La Cité de Dieu 19

tome 23 p. 619

 

CHAPITRE XIV.

 

Qu'il faut s'efforcer de surmonter la vaine gloire, parce que toute la gloire des justes repose en Dieu.

 

   Il vaut sans doute mieux résister à cette passion que de s'y laisser aller. Car on est d'autant plus semblable à Dieu qu'on est plus exempt de ce vice. Il est vrai qu'en cette vie il n'est pas possible de le déraciner entièrement du cœur de l'homme, parce qu'il ne cesse de tenter même les meilleures âmes. Cherchons au moins à surmonter la passion de la gloire par l'amour de la

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justice; et si certaines choses, qui tombent sous le mépris du monde, sont bonnes et saintes, quand même l'amour de la gloire humaine en rougirait, qu'il cède à l'amour de la vérité. Car, lorsque l'amour de la gloire l'emporte dans un cœur sur la crainte ou l'amour de Dieu, c'est un vice si contraire à la vraie foi que le Seigneur a dit : «Comment pouvez‑vous croire, vous qui attendez de la gloire les uns des autres, et qui ne recherchez point celle qui vient de Dieu seul? » (Jean, v, 44.) Et, en parlant de ceux qui croyaient en Jésus‑Christ, et qui craignaient de faire profession publique de leur foi, le même évangéliste dit : « Ils ont préféré la gloire des hommes à celle de Dieu. » (Jean, xii, 43.) Ce n'est pas ainsi qu'ont agi les apôtres; ils prêchaient le nom du Seigneur Jésus, non‑seulement dans les lieux où il était rejeté, et où, comme parle Cicéron, personne n'aurait osé le relever du mépris public, mais encore où il était l'objet de la haine la plus profonde, se rappelant ce qu'ils avaient entendu dire à leur bon maître, qui était en même temps le divin médecin des âmes : « Si quelqu'un me renie devant les hommes, je le renierai devant mon Père, qui est dans les cieux et devant les anges de Dieu. » (Matth., x, 33 ; Luc, xii, 9.) Aussi les malédictions et les opprobres, les plus violentes persécutions et les plus cruels supplices ne purent les détourner d'annoncer l'Evangile du salut, malgré tous les frémissements des aversions humaines. Et quand, par leurs oeuvres, leurs paroles et leur vie vraiment divines, ils eurent triomphé de la dureté des cœurs, introduit sur la terre la paix de la justice, et acquis la plus grande gloire dans l’Eglise du Christ, ils ne se reposèrent pas dans ces victoires, comme dans le but final de leur vertu; mais ils les rapportèrent à la gloire de Dieu qui, par sa grâce, avait opéré tant de prodiges, et ils enflammaient du même amour divin ceux dont ils étaient chargés, afin que Dieu les fit tels qu'ils étaient eux‑mêmes. Car le divin Maître leur avait appris à ne pas être vertueux pour la vaine gloire, lorsqu'il leur disait : «Prenez garde de faire vos bonnes oeuvres devant les hommes, afin d'en être vus; autrement, vous ne recevriez pas de récompense de votre Père qui est dans les cieux. » (Matth., VI, 1.) Mais, d'un autre côté, dans la

crainte qu'ils ne prissent mal ce qu'il leur disait, et que leurs vertus cachées fussent moins utiles, il leur apprend pour quelle fin ils devaient se faire connaître : « Que,vos œuvres, dit‑il, brillent devant les hommes, afin qu'ils voient le bien que vous faites, et glorifient votre Père qui est dans les cieux. » (Matth., v, 16.) Ce n'est donc pas afin qu'ils vous voient, c'est-à‑dire afin qu'ils s'attachent à vous par l'estime

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qu'ils auront conçue de votre manière d'agir, car vous n'êtes rien de vous‑mêmes, « mais afin qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux,» et que, convertis à lui, ils deviennent, par sa grâce, ce que vous êtes. C'est bien là ce qu'ont pratiqué les martyrs, qui ont autant surpassé par leur nombre, que par leur vertu et leur véritable piété, les Scévola, les Curtius et les Décius; car ils ne se donnaient pas eux‑mêmes la mort, mais ils la recevaient avec courage, comme ils supportaient patiemment les souffrances qu'on leur faisait endurer. Quant à ceux‑là, citoyens de la Cité terrestre, comme ils ne se proposaient d'autre but, dans les services qu'ils rendaient à leur patrie, que son salut et sa grandeur; qu'ils n'envisageaient pas le royaume du ciel, mais celui de la terre; qu'ils n'avaient point en vue la vie éternelle, mais cette vie qui finit aujourd’hui pour les uns, et qui finira demain pour les autres; qu'eussent‑ils aimé, sinon la gloire, au moyen de laquelle ils espéraient revivre pour l'admiration de la postérité?

 

CHAPITRE XV.

 

De la récompense temporelle que Dieu accorde aux vertus morales des Romains.

 

   Si donc, à ceux que Dieu ne devait pas admettre à la vie éternelle avec ses saints anges dans la Cité céleste, où conduit la véritable piété qui ne rend le culte religieux, que les Grecs appellent latrie, qu'au seul vrai Dieu; si, dis‑je, il ne leur eût accordé cette gloire terrestre d'un empire très‑florissant, les bonnes actions, les vertus par lesquelles ils s'efforçaient d'acquérir cette gloire, seraient demeurées sans récompense. Cependant, c'est de ceux qui font le bien pour être estimés des hommes, que le Seigneur a dit : « En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. » (Matth., VI, 2.) Il est vrai qu'ils ont sacrifié leurs fortunes particulières pour le bien de l'Etat et pour augmenter les revenus du trésor public, qu'ils ont résisté à l'avarice, qu'ils ont pourvu au salut de la patrie par des conseils désintéressés, qu'ils n'étaient pas enclins à la débauche et qu'ils n'ont commis aucun des crimes prévus par leurs lois; mais ils n'ont pratiqué toutes ces vertus que comme la véritable voie qui pouvait les conduire aux honneurs, à l'autorité suprême, à la gloire. Aussi ils ont été honorés chez presque toutes les nations; ils ont imposé les lois de leur empire à beaucoup de peuples, et aujourd'hui encore l'histoire porte leur renommée dans presque toutes les parties de la terre. Ils n'ont pas sujet de se plaindre de la justice du Dieu souverain et véritable. Ils ont reçu leur récompense.

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CHAPITRE XVI.

 

De la récompense des saints, qui sont les citoyens de la Cité éternelle; que les exemples des vertus pratiquées par les Romains leur ont été utiles.

 

Mais elle est bien supérieure la récompense des saints qui souffrent ici‑bas pour la Cité de Dieu, qui est méprisée par les amateurs de ce monde. Cette Cité est éternelle; là, personne ne naît, parce que personne ne meurt. Là, est la véritable et parfaite félicité, qui n'est pas une déesse, mais un don de Dieu. C'est de là que nous avons reçu le gage de la foi, qui nous fait soupirer, pendant tout le temps que dure notre pèlerinage, après les beautés de la patrie. Là, le soleil ne se lève point sur les bons et sur les méchants (Matth., v, 45), mais le soleil de justice éclaire seulement les bons. Là on ne sera plus en peine d'enrichir le trésor public aux dépens des particuliers, puisque le trésor de la vérité est le partage de tous. Aussi, ce n'est pas seulement pour récompenser les vertus des Romains que leur empire est devenu si glorieux; non, c'était encore pour servir d'exemple aux citoyens de l'éternelle Cité, pendant leur pèlerinage ici‑bas, et leur faire considérer sagement quel amour doit les embraser pour la patrie céleste, pour la vie éternelle qui les y attend, puisque la Cité terrestre a été tant aimée de ses citoyens pour une gloire passagère.

 

CHAPITRE XVII.

 

Quel fruit les Romains ont retiré de leurs guerres, et quel bien ils ont procuré aux peuples dont ils ont été les vainqueurs.

 

  1. Quant à ce qui regarde cette vie mortelle, qui dure si peu, qu'importe à l'homme qui doit mourir le gouvernement sous lequel il passera sa vie; pourvu que ceux qui lui commandent ne le forcent pas à faire des choses injustes et impies? Les Romains ont‑ils nui autrement aux nations, qu'ils ont soumises à leurs lois, qu'en faisant verser le sang dans des guerres cruelles? S'ils eussent pu les assujettir à leur empire, de leur plein consentement, le succès eût été meilleur; mais ils n'auraient pas eu les honneurs de la victoire. Les Romains vivaient cependant sous les lois qu'ils imposaient aux autres. Si donc cela se fût fait sans le concours de Mars et de Bellone, c'est‑à‑dire sans victoire, puisqu'il n'y aurait point eu de combat, est‑ce que la condition des Romains et des autres peuples n'aurait pas été absolument la même ? Surtout, si l'on eût fait d'abord ce qu'on accorda plus tard très‑facilement et très‑gracieusement; c'est‑à‑dire si l'on eût donné le droit de citoyen romain à tous les sujets de l'empire, en sorte que ce qui était auparavant le privilége de quelques‑uns, eût été le partage de tous, à la condition toutefois que les

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malheureux qui n'auraient point eu de terres pour leur subsistance eussent été nourris aux dépens du public. Certes, de bons administrateurs de la république eussent perçu ces droits alimentaires avec plus de satisfaction du consentement volontaire des peuples soumis, qu'en les exigeant des vaincus par la violence.

 

   2. Je ne vois point du tout, en effet, en quoi le salut public, les bonnes mœurs, ni même les dignités de l'Etat, sont intéressés à ce que les uns soient vainqueurs et les autres vaincus. Il n'y a que le vain éclat de la gloire humaine qui y trouve son compte; ça été, du reste, la récompense de ceux qui ont brigué cette faveur, et qui ont entrepris, pour arriver à ce but, des guerres désastreuses. Est‑ce que leurs terres ne paient plus d'impôts? Est‑ce qu'il leur est permis d'apprendre ce qui n'est pas permis à d'autres? Est-ce qu'il n'y a pas aussi beaucoup de sénateurs dans des contrées qui ne connaissent Rome que de nom? Otez la vaine gloire, que sont tous les hommes, sinon des hommes comme les autres? Et, quand même la perversité du siècle souffrirait que les hommes les plus vertueux fussent les plus considérés, devrait‑on faire tant de cas de l'honneur humain, qui n'est qu'une fumée légère? Mais encore ici, profitons du bienfait de la grâce divine. Considérons combien ceux qui ont mérité la gloire humaine, comme récompense de leurs vertus, ont méprisé de plaisirs, enduré de travaux, dompté de passions. Et que cela serve au moins à humilier notre orgueil, puisque cette Cité sainte, où nous espérons régner un jour, est autant au‑dessus de celle d'ici‑bas que le ciel est au‑dessus de la terre, la vie éternelle au-dessus des joies du temps, la gloire solide au-dessus des vaines louanges, la société des anges au‑dessus de celle de pauvres mortels, la lumière de celui qui a fait le soleil et la lune audessus de la lumière du soleil et de la lune. Comment les citoyens d'une si belle patrie peuvent-ils croire qu'ils ont fait quelque chose de grand, quand, pour l'acquérir, ils ont pratiqué quelques bonnes oeuvres ou souffert quelques maux, tandis que, pour la patrie terrestre, dont ils étaient déjà en possession, ceux‑là ont tant fait et tant souffert? Surtout, si on considère que la rémission des péchés, qui rassemble tous les citoyens de la patrie éternelle, est comme figurée par cet asile de Romulus, où l'impunité du crime rassemblait la multitude des coupables qui ont fondé la ville de Rome.

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CHAPITRE XVIII.

 

Combien les chrétiens doivent éviter de se glorifier, s'ils font quelque chose par amour de la céleste patrie, quand les Romains ont tant fait pour la gloire humaine et la Cité terrestre.

 

 1. Qu'y a‑t‑il donc de si étonnant de mépriser, pour cette éternelle patrie des cieux, tous les charmes les plus séduisants du siècle, quand Brutus a pu se résoudre à faire mourir ses fils pour la patrie terrestre, sacrifice que la Cité céleste n'avait jamais exigé? Certes, il est plus difficile de donner la mort à ses enfants que de faire l'aumône aux pauvres, s'il était nécessaire pour son salut, ou d'abandonner, pour la foi et la justice, des biens qu'on amasse et qu'on conserve pour ses propres enfants. Car les biens terrestres ne nous rendent heureux ni nous, ni nos enfants, puisque nous pouvons les perdre durant le cours de notre vie, ou les laisser à notre mort à des inconnus, peut‑être à des ennemis. Dieu seul peut nous rendre heureux, parce que seul il est capable de remplir et de satisfaire véritablement nos cœurs. Mais, pour Brutus, le poète même qui le loue d'avoir fait mourir ses enfants, atteste qu'il était malheureux d'avoir agi ainsi; car il dit: «Ce père fera mourir ses fils séditieux pour venger la noble liberté, mais il sera malheureux, quel que soit le jugement de la postérité sur cette action. » (Enéide, vi.) Il ajoute quelques mots de consolation à ce père malheureux dans le vers suivant : « L'amour de la patrie et une passion insatiable de la gloire ont triomphé de la nature. » Tels sont les deux mobiles qui ont porté les Romains à des actions merveilleuses: la liberté et le désir de la gloire humaine. Si donc le désir de procurer la liberté à des hommes qui doivent bientôt mourir, et la passion de la gloire, que les mortels recherchent si avidement, ont pu décider un père à faire mourir ses enfants; quelle merveille, si, pour la véritable liberté qui nous affranchit de la servitude du péché, de la mort et du démon; si, pour satisfaire, non notre ambition, mais notre charité, en délivrant les hommes, non de la domination de Tarquin, mais de celle des démons et du prince des démons, nous ne faisons pas mourir nos enfants, mais nous mettons les pauvres de Jésus‑Christ au nombre de nos enfants ?

 

2. Si cet autre noble romain, du nom de Torquatus, fit mourir son fils, victorieux des ennemis de la patrie, parce que, contre l'ordre de son père qui commandait l'armée, il avait combattu, emporté par sa jeunesse, l'ennemi qui le provoquait et le bravait, ce père agissant

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avec tant de rigueur, craignant qu'il n'y eût plus de danger pour l'Etat, dans l'exemple de son autorité méprisée, que d'avantages dans la victoire remportée sur l'ennemi. Quel sujet auront‑ils de se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois de l'immortelle patrie, méprisent tous les biens de la terre, que l'on aime assurément moins que des enfants? Si Furius Camille, après avoir délivré son ingrate patrie du joug des Vélens, ses ennemis les plus acharnés, fut condamné à l’exil par des concitoyens jaloux, et ne laissa pas cependant de la délivrer encore des Gaulois, parce qu'il ne pouvait trouver d'autre pays où il pût vivre avec gloire. Pourquoi celui qui, dans l'Eglise de Dieu, aurait eu à supporter, de la part d'hommes ennemis, une injure atroce et infamante, se glorifierait‑il, comme d'une chose très méritoire, de n'avoir point fait cause commune avec les hérétiques, de n'avoir point suscité de nouveau schisme; mais, au contraire, d'avoir défendu de tout son pouvoir, contre la perversité des hérétiques, cette Eglise sainte; puisqu'il n'y a point d'autre société où l'on puisse, je ne dirai pas, vivre avec l'estime des hommes, mais acquérir la vie éternelle ? Si Mutius, ne pouvant tuer Porsenna comme il en avait le projet, qu'une erreur fatale l’empêcha de réaliser, pour faire la paix avec ce prince, qui tenait la ville de Rome étroitement assiégée, mit sous ses yeux sa main sur des charbons ardents, l'assurant que plusieurs comme lui avaient juré sa perte; en sorte que Personna, effrayé et de cette intrépidité et du sort qui l'attend de la part d'hommes aussi résolus, se hâte de terminer la guerre et de faire la paix avec les Romains ! Qui croira mériter le royaume des cieux, quand, pour l'obtenir, il aurait livré pour la foi, non pas seulement sa main, mais son corps tout entier aux flammes allumées par ses persécuteurs? Si Curtius tout armé se précipite avec son cheval dans un abîme pour obéir aux oracles de ses dieux, qui avaient commandé aux Romains d'y jeter ce qu'ils avaient de meilleur, croyant, d'après le sentiment qu'ils avaient de leur supériorité en hommes et en armes, que les dieux demandaient le sacrifice d'un homme armé; qui ose dire qu'il a fait quelque chose pour la patrie éternelle, pour avoir non pas recherché, mais souffert une semblable mort de la part des ennemis de sa foi, quand il a entendu de la bouche de son Seigneur, qui est aussi le roi de sa patrie, cet oracle bien plus certain : «Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent rien sur l'âme ? ï) (Matth., x, 28.) Si les Décius se dévouèrent à la mort, par un serment solennel, pour apaiser par leur dévouement la colère des dieux irrités,

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et sauver l'armée romaine ; que les saints martyrs ne s'enorgueillissent point d'avoir fait quelque chose, qui soit digne de les faire entrer en possession de cette patrie, où se trouve la vraie et éternelle félicité, et s'ils ont combattu, avec l'ardeur de la charité animée par la foi, jusqu'à l'effusion de leur sang, prouvant, comme il leur est commandé, non‑seulement leur amour vis-à‑vis de leurs frères pour qui ils le répandaient, mais encore vis‑à‑vis de leurs ennemis même qui le répandaient. Si Marcus Pulvillus, à la dédicace d'un temple en l'honneur de Jupiter, de Junon et de Minerve, méprisa tellement la fausse nouvelle de la mort de son fils qui lui fut portée par des esprits jaloux, pensant que, dans son trouble, il aurait quitté la cérémonie et aurait laissé à son collègue la gloire de cette dédicace, qu'il ordonna de laisser le cadavre sans sépulture, parce que la passion de la gloire l'emportait dans son cœur sur la douleur de la perte qu'il venait de faire; qui donc se vantera d'avoir fait quelque chose de grand pour la prédication de l'Evangile, qui délivre d'une foule d'erreurs et rassemble les citoyens de l'éternelle patrie, quand le Seigneur a dit à celui qui s'inquiétait de la sépulture de son père : « Suivez‑moi et laissez les morts ensevelir leurs morts? » (Matth., viii, 22.) Si Marcus Régulus, pour ne pas manquer à la foi jurée à de cruels ennemis, quitta Rome pour retourner chez eux, parce que, comme il l'avait dit aux Romains qui voulaient le retenir, il ne pourrait soutenir avec honneur la dignité de citoyen romain, après avoir été l'esclave des Carthaginois; si ce grand homme expie, dans de cruels supplices, le conseil qu'il avait donné au sénat romain de ne pas se soumettre à leurs exigences, quels tourments ne doit‑on pas mépriser pour garder la foi à cette patrie, dont le bonheur est la récompense même de la foi ? Ou bien, que rendons‑nous au Seigneur pour tous les biens que nous avons reçus de lui (Ps. cxv, 12), quand nous souffrons pour la foi qui lui est due, les tourments que souffrit Régulus pour celle qu'il devait aux plus perfides ennemis? De plus, comment un chrétien osera‑t‑il se vanter de la pauvreté volontaire qu'il a embrassée pour marcher d'un pas plus léger, pendant son pèlerinage, dans la voie qui mène à la patrie dont Dieu lui-même doit faire toute la richesse, quand il sait que Lucius Valérius mourut, dans son consulat, si pauvre que le peuple fut obligé de contribuer aux frais de ses funérailles; que Quintus Cincinnatus, ne possédant que quatre arpents de terre qu'il cultivait de ses propres mains, fut tiré de sa charrue pour être fait dictateur, honneur plus grand que celui de consul, et qu'après

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avoir remporté sur les ennemis de la république une victoire éclatante, il alla ensevelir sa gloire dans sa pauvreté passée? Mais, qui donc pourrait concevoir une haute opinion de sa vertu, parce qu'aucune séduction du monde n'aura pu le séparer de la société de ceux qui aspirent à la patrie éternelle, quand il voit Fabricius rejeter généreusement tous les offres de Pyrrhus, roi d'Epire, et même le quart de son royaume, pour ne pas s'éloigner de Rome, aimant mieux y demeurer pauvre et simple particulier? Car, chose bien digne de remarque, tandis que la république était riche, les particuliers étaient si pauvres que l'un d'eux, qui avait été deux fois consul, fut chassé honteusement de ce sénat d'indigents par le censeur, parce qu'on trouva chez lui dix livres pesant d'argent. Et si ces mêmes hommes, dans leur héroïque pauvreté, savaient enrichir le trésor public par leurs triomphes, est‑ce que les chrétiens qui, par un motif plus élevé, mettent tous leurs biens en commun, selon ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres (Act., 11, 25; iv, 42), afin qu'ils soient distribués à chacun suivant ses besoins, et que personne n'ait rien en propre, mais que tout soit commun entre eux, ne doivent pas comprendre qu'ils n'ont aucun sujet de se glorifier de ce qu'ils font pour être admis dans la société des anges; puisque ces hommes en ont fait presque autant pour conserver la gloire de la nation romaine?

 

   3. Ces faits et plusieurs autres, que leur histoire rapporte, nous seraient‑ils ainsi connus; la renommée les aurait‑elle publiés partout, si les brillantes prospérités de l'empire Romain n'eussent étendu au loin sa puissance? D'où il suit que cet empire, si grand par ses conquêtes et par sa durée, si illustre par les vertus de ses grands hommes, a été pour eux la récompense proportionnée à la mesure de leurs désirs. Il est pour nous un enseignement salutaire, par les exemples qui nous sont proposés; en sorte que, si nous ne pratiquons pas pour la glorieuse Cité de Dieu au moins les vertus que les anciens Romains pratiquaient pour la gloire de la Cité terrestre, nous soyons couverts de confusion; et que, si nous en pratiquons de semblables, nous n'en concevions point de vanité. Parce que, comme le dit l'Apôtre: “ Les souffrances de cette vie n'ont aucune proportion avec la gloire future qui sera révélée en nous. » (Rom., viii, 18.) Mais, quant à la gloire humaine et passagère, la vertu des Romains en parait assez digne. Aussi, le Nouveau Testament manifestant ce qui était voilé dans l'Ancien, c'est‑à‑dire que le seul vrai Dieu ne doit pas être adoré pour les biens terrestres, que sa Providence accorde indifféremment

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aux bons et aux méchants, mais pour la vie éternelle et les récompenses infinies de la Cité des élus, c'est avec justice que les Juifs déicides ont été livrés aux Romains pour servir à leur gloire; afin que ceux qui ont recherché et acquis la gloire humaine par les seules vertus morales, l'emportassent sur ceux qui ont rejeté et mis à mort par leurs crimes l'auteur de la gloire véritable, et le roi de l'éternelle Cité.

 

CHAPITRE XIX.

 

De la différence entre la passion de la gloire et celle de la domination.

 

  Il y a certainement de la différence entre l'amour de la gloire humaine et le désir de la domination. Car, bien qu'il soit pour ainsi dire naturel à ceux qui aiment trop la gloire humaine de se laisser emporter par le désir de dominer, cependant ceux qui aspirent à la véritable gloire humaine, s'efforcent de ne pas déplaire à de bons juges. Il y a, en effet, beaucoup d'actions moralement bonnes, dont plusieurs jugent bien sans cependant les pratiquer; et c'est par là que tendent à la gloire, à la puissance, à la domination, ceux dont parle Salluste quand il dit: (sur Catilina) Qu'ils marchent par la bonne voie. Au contraire, celui qui sans aimer cette gloire, qui fait craindre à l'homme de déplaire à ceux qui jugent sainement, désire dominer et commander, cherche à obtenir ce qu'il désire par toutes sortes de moyens et même par le crime. D'où il suit que celui qui désire la gloire, ou y tend par la bonne voie, ou par des déguisements et des artifices, pour paraître ce qu'il n'est pas, (n’est pas ce qu’il désire paraître i.e.) homme de bien. Aussi, est‑ce un grand mérite à un homme vertueux de mépriser la gloire, parce que ce sentiment ne peut être connu que de Dieu, et n'est point soumis au jugement de l'homme. Car, quoiqu'on fasse devant les hommes pour leur faire croire qu'on méprise la gloire, s'ils supposent par là qu'on en désire davantage, il n'y a pas moyen de détruire ces soupçons. Mais celui qui méprise les louanges des hommes, méprise aussi leurs soupçons téméraires, bien que cependant, s'il est vraiment homme de bien il ne méprise pas leur salut; parce que telle est la justice de celui dont la vertu vient de l'Esprit de Dieu, qu'il aime même ses ennemis. Il les aime en ce sens qu'il souhaite que ses envieux, ses détracteurs se corrigent, afin de partager avec eux, non la félicité de la terre, mais celle du ciel. Quant à ceux qui le louent, bien qu'il fasse peu de cas des louanges, il estime beaucoup leur amitié, et il ne veut pas tromper ceux

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qui le louent, de peur de tromper ceux qui l'aiment; aussi les presse‑t‑il ardemment de reporter leurs louanges plutôt à celui de qui nous tenons tout ce qu'il y a de louable en nous. Mais si celui qui méprise la gloire est avide de domination, il surpasse les bêtes en cruauté et en brutalité. Il y en eut plusieurs ainsi parmi les Romains. Pour avoir perdu tout soucis de l'estime publique, le désir de dominer ne leur manquait pas. Lhistoire en signale un grand nombre, et, parmi eux, César Néron doit être placé au premier rang, comme le plus vicieux. Il était si efféminé qu'il semblait qu'on n'avait rien de viril à redouter de sa part, et si cruel qu'on aurait pu croire qu'il n'y avait rien d'efféminé en lui, si on ne l’eût connu. Et, cependant, c'est en de pareilles mains que la Providence du Dieu souverain remet l'exercice de la puissance suprême, quand elle juge que les hommes méritent d'avoir de tels maitres. La parole divine est très claire à ce sujet, car c'est la sagesse même qui a dit: “ C’est par moi que règnent les rois, et que les tyrans dominent sur la terre. » (Prov., VIII, 15.) Mais pour qu'on ne prenne pas le mot tyran, selon son ancienne signification, pour désigner, non les roi méchants et dépravés, mais des princes puissants, comme l'a dit Virgile dans ce vers : “ Je prendrai pour un gage de paix de toucher la main droite du tyran des Troyens; » (Enéide, vii) il est dit très‑clairement de Dieu, dans un autre endroit de la sainte Ecriture que « c'est lui qui fait régner les princes fourbes, à cause de la perversité des peuples.» (Job, xxxiv, 30.) Ainsi, quoique j'aie assez montré, selon mon pouvoir, pourquoi les Romains, qui étaient gens de bien, d'après les règles de la Cité terrestre, ont été favorisés du Dieu de justice et de vérité, pour obtenir un empire si glorieux, il peut cependant exister une autre cause plus secrète: ce sont les divers mérites des hommes que Dieu connaît mieux que nous. Quoi qu'il en soit, il doit demeurer certain, pour tout homme vraiment pieux, que personne ne peut avoir de vertu véritable sans la vraie piété, c'est‑à‑dire sans le culte du vrai Dieu, et que la vertu n'est pas vraie quand elle est esclave de la gloire humaine. Néanmoins, pour ceux qui ne sont pas de la Cité éternelle, qui est appelée dans les saintes lettres la Cité de Dieu (Ps. XLV, XLVII, etc.), ils sont encore plus utiles à la Cité terrestre avec la vertu même qu'ils ont, que s'ils n'en avaient point du tout. Mais, quant  à ceux qui joignent la bonne vie à une véritable piété, s'ils ont la science de gouverner les peuples, il ne peut rien arriver de plus avantageux à l'humanité que d'être commandée par de tels princes; c'est vraiment par un effet de la miséricorde de Dieu qu'ils exercent le pouvoir souverain. Mais de tels hommes, quelque vertueux qu'ils soient en cette vie, n'attribuent leurs mérites qu'à la grâce de Dieu, qui les a accordés à leurs désirs, à leur

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foi, à leurs prières. Ils reconnaissent, en même temps, combien ils sont éloignés de la perfection des saints anges, à la société desquels ils désirent d'être réunis un jour. Au contraire, la la vertu, qui, destituée de la véritable piété, est esclave de la gloire humaine, quelques louanges qu'on lui donne, ne mérite pas seulement qu'on la compare aux faibles commencements des fidèles, dont l'espérance est placée dans la grâce et la miséricorde du vrai Dieu.

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