus obscurs, sollicite les plus humbles labeurs, élève, grandit,
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divinise tout ce qu'il y a de misérable et de dédaigné par les orgueils humains. C'est ainsi que nous pouvons comprendre et la réponse que Jésus, assis au milieu des docteurs, faisait à Marie, et l'étonnante condescendance avec laquelle il leur était soumis.
2. Cependant les événements qui attirent les regards de la politique vulgaire et fixent l'attention des mortels, se développaient, suivant le cours ordinaire des choses humaines, autour de la solitude de Nazareth. Les gouverneurs romains se succédaient à Jérusalem, au gré de la volonté impériale. Coponius, le premier, après le recensement définitif de Quirinius, avait porté ce titre officiel. La résistance, provoquée par Judas le Gaulanite, s'était promptement apaisée. Aucun incident fâcheux ne compromit la sécurité générale. Il faut pourtant noter ici un trait caractéristique de la haine invétérée des Samaritains, contre le Temple de Jérusalem. A la Pâque qui suivit celle du récit Évangélique, quelques Samaritains s'introduisirent secrètement avec la foule des pèlerins, sous les portiques sacrés, qu'on avait coutume d'ouvrir à minuit, pour la solennité des Azymes. A la faveur de l'obscurité, ces étrangers semèrent les galeries d'os de morts, et parvinrent même à en jeter dans l'intérieur du Temple. Aux termes des prescriptions mosaïques, c'était une profanation qui entraînait l'impureté légale. L'historien Josèphe, en nous transmettant ce détail, confirme ainsi, à l'avance, la vérité du texte Évangélique, qui nous montrera bientôt, vivante et obstinée, l'antipathie des Juifs et des Samaritains. Coponius fut remplacé, l'année suivante, par Ambibuchus, sous l'administration duquel mourut la sœur d’Hérode l'iduméen, l'intrigante Salomé. Auguste venait d'associer à l'empire l’an 16 de l'âge de J.-C, 12 de l'E. V.) son fils adoptif Tibère 1: le monde romain allait s'incliner
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1. Le fait de l'association de Tibère à l'empire, du vivant d'Auguste, est attesté par tous les historiens. «llluc {Tiberio) cuncta vergere; filius, collega imperii, consors tribunittœ potestatis adsumitur, omnisque per exercitus ostentU' tur. » (Taeit., Annal., lib. I, cap. m.) « Non multb post , lege per consules latd, ut {Tiberius) provincias cum Augusto communiter administraret. » (Sueton., Tiôe- rii vita, cap. xx.) « Senutus populusque Romanus [postulante pâtre ejus) ut œquum ei {Tiberio) jus in omnibus provindis exercitibusque esset quam erat ipsi décréta complexus est. » (Velleius Patercul., lib. II, cap. cxxi^
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SOUS le despotisme capricieux et sanglant d'un monstre. Trois ans après, Annius Rufus était nommé gouverneur de Judée, et bientôt Auguste lui-même mourut, à l'âge de soixante-quinze ans (an 18 de l'âge de J.-C, 14 de l'E. V.). Un gouverneur nouveau, choisi par Tibère, fut envoyé à Jérusalem. C'était Valerius Gratus. Il apprit aux Juifs le joyeux avènement d'un tyran au trône du monde, et le tétrarque de Galilée, Hérode-Antipas, s'empressa de donner à l'ancienne Séphoris qu'il venait de rebâtir, le nom glorieux de Tibériade. Le lac de Génésareth, sur les bords duquel s'élevait la cité, prit lui-même le surnom imposé par une flatterie servile. Le tétrarque d'Iturée, Philippe, non moins jaloux de mériter les bonnes grâces impériales, dédiait aussi en l'honneur de Tibère-César, la ville de Panéas, qu'il venait de reconstruire à la source du Jourdain, et la nommait Césarée de Philippe. L'histoire romaine envahissait ainsi la Judée, et la naïveté d'un rationaliste pouvait seule formuler cette étrange assertion: «Jésus n'eut aucune idée précise de la puissance romaine 1.» Toute la Palestine, au temps de Notre Seigneur, portait la livrée de Tibère. Un des premiers actes de Valerius Gratus à Jérusalem, avait été de dépouiller le pontife Anne de la souveraine sacrificature, pour en investir un prêtre obscur, Ismaël, fils de Fabi. Quelques mois après, cet Ismaël était replongé dans l'oubli, par la main qui venait de l'en sortir. Éléazar, fils du grand-prêtre Anne, revêtait les insignes sacrés d'Aaron, et les remettait, l'année suivante, à Simon, fils de Ramith. Josèphe enregistre tous ces changements, sans les accompagner d'un seul motif, comme historien, ni d'une seule plainte, comme Juif. Le motif était sans doute l'avarice des gouverneurs, qui mettaient à l'encan cette dignité sacrée. La plainte eût été superflue; le Pontificat suprême était, dans son institution, une charge héréditaire; mais les Juifs avaient-ils désormais le pouvoir de revendiquer un seul de leurs privilèges? Valerius Gratus exerça onze ans, sous le nom de Tibère, son autorité despotique à Jérusalem. Quand il reçut ses lettres de rappel, il voulut encore une fois
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1. Vie de Jesus,pag.33.
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bénéficier de la vente du Souverain Pontificat, et le conféra à Caïphe, gendre de l'ex-grand-prêtre Anne. Le successeur de Gratus fut Ponce-Pilate (an 30 de l'âge de J.-C. 26, de l'E. V.).
3. L'histoire profane amène ainsi, sur le théâtre de la Judée, les futurs coupables d'un déicide. A cette époque, saint Joseph, le virginal époux de Marie, le père nourricier de Jésus, l'humble charpentier de Nazareth, avait terminé sa vie mortelle. Comme le patriarche, dont il portait le nom, il avait distribué le pain au véritable Israël 1, à l'enfant de Bethléem, assez puissant pour lutter, au nom de l'humanité déchue, contre la justice de Dieu. L'Egypte l'avait vu, comme autrefois son ancêtre, prêter l'appui de son bras au véritable roi du monde. Jadis le fils de Jacob était mort sur la terre étrangère, saint Joseph meurt de même au seuil de I’histoire Évangélique, avant que la rédemption du monde soit consommée. Moïse, en quittant l'Egypte, à la tête des Hébreux rendus à la liberté, emporta pieusement la dépouille de l'ancien ministre du Pharaon; Josué la déposa sur le sol de la Terre Promise. Ainsi Jésus-Christ, vainqueur de la mort, introduisit, dans le royaume de son Père céleste, l'âme sainte et bien-aimée de celui qui fut son père d'adoption sur la terre; et la vice-royauté que le fils de Jacob exerça en Egypte, saint Joseph l'exercera dans les cieux, à côté du trône de Marie, partageant, dans une proportion relative, la toute-puissance suppliante de la Vierge-Mère. Saint Joseph est le lien qui unit le monde patriarcal, et le Testament Ancien avec le monde chrétien et le Testament Nouveau. L'Évangile, sans nous apprendre l'époque précise de sa mort, nous indique suffisamment qu'elle avait précédé les années de la vie publique du Sauveur. Si l'on en voulait une preuve décisive, nous la trouverions dans les paroles mêmes des Juifs, qui énumèrent toute la parenté de Jésus. «Nous avons, disent-ils, au milieu de nous, sa mère, ses frères et ses sœurs.» Évidemment, si Joseph eût encore été vivant, à cette époque, il n'eût point été omis dans cette énumération. Sa mémoire seule est rappelée. Les Juifs étonnés
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1. Israël signifie ; Fort contre Dieu.
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des merveilles de l'Homme-Dieu, expriment toute leur surprise de les voir opérées par celui qu'ils nomment: «Le fils de Joseph l'artisan». Glorieux surnom de l'époux de la Vierge Marie! Joseph fut en effet l'artisan, dans une certaine mesure, du salut du monde, il coopéra, avec une admirable docilité, à l'œuvre de la Rédemption. Le Père céleste lui transmettait ses ordres, par la voix des Anges, et l'humble charpentier, héritier sous Hérode des droits méconnus de David, eut la gloire de représenter le Père, dans la trinité terrestre de la Sainte Famille. Quand il mourut, dans les bras de Jésus et de sa mère, et qu'il eut été réuni à ses aïeux, la période d'obscurité et de silence du Verbe incarné se terminait. L'œuvre de Joseph était accomplie; il avait fidèlement gardé les deux dépôts confiés à sa tendresse vigilante: l'enfance du Fils de Dieu et la virginité de Marie 1. L'œuvre publique de Jésus-Christ allait commencer, et déjà le précurseur Jean-Baptiste, nouvel Élie, préparait la voie au Rédempteur du monde.
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