La Cité de Dieu 89

tome 24 p. 541


CHAPITRE IV.

 

Pour traiter du jugement dernier, il faut d'abord produire les témoignages du Nouveau‑Tesfament, ceux de l'Ancien viendront après.

 

Quant aux témoignages du jugement dernier que je veux emprunter aux Saintes Écritures, il faut d'abord les choisir dans les livres du Nouveau‑ Testament, et ensuite dans ceux de l’Ancien. Car, bien que l'Ancien ait la priorité du temps, le Nouveau a celle d'excellence, le premier ne servant qu'à annoncer le second. Nous rapporterons donc d'abord, les témoignages nouveaux, et pour rendre nos preuves plus solides, nous les appuierons sur les anciens livres. L'Aucien Testament comprend la loi et les Prophètes; le Nouveau, l'Évangile et les Epîtres des Apôtres. Or, l'Apôtre dit : « Par la loi, nous avons eu la connaissance du péché. Mais maintenant, sans la loi, la justice de Dieu se manifeste, attestée néanmoins par la Loi et les Prophètes; et la justice de Dieu est communiquée, par la foi en Jésus‑Christ, à tous ceux qui croient. » (Rom. 111, 20, etc.) Or, cette justice de Dieu appartient au Nouveau‑Testament, et elle tire ses preuves des anciens livres, c'est‑à‑dire de la Loi et des Prophètes. Il faut donc d'abord établir la cause, ensuite nous introduirons les témoins. Et c'est Jésus‑Christ lui‑même qui nous apprend à observer cet ordre, en disant : « Tout docteur instruit dans le royaume de Dieu, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor ce qui est nouveau et ce qui est ancien. » (Matth. xiii, 52.) Il n'a pas dit: ce qui est ancien et ce qui est nouveau, ce qu'il eût dit assurément s'il n'eût préféré le mérite au temps.

 

CHAPITRE V.

 

Des paroles du Sauveur, qui annoncent le jugement futur à la fin du siècle.

 

I. Le Sauveur lui‑même, reprochant à certaines villes où il avait opéré de grands miracles, leur incrédulité, et leur préférant des cités étrangères, disait : « Je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées moins

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rigoureusement que vous. » (Matt., xi, 22.) Et peu après, s'adressant à une autre ville : « En vérité, dit‑il, je le déclare, au jour du jugement, la terre de Sodome sera traitée moins rigou­reusement que toi. » (Ibid. xi, 24.) Par ces pa­roles, il annonce évidemment le jour du jugement futur. Et ailleurs : Les Ninivites, dit‑il, se lèveront au jugement contre cette génération pour la condamner; car ils ont fait pénitence à la voix de Jonas, et il y a ici plus que Jonas. La reine du midi se lèvera au jugement contre cette génération pour la condamner; car elle est venue des extrémités de la terre entendre la sagesse de Salomon; et il y a plus ici que Salomon. (Matth. xii, 41 et 42.) Nous trouvons dans ce passage l'enseignement de deux vérités : le jugement à venir, et au même instant, la résurrection des morts. Car les Ninivites et la reine du midi étaient certainement morts quand le Sauveur parlait ainsi, il annonce donc qu'ils ressusciteront pour le jour du jugement. Et il ne dit pas: se lèveront pour les condamner, en ce sens qu'ils seront eux‑mêmes juges, mais parce que leur seule présence fera voir la justice de la condamnation des autres.

 

92. Dans un autre endroit, parlant du mélange actuel des bons et des méchants, puis de leur séparation future au jour du jugement, le Sauveur emploie la parabole d'un champ semé de bon grain, où l'on répand ensuite de l'ivraie, et l'expliquant à ses disciples, il dit: « Celui qui sème la bonne semence, c'est le fils de l'homme; le champ, c'est le monde; le bon grain, ce sont les fils du royaume; l'ivraie, ce sont les fils des méchants. L'ennemi qui l'a semé, c'est le dia­ble; la moisson, c'est la consommation du siè­cle; les moissonneurs, ce sont les Anges. Comme donc on ramasse l'ivraie pour la jeter au feu, ainsi il en sera à la consommation du siècle. Le fils de l'homme enverra ses Anges, et ils retran­cheront de son royaume, tous les scandales et tous les artisans d'iniquité pour les jeter dans la fournaise ardente; c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royau­me de leur Père. Que celui qui a des oreillles pour entendre, entende. » (Matth. xiii, 37, etc.) A la vérité, il ne nomme pas ici le jugement, ou le jour du jugement, mais il l'exprime bien plus clairement par les choses mêmes, et annonce qu'il se fera à la fin du siècle.

 

3. Il dit encore à ses disciples : « En vérité, je vous le dis, vous qui m'avez suivi, au jour de la régénération, quand le Fils de l'homme

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sella assis sur le trône de sa majesté, vous siégerez aussi sur douze trônes, et vous jugerez douze tribus d'Israël. » (Matth., xix, 28.) Nous apprenons ici que Jésus jugera le monde avec ses disciples. Aussi, dit‑il ailleurs aux Juifs: « Si je chasse les démons au nom de Béelzébub, au nom de qui vos enfants les chassent-ils? C'est pourquoi ils seront eux‑mêmes vos juges. » (Matth. xii, 27.) Et ce n'est pas à dire qu'il y aura seulement douze hommes pour juger avec lui, parce qu'il ne parle que de douze trônes; car le nombre douze signifie en quelque sorte la multitude des juges, à cause des deux parties du nombre septenaire, qui représente ordinairement l'universalité; et ces deux parties, trois et quatre, multipliées l'une par l’autre, égalent douze; car trois fois quatre et quatre fois trois font douze; sans parler de toute autre raison que pourrait fournir le nombre douze, à l'appui de ce que j'avance. Autrement, comme l'apôtre saint Matthias fut ordonné à la place du traitre Judas (Ac. 1, 26), il arriverait que l'apôtre saint Paul, lui qui a surpassé tous les autres par ses travaux (I. Cor. xv, 10), n'aurait point de trône pour juger. Cependant, il déclare qu'il a sa place marquée parmi les juges, avec les autres saints, en disant: « Ne savez‑vous pas que nous jugerons les Anges? » (I. Cor. vi, 3.)

Le nombre douze est encore employé dans le même sens vis‑à‑vis de ceux qui doivent être jugés. Car il ne faudrait pas croire qu'en vertu de ces paroles : Pour juger les douze tribus d'Israël, la tribu de Lévi, la treizième tribu, ne subirait point de jugement, ou que le peuple juif serait seul jugé, et non les autres peuples. Et, en disant : Au jour de la régénération, le Sauveur, sans aucun doute, a voulu parler de la résurrection des morts. Car notre chair sera régénérée par l'incorruptibilité, comme notre âme est régénérée par la foi.

 

4. J'omets beaucoup d'autres passages qui semblent se rapporter au dernier jugement, mais qui, examinés avec plus d'attention paraissent ambigus ou susceptibles d'une autre interprétation; ainsi, ils pourraient se rapporter ou à cet avénement du Sauveur, qui s'accomplit tous les jours dans son Église, c'est‑à‑dire dans ses membres, en particulier et peu à peu, car l'Église tout entière est son corps; ou à la ruine de la Jérusalem terrestre, car souvent Notre-Seigneur parle de cette catastrophe, comme s'il s'agissait de la fin du monde et du jour du dernier jugement; et l'on serait assurément exposé à confondre, si l'on ne comparait ensemble ce qui a été dit à ce sujet par les trois évangélistes saint Matthieu, saint Marc et saint Luc; car, où

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la parole de l'un est plus obscure, celle de l'autre est plus claire et l'explique, ainsi on voit mieux ce qui a rapport au même objet. C'est ce que j’ai fait, autant que possible, dans ma lettre à l'évêque de Salone, Hésychius, d'heureuse mémoire. Cette lettre a pour titre : De la fin du siècle (1).

 

5. Il me reste à parler de ce passage qu'on lit dans l'Évangile selon saint Matthieu, sur la séparation des bons et des méchants que le Christ en personne fera au dernier jugement : « Quand le Fils de l'homme, dit le Sauveur, viendra dans sa majesté, accompagné de tous ses Anges, alors ils siégera sur le trône de sa gloire; devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il les séparera les unes des autres comme un pasteur sépare les brebis et les boucs, et il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite: Venez, les bénis de mon Père, venez posséder le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli; j'étais nu et vous m'avez couvert; infirme, et vous m'avez visité; j'étais en prison, et vous êtes venu me voir. Alors les justes diront : Seigneur, quand donc vous avons-nous vu avoir faim, pour vous donner à manger, et avoir soif, pour vous donner à boire? Quand vous avons‑nous vu sans logement, pour vous recueillir: ou sans vêtement, pour vous couvrir? Quand vous avons‑nous vu malade, ou en prison, pour vous visiter? Et le Roi leur répondra : En vérité, je vous le dis, toutes les fois que vous l'avez fait aux moindres de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits: allez au feu éternel qui a été prépare pour le diable et ses anges. » (Matth., xxv, 31 etc.) Puis, il leur reproche de n'ayoir pas fait toutes ces oeuvres dont il vient de louer ceux qui sont à sa droite. Et comme ces malheureux lui demandent aussi quand ils l'ont vu réduit à une telle misère; il leur répond que tout ce qu'on n'a pas fait aux moindres des siens, c'est à lui‑même qu'on a manqué de le faire; et il conclut en ces termes : « Et ceux‑ci iront au supplice éternel, et les justes à la vie éternelle. » Saint Jean l'évangéliste déclare formellement que le Sauveur a annoncé le jugement futur pour le jour de la résurrectiondes morts. Car, après avoir dit : « Le Père ne juge personne, mais il a remis le pouvoir de juger au Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père : celui qui n'honore pas

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(1) Voyez tome VI de cette édition, lettre cxcix.

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le Fils, n'honore point le Père qui l'a envoyé;» il ajoute aussitôt : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui entend ma parole et croit à Celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle; et il ne viendra point en jugement, car il est déjà passé de la mort à la vie. » (Jean, V, 22, etc.) Il assure ici que ses fidèles ne viendront point en jugement; comment donc seront‑ils alors séparés des méchant, et placés à sa droite, si ce n’est qu'ici jugement signifie condamnation? Car, en vérité, ils n'encourront point un tel jugement ceux qui entendent sa parole, et croient à Celui qui l'a envoyé.

 

CHAPITRE VI.

 

Ce qu'il faut entendre par la première résurrection et par la seconde.

 

1. Ensuite il ajoute : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l'heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu; et ceux qui l'auront entendue, vivront. Car de même que le Père a la vie en lui, il a donné aussi au Fils le droit d'avoir la vie en lui‑même. » (Jean, V, 25 et 26.) Il ne parle pas encore de la seconde résurrection, c'est‑à‑dire de celle des corps, qui doit arriver à la fin du monde, mais de la première, qui a lieu maintenant; aussi, pour la distinguer, dit‑il : « L'heure vient et elle est déjà venue.»Or, cette résurrection présente, n'est pas celle des corps, mais celle des âmes; car les âmes ont aussi leur mort par l'impiété et le crime. Ceux‑là sont morts de cette mort dont le Seigneur dit : « laissez les morts ensevelir leurs morts; » (Matth., viii, 22) c'est‑à-dire que les morts, selon l'âme, ensevelissent les morts, selon le corps. Aussi, c'est pour ces morts, quant à l'âme, par l'impiété et le crime, qu'il dit :« L'heure vient, et elle est déjà venue où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue, vivront. »Il dit : ceux qui auront entendu, pour ceux qui auront obéi, qui auront cru, qui auront persévéré jusqu'à la fin. Il ne fait ici aucune différence des bons et des méchants; car il est bon pour tous d'entendre sa voix et de vivre, en passant de la mort de l'impiété à la vie de la piété. Et c'est de cette mort de l'âme dont l'apôtre parle, en disant : « Donc tous sont morts et il est mort pour tous, afin que ceux qui vivent, ne vivent plus désormais pour eux‑mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité en leur faveur.» (II. Cor. V, 14 et 15.) Ainsi tous, sans aucune exception, sont morts par le péché, soit péché

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originel, soit par des péchés volontaires que l'ignorance, la malice et l'iniquité ajoutent à la première faute; et pour tous ces morts, il est mort un seul vivant, c'est‑à‑dire sans avoir aucun péché, afin que ceux qui vivent par la rémission des pêchés, ne vivent plus d'eux‑mêmes, mais de celui qui est mort pour tous, à cause de nos péchés, et qui est ressuscité pour notre justification, afin aussi que croyant en celui qui justifie l'impie, et étant passés de l'impiété à la justice, comme de la mort à la vie, nous puissions avoir part à la première résurrection, qui est la résurrection actuelle. Et à cette première résurrection appartiennent seulement ceux qui participeront à la béatitude éternelle; car le Seigneur nous enseignera bientôt qu'à la seconde appartiendront et les bienheureux et les réprouvés. La première est la résurrection de miséricorde, la seconde est celle de la justice. Aussi le psalmiste s'écrie‑t‑il : « Je célébrerai par mes chants, votre miséricorde et votre justice. » (Ps. c, 1.)

 

2. C'est du jugement dernier qu'il est ques­tion dans les paroles suivantes : « Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de l'homme. )) (Jean, V, 27.) Le Sauveur déclare ici qu'il viendra juger en cette même chair qu'il avait prise pour être jugé. Ainsi doivent s'entendre ces mots : « Parce qu'il est le Fils de l'homme. » Ensuite il ajoute précisément dans notre sujet : « N'en soyez point surpris; car l'heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix; et tous ceux qui auront fait le bien, sortiront pour ressusciter à la vie, et ceux qui auront fait le mal, pour ressusciter au jugement. » (Jean, V, 28 et 29.) C'est bien encore à présent ce jugement pris dans le sens de condamnation, comme nous l'avons vu plus haut, quand il dit : « Celui qui entend ma parole et croit à Celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle, et ne viendra point en jugement, car il est déjà passé de la mort à la vie; » (Ibid. v, 24) c'est‑à‑dire, qu'ayant part à la première résurrection, au moyen de laquelle on passe à présent de la mort à la vie, il ne tombera pas dans la damnation qu'il rend par le mot jugement, et de même ici, dans ces paroles : (( Ceux qui auront fait le mal, ressusciteront au jugement, » (Ibid. v, 29) c'est‑à‑dire à la damnation. Que celui donc qui ne veut pas être condamné à la seconde résuprection, ressuscite à la première. Car, « l'heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu; et ceux qui l'auront entendue vivront,»

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(Ibid. v, 25) c'est‑à‑dire, ne tomberont point dans la damnation appelée la seconde mort, où, après la seconde résurrection, qui est celle des corps, seront précipités ceux qui ne ressuscitent pas à la première, à la résurrection des âmes. Et il ajoute : « L'heure viendra, (mais il ne dit pas : elle est déjà venue, car ce n'est que pour la fin du siècle, c'est‑à‑dire au grand et suprême jugement de Dieu.) où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et sortiront.» (Ibid. V, 28.) Il ne dit pas, comme au sujet de la première résurrection : « Et ceux qui l'auront entendue vivront. » Car tous ne vivront pas alors, de cette vie du moins qui en mérite seule le nom, parce qu'elle est bienheureuse; et toutefois, sans une certaine vie, ils ne sauraient entendre, ni sortir de leurs tombeaux à la resurrection de leur chair. Or, il nous apprend pourquoi tous ne vivront pas : Ceux qui ont fait le bien, ajoute‑t‑il, sortiront pour ressusciter à la vie; voila ceux qui vivront : mais ceux qui ont fait le mal, ressusciteront pour le jugement; et ceux‑là ne vivront pas, car ils mourront de la seconde mort; ils ont fait le mal, puisqu'ils ont mal vécu ; et ils ont mal vécu, puisqu'ils ne sont pas ressuscités à la première résurrection, à la résurrection des âmes, qui a lieu présentement; ou s'ils sont ressuscités, ils n'ont pas persévéré jusqu'à la fin. Ainsi donc, comme il y a deux régénérations : l'une selon la foi, qui s'accomplit maintenant par le baptème ; l'autre selon la chair, qui saccomplira au dernier jugement, par l'incorruptibilité et l’immortalité; ainsi il y a deux résurrections: l'une, celle des âmes, qui s'accomplit d'abord et dans le temps présent, pour préserver les âmes de la seconde mort; l'autre, celle des corps, non des âmes, qui s'accomplira ensuite, non pas en ce temps, mais à la fin du siècle, au dernier jugement, dont la sentence enverra ceux‑ci dans la seconde mort, ceux‑là dans la vie qui ne connaît point de mort.

 

CHAPITRE VII.

 

De ce qui est écrit dans l'Apocalypse de saint Jean, par rapport aux deux résurrections et aux mille ans. Quel sens on peut donner à ce passage.

 

1. Le même évangéliste, saint Jean, dans son Apocalypse, parle de ces deux résurrections. Mais plusieurs des nôtres, faute de comprendre son mystérieux langage sur la première résurrection, l’ont traduit en fables ridicules. Voici ce que dit l'apôtre saint Jean dans son livre : « Et je vis descendre du ciel un ange qui avait la clef de l'abîme et une chaîne dans sa main; et

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il saisit le dragon, l'antique serpent, appelé aussi le Diable et Satan, et il le lia pour mille ans, et il le précipita dans l'abîme; et il ferma et scella sur lui l'abîme, afin qu'il ne séduisit plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans fussent passés; après quoi il doit être délié pour peu de temps. Et je vis des trônes, et plusieurs y prirent place, et la puissance de juger leur fut donnée. Et les âmes de ceux qui ont été tués pour avoir rendu témoignage à Jésus et à la parole de Dieu, et ceux qui n'ont point adoré la bête ni son image, qui n'ont point été marqués de son sceau sur le front ou dans la main, régnèrent mille ans avec Jésus. Les autres n'ont point vécu jusqu'à la fin des mille ans. Voilà la première résurrection. Heureux et saint, celui qui participe à cette première résurrection. La seconde mort n'aura point d'empire sur eux; mais ils seront prêtres de Dieu et du Christ, et ils règneront mille ans avec lui. » (Apoc. xx, 1, etc.) Ceux qui, par suite de ces paroles, ont pu croire que la première résurrection serait corporelle, se sont laissés suprendre principalement par ce chiffre de mille ans, comme si ce temps devait être pour les saints le sabbat nouveau, un saint repos après les labeurs de six mille ans, écoulés depuis la création de l'homme et son exil du paradis dont, en punition du grand crime, il échangera les joies contre les chagrins de cette misérable vie; alors, selon qu'il est écrit : « Devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour; » (11. Pierre, 111, 8) six mille ans étant passés camme six jours, les derniers mille ans seraient comme le septième jour, jour du sabbat, ou sabbat des saints, qui ressusciteraient pour le célébrer. Cette opinion serait presque tolérable, si la présence du Seigneur devait donner à ce sabbat des saints quelques délices spirituelles. J'avais même autrefois adopté ce sentiment. Mais comme on prétend que les loisirs sans fin des ressuscités se passeront en festins charnels, où non‑seulement on ne gardera aucune mesure, mais où les orgies païennes seront dépassées, cette opinion ne saurait plus convenir qu'aux gens charnels. Les hommes spirituels appellent ceux qui la partagent chiliastas mot grec que l'on peut traduire littéralement par Millénaires.

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Il serait long de les réfuter en détail, il vaut mieux montrer quel est le sens de ce passage de l'Écriture.

 

2. Notre‑Seigneur Jésus‑Christ dit lui-même : « Personne ne peut entrer dans la maison du fort et lui enlever ses vases, s'il n'a auparavant lié le fort. » (Marc. III, 27.) Par le fort il veut faire entendre le diable, qui a pu tenir le genre humain captif; par les vases qu'il devait lui enlever, ses fidèles futurs, que l'ennemi retenait dans les liens du crime et de l'impiété. Pour lier ce fort, l'apôtre, dans l'Apocalypse, vit donc un ange descendre du ciel, ayant la clef de l'abîme et une chaîne dans sa main. Et il saisit le dragon, cet antique serpent, appelé aussi le diable et Satan, et il le lia pour mille ans (Apoc. xx, 1); c'est‑à‑dire qu'il l'empêcha de séduire et de dominer ses élus, en enchainant sa puissance. Quant aux mille ans, on peut je crois, les entendre de deux manières : ou ceci se passe aux derniers mille ans, c'est‑à‑dire aux sixième millénaire, comme au sixième jour, dont la dernière révolution s'accomplit maintenant pour être suivie du sabbat qui n'aura pas de soir, ou de l'éternel repos des saints; et alors, c'est la dernière partie de ce jour millénaire qui doit durer jusqu'à la fin du siècle, que l'Écriture appelle mille ans, prenant, d'après une figure usitée, la partie pour le tout; ou bien par ce nombre, elle entend toutes les années de ce siècle, afin de représenter avec un nombre parfait la plénitude des temps. Car le nombre mille est le carré solide de dix; dix multipliés dix fois font cent, figure carrée, mais plane; «pour l'élever en hauteur et la rendre solide, il faut encore multiplier cent par dix, ce qui fait mille. Et si cent désigne quelquefois l’universalité des nombres, puisque Notre-Seigneur permet à celui qui abandonne tout pour le suivre, que dès cette vie il recevra le centuple (Matth. xix, 29, Marc. x, 30), parole que l'Apôtre semble expliquer ainsi : comme n'ayant rien, et possédant tout (II Cor. VI, 10); car il avait été dit bien auparavant (Prov. xvii): « Le monde entier est le trésor de l'homme fidèle,» combien plus cette universalité des nombres sera‑t‑elle figurée par le nombre mille, qui est le solide du carré de dix? Aussi on ne saurait donner un meilleur sens à ces paroles du psaume : « Il s'est souvenu dans le cours des

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siècles de son alliance et de la promesse qu'il a faite pour mille générations, » (Ps. CIV, 8), c'est‑à‑dire pour toutes les générations.

 

3. Et il précipite dans 1'abime. Cet abîme, où le diable est jeté, figure la multitude des impies dont les cœurs sont remplis d'une profonde malice contre l'Église de Dieu; non que le diable n'y fut déjà, mais alors, banni du milieu des fidèles, il entre dans une possession plus complète des impies. Car il est encore davantage sous l'empire du démon, celui qui, après s'être éloigné de Dieu, poursuit ses serviteurs d'une haine toute gratuite. Et il ferma et scella sur lui l'abîme, afin qu'il ne séduisît plus les nations jusqu'à ce que les mille ans fussent passés. Il ferma c'est‑à‑dire il lui ôta toute possibilité de sortir, ou d'enfreindre sa défense; le mot ajouté : il scella, me paraît une déclaration de la volonté divine de dérober à notre connaissance ceux qui appartiennent ou qui n'appartiennent pas au démon. C'est là, en effet, un mystère impénétrable durant cette vie : on ne sait si celui qui parait debout ne tombera point, et si celui qui paraît tombé ne se relèvera point. Or, le diable est lié et enchaîné dans sa prison, pour l'empêcher de poursuivre son métier de séducteur parmi les nations qui appartiennent au Christ, et qu'il dominait autrefois. Car, selon la parole de l'Apôtre, Dieu a choisi ces nations, avant le commencement du monde, pour les arracher à la puissance des ténèbres et les transférer dans le royaume du Fils de sa charité. (Eph. I, 4, Col. 1, 13.) Et quel fidèle peut ignorer que, maintenant encore, il séduise les nations non prédestinées à la vie éternelle et qu'il les entraîne avec lui dans d'éternels supplices? Que l'on ne s'étonne donc pas si souvent il séduit ceux mêmes qui, régénérés en Jésus‑Christ, marchent dans les voies de Dieu. Car le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (11. Tim., 11, 19); et de ceux‑là, il n'en séduit aucun jusqu'à le perdre dans la damnation éternelle. Le Seigneur les connaît, comme Dieu, et pour lui l'avenir n'a pas de secrets; ce n'est pas comme l'homme qui ne voit que l'homme présent, (s'il voit toutefois celui dont il ne voit pas le coeur), sans savoir ce qu'il sera plus tard, et qui ne se voit pas lui‑même. Ainsi le diable est lié et enfermé dans l'abîme, afin qu'il ne séduise plus les nations dont se compose l'Église, nations qu'il dominait par ses séductions avant la naissance de l'Église. Et il n'est pas dit, afin qu'il ne séduise plus personne, mais afin qu'il ne séduise plus les nations, sous le nom des-

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quelles il a sans doute voulu faire entendre l'Église; jusqu'à ce que les mille ans fussent passés, c'est‑à‑dire jusqu'à l'expiration du sixième jour millénaire, ou jusqu'à la fin de toutes les années que ce siècle doit parcourir.

 

4. Il ne faut pas non plus entendre ces paroles : « afin qu'il ne séduise plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans soient terminés, » comme s'il devait ensuite séduire les seules nations dont se compose l’Église prédestinée, quand, pour l'affranchir de ses séductions, il fut chargé de chaînes et enfermé. Mais, ou cette locution, assez en usage dans l'Écriture, a le même sens que dans ce verset du psaume : « Ainsi nos yeux sont fixés vers le Seigneur notre Dieu, jusqu'à ce qu'il ait pitié de nous; » (Ps. cxxii, 212) car, lorsque le Seigneur aura exercé sa miséricorde, ses serviteurs ne cesseront pas pour cela de tourner leurs yeux vers lui; ou bien, tel est l'ordre de ces paroles : (( Et il ferma, et il scella l'abîme sur lui, jusqu'à ce que les mille ans fussent passés; « quant à la phrase incidente : « afin qu'il ne séduisit plus les nations, » il faut la dégager de l'ensemble et l'entendre à part, comme si elle venait à la suite de la phrase qui alors serait ainsi conçue: « Et il ferma et scella l'abîme sur lui jusqu'à ce que les mille ans fusssent passés, afin qu'il ne séduisît plus les nations; ou encore : afin qu'il ne séduise plus les nations, l'abîme est fermé jusqu'à ce que les mille ans soient passés.

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