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CHAPITRE XII.
Quels dieux les Romains ajoutent à ceux du Numa;
impuissance de ces nombreuses divinités.
Cependant Rome ne daigna pas se contenter de tous ces rites sacrés, établis déjà en si grand nombre par Pompilius. Jupiter n'y voyait pas encore son temple souverain. Ce fut Tarquin qui plus tard éleva le Capitole. Esculape vint d'Epidaure à Rome; comme très‑habile médecin il voulait une ville distinguée, pour exercer son art avec plus de gloire. La mère des dieux y vint aussi de je ne sais où, de Pessinonte. Etait‑il convenable, en effet, lorsque son fils trônait sur le Capitole, qu'elle‑même restât ignorée dans un lien si obscur. Cette déesse cependant, si elle est la mère des dieux, ne fut pas seulement précédée, mais suivie à Rome par plusieurs de ses fils ! Je serais étonné pourtant qu’elle ait enfanté Cynocéphale, qui vint d'Egypte longtemps après! Que la déesse Fièvre soit sa fille; c'est à Esculape, son petit‑fils, de nous le dire. Mais quelle que soit sa mère, les dieux étrangers n'oseront pas, je présume, mépriser cette déesse, citoyenne de Rome. Sous la tutelle de tant de dieux, car qui pourrait les compter? dieux indigènes et étrangers, dieux du ciel, de la terre, des enfers, des mers, des fontaines, des fleuves, et, comme le dit Varron, certains et incertains, et dans tous les ordres, divisés comme chez les animaux, en mâles et femelles; sous la tutelle de tant de dieux, dis‑je, Rome devait‑elle être troublée, affligée par de si grands et si horribles désastres, dont je ne citerai qu'un petit nombre? Vainement, par la fumée abondante de ses sacrifices, comme un signal donné, elle réunissait, pour la protéger, cette immense multitude de dieux; les temples, les autels, les sacrifices et les prêtres qu'elle leur consacrait, étaient un outrage pour le dieu véritable et souverain, à qui seul ces honneurs sont légitimement dus. Et de fait, ne vécut‑elle pas plus heureuse quand elle en avait moins? Mais, comme un vaisseau plus grand exige plus de nautonniers, plus elle s'agrandissait, plus elle croyait devoir appeler de dieux à sa garde. Sans doute, elle ne croyait pas que ce petit nombre de divinités, sous lesquelles, comparées aux dé-
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bauches qui suivirent, ses mœurs étaient pures, fût un appui suffisant pour sa grandeur. Et cependant, même sous les rois, excepté Numa, dont j'ai parlé plus haut, quel affreux malheur que ce combat, suite d'une querelle, qui amena la mort du frère de Romulus !
CHAPITRE XIII.
Comment les Romains obtinrent leurs premières épouses.
Pourquoi ni Junon, qui, avec son Jupiter, favorisait déjà les Romains, ces maitres du monde, ce peuple revêtu de la toge (Enéid., 1. 1), ni Vénus même ne put‑elle aider les enfants de son fils Enée, en leur procurant d'honnêtes et légitimes mariages? De quels maux ce manque d'épouses ne fût‑ il pas cause? Il fallut les enlever par ruse, et bientôt après prendre les armes contre des beaux‑pères. Et ces malheureuses femmes injustement ravies n'ont pas encore pardonné cet outrage à leurs maris, que dejà elles reçoivent en dot le sang de leurs pères. Mais dans ce combat, les Romains triomphent de leurs voisins. Cependant, que de parents, que d'alliés blessés ou morts des deux côtés dans cette victoire! Au sujet de la guerre entre César et Pompée, entre un seul beau‑père et un seul gendre, et lorsque la fille de César, épouse de Pompée, était déjà morte, une légitime douleur arrache ces plaintes au poète Lucain: «Je chante la guerre plus que civile, livrée dans les champs de l'Emathes, et le triomphe accordé au crime. » (Luc. liv. 1.) Oui, les Romains ont vaincu, ils ont pu, les mains teintes du sang de leurs beaux‑pères, arracher aux filles de ces derniers de tristes embrassements. Pendant le combat, elles n'avaient su pour qui faire des vœux, et elles n'osaient pleurer le meurtre de leurs pères, craignant d'irriter leurs époux victorieux. (Ovid., Fast., iii.) Ce fut Bellone, et non Vénus, qui présida à de telles noces. Alecto elle‑même, cette furie infernale, n'eut‑elle pas alors plus de puissance sur eux, malgré la faveur dont Junon les environnait déjà, que quand les prières de cette déesse excitaient sa fureur contre Enée. (Enéid., 1. VI.) Andromaque, devenue captive, fut plus heureuse que ces premières épouses romaines. Esclave, il est vrai, elle dut se prêter aux caprices de Pyrrhus, mais du moins ce dernier, en la quittant, ne versait le sang d'aucun Troyen. Mais les Romains frappent dans le combat ceux dont les filles partagent leur couche. L'une soumise au vainqueur pouvait pleurer la mort de ses proches, elle n'avait plus à la redouter. Les autres, liées à des hommes qui vont combattre leurs parents, craignent à leur départ la mort de ces derniers
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et les pleurent à leur retour, et même ni leur crainte ni leur douleur ne sont libres. Peuvent-elles apprendre la mort de leurs concitoyens, de leurs proches, de leurs frères, de leurs pères, sans éprouver un pieux déchirement, ou se réjouir sans cruauté de la victoire de leurs maris? Puis, selon le sort de la guerre, les unes perdent leurs époux par le fer de leurs parents, d'autres, et leurs parents et leurs maris qui s'entretuent. Car ces combats ne furent pas toujours heureux pour les Romains. Leur ville fut même assiégée, et ils durent s'enfermer pour se défendre. Les portes étant ouvertes par ruse, et l'ennemi introduit dans les murs, au forum même, un combat impie et cruel s'engage entre les gendres et les beaux‑pères. (TITE‑LIVE, liv. 1.) Ces ravisseurs sont enfoncés, ils s'enfuient en masse dans leurs maisons, souillant par cette lâcheté leurs anciennes victoires déjà si honteuses et si déplorables. Alors Romulus, désespérant du courage des siens, supplie Jupiter d'arrêter leur fuite, ce qui valut à ce dieu le surnom de Stator. (TITE‑LIVE, liv. 1.) Cet affreux carnage n'eût cependant pas cessé, si les épouses ravies ne s'étaient précipitées; les cheveux en désordre, aux pieds de leurs pères, et n'eussent, non par des armes, mais par de pieuses instances, apaisé leur trop juste ressentiment. Ensuite, Romulus, qui n'avait pu souffrir un frère pour collègue, fut obligé de partager le pouvoir avec Tatius, roi des Sabins. Mais, combien de temps devait‑il le supporter, lui qui n’avait pu endurer un frère et un frère jumeau. Aussi, après le meurtre de Tatius, pour devenir un plus grand dieu, il occupe seul le trône. Qu'est‑ce donc que ces contrats de mariage, ces ferments de guerres, ces pactes de famille, d'alliance, de société, de religion? Que peut être, enfin, la vie d'une cité sous la tutelle de tant de divinités? Voyez combien de réflexions sérieuses je pourrais faire ici, si la suite de mon sujet n'appelait ailleurs mon attention et mes paroles.
CHAPITRE XIV.
Impiété des Romains dans la guerre contre Albe; leur passion de dominer leur donne la victoire.
1. Après Numa, quels événements sous les autres rois? Les Albains sont provoqués à la guerre, mais quels maux s'ensuivent et pour eux, et pour les Romains! Sans doute cette paix si longue sous Numa était devenue fastidieuse. Que de massacres entre les armées d'Albe et de Rome! Quel épuisement des deux côtés ! Cette Albe que le fils d'Enée, Ascagne avait fondée, mère plus prochaine de Rome que Troie elle-même, résiste aux provocations de Tullus Hostilius (TITE‑LIVE, 1. 1); tour à tour victorieuse et vaincue, elle eut à déplorer autant de défaites
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qu'elle avait remporté de victoires. Alors on convint de part et d'autre qu'on remettrait les destinées de la guerre à trois frères jumeaux. Du côté des Romains, ce sont les trois Horaces, du côté des Albains, les trois Curiaces. (Ibid. Deux des Horaces tombent sous les coups de ceux‑ci, qui eux‑mêmes sont vaincus et tués par le dernier des Horaces. Rome demeure victorieuse, mais avec quelle perte ! Dans ce combat définitif, sur six un seul revoit sa maison. A qui le détriment de part et d'autre? A qui le deuil? N'est‑ce pas à la race d'Enée, aux descendants d'Ascagne, aux enfants de Vénus, aux petits‑fils de Jupiter? N'était‑ce pas plus qu’une guerre civile de voir la cité fille combattre contre la cité sa mère? A ce dernier combat des trois jumeaux vint encore s'ajouter un événement horrible, atroce. On sait qu'avant la guerre les deux peuples étaient amis comme le sont des voisins et des parents. L'un des Curiaces avait pour fiancée la sœur des Horaces. Lorsque celle‑ci voit son frère victorieux rapporter les dépouilles de son fiancé, elle pleure, mais ce frère la perce de son glaive. Cette femme seule me semble montrer des sentiments plus humains que tout le peuple romain. Qu'elle pleure celui à qui elle avait donné sa foi, qu'elle pleure même son frère meurtrier de celui auquel il avait promis une sœur, je ne puis accuser ses larmes. Pourquoi dans Virgile fait‑on un mérite au pieux Enée d'avoir pleuré un ennemi tué de sa main? (Enéid., 1. X.) Pourquoi Marcellus, réfléchissant sur la grandeur et la gloire de Syracuse qui viennent de s'écrouler sous ses coups, verse‑t‑il des larmes de compassion sur une destinée si ordinaire ici‑bas? (Voy. 1. 1, ch. Yi.) Au nom de l'humanité, de grâce, ne faites pas un crime à cette femme d'avoir pleuré son époux tombé sous les coups de son frère, si l'on a fait un mérite à des hommes de pleurer un ennemi vaincu. Ainsi quand cette femme pleure son époux tué par son frère, Rome, au contraire, se réjouit d'une guerre meurtrière faite contre une cité sa mère, et d'une victoire qui a coûté de part et d'autre des flots d'un sang allié.
2. Pourquoi m'alléguer ces noms de gloire et de triomphe? Laissez de côté les préjugés d'une vaine opinion, mettez à nu ces forfaits pour les examiner, les peser, les juger. Dites‑nous le crime d'Albe comme vous citiez l'adultère de Troie. Trouve‑t‑on ici rien de semblable? Non, Tullus voulait seulement réveiller l'ardeur des combats dans ses guerriers oisifs, dans ses bataillons déshabitués du triomphe. Ce seul désir ambitieux le porte donc à un si grand crime, à
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une guerre entre alliés et parents. C'est cette passion si pernicieuse que Salluste flétrit en passant. Il rappelle brièvement et avec éloge « les premiers âges du monde, quand la vie des hommes s'écoulait sans ambition, que chacun se contentait du sien. Mais, ajoute‑t‑il (SALL., in Catil.), lorsque l'Asie vit Cyrus, la Grèce, les Lacédémoniens et les Athéniens s'emparer des villes, subjuguer les nations, prendre leur passion de dominer pour un motif de guerre, et attacher la plus grande gloire à l'empire le plus étendu...., etc.) » il continue ce tableau, mais qu'il me suffise d'avoir cité ce passage. Cette fureur de dominer par les calamités dont elle est la cause, bouleverse et écrase le genre bumain. Dominé par cette passion, c'est alors que Rome s'applaudit de son triomphe sur Albe, et qu'elle donne le nom de gloire au succès éclatant de son crime. « Car, dit l'Ecriture, on loue le pécheur dans les désirs de son âme, et on bénit celui qui commet l'iniquité. » (Ps. 111, 9.) Arrière donc ces voiles trompeurs, ce vernis séduisant, soumettons les choses à un sérieux examen. Qu'on ne me dise plus: Grand est celui‑ci, grand est celui‑là, parce qu'il a combattu contre tel ou tel, et l'a vaincu. Les gladiateurs combattent aussi, eux aussi triomphent, et leur férocité a aussi sa couronne de gloire. Mais, à mon avis, il vaut mieux subir l'ignominie qui s'attache à la lâcheté que de rechercher la gloire par de tels moyens. Et pourtant si dans l'arène, un père et un fils s'avançaient comme gladiateurs pour combattre l'un contre l'autre, qui supporterait ce spectacle? Qui ne s'empresserait de le repousser? Pourquoi donc la gloire s'est-elle attachée à la lutte d'une cité fille contre la cité sa mère? La raison de cette différence? Est-ce parce qu'ici il n'y a pas d'arène, et que le vaste champ de bataille, au lieu du cadavre de deux gladiateurs, était jonché d'une multitude de morts laissés par les deux peuples? Est‑ce parce qu'au lieu d'amphithéâtre, ces combats avaient pour spectateurs l'univers entier, tous les hommes vivants et à naître, aussi longtemps et aussi loin qu'on entendra parler de cette guerre impie?
3. Cependant ces dieux protecteurs de Rome, présents à ces combats comme à des spectacles, durent faire violence à leur amour pour Rome. Mais enfin, comme il y a trois Curiaces morts, ils consentent que la sœur des Horaces, soit envoyée par le glaive fraternel rejoindre ses deux frères, afin que Rome victorieuse ne compte pas moins de victimes. Ensuite, comme fruit de la victoire, Albe est détruite, c’est là, cependant, après Ilion ruinée par les Grecs, après Lavinium, où Enée, errant et fugitif a établi son empire, le troisième asile où se sont réfugiées ces divini-
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tés de Troie. Mais, peut‑être, selon leur coutume, avaient‑elles quitté cette ville, aussi fût-elle détruite! «Abandonnant leurs sanctuaires et leurs autels, ces dieux soutiens de l'empire s'étaient enfuis. » Mais s'ils désertent pour la troisième fois, c'est pour choisir Rome, quatrième cité sagement confiée à leur protection. Albe, où Amulius règne en chassant son frère, leur déplaît, Rome où Romulus a tué le sien, leur sourit davantage. Mais, dira‑t‑on, avant la destruction d'Albe, ses habitants ne furent‑ils pas transférés à Rome pour ne plus faire qu’une même cité? Soit, mais est‑il moins constant que cette ville, royaume d'Ascagne, et troisième refuge des dieux troyens, ait été détruite par la cité, sa fille? Pour faire des débris des deux peuples épuisés par la guerre ce triste assemblage, que de sang avait été versé des deux côtés ! Qu'ai‑je besoin de rapporter une à une ces mêmes guerres tant de fois renouvelées sous les autres rois? Elles paraissaient terminées par des victoires, et toujours, et toujours d'immenses carnages les renouvelaient, toujours, et toujours, après un traité de paix et d'alliance, la guerre se rallumait entre gendres et beaux-frères entre les descendants des uns et des autres. Une preuve non équivoque de ces calamités, c'est qu'aucun de ces rois ne put fermer les portes de la guerre. Aucun donc ne put régner en paix sous la tutelle de tant de dieux.
CHAPITRE XV.
Vie et mort des rois de Rome.
1. Mais quelle fut la fin des rois eux‑mêmes? Pour Romulus, une fable adulatrice nous le représente admis parmi les dieux. Mais certains historiens (TITE‑LIVE, 1. 1 ; DENIS, 1. 11) rapportent qu'il fut massacré par les sénateurs, à cause de sa cruauté; puis un je ne sais quel Julius Proculus, suborné par eux, raconta qu'il lui était apparu, et que par sa bouche, il ordonnait au peuple romain de l'honorer parmi les dieux; par ce moyen ils retinrent et apaisèrent le peuple qui commençait à se soulever contre eux. De plus, une éclipse de soleil apparut alors. La foule ignorante, ne sachant pas qu'elle était l'effet du mouvement déterminé des astres, l'attribua à la vertu de Romulus. Quand même c'eût été une marque de deuil de la part de cet astre, n'était‑ce pas une raison de plus de croire au meurtre de Romulus? Ne révélait‑il pas en quelque sorte le forfait lui‑même en refusant sa lumière, comme il arriva, en effet, quand les Juifs impies et cruels attachèrent le Seigneur à la croix? (Luc, xxiii, 45). Il est certain qu'alors
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cet obscurcissement du soleil ne provenait pas du cours régulier des astres, car c'était à la fête de Pâque qui ne se célèbre que dans la pleine lune, or, on sait que les éclipses n'arrivent naturellement qu'au défaut de la lune. Cicéron lui‑même fait assez voir que cet apothéose de Romulus est plutôt un préjugé qu'un fait. Aux livres de la république, il met dans la bouche de Scipion ces paroles à la louange de Romulus : « Il s'était acquis une telle réputation qu'étant tout à coup disparu pendant une éclipse de soleil, on le crut élevé au rang des dieux, renommée qu'aucun mortel ne conquit jamais sans une vertu extraordinaire.» Quand il dit qu'il disparut subitement, il veut sans doute faire entendre que ce fut par la violence de la tempête, ou par un meurtre secret. Car d'autres écrivains rapportent que cette éclipse fut accompagnée d'une tempête subite qui servit d'occasion au crime, ou qui elle‑même consuma Romulus. (TlTE‑LiVE, 1. 1; DENIS, 1. 11.) Tullus Hostilius, troisième roi des Romains, fut lui aussi frappé par la foudre; à ce sujet, Cicéron, dans le même traité ne dit‑il pas : « Si malgré cette mort, on ne le crut pas reçu parmi les dieux, c'est que les Romains ne voulaient pas avilir un honneur dont selon leur opinion jouissait Romulus, en l'attribuant si facilement à un autre. » On trouve même dans une catilinaire (la troisième), cette phrase assez claire: « Le fondateur de cette ville, Romulus, par notre reconnaissance et l'éclat de notre gloire, nous l'avons élevé au rang des dieux immortels, » montrant ainsi, non pas que l'apothéose fût véritable, mais qu'on en répandit partout le bruit à cause de la vertu du prince. Dans son dialogue intitulé Hortensius, parlant des éclipses régulières de soleil : « Pour produire, dit‑il, les mêmes ténèbres qu'à la mort de Romulus, qui eut lieu pendant une éclipse. » Ici, plus philosophe que panégyriste, il ne craint pas de laisser entendre une mort tout à fait humaine.
2. Mais pour tous les autres rois de Rome, si l'on excepte Numa Pompilius et Ancus Martius qui moururent dans leur lit, quelle fin tragique! (TITE‑LIVE, 1. ler; DENIS , 1. 111.) Tullus Hostilius, comme je l'ai dit, vainqueur et destructeur d'Albe est consumé par la foudre avec toute sa maison. Tarquin l'Ancien est massacré par le fils de son prédécesseur; Servius Tullius tombe victime de la scélératesse de Tarquin le Superbe qui le remplace sur le trône. Et les dieux n'abandonnent point leurs sanctuaires et leurs autels à la vue d'un tel parricide commis sur cet excellent prince, eux que, dit‑on, l'adultère de Pâris irrita tellement qu'ils quittèrent
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Troie et la livrèrent aux flammes vengeresses des Grecs. Ce n'est pas tout, Tarquin assassine son beau‑père, et c'est lui‑même qui obtient son trône. Cet infâme parricide règne par son meurtre odieux, il se glorifie de tous ses combats victorieux, de ses déprédations, il élève le Capitole, et les dieux ne s'éloignent pas, non, ils sont présents, ils demeurent, ils le voient; ils souffrent que leur roi Jupiter les préside et règne sur eux du haut de ce temple, oeuvre d'un parricide ! Car enfin, était‑il innocent lorsqu'il bâtit le Capitole? Est‑ce seulement dans la suite qu'il mérita par ses crimes d'être expulsé de Rome? Mais son règne pendant lequel il élève le Capitole, s'ouvre par le plus horrible des forfaits. Et, quand ensuite les Romains le chassent du trône et lui ferment les portes de la cité, c'est pour l'outrage fait à Lucrèce, non par lui, mais par son fils à son insu et même en son absence. Il assiégeait alors la ville d'Ardée et combattait pour le peuple romain, et nous ne savons ce qu'il eût fait, si on lui eût appris le crime de son fils. Et, néanmoins, sans connaître et sans chercher à savoir ce qu'il en pense, le peuple lui ôte le pouvoir, l'armée rentre sur l'ordre qui lui est donné, et les portes fermées aussitôt interdisent au roi l'entrée de Rome. Tarquin irrité, soulève les peuples voisins, il écrase ces mêmes Romains par les guerres les plus sanglantes ; enfin, abandonné des alliés qui faisaient son espoir, et désormais impuissant à recouvrer son trône, il se fixe à Tusculum, ville voisine de Rome; là, il passe quatorze années paisibles dans la vie privée ; il y vieillit avec son épouse, terminant ses jours par une fin préférable peut‑être à celle de son beau‑père, qui reçut de son gendre criminel une mort à laquelle, dit‑on, sa fille ne fut pas étrangère. (TITE‑LIVE, 1. 1 ; VALÈRE, 1. IX, ch. xi.) Cependant, les Romains ne flétrirent pas ce Tarquin du nom de Cruel ou de Scélérat, ils l'appelèrent le Superbe, sans doute que leur orgueil propre ne pouvait supporter le faste royal. Ils ont eu si peu d'horreur pour le crime de Tarquin, meurtrier de son beau‑père et du meilleur de leurs princes, qu'ils en ont fait leur roi. Ici, je me demande si accorder une telle récompense à un pareil forfait, n'est pas un plus grand crime. Néanmoins, les dieux ne quittèrent ni leurs sanctuaires, ni leurs autels. A moins, peut‑être, qu'on ne dise à leur défense, que ces dieux demeurèrent à Rome, non pas pour lui accorder des bienfaits, mais plutôt pour lui infliger des châtiments en la séduisant par de trompeuses victoires, et l'écrasant par des guerres terribles. Telle fuit la vie des Romains sous les rois, à cette
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époque glorieuse de leur république qui dura environ deux cent quarante‑trois ans jusqu'à l'expulsion de Tarquin le Superbe, et, pendant laquelle toutes ces victoires achetées au prix de tant de sang et de calamités, reculèrent à peine à vingt milles de Rome les frontières de l'empire, territoire qui est loin d'égaler celui de la moindre ville de Gétulie.
CHAPITRE XVI.
Premiers consuls de Rome, l'un envoie son collègue en exil, et bientôt, après un affreux parricide, il meurt lui‑même à Rome, de la main d'un ennemi qu'il a blessé.
A cette époque, ajoutons celle où, selon Salluste, on se gouverna avec justice et modération, c'est‑à‑dire, aussi longtemps qu'ont eut à craindre Tarquin, et la grande guerre d'Etrurie à soutenir. Car tant (que) les Etrusques prêtèrent leur concours à Tarquin pour rentrer dans son royaume, Rome fut ébranlée par une guerre dangereuse. Aussi Salluste dit que la république fut gouvernée avec équité et modération sous la pression de la crainte, et non sous l'empire de la justice. Dans ce temps si court, quelle funeste année que celle de la création des premiers consuls, après le bannissement de la puissance royale, année qu'ils n'ont pas même achevée. Car Junius Brutus dépose et exile son collègue Tarquin Collatin; bientôt après il succombe lui‑même dans un combat en donnant la mort à celui qui le tue; il avait auparavant massacré ses fils et ses beaux‑frères, en apprenant qu'ils avaient conjuré pour le retour de Tarquin. Virgile ayant cité ce fait avec éloge, la pitié lui arrache aussitôt un cri d'horreur. En effet, à peine a‑t‑il dit: « Ses fils fomentent de nouvelles guerres, le père les enverra à la mort au nom de la liberté chérie, » que bientôt après, il s'écrie : «Malheureux, quel que soit le jugement de la postérité. » (Enéid., 1. VI.) De quelque manière que les neveux jugent de tels actes, qu'ils les louent et les exaltent s'ils veulent, le meurtrier de ses fils n'en est pas moins malheureux. Et, comme pour consoler cette infortune, il ajoute: « En toi triomphe l'amour de la patrie, et l'immense désir de la gloire. » Mais ce Brutus, meurtrier de ses enfants, qui, en frappant le fils de Tarquin, son ennemi, en reçoit en même temps la mort et ne peut lui survivre, ce Brutus auquel survit Tarquin lui‑même, ne semble‑t‑il pas venger par ses malheurs l'innocence de son collègue Collatin, excellent citoyen, à qui, après l'exil de Tarquin, il fait subir le même sort ? Ce
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même Brutus aussi était, dit‑on, parent de Tarquin. Ce fut donc la ressemblance du nom qui perdit Collatin. Il fallait alors l'obliger à quitter son nom et nullement sa patrie; car, enfin, ce n'eût été qu'un nom de moins, il se serait appelé Lucius Collatin. Mais ce qu'il peut perdre sans aucun préjudice, on ne le lui enlève pas, et on prive un premier consul de sa dignité, on chasse un bon citoyen de sa patrie ! Est‑ce un titre de gloire pour Brutus que cette injustice détestable et totalement inutile à la république? Est‑ce pour l'accomplir qu'a triomphé en lui l'amour de la patrie et l'immense désir de la gloire? Aussitôt après l'expulsion du tyran Tarquin, Tarquin Collatin, mari de Lucrèce, est créé consul avec Brutus. Que le peuple est juste de considérer les mœurs plutôt que le nom d'un bon citoyen ! Mais quelle injustice dans Brutus de lui arracher sa patrie et sa dignité, à lui son collègue dans cette nouvelle charge, quand il pouvait lui supprimer un nom, si ce nom déplaisait! Tous ces crimes furent commis, toutes ces calamités eurent lieu quand cette république se gouvernait avec justice et modération. Lucrétius lui‑même, qui fut mis à la place de Brutus, meurt avant la fin de l'année. Ainsi P. Valérius, qui avait succédé à Collatin, et M. Horatius, élu à la mort de Lucrétius, terminent cette année funeste et désastreuse, qui eut cinq consuls; et c'est sous les auspices d'une telle année que Rome inaugure la dignité nouvelle du consulat.