La Trinité 41

Daras tome 27

p. 555

CHAPITRE XXVII.

 

Réponse suffisant pour le moment à résoudre la question de savoir pourquoi le Saint‑Esprit n'est point engendré et pourquoi le Père seul est appelé inengendré.

 

48. Mais parce que dans cette Trinité coéter-

=================================

 

p556 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

nelle, égale, incorporelle, ineffablement im­muable et indivisible, il est très‑difficile de distinguer la génération de la procession, qu'il suffise, en attendant, à ceux qui ne peuvent aller plus loin, de ce que nous avons dit sur ce sujet dans un sermon destiné aux oreilles des fidèles. (V. Traité XCIX sur saint Jean, 3.) En effet, après avoir entre autres choses enseigné, par les textes des saintes Ecritures, que l'Esprit saint procède de l'une et de l'autre personne, je disais : si le Saint‑Esprit procède du Père et du Fils, pourquoi le Fils a‑t‑il dit : «Il procède du Père? » (Jean, VII, 16.) Pourquoi, pensez‑vous qu'il ait parlé ainsi, sinon parce que de même qu'il a l'habitude de lui rapporter ce qui est à lui, il lui rapporte aussi ce dont il est lui‑même? De là vient qu'il dit : « Ma doctrine n'est point ma doctrine, mais c'est la doctrine de celui qui m'a envoyé. » (Jean, VII, 16.) Si donc, en cet endroit, on entend sa doctrine à lui par cette doctrine qu'il déclare cependant n'être pas sienne mais être la doctrine de son Père, à combien plus forte raison doit‑il être entendu que le Saint‑Esprit procède également de lui, dans le passage où il dit: «Il procède du Père,» mais sans dire pourtant il ne procède point de moi? C'est de celui de qui « le Fils tient d'être Dieu, car il est Dieu de Dieu, qu'il tient aussi que le Saint‑Esprit procède de lui, et par con­séquent, c'est aussi du Père que le Saint‑Esprit tient de procéder du Fils comme il procéde du Père. Et là nous comprenons, autant qu'il est possible à des êtres tels que nous, pourquoi on ne dit pas du Saint‑Esprit qu'il est né, mais plutôt qu'il procède; attendu que si le Saint-Esprit était aussi appelé Fils, il serait le fils des deux autres personnes, ce qui est on ne peut plus absurde, attendu qu'il ne peut y avoir de fils de deux êtres que s'ils sont père et mère et le ciel nous garde de soupçonner jamais rien de pareil entre Dieu le Père et Dieu le Fils. Quant aux enfants des hommes, ils ne procèdent pas non plus en même temps de leur père et de leur mère, mais quand ils procèdent du père dans la mère, ils ne procèdent point alors de la mère, et quand ils procèdent de la mère au jour qui nous éclaire, ils ne procèdent plus alors du père. Or, l'Esprit saint ne procède pas du Père dans le Fils, ni du Fils à la créature pour la sanctifier, mais il procède en même temps du père et du Fils, bien que le Père ait donné au Fils que le Saint‑Esprit procède aussi bien de lui, qu'il procède du Père. Nous ne pouvons pas dire, en effet, que le Saint‑Esprit n'est point la vie, quand le Père est la vie et le Fils aussi la vie (Jean V, 26), et par conséquent, de même que le Père qui a la vie en soi, a donné aussi au Fils d'avoir la vie également en soi, ainsi lui a‑t‑il donné que la vie procédât de lui, comme elle procède du Père. J'ai rapporté ici ces pa-

=================================

 

p557 LIVRE XV. ‑ CHAPITRE XXVII.        

 

roles de mon sermon dans lequel je m'adressais non à des hommes qui n'avaient point la foi, mais à des personnes qui en étaient douées.

 

49. Mais pourquoi ceux qui ne sont point capables de contempler cette image et de voir combien vraies sont toutes ces choses qui se trouvent dans notre âme, c'est‑à‑dire, comment les trois facultés dont j'ai parlé ne font point trois personnes, mais une seule personn, la personne de l'homme à qui elles appartiennent ne s'en rapportent‑ils point, au sujet de cette suprême Trinité qui est Dieu, à ce qu'on en trouve dans les livres sacrés, plutôt que d'en demander une raison très‑claire que l'âme de l'homme, à cause de sa pesanteur et de sa faiblesse ne peut comprendre? Certainement s'ils s'en rapportaient sans hésiter aux saintes Ecritures, comme à des témoins très‑véridiques, ils feraient si bien, à force de prières, de recherches et de sainte vie, qu'ils arriveraient à comprendre, c'est‑à‑dire, à voir des yeux de l'âme, autant qu'il est possible, ce qu'ils tiennent de foi. Qui pourrait empêcher cela, ou plutôt qui pourrait ne point engager à cela? S'ils pensent devoir nier ces choses parce qu'ils ne peuvent les voir des yeux aveugles de leur esprit, les aveugles de naissance devraient nier également l'existence du soleil. La lumière luit donc dans les ténèbres (Jean, I, 5), si les té­nèbres ne la reçoivent point, qu'elles commencent par être illuminées par le don de Dieu, pour être fidèles et deviennent elles‑mêmes lumière, en comparaison des infidèles, et puis, après avoir commencé par poser ce fondement, qu'elles s'élèvent pour voir ce qu'elles croient et elles le pourront voir un jour. Il y a des choses que nous croyons et qui sont telles qu'elles ne sauraient être vues : en effet, on ne verra plus jamais le Christ attaché à la croix; mais si on ne croit que cela s'est fait et a été vu, de sorte qu'on ne peut plus espérer ni que ce sera de nouveau ni qu'on le reverra, on ne saurait parvenir au Christ tel qu'on doit le voir sans fin. Mais pour ce qui se rapporte à cette nature suprême, ineffable, incorporelle et immuable qu'on ne peut voir d'une certaine façon que des yeux de l'intelligence, jamais l'œil de l'âme ne s'exercera mieux à la voir, sous la conduite de la foi seulement, que dans ce que l'homme même a, dans sa nature, de meilleur que les autres êtres animés, de meilleur même que les autres parties de son âme, je veux dire dans son esprit, à qui a été départie une certaine vue des choses invisibles, et à qui aussi dans l'espèce de lieu supérieur et intérieur où il préside avec honneur, tous les sens du corps rapportent tout ce dont il doit juger; qui enfin ne connait point de supérieur à la conduite de qui il doive se soumettre, si ce n'est Dieu.

=================================

 

p558 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

                                 

50. Mais dans toutes les choses que j'ai dites jusqu'à présent, je n'ose me flatter d'avoir rien dit qui fût digne de cette ineffable Trinité, je dois bien plutôt reconnaître que j'ai été bien faible dans l'admirable connaissance de cette Trinité, et que je n'ai pu m'élever jusqu'à elle. (Ps. CXXXVIII, 6.) 0 vous, mon âme, où vous sentez‑vous être, où êtes‑vous, où vous tenez-­vous, jusqu'à ce que toutes vos langueurs soient guéries (Ps. CII, 3), par celui qui s'est montré propice à toutes vos iniquités? Sans doute vous reconnaissez que vous êtes dans cette hôtel­lerie où le Samaritain a conduit celui qu'il a trouvé laissé à demi‑mort par les blessures que les voleurs lui avaient faites. (Luc, X, 33.) Et cependant, vous avez vu bien des vérités, non point de ces yeux qui distinguent les objets corporels avec leur couleur, mais de ceux dont parlait celui qui, dans sa prière, s'écriait: «Que mes yeux voient la justice. » (Ps. XVI, 2.) Vous avez donc vu bien des vérités et vous les avez discernées de la lumière dont les rayons brillant à vos yeux, vous les ont fait apercevoir; levez les yeux vers cette lumière même, et arrêtez‑les sur elle, si vous le pouvez. C'est ainsi, en effet, que vous verrez ce qui sépare la nativité du Verbe de Dieu de la procession du Don de Dieu et a fait dire au Fils unique, non pas que le Saint‑Esprit est né du Père, car en ce cas il eût été son frère, mais qu'il procède du Père. Aussi, bien que le Saint‑Esprit soit une sorte de lien consubstantiel et commun entre le Père et le Fils, n'a‑t‑il point été appelé le Fils, mais l'Esprit de l'un et de l'autre? Mais vous ne pouvez arrêter vos yeux sur ce point et voir cela clairement et distinctement, ô mon âme, vous ne le pouvez, je le sais; mais je vous dis, je me dis à moi‑même : je sais ce que je ne puis faire. Cependant ce regard vous a montré en vous‑même trois facultés dans lesquelles vous pouvez reconnaître une image de cette Trinité que vous ne sauriez contempler d'un regard ferme et assuré; il vous a fait voir qu'il y a un vrai verbe en vous, quand il naît de votre science, c'est‑à‑dire, quand nous nous disons ce que nous savons, bien que nous n'articulions alors ou que nous n'ayons même dans la pensée aucun mot d'une langue parlée par les hommes, mais par le seul fait que notre pensée se forme de ce que nous savons, et qu'il y a dans la vue de la pensée une image très‑ressemblante de celle que contenait notre mémoire, la volonté ou l'amour, venant troisième unir les deux premières qui sont comme le Père et le Fils. Que la volonté de son côté procède de la pensée, car nul ne veut une chose dont il ignore l'existence ou dont il ne sait ce que c'est, et que pourtant, cette volonté ne soit point une image de la

=================================

 

p559 LIVRE XV. ‑ CHAPITRE XXVIII.      

 

pensée, ce qui nous donne, dans cette chose accessible à l'intelligence, une idée de la différence qu'il y a entre nativité et procession, attendu que ce n'est point la même chose de voir par la pensée et de désirer, non plus que de jouir par la volonté; c'est ce que voit et distingue quiconque le peut faire. Vous l'avez pu, vous aussi, ô mon âme, bien que vous ayez été et que vous soyez encore incapable d'expliquer, dans un langage suffisant, ce que vous avez à peine entrevu dans les nuages des similitudes corporelles qui ne cessent de se présenter à la pensée des hommes. Mais cette lumière qui n'est point ce que vous êtes, vous, ô mon âme, vous a fait voir que autre chose sont ces ressemblances corporelles d'objets corporels, autre chose la vérité que nous contemplons des yeux de l'intelligence après avoir écarté ces images; ces choses et d'autres également vraies, c'est cette lumière qui vous les a fait apercevoir de vos yeux intérieurs. Qu'est‑ce donc qui vous empêche de fixer vos regards sur cette lumière et de la contempler, si ce n'est votre faiblesse? Et d'où vient‑elle cette faiblesse, sinon de votre iniquité? Qui donc vous guérira de toutes vos langueurs si ce n'est celui qui s'est fait indulgent pour toutes vos iniquités? Terminons donc enfin ici ce livre plutôt par une prière que par la dispute.

 

CHAPITRE XXVIII.

 

Conclusion de ce livre par une prière et par une excuse de sa longueur.

 

51. Seigneur notre Dieu, nous croyons en vous, Père Fils et Saint‑Esprit; car la vérité n'aurait point dit : « Allez, baptisez toutes les nations, au nom du Père, et du Fils et du Saint‑Esprit, » (Matth., XXVIII, 20) si vous n'étiez Trinité, et le Seigneur ne nous aurait point ordonné de nous faire baptiser au nom d'un être qui n'eût point été le Seigneur Dieu. Il ne nous serait point dit non plus, de votre bouche même : « Ecoutez, Israël, le Seigneur votre Dieu est un, » (Deut., VI, 4) si vous n'étiez Trinité en même temps que vous n'êtes qu'un seul Seigneur Dieu. Et si vous étiez vous‑même Dieu le Père, en même temps que vous seriez Jésus‑Christ votre Fils et votre Verbe, et votre propre Don le Saint‑Esprit, nous ne lirions point dans le livre de la Vérité : « Dieu a envoyé son Fils. » (Gal., V, 4.) Et vous, ô Fils unique, vous n'auriez pas dit, en parlant du SaintEsprit : «Mon Père vous l'enverra en mon nom , » (Jean, III, 17) et ailleurs : « Je vous l'enverrai de la part de mon Père. » (Jean, XV, 26.) Dirigeant toute mon attention vers cette règle de la foi, autant que je l'ai pu, et

=================================

 

p560 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

autant que vous m'en avez donné la force, je vous ai cherché et j'ai désiré voir des yeux de l'intelligence ce que j'ai cru; j'ai beaucoup travaillé, beaucoup discuté. Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exaucez‑moi, de peur que je ne me fatigue et que je ne veuille plus vous chercher, mais au contraire que je cherche ardemment votre face. (Ps. CIV, 4.) Donnez‑moi des forces pour vous chercher, vous qui m'avez fait vous trouver et qui m'avez donné l'espérance de vous trouver tous les jours davantage. Ma force et ma faiblesse sont en votre présence, soutenez l'une, guérissez l'autre. Devant vous sont aussi ma science et mon ignorance, recevez‑moi quand j'entrerai là où vous m'avez ouvert la porte, et ouvrez‑moi celle que vous me tenez encore fermée et à laquelle je frappe. Que je me souvienne de vous, que je vous comprenne, que je vous aime. Augmentez ces trois choses en moi en attendant que vous me reformiez tout entier. Je sais qu'il est écrit : « Dans les longs discours on ne peut échapper au péché; » (Prov., X, 19) mais plaise à vous, que je ne parle que pour prêcher votre parole, et que pour dire vos louanges; alors non‑seulement j'échapperai au péché, mais j'acquerrai de solides mérites, quelques nombreux discours que je fasse en ce cas. Car un homme qui est devenu bienheureux par vous, n'aurait point ordonné un péché à un frère, à son fils dans la foi, en lui disant dans une de ses épltres : « Annoncez la parole de Dieu, pressez les hommes à temps et à contre‑temps. » (II Tim., IV, 2.) Dira‑t‑on que celui qui annonçait non‑seulement à temps mais à contre‑temps votre parole, ne parle pas beaucoup, Seigneur? Mais ce n'était point beaucoup, parce qu'il fallait qu'il parlât autant. Délivrez‑moi, ô mon Dieu, des longs discours que je souffre au dedans de moi, dans ma malheureuse âme qui se tient en votre présence, et qui a recours à votre miséricorde; car si ma langue garde le silence, mes pensées ne font point de même. Encore si je n'avais de pensées que celles qui vous plaisent, je ne vous prierais point alors de me délivrer de ces longs discours; mais il y a beaucoup de mes pensées qui sont, vous les connaissez, des pensées comme en ont les hommes, des pensées vaines par conséquent. (Ps. CXIII, 11.) Accordez‑moi la grâce de ne point y consentir, et si quelquefois elles me charment, faites que je ne laisse point de les réprouver et ne permettez pas que je m'y arrête, que je m'y endorme en quelque sorte. C'est peu, pour moi, qu'il n'en passe jamais rien dans mes actes, mais il faut que, par votre protection, ma science au moins et ma conscience en soient pures. Un sage a dit, en parlant de vous, dans son livre ayant pour titre particulier l'Ecclésiastique : « Nous multiplions les discours et nous n'arrivons pas à dire ce que nous vou-

=================================

 

p561  LIVRE XV. ‑ CHAPITRE XXVIII

 

long, mais l'abrégé de tout, c'est lui. » (Eccli., Cor.,XLIII, 29.) Quand nous serons parvenus à vous, « tous ces discours que nous multiplions sans jamais arriver à dire ce que nous voulons, » prendront fin; vous resterez seul pour être tout en tous et nous n'aurons plus qu'un mot sur les lèvres, sans fin, ne louant plus que vous seul, et étant devenus nous‑mêmes un avec vous. (I XV, 28.) Seigneur, Dieu unique, Dieu Trinité, si j'ai dit, dans ces livres, quelque chose que j'aie puisé en vous, que tous ceux qui sont à vous le reconnaissent, mais si j'y ai mis du mien, pardonnez‑le‑moi, et que les vôtres me le pardonnent aussi. Amen.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon