Augustin 10

CHAPITRE V

 

1. Augustin fonde un monastère à Hippone. - 2. Ses disciples. - 3. Plusieurs d'entre eux sont élevés à l'épiscopat. - 4. La vie monastique se répand en Afrique par le zèle d'Augustin. - 5. La peine qu'il ressent de la chute de plusieurs de ses moines. - 6. Il fait voir qu'il est impossible que dans la vie monastique, il ne se trouve quelques méchants mêlés avec les bons. - 7. Il ne veut pas qu'on exclue les hommes de basse condition de la vie religieuse, il veut qu'on fasse également bon accueil aux riches qui veulent être reçus, pourvu qu'ils aient donné leur bien aux pauvres ou au monastère. - 8. Des femmes embrassent la vie commune dans un monastère fondé à Hippone par Augustin.

 

1. Bien que, à partir de l’heureux jour de son ordination, sa dignité sacerdotale parût devoir lui faire embrasser un genre de vie nouveau et de nouvelles habitudes, comme Martien, son ami, le lui donnait à entendre, sans doute, à cette occasion, c'est-à-dire quand, de retour à Tagaste, après son ordination, il se disposait à repartir pour Hippone (7), cependant, ce saint homme s'empressa de fonder un monastère, où il pût continuer, en compagnie des serviteurs de Dieu, son genre de vie humble et modeste. Ce que voyant, l'évêque Valère, pour seconder ses voeux, lui cèda un jardin dans ce but. Augustin en informa le peuple dans une assemblée publique, en termes familiers et sans trop s’astreindre à raconter ces choses dans l’ordre

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(1) POSSID., eh. in, n. 31. (2) OPAT- 111, (3) Lettre li, Nepot. (4) POSSID., eh v. (5) L.-ítre xLi, n. 1. (6)

Serm.

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exact où elles s'étaient passées, ce qui a donné lieu à quelques-uns, de penser que ce n'est qu'après avoir mené ce genre de vie à Tagaste qu'il vint établir un monastère à Hippone, et qu'il n'avait encore fondé aucun monastère à cette époque (1). Mais il ne paraît pas vraisemblable qu'il ait passé près de trois ans dans la retraite, adonné avec les serviteurs de Dieu aux pratiques de la vie monastique, sans avoir eu de monastère; d'ailleurs, celui de Tagaste, pour lequel Paulin fait des vœux en 374, ne peut avoir été fondé par un autre qu'Augustin (1-9). C'est donc en ce sens qu'on doit entendre Augustin quand il dit : « Moi, qui suis votre évêque, par la grâce de Dieu, j'étais bien jeune, comme plusieurs d'entre vous le savent, quand je vins dans cette ville; je cherchais un endroit pour y établir un monastère où je pusse vivre avec mes frères; après ces mots : «  Je cherchais »  il faut suppléer : «  dans ma pensée (attendu que, devenu prêtre d’Hippone, c'est là que désormais, je devais me fixer),» et, après la parenthèse, continuer ainsi : « et, comme j'étais dans la disposition de demeurer dans un monastère avec des frères, le vieillard de sainte mémoire, Valère, ayant eu connaissance de mes projets et de ma résolution, me donna le jardin où maintenant s'élève le monastère. Je rassemblai des frères qui partagpeaient mes pensées, ils étaient comme moi, ils n'avaient rien. Comme je n'avais rien non plus, ils suivirent mon exemple, et de même que je m'étais dépouillé de mon modique avoir, pour le donner aux pauvres, ceux qui voulurent demeurer  avec moi pour vivre en commun, firent de même: mais notre héritage était aussi grand que fertile, c'était Dieu même (3).» Il suivait ainsi avec les serviteurs de Dieu qu'il avait rassemblés près de lui, le genre de vie adopté par les premiers chrétiens, à Jérusalem, du temps des Apôtres, comme nous le voyons par le livre des Actes des Apôtres, et qu'il avait déjà lui-même commencé à pratiquer, n'étant encore que laïque. Possidius rapporte ainsi la fondation du monastère d'Hippone : « Ayant donc été fait  prêtre, il établit bientôt un monastère dans l'Église, et il commença à vivre avec des serviteurs de Dieu, d'après une règle et des préceptes établis du temps des Apôtres. Le point le plus important dans cette société, était de n'avoir rien en propre, tout était commun à tous, et on devait donner à chacun suivant ses besoins. C'est ce qu'avait fait Augustin lui-même, le premier, lorsqu'il était revenu d'outre-mer dans sa patrie, (4). » Possidius dit que ce monastère était dans l'Église, probablement parce que le jardin donné par Valère à Augustin, appartenant à l'Église d'Hippone en était très peu éloigné. Le monastère qu'il fonda dans sa demeure épiscopale, est différent du premier, et Augustin n'en jeta les premiers fondements qu'après sa promotion à l'épiscopat. Baronius dit que Possidius a confondu ces deux monastères , chose cependant peu croyable (5), et rien ne nous force de le croire. Augustin, n'étant encore que prêtre, remercie Aurèle, évêque de Carthage, de ce que, grâce, à ses soins et à ses libéralités, ses frères avaient reçu un verger (6). Mais, par le mot frères, on peut entendre aussi bien le monastère de Tagaste que celui d'Hippone, car, l'une et l'autre communauté avaient été fondées par lui, et étaient, d'une certaine façon, confiées à ses soins. Augustin disait donc à Aurèle que ce monastère lui était vivement reconnaissant pour le bienfait qui montrait combien il lui était uni en esprit, bien qu'il en fût très éloigné par la distance des lieux. 


2. On ne peut douter qu'Alype, Sévère et Évode, si étroitement liés à Augustin, quand il n'était encore que laïque, ne se soient engagés dans cette sainte communauté. Aurèle, de Carthage, félicitait Augustin dans une de ses lettres, de ce qu'Alype était resté dans sa société et auprès de lui, pour servir d'exemple à ceux qui voudraient renoncer au siècle (7). Augustin, dans les deux derniers livres du Libre Arbitre, qu'il écrivait peu de temps avant son épiscopat, fait intervenir Évode dans son entretien, comme il l'avait fait dans le premier, 

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(1) BARONIUS, an. 39 1, n. 2.4. (2) AUG., Lettre xxiv, n. 6. (3) Serm. CULVII, n. 3. (4) POSS M., eh. v. (5) BARON., an. 391, n. 25. (6) Lettre xxii., n. g. (7) Ibid., n. I. 
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composé à Rome; il est certain, en effet, qu'Évode passa sa vie dans un monastère (1), non loin d'Hippone; car, s'étant rencontré par hasard, dans une maison, avec Proculien, évêque donatiste, à Hippone, il eut avec lui une conférence après laquelle il fit part à Augustin de ses sentiments et de sa manière de voir (2). Possidius, le célèbre évêque de Calame, auteur de la vie d'Augustin, fut un des premiers, sans aucun doute, à se retirer dans son monastère ; car il nous apprend qu'il fut attaché à cet homme charitable pendant de nombreuses années, et passa environ quarante ans de joie et de bonheur dans sa compagnie et son amitié, sans avoir jamais été avec lui dans le moindre désaccord (3). Augustin nous dit lui-même qu'il nourrit Possidius dans le monastère, non pas de ces lettres que ceux qui sont esclaves de leurs passions appellent libérales, mais du pain du Seigneur et de la nourriture céleste, autant qu'il pouvait lui en donner, dit-il, dans sa propre pénurie (4). » Cet homme de Dieu nous apprend qu'il vint aussi en aide aux efforts de son frère Profuturus, qui était évêque de Cirta, vers l'an 395. Evode parle aussi à Augustin de Profuturus, de Privat et de Servilius, qui étaient comme lui du monastère du saint homme, et lui dit qu'ils lui ont parlé depuis leur mort (5). Augustin fait mention d'un moine nommé Privat, qui n'avait pu, à sa mort, léguer quelques pièces d'or à quelqu'un. Urbain, qui plus tard fut évêque de Sicca, avait été prêtre d'Hippone (6). Il est également vraisemblable que l'évêque Pérégrin est le même qui avait été diacre d'Augustin (7). Notre saint parle si souvent de la grande amitié dont il était lié avec Boniface, évêque de Cataqua (8), qu'on peut également assurer qu'il fut un de ses disciples. Il faut en dire autant de Fortunat, évêque de Cirta (9).

3. Mais on ne saurait nous demander d'énumérer tous les grands hommes sortis de l'école d'Augustin, quand Possidius qui les connaissait bien, semble avoir cherché à nous cacher les noms de ceux dont il publiait les mérites éclatants dans l'Église : «La doctrine divine faisant des progrès, on prit d'abord parmi ceux qui servaient Dieu avec saint Augustin et sous sa conduite, dans le monastère qu'il avait fondé, des clercs pour l'église d'Hippone; puis, la vérité prêchée par l'Église catholique étant de plus en plus connue et répandant tous les jours un plus grand éclat, ainsi que le genre de vie, la continence et la pauvreté profonde observés par les serviteurs de Dieu, dans le monastère établi par le saint homme, et prospérant, sous sa conduite, c'est parmi ses disciples qu'on vint chercher avec empressement, pour le bien de l'unité et de la paix de l'Église, des sujets dont on faisait des prêtres ou évêques. J'en connais près de dix, des hommes saints et vénérables, aussi remarquables par la pureté de leurs mœurs que par l'étendue de leur science, que le bienheureux Augustin accorda à des Églises, dont quelques-unes étaient très considérables, qui les lui demandaient. Les évêques sortis de cette pépinière de saints multiplièrent les Églises du Seigneur et fondèrent à leur tour d'autres monastères, qui donnèrent aussi à d'autres Églises, plusieurs de leurs membres pour être élevés à la prêtrise, à mesure que le zèle pour l'édification de la parole de Dieu redoublait. C'est ainsi que la doctrine salutaire de la foi, de l'espérance et de la charité de l'Eglise catholique, se répandit par plusieurs et dans plusieurs; non seulement dans toutes les parties de l'Afrique, mais encore au delà des mers. Ce seul homme, par les ouvrages qu'il publiait et que l'on traduisait même en grec, put ainsi, avec l'aide de Dieu, propager partout les vérités du salut (10). » Parmi ces dix évêques qui, tirés du monastère d'Augustin et promus à l'épiscopat, se firent, par leurs mérites, une réputation de sainteté, nous en connaissons huit dont nous avons déjà cité les noms plus haut. Ce sont Alype, de Tagaste; Évode, d"Usale; Profuturus, de Cirta, métropolitain de Numidie; Fortu-

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(1) Lettre CLVIII, Il. Il - (2) Lettre xxxiii, Il - 2. (3) POSSID., Préf., eh. xxxr. (4) Lettre ci, n. 1 ' (5) Lettre CLVIII, ri. 9,(6) Frag., S?rm., ri. 1. (7) Lettres CLXXI, CXXXIX, n. Il .. (8) Lettre xcxvi, n. 2, xcxvii, n . 3. (9) Lettre cxv, et CXVI. (10) POSSID., Ch. Xi.

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nat, son successeur; Possidius, de Calame; Urbain, de Sicca ; et Pérégrin. S'il sacrifiait aux nécessités des Églises éloignées, ses plus chers disciples qu'il aimait comme des élèves qui lui étaient attachés par l'intimité la plus étroite et la plus douce, ce n'était pas sans les regretter beaucoup et sans en ressentir une vive douleur. Toutefois, il faisait passer son intérêt particulier après les avantages généraux des Églises, convaincu qu'il serait éternellement uni dans le ciel, en Dieu, avec ceux dont il se séparait sur la terre pour l'amour de Jésus-Christ (1). Quant à lui, lorsqu'il fut élevé à l'épiscopat, il ne vantait de son propre clergé que ceux qu'il voyait les meilleurs, les plus éprouvés et les plus fermes dans l'accomplissement de leurs saintes résolutions. Cependant il fit quelquefois l'expérience qu'on a bien de la peine à faire un bon clerc d'un bon moine, qui n'aurait pour lui que la piété et manquerait d'instruction ou n'aurait point la sainteté requise dans une personne religieuse.

4. Non seulement les prélats tirés du monastère d'Augustin fondèrent aussi des couvents dans leurs diocèses, mais il est permis de croire qu'Aurèle et plusieurs autres en avaient également fondé avant l'épiscopat d'Augustin. En effet, lorsqu'il fut nommé évêque, il y avait déjà un an et plus que Paulin, non seulement s'était recommandé par Alype aux prières des saints «qui sont, dit-il, dans votre clergé, les compagnons de votre sainteté , et, dans les monastères, les émules de votre foi et de votre vertu;» mais encore, avait salué à la fin de sa lettre les frères des Églises et des monastères de Carthage, de Tagaste, d'Hippone la Royale et de quelques autres endroits de l'Afrique (2). Augustin le salue de même au nom « des frères qui habitent avec lui, et de ceux qui servent Dieu en d'autres endroits (3). Les cèdres du Liban eux-mêmes, c'est ainsi qu'il parle des nobles et des riches du monde, regardaient comme un bonheur pour eux d'abriter à l'ombre de leurs rameaux les pauvres et les passereaux qui venaient y bâtir leurs nids après avoir tout abandonné par amour de Jésus-Christ, pour embrasser la vie commune; ils leur cédaient des champs et des jardins et leur bâtissaient des églises et des monastères (4). De là vient qu'on voyait quelquefois plusieurs couvents dans la même ville. En effet, outre celui qu'Augustin fonda à Hippone aussitôt après son ordination, il y en eut un second bâti par le prêtre Lépore, et un troisième par Êleusin, à ce qu'il parait (5). Aussi Possidius raconte-t-il qu'Augustin, à sa mort, laissa, à son Église, des monastères peuplés d'hommes et de femmes qui vivaient dans la continence (6). Ils étaient certainement enfermés dans la ville; autrement les Vandales qui l'assiégèrent pendant plusieurs mois les auraient dévastés. Voilà les admirables fruits de la piété d'Augustin, aussi le regarde-t-on, à juste titre, comme le fondateur des moines et des monastères. Nous avons vu, en effet, que c'est lui qui établit l'ordre monastique en Afrique. Mais les ennemis de l'Église qui ne craignaient pas de faire, de cela, un crime à Augustin, faisaient bien voir par là qu'ils ne connaissaient ce genre de vie, ou plutôt feignaient d'ignorer qu'il était connu de l'univers entier (7). Pourquoi cela ? parce que, ayant dépouillé toute pudeur, ils osaient comparer cette sainte institution avec leurs circoncellions. Voici en quels termes Augustin parle d'eux aux catholiques : « Voyez vous-mêmes s'ils sont à comparer. Si l'on vous demande de faire voir vous-même en quoi ils sont comparables, vous voilà embarrassés; mais on ne vous demande qu'une chose, c'est d'engager chacun à faire attention; car il n'y a qu'à ouvrir les yeux et à comparer. Il n'est pas nécessaire que vous parliez. Compare-t-on des ivrognes avec des hommes sobres, des hommes qui s'élancent tête baissée avec des hommes réfléchis, des furieux avec des hommes simples; des vagabonds avec des hommes réunis en communauté? Cependant, mes très chers frères, il y a aussi de faux moines, j'en ai connu : mais cette pieuse confraternité n'a pas péri à cause de ceux qui font profession d'être ce qu'ils ne sont pas (8). »

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(1) Lettre LXXXIV, n. 1. (2) Lettre xxiv. n. 2. (3) Lettre xxvii, n. 5. (4) Comtneniaires des Psau~)îe3 ciii, Serm. iii, n. 16-17. (5) Serm-, CCCLVi, n. 10-15. (6) POSSID., Ch. XXXI. (7) Contre les lettres de Petill. III, n. 48. (8) Comment. des Psaumes cxxxii, n. 34.

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5. Il en supporta avec douleur de semblables parmi les fidèles, qui ne lui étaient point inconnus et qui n'avaient point que des fautes légères à se reprocher; car, comme il le répétait souvent lui-même à son peuple, il n'est point d'état si parfait, où ne se rencontrent des hommes faibles et même des traîtres, ni de société si sainte, où ne se trouvent parfois des scandales; car, lorsque le Seigneur divisa le genre humain en trois parties, ceux qui sont aux champs, ceux qui sont au moulin, et ceux qui sont au lit; « il a voulu, dit-il, dans ceux qui sont au lit, nous faire entendre ceux qui ont aimé le repos, ne se mêlent point à la foule et au tumulte du genre humain, et servent Dieu dans le calme. Cependant, parmi ceux-là, l’un sera pris, l’autre laissé, il se trouve des mauvais et des bons (1). Ce qui lui fait dire quelque part : « Bien que ma maison soit soumise à une discipline vigilante, je suis homme et je vis parmi les hommes, et je ne dois pas prétendre que ma maison sera meilleure que l'Arche de Noé, où parmi huit personnes seulement il s'en est trouvé une mauvaise ; ou meilleure que la société du Christ lui-même, dans laquelle il y avait onze bons, qui eurent à souffrir avec eux un Judas, le traître et le voleur; ou meilleure, enfin, que le ciel, d'où les Anges sont tombés. Mais j'avoue simplement à votre charité, en présence du Seigneur notre Dieu, qui m'est témoin que, depuis le moment où j'ai commencé à le servir, si j'ai difficilement trouvé des personnes meilleures que celles qui font des progrès dans les monastères, je n'en ai pas trouvé non plus de pires que celles qui s'y conduisent mal. C'est, je pense, ce qui a fait dire à l'auteur de l'Apocalypse, que le juste devienne plus juste et que l'homme souillé se souille davantage (Apocal., xxii, 11). C'est pourquoi, si nos yeux sont attristés par la vue de quelque tache; ils sont aussi récréés par l'aspect de belles choses. Aussi, à cause du marc qui blesse vos yeux, ne détestez pas le pressoir qui fournit en abondance, au cellier du Seigneur, une huile qui doit les éclairer (2). » C'est étant évêque qu'il écrivait ainsi au peuple d'Hippone, à l'occasion d'un scandale survenu dans sa maison entre le prêtre Boniface et un autre du nom de Spes. Il faisait tourner ces épreuves au profit de l'humilité, et il engageait en même temps les autres à ne pas mettre leur espérance en lui, ni dans le renom de bonne discipline de sa maison, quelque grand qu'il fût, mais en Dieu seul: « Il y eut, dit-il, dans notre monastère, un homme à qui les frères reprochaient de faire ce qu'il ne devait point et de négliger ce qu'il devait faire; il leur répondit : Quel que je sois maintenant, je resterai tel que Dieu l'a prévu ; il disait certainement la vérité, mais cette vérité ne le faisait point avancer dans le bien, au contraire, il descendit si bas dans le mal, qu'après avoir quitté le monastère, il devint tel que le chien qui retourne à ce qu'il a vomi. Cependant, il ne sait pas encore ce qu'il sera un jour (3). » Donnat et son frère étaient également sortis de son monastère, et, pressés par l'aiguillon de l'ambition, ils désiraient vivement, l'un et l'autre, recevoir ailleurs la cléricature (4). Augustin avait bien engendré en Jésus-Christ par l'Évangile(;) l'évêque Paul, qui eut Boniface pour successeur sur le siège de Cataqua; mais malgré ses conseils salutaires, sa bienveillance et sa sévérité, il ne put empêcher qu'il ne souillât de ses mœurs corrompues l'Église entière d'Hippone, aussi Augustin fut-il contraint de se séparer de sa communion (5) Il avait élevé à l'évêché de Fussale, Antoine qu'il avait nourri dans son monastère dès ses plus tendres années; cela n'empêcha point cet évêque de s'acquitter, dans la suite, si mal de sa charge, qu'Augustin, accablé de douleur d'avoir contribué à l'élever à l'épiscopat, eut la pensée de se démettre lui-même de sa charge épiscopale, pour déplorer son erreur comme il convenait (6). Il raconte quelque chose de vraiment admirable, d'un moine qu'il avait également nourri auprès de lui dès son enfance, et, après ce récit, il dit cependant qu'il ne persista pas dans ses bonnes résolutions (7).

6. Les chutes et les fautes des moines lui

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(1) Ibid., n. 4. (2) Lettre LXXV]ii, n. 8-9 * (3) Don de la Pensée, n. 38. (4) Lettre LX. (5) Lettre LXXXV. (6) Lettre ccix, n. 3-10 (7) De la Genèse, Trad. litt., xi[ n. 37 38.

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causaient d'autant plus de peine, qu'il avait l'ordre monastique plus à cœur. Il les regardait en effet, comme ce qu'il y avait de plus contraire au désir et au vœu de voir fleurir et se propager cette sainte institution dans l'Afrique entière, comme elle s'était déjà répandue dans le reste du monde chrétien. Toutefois, il calmait sa douleur en considérant que telle était la volonté de Dieu en ce qui concerne cette vie, qu'il n'y eût pas de grain sans paille, point de froment sans ivraie; que partout les âmes, même les plus proches de Dieu par leur pureté, se trouvaient parmi les filles comme des lys parmi les épines (Cant.,ii,2); c'est-à-dire qu’il leur fallait vivre avec ces personnes qui, bien que filles du Seigneur par les Sacrements, sont des épines par leurs mœurs (1). C'est pourquoi, de même qu'il ne voulait pas qu'on fit l'éloge d'une condition, sans dire le mal qui s’y trouve, ainsi il n'approuvait pas qu'on parlât de la vie monastique de manière à faire croire que, par une sorte de prérogative personnelle et unique, il ne s'y trouve point le pécheur. Aussi disait-il : « Vous, qui en faites l'éloge, n'oubliez pas de dire aussi qu’il s'y trouve du mal; et vous, qui en parlez mal, remarquez qu'il s'y voit aussi du bien. Il en est de même de la vie commune des religieux dans les monastères; de grands hommes, des saints,  y passent leur vie à chanter des hymnes, à prier, à louer Dieu, c'est leur existance ; ils travaillent de leurs mains, passent ainsi le temps; ils ne demandent rien par avarice, et s'ils reçoivent quelque chose de la piété de leurs frères, ils en usent avec modération et charité, personne revendique pour soi ce qu'un autre ne pourrait avoir comme lui ; ils s'aiment et se supportent tous les uns les autres. Vous n'en avez fait que des louanges, vous n'en avez parlé qu'avec des éloges, et celui qui ne sait comment le vent de la tempête entre dans ce port et y brise les navires, y entre dans l'espérance d'y trouver la sécurité et de n'y rencontrer personne qu'il doive supporter ; il y trouve de mauvais frères et ne les y trouve que parce qu'on les y reçoit (or, il faut d'abord les supporter dans l'espérance que peut-être ils se corrigeront, et on ne peut les renvoyer si d'abord on n'a commencé par les supporter); il devient lui-même d'une impatience insupportable. Qui m'appelait ici? Je pensais que la charité y était. Ne pouvant supporter davantage la présence de quelques hommes, il ne persévère point dans le vœu qu'il avait fait, et devient infidèle à un projet aussi saint, et transgresse ce vœu. A peine sorti, il devient détracteur et se met à dire du mal, il ne parle que de ce qu'il n'a pu souffrir et qui est parfois exact, mais il faut supporter les méchants à cause de la bonté des bons. L'Écriture lui dit: « Malheur à ceux qui ont perdu la patience (Eccles., 11, 4 6)1 » Mais, ce qui est pire encore, il exhale l'odeur infecte de l'indignation qui tend à éloigner de la vie monastique, ceux qui auraient la velléité d'y entrer. Parce que lui-même, une fois entré, n'a pu y demeurer. Qu'est-ce que ces gens? des envieux, des querelleurs, des avares et des hommes qui ne peuvent souffrir personne. Celui-là a fait cela, celui-ci a fait ceci. 0 méchant ! Pourquoi taire les bons ? Vous ne parlez que de ceux que vous n’avez pu souffrir, et qui, pourtant, vous ont supporté mauvais. » Aussi comparait-il cette vie à un port où les navires sont mieux qu'en pleine mer, sans cependant s'y trouver en pleine sécurité. «En effet, disait-il, un port a une entrée ; mais parfois, le vent se précipite par là, et, à défaut de rochers pour se briser, les navires se heurtent et se brisent les uns contre les autres. Et pourtant on ne peut nier, on doit reconnaître et il est exact que les navires sont plus en sûreté dans le port qu'en pleine mer; si les navires qui sont dans le port s'aiment les uns les autres, et s'ils se touchent sans se briser; de même dans le cloître, si l'égalité règne pour tous, si la charité y est stable et s'il arrive que le vent se précipite par quelque ouverture, il faut que la manoeuvre s'y fasse avec prudence. Que me dira celui qui gouverne en ces lieux, ou plutôt qui sert ses frères dans un monastère, que me dira-t-il ? Je serai prudent, je ne recevrai aucun sujet qui

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M Com~2ent, dét Psaumes, xcix n. 8

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ne soit bon. Comment ne recevriez-vous aucun sujet mauvais? Vous repousserez tous ceux qui ne sont pas bons? Vous le dites, en effet, et vous vous vantez de savoir les découvrir. Est-ce qu'ils viennent tous à vous le cœur ouvert? Ceux qui veulent entrer ne se connaissent pas eux-mêmes, à combien plus forte raison ne les connaissez-vous pas ? Il y en a beaucoup, en effet, qui s'étaient promis de persévérer dans cette sainte vie qui met tout en commun, dans laquelle personne n'a rien en propre, où chacun n'a qu'un corps et une âme en Dieu. Ils se sont jetés dans une fournaise et ils y ont péri. Comment donc connaîtriez-vous celui qui s’ignore encore lui-même? Vous chasserez les mauvais frères de l’assemblée des bons ? Mais vous-mêmes, qui parlez ainsi, chassez donc de votre coeur, si vous le pouvez, toutes les mauvaises pensées... Où donc est la sécurité ici-bas? nulle part, en cette vie, nulle part, si ce n'est dans la seule espérance des promesses de Dieu (1). »

7. Au reste, il ne voulait pas qu'on exclût les gens de basse condition, bien qu'il ne fût pas bien sûr qu'ils vinssent avec un véritable désir de servir Dieu non pas dans le dessein de mener une vie plus commode et plus honorable: «  Maintenant, dit-il, ceux qui embrassent le joug du Seigneur, sortent, pour la plupart, de la condition d'esclaves, ou d'affranchis, soit qu'ils aient été mis en liberté pour ce motif par leurs maîtres, soit qu'ils doivent l'être un jour; il en vient aussi de la vie des champs, de la profession d'artisans ou des occupations vulgaires, et cela avec d'autant plus de bonheur qu'ils ont été plus rudement élevés. Ce serait une faute grave de ne point les recevoir, car parmi eux, il s'en est certainement trouvé plusieurs de vraiment grands et dignes d'être imités; en effet Dieu a choisi les faibles de ce monde pour confondre les forts, les ignorants pour confondre les savants et les choses infimes qui sont comme n'étant point pour anéantir celles qui sont, afin que toute chair ne pût se glorifier devant lui (I Corinth., 1, 27-29). C'est cette pieuse et sainte pensée qui fait admettre ces sortes de personnes qui ne donnent aucune preuve de conversion, car on ne sait s'ils viennent pour servir Dieu ou pour éviter une vie pauvre et laborieuse, trouver le vivre et le vêtement, et de plus se voir honorés par ceux par qui ils s'étaient vus méprisés ou menés durement (2). Dans sa communauté, Augustin ne voulait pas qu'on fit une différence entre les pauvres et ceux qui avaient apporté quelque chose (3). Dans cette disposition d'esprit, il ne s'écartait jamais de cette règle, quand il recevait quelqu’un dans la famille du Christ. Or, cette règle, il nous l'a fait connaitre en ces termes : « Loin de moi la pensée de recevoir dans votre maison les riches de préférence aux pauvres, les nobles de préférence aux gens de basse extraction, puisque vous avez fait choix des plus faibles pour confondre les forts et des objets du monde les plus vils et les plus misérables et de ce qui est comme n'étant pas pour anéantir ce qui est (4).» Pour les riches qui, en se dépouillant de leurs biens et en les donnant aux pauvres, donnent une preuve non équivoque des dispositions de leur coeur: « Il ne faut pas, dit-il, faire attention dans quel monastère ou dans quels lieux ils ont donné ce qu'ils possédaient, à des frères qui étaient dans le besoin. Car tous les chrétiens ne forment qu'une république. C'est pourquoi, en quelque endroit que chacun donne aux chrétiens les choses nécessaires, et en quelque endroit que chacun reçoive ce qui lui est nécessaire, c'est des biens du Christ qu'il le reçoit; car quels que soient ceux à qui on fait ce don et l'endroi où il est fait, n'est-ce pas Jésus-Christ qui le reçoit (5)?» En outre, ce saint homme était persuadé que la bonne oeuvre qu'ils avaient faite profite au monastère où ils se retirent et même qu'il en est ainsi, pourvu toutefois que ce dernier ne soit point contristé de ce qu'il a fait. Aussi quand il rapporte que Lepore, illustre parmi les enfants du siècle aussi bien que parmi les siens, et issu d'une noble famille, avait été reçu, dans le monastère, après avoir quitté

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(t) Com. des Ps. xic, n. 11-11. (2) DesTrav. mon.,xv. (3) mon., xxxiii. Serïn., CCCLVI, n. 9* (4) Conf., XIII, lv D. 9.(5) Des Trar.

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tous ses biens et les avoir donnés aux pauvres, bien qu'il fût déjà au service de Dieu, s'écriat-il : «Il ne l'a pas fait ici; mais nous savons où il l'a fait. Le Christ est un; l'Église est une; en quelque endroit qu'il ait fait cette bonne œuvre, elle nous concerne si nous nous réjouissons qu'il l'ait faite (Serm., 356, n. 40). » Outre le monastère qui a donné lieu à ce récit et que semble avoir établi Augustin sur le modèle de ceux qu'il avait vus en grand nombre à Milan et à Rome, il en bâtit encore un autre quand il fut évêque, pour les clercs, comme nous le verrons en son lieu.

8. La règle et la pensée qui avaient inspiré Augustin dans l'institution d'une vie commune pour les serviteurs de Dieu portèrent le saint évêque qui était tout entier au salut de tous à procurer le même avantage aux vierges consacrées au Christ. Car si l'Église a toujours eu des vierges qu'elle a regardées comme la plus noble partie du troupeau du Christ, cependant elles n'ont pas toujours vécu réunies ensemble dans des monastères, où elles puissent s'enflammer mutuellement dans la piété et se préserver les unes les autres des embûches des hommes et des démons. Nous ne savons pas si avant Augustin il a existé en Afrique quelque trace de ces sortes de monastères (1); mais il est certain qu'à cette époque il en existait plusieurs, quoique toutes celles qui faisaient vœu de virginité ne fussent point dans des couvents (2). On en comptait plusieurs dans les environs d'Hippone, dont un principalement, qu'Augustin avait planté, dit-il, comme le jardin du Seigneur (3). Sa soeur l'avait gouverné plusieurs années, en servant Dieu jusqu'à sa mort, dans une sainte virginité (4). Ses nièces, du côté de son frère y étaient aussi (5). Augustin écrivit aux religieuses de ce couvent (6) une lettre qu'on peut rapporter aux dernières années de sa vie en effet, sa sœur qui fut très longtemps supérieure de ce couvent n'existait déjà plus, et une autre supérieure lui avait succédé, sous le gouvernement de laquelle ces jeunes vierges avaient grandies (7). Augustin trouvait dans ce monastère beaucoup de consolations; il en parle en ces termes : «Au milieu de tant de scandales qui abondent en ce monde je me réjouis de pouvoir me consoler avec vous en pensant quelle nombreuse communauté, quel chaste amour, quelle sainte vie, quelles grâces abondantes Dieu vous a donnés, ce qui vous a fait non seulement mépriser les noces charnelles, mais encore choisir une vie commune pour n'avoir qu'une âme et qu'un cœur en Dieu... La vue de ces biens, de ces dons de Dieu repose un peu mon cœur des maux dont il est affligé au milieu de ces nombreuses tempêtes (8).» Bien qu'il cultivât avec soin et arrosât avec une grande attention ce jardin du Seigneur qu'il avait lui-même planté à la sueur de son front, cependant il allait très rarement visiter les religieuses car selon la remarque de Possidius, ce n'était jamais que poussé par une nécessité impérieuse qu'il se déterminait àvisiter les monastères de femmes (9). Il y en a qui, pensent que cette supérieure n'est autre que Félicité à qui Augustin fit remettre une lettre avec cette adresse : «A la très chère et très sainte mère Félicité, au frère Rustique et aux sœurs qui sont avec vous (10). » Nous ne savons si ce Rustique était prêtre attaché à ce monastère. Il y en avait à la vérité un de ce nom parmi les prêtres d'Hippone , en 426 (11). Les religieuses du monastère dont nous venons de parler ayant fait beaucoup de bruit pour obtenir le changement de la supérieure et réclamant ardemment la présence d'Augustin pour ce motif, le saint évêque se contenta de leur envoyer une lettre de reproches, dans laquelle il les reprend sans doute avec force, mais en même temps avec toute l'affection qu'il leur portait. Il les exhorte à persévérer dans le genre de vie qu'elles avaient embrassé, leur assurant que si elles le font, elles ne parleront plus du changement de leur supérieure. « Que Dieu, leur dit-il, tranquillise et apaise vos esprits, ne laissez point prévaloir en vous l'oeuvre du diable, mais que la prière du Christ l'emporte dans vos coeurs. Que la peine de voir qu'on ne

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(1) Se"M., CCCLV, eh. iv, n. 6. (2) POSSID., ch. xxV. (3 Epit. ccxi, n. 3. (4) POSSID-i XXVI. (5) Ibid. (6) Lettre ccxi, (7) Ibid., 2-3. (8) Lelire ccxi, n. 1. (9) lbid., 11. 2-3. ~10) PossiD. xxvi. (11) Leltre ccxiii, D. 1.

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fait point ce que vous souhaitez, ou la honte d'avoir souhaité une chose que vous n'auriez pas dû vouloir, ne vous fassent point courir à la mort. Puisez plutôt du courage dans le regret. N'imitez point le repentir du traitre Judas mais plutôt les larmes du saint pasteur Pierre (1). » Immédiatement après ces paroles, vient la règle donnée par Augustin aux religieuses, règle bien digne de son auteur.

 

CHAPITRE VI

 

1. Aurèle est nommé évêque de Carthage :gands avantages qu'il en résulte pour les églises d'Afrique. - 2. Augustin lui écrit pour l'exhorter à supprimer les repas et les autres excès qu’on se permettait dans les églises.- Il déplore de trouver même chez les clercs des rivalités et le désir de vaine gloire.

 

1. Quand Augustin revint d'Italie à la fin de l'année 388, Aurèle était diacre de Carthage (2). Bien qu'il ne fût pas encore plus élevé dans les rangs de la hiérarchie, il exprimait déjà avec quelle douleur et quelle impatience il supportait certaines coutumes vicieuses qui régnaient impunément en Afrique, et qu'il avait en horreur. Aussi, lorsqu'il fut promu à l'évêché de Carthage, nul ne parut plus digne que lui de remédier au mal en vertu de l'autorité de son siège épiscopal. Ceux qui, à l'exemple d'Augustin, aimaient sincèrement l'Église, et avaient paru jusqu'alors désespérer de détruire ces vices qui souillaient la plupart de ses membres, et n'excitaient pas beaucoup de regrets chez les autres, commencèrent à reprendre courage en voyant l’autorité dont la Providence avait revêtu Aurèle. Sachant qu'il était encore plus grand intérieurement par ses vertus qu'extérieurement par l'élévation de sa charge, ils furent convaincus que ces coutumes détestables ne tarderaient point à disparaitre grâce à la prudence de cet évêque et à l'autorité des conciles qu'il devait assembler. Leur espérance ne fut point déçue. Car, pendant tout le temps qu'Aurèle gouverna l'Église de Carthage, il se montra toujours le digne successeur de Cyprien. L’Église d'Afrique ne fleurit jamais plus que du temps de son épiscopat. Nulle part, dans l’EgIise catholique, on ne voyait plus d'accord et de piété. Et nous pouvons affirmer, sans être taxé de témérité, que dans les temps apostoliques, jamais la dignité de la religion chrétienne, la connaissance de la doctrine de l'ÉgIise et le gouvernement épiscopal ne brillèrent d'un aussi grand éclat, que dans l’Église d'Afrique pendant ces temps heureux dont Aurèle fut la tête et Augustin l'âme. Ces deux illustres prélats furent toujours si étroitement unis pour le bien de leurs frères que ni la grandeur du siège de l'un ni l'immense et illustre renommée de l'autre, ne purent jamais altérer leur amitié par le plus léger nuage d'envie ou de jalousie.

2. Le premier signe que nous avons de leur amitié réciproque est une lettre d'Aurèle, alors déjà évêque de Carthage, à Augustin, qui répondit par sa lettre XXIIe qu'il semble avoir écrite peu de temps après sa propre ordination, à l'époque où il se mit à fonder un monastère à Hippone, vers le commencement de l'épiscopat d'Aurèle; car il y fait mention de l'espoir que tous les gens de bien avaient conçue de lui. Ce qui permet de dire qu'Aurèle ne fut pas nommé évêque avant l’année 390. Nous voyons en effet que le second concile de Carthage fut présidé par son prédécesseur le 9 mai, 390. Mais Aurèle occupait le siège de Carthage en 393; car le concile d'Hippone du 8 octobre de cette année, est du nombre de ceux qui ont été célébrés sous son épiscopat. Nous n'avons point la lettre qu'il a écrite à Augustin. Nous pouvons seulement dire qu'il se recommandait, dans cette lettre, aux prières d'Augustin, qu'il le félicitait de ce qu'Alype vivait avec lui, et faisait mention du champ qui avait été donné au monastère d'Augustin . Il y avait déjà longtemps que ce dernier était pénétré de respect et d'amour pour Aurèle, aussi fut-il tellement touché des témoignages d'affection sincère qu'il trouva dans sa lettre, qu'il ne sut pendant longtemps en quels termes il devait lui répondre. Enfin il remit à Dieu le soin de lui suggérer une réponse, en

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(1) Lettre CGIIIe n. 4. (2) De la Cité de Dieu ch. vin, n. 3.

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rapport avec l'ardeur et le zèle de l'un et de l'autre pour le bien de l'Église. La lettre d'Aurèle lui avait donné la confiance qu'il pouvait s'entretenir avec lui comme avec soi-même. Après lui avoir dit les prières qu'il adressait à Dieu avec ses frères, afin que l'espoir que son élévation à l'épiscopat avait fait concevoir ne fût point déçu, il l'exhorte à détruire les repas qu'on faisait en Afrique dans les églises, sous une apparence de piété, et lui promet que Valère d'Hippone ne manquera point de le soutenir dans cette voie s'il veut bien s'y engager le premier. Il dit dans cette lettre beaucoup de belles choses sur ce sujet, et sa lettre est un document très précieux sur les offrandes qui se faisaient pour les défunts (1). Aurèle fit certainement son devoir à cet égard dans son église. Augustin rapporte dans un sermon au peuple, qu'Aurèle courut un grand danger quand il voulut déraciner ces habitudes d'ivrognerie de l'église où il prêchait. Il y réussit néanmoins malgré le soulèvement et la résistance d'hommes aux instincts grossiers. Cela parait s'être passé à Carthage, car Augustin parle beaucoup, dans ce sermon, des spectacles et y traite un sujet qui lui a été suggéré par d'autres.

3. Mais pour donner une idée complète de sa lettre à Aurèle, nous devons ajouter qu'il y parle d'une manière remarquable du désir de la vaine gloire et des louanges, en ajoutant qu'il le dit moins pour prémunir Aurèle que pour s’exciter lui-même à combattre avec courage contre un ennemi dont on ne connaît les forces qu'en lui livrant bataille. « En combattant avec force, contre cet adversaire, » dit-il, « souvent j'en ai reçu des blessures, quand je n'ai pu empêcher le plaisir des louanges qui m'étaient données de se faire sentir à moi. Si je vous écris ces choses, c'est dans la pensée, si elles ne sont pas nécessaires à votre sainteté, de vous faire connaître mon propre mal, et la grâce que vous devez demander à Dieu pour ma faiblesse. Pour que vous le fassiez avec plus d'ardeur, laissez-moi vous en prier par la charité de Celui qui nous a dit : Portez les fardeaux les uns des autres (Lettre XXII, n. 8-9).» Il ajoute qu'il aurait bien d'autres choses encore à déplorer dans sa vie s'il pouvait l’en entretenir de vive voix plutôt que par lettres. Mais les habitants d'Hippone se défient de lui et craignent tellement qu'il ne les quitte, qu'ils ne peuvent supporter qu'il s'absente trop loin. Il supplie cependant Aurèle d'unir ses prières aux siennes pour décider Saturnin qu'ils aimaient l’un et l'autre à venir auprès de lui, attendu que son respect pour ce vieillard, dont il a vu l'estime singulière pour Aurèle, ne lui fit trouver presque aucune différence, entre les entretiens qu'il a avec Saturnin et ceux qu'il pourrait avoir avec Aurèle. Nous ne savons si ce Saturnin que nous ne pouvons douter avoir été un évêque âgé et célèbre, est le même que le Saturnin de sainte mémoire, évêque d'Usale, qu'Augustin avait vu à Carthage avec Aurèle, en 388.

 

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