Darras tome 27 p. 259
III. L’EPISCOPAT ANGLAIS EN FACE DU PRIMAT.
14. Avec eux partit l'archevêque de Rouen, non pour interjeter appel, comme il eut soin de le dire, mais pour traiter de la paix et ramener la concorde. Avant de porter le coup décisif, Thomas avait redoublé ses prières ; il s’était acheminé vers Soissons, pour recommander à la Bienheureuse Vierge, honorée là d’un culte spécial, à saint Drausin 1 invoqué par ceux qui vont descendre dans la lice, et de plus à saint Grégoire, le fondateur de l’Eglise d’Angleterre, le dernier combat dans lequel il allait s’engager. Par une permission divine, il échappait de la sorte aux importunités des évêques attachés à la cour. Ils se plaignirent bien assez de leurs fatigues et de leur dépenses, quand ils ne trouvèrent pas à Pontigny celui qu’ils venaient de citer par devant le Pape. Après avoir passé trois jours et trois nuits dans le sanctuaire des saints, il était reparti le lendemain de l’Ascension, pour se rendre à Vezelay et là prononcer enfin le jour de la Pentecôte la sentence d’excommunication contre le roi et ses complices. « Dieu permit encore qu’on vint annoncer au saint, le vendredi avant la fête, une sérieuse maladie qui mettait en danger la vie du roi d’Angleterre ; et pour ce motif il différa l’excommunication.» Cet état de choses ne pouvait pas se prolonger indéfiniment, et la maladie du roi n’était pas assez grave, quoiqu’on en eut dit, pour lui faire oublier l’appel convenu, sa suprême ressource. Les agents subalternes de la tyrannie n’avaient point garde d’omettre ce moyen pour leur propre compte. Ecoutons de nouveau Jean de Salisbury : « Concernant les affaires générales, on nous affirme de plusieurs côtés que tous les évêques d’Angleterre, s’étant réunis par ordre du roi, en ont appelé contre l’archevêque, espérant détourner ainsi la sentence que le Pape
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1 Evéque de Soissons au septième siècle. « Français et Lorrains ont la ferme croyance, dit Jean de Salisbury dans cette même lettre, que le saint rend invincibles ceux qui font visite à son tombeau et la veille des armes au moment de s'engager dans un combat. » Il en cite un exemple ; « Robert de Monfort y passa la nuit qui précéda sa victoire sur Henri d'Essex. »
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avait déjà dictée. Deux émissaires appartenant au clergé se sont dernièrement rendus à Pontigny, je le tiens d’un témoin oculaire ; ils semblaient avoir mission de publier cet appel, tant ils se plaisaient à le répandre : l’un était envoyé par l’évêque de Salisbury, l’autre par le doyen du chapitre; et le second se disait l’ami et le commensal de maître Jean d’Oxford. Il venait, ajoutait-il, au nom du roi lui-même et par son mandat, pour citer l’archevêque à l’audience du pape Alexandre ; ce qu’il fit en réalité. L’archevêque lui répondit en ces termes: Nous ne te connaissons pas; tu n’apportes aucune attestation, aucune lettre du monarque ; en vertu de l’excommunication que personne n’ignore avoir été prononcée contre Jean ton maître, tu n’es toi-même qu’un excommunié; tu ne saurais donc en aucune sorte remplir l’office d’appelant. Quant à nous, avec l’aide de Dieu, nous exécuterons l’ordre apostolique et nous l’accomplirons jusqu’au bout. »
15. Un peu plus loin l’auteur fait cette remarque : « La conduite des évêques anglais est un objet d’étonnement pour la France entière ; elle dit qu’ils auraient dù se réunir et se concerter pour aviser au salut de leur monarque ; mais non, ils le regardent d’un œil indifférent se précipiter dans le schisme comme l’empereur, et se perdre lui-même en voulant démolir l’Eglise et le clergé. » Ces malheureux évêques, loin d’écouter les avertissements de Thomas et d’obéir à ses injonctions, se prononçaient de plus en plus contre le saint, pour soutenir la cause et les passions du prince, ne songeant pas au châtiment qui les menaçait, aux foudres suspendues sur leur tête. Leurs sentiments sont clairement exposés dans une longue lettre qu’ils adressent à leur primat1. C’est toujours l’évêque de Londres qui tient la plume en leur nom, étant l’âme et le promoteur de ces mouvements schismatiques, le porte-drapeau de la servilité. Nous ne pouvons pas donner cette lettre à raison même de son étendue ; mais nous en distinguerons assez les points essentiels et même la contexture dans la réponse de Thomas, admirable modèle d’élévation et de vigueur apostolique. « Une chose qui ne
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1. Codex Vatic. Epist. 1, 166.
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cesse de nous étonner et nous jette dans une profonde stupeur, c’est qu’un homme versé dans les saintes lettres, professant la religion, ne serait-ce que par son habit, se pose d’une manière si manifeste, pour ne pas dire avec tant d’irrévérence et d’impiété, comme obstacle à la justice, à la vérité catholique, aux lois les plus sacrées, détruise jusqu’à la notion du droit, cherche enfin à renverser l’Eglise, que le Très-Haut lui-même a fondée. « Les portes de l’Enfer ne prévaudront jamais contre elle1, » est-il écrit dans le livre où sont renfermées toutes les vérités. Est-ce donc une tête saine qui peut concevoir la pensée de l’anéantir? Avec autant de raison agirait une homme qui, jetant une corde autour d’une grande montagne, s'efforcerait de l'entraîner et de l’abattre. Est-ce donc le bouillonnement intérieur de la colère et de la haine, qui dans l’exaspération me fait ainsi parler contre un frère, un collègue dans l’épiscopat? Non certes ; tout cela jaillit de la lettre que vous m’avez envoyée par votre archidiacre. Je ne pouvais après tout cueillir des raisins dans les épines ni des figues dans les buissons 2. Pour le montrer d’une manière évidente, rappelons-en le contenu, mettons cette lettre en pleine lumière.
16. Si nous rapprochons la fin du commencement, elle offre l’image exacte d’un scorpion. Elle s’introduit par des caresses ; en terminant, elle fait sentir sa piqûre mortelle, s’efforçant toujours de nous réduire au silence. Reconnaître d’abord la sujétion qui nous est dûe et promettre l’obéissance inséparable de la sujétion, pour en venir à la révolte déclarée par un frauduleux appel, est-ce donc autre chose? « Le oui et le non se trouvent-ils en moi3?» disait l’Apôtre. On ne devrait pas davantage les rencontrer dans celui qui poursuit l’œuvre apostolique. Il fallait bien que le Seigneur donnât à ses disciples le pouvoir de fouler les serpents et les scorpions. Ezéchiel habite encore aujourd’hui parmi ces reptiles vénimeux4 . A vous d’examiner dans quel sens
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1 Matth. xvi, 18.
2. Matth. vu, 16.
3. II Corinth. i, 18.
4. Ezech. n, o. Je ne vois pas en quoi ce trait d'éloquence indignée, partant
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vous avez écrit cette parole : Nous recourons au remède de l’appel. —Vous prétendez marcher sur les traces de Jésus-Christ, et vous vous démentez en parlant de la sorte. Comme remède efficace ou plutôt comme le plus efficace des remèdes à tous les maux, Jésus-Christ nous a recommandé l’obéissance, non seulement par ses leçons, mais encore et surtout par son exemple, « s’étant fait obéissant jusqu’à la mort1. » De quel front appelez-vous remède ce qui ne mérite que le nom de poison ? D’où vous vient l’audace d’y recourir ? Espérez-vous avoir pour complice et pour soutien dans la révolte celui dont le devoir et la vocation sont de punir une révolte quelconque? Mais vous lui faites par ce seul espoir un sanglant outrage. Ne vous suffit-il pas d’avoir essuyé deux refus pour vous détourner de cette présomption criminelle ? Vos instances orales d’abord, puis vos lettres demeurées sans effet avaient cependant prouvé sa constance ; il était aisé de voir en lui le vrai successeur de Pierre. Hé bien, non, il devait être une troisième fois tenté, comme son maître, pour remporter le triomphe complet par une triple attestation. Pour que rien ne manquât à nos épreuves, vous avez renvoyé le terme de votre appel à la distance presque d’une année, sans pitié pour notre exil, sans égard aux longues tribulations de la sainte Eglise. Laissons ces considérations, qu’on ne saurait néanmoins dédaigner ; mais le roi lui- même, dont vous prétendez soutenir la cause, absorbé pendant ce temps par le désir de nous combattre et de nuire à l’Église de Jésus-Christ, ne pourra ni marcher à la guerre, ni reposer dans la paix sans exposer le salut de son âme.
17. Vous me parlez des troubles excités à mon départ ou venus dans la suite. Qu’ils tremblent ceux qui en sont les agents ou les instigateurs ; le trouble pourra les saisir eux-mêmes. Vous me décernez de grands éloges, en les rapportant au début de ma
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d’une réminiscence biblique, serait inférieur à celui de saint Jean Chrysos- tome, s’écriant au bruit des danses organisées contre son ministère, devant la statue d’argent de l’impératrice Eudoxie : « Hérodiade danse encore, Hérodiade demande encore la tête de Jean ! »
1. Philipp, il, 8.
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pérégrination sur la terre. A la vérité, le sage ne doit pas compromettre sa réputation ; mais la sagesse nous apprend aussi qu’on ne doit en confier le soin à personne autant qu’à soi1. On m'accuse d’avoir insulté le roi notre maître. Comme vous ne signalez expressément aucunes de ces insultes, je ne sais non plus à laquelle je dois répondre. Sommairement accusé, je m’excuse d’une manière sommaire. « Ma conscience ne me reproche rien, vous dirai-je avec l’Apôtre, et pour cela je ne suis pas justifié2. » Vous êtes étonné du commonitoire que nous avons cru devoir adresser au roi. Et quel est le père qui, voyant son fils s’égarer, garderait le silence? qui lui ménagerait une correction, pour le détourner de la mort? Il a désespéré de son fils, le père qui ne le corrige plus. Vous étalez, vous entassez devant mes yeux les bienfaits dont je fus comblé par le roi notre maître ; vous me rappelez que du rang le plus infime il m’a fait monter au plus haut rang. A cela, je n’ai qu’une bien courte réponse, qui n’est pas même exempte de folie, comme celle de l’Apôtre: Ma condition n’était pas tellement infime si vous daignez y regarder. Quand il me mit à la tête de son ministère, j’étais archidiacre de Cantorbéry, possesseur en droit de plusieurs nobles bénéfices ; ma position dans le monde ne semble guère s’accorder avec vos affirmations. Entendez-vous parler de ma famille, de ceux qui m’ont donné le jour ? mais ils étaient citoyens de Londres; et leurs concitoyens n’avaient rien à leur reprocher, ne les regardaient nullement comme les derniers de leur classe 3. Pour être jugés, écartons les ténèbres du siècle, plaçons-nous à la lumière de la vérité : Est-il donc moins honorable, dans l’opinion d’un évêque chrétien, d’être né dans une
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1 « Et quideui sapientis est famam non
négligera; sed discret! est milli ma
gie de se quam sibi credere. »
2 I Corinih. iv, 4.
3 Plusieurs historiens, sur la foi les uns des
autres, racontent que la mère de Thomas était une musulmane, qui de l'Orient aurait fait le voyage d'Angleterre
pour se convertir et retrouver Gilbert Beeket, lui-même revenu d’un pèlerinage en Terre-Sainte. Le silence du primat et celui de ses adversaires en cette occasion, sans compter l'absence de tout témoignage contemporain,
nous semblent démontrer le romanesque d'une telle histoire.
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condition médiocre ou même infime, selon votre expression, qu’au sein des grandeurs et des richesses temporelles? Voulez-vous par hasard me couvrir de confusion en me rappelant mon exiguité personnelle ; le précepte du Seigneur concernant l’honneur qu’un fils doit à son père vous suffira pour apprécier le mérite d’une telle intention. Si vous avez prétendu nous rappeler au devoir de la reconnaissance envers le roi, vous n’aviez pas à vous donner la peine d’énumérer ses bienfaits. Dieu m’est témoin que rien sous le soleil ne l’emporte dans mon estime sur sa faveur et son salut, mais à la condition qu’il respecte la sainte Église et les choses de Dieu. Du reste, il ne saurait autrement avoir un règne heureux et tranquille. Volontiers je reconnais ses bontés envers moi; elles sont même beaucoup plus grandes et plus nombreuses que votre discours ne le dit. Le seraient-elles encore davantage, devait-il s'appuyer là dessus pour attenter aux libertés de l’Église? »
18. Ici vient le passage que nous avons déjà cité sur sa promotion à l’archevêché de Cantorbéry. Après avoir fait justice des gratuites allégations et des récriminations intéressées de l’ambitieux évêque de Londres, Thomas reprend : «Vous affirmez que le monarque est prêt à donner satisfaction et qu’il le fut toujours. Vous le dites avec confiance, vous ne cessez de le publier ; mais alors daignez un instant m’entendre, et répondez à mes questions. Dans quel sens comprenez-vous la satisfaction promise? Quoi ! ceux dont Dieu se déclare le père et le vengeur, les orphelins, les veuves, les pupilles, tant d’êtres inoffensifs et complètement étrangers à la controverse qui nous agite, vous les voyez enveloppés dans une même proscription, et vous gardez le silence ! Les clercs sont exilés, et pas une réclamation ne sort de votre bouche! Les bons sont dépouillés de leurs biens et couverts d’outrages, mes serviteurs sont jetés et retenus dans les fers ; toujours le même mutisme ! L’Église de Cantorbéry votre mère est spoliée, mise au pillage, et vous ne résistez pas! Moi-même, votre père, je suis réduit à fuir parmi les glaives suspendus sur ma tête, et vous n’en ressentez aucune douleur! Chose plus horrible, vous ne rougissez pas de vous associer publiquement à mes mortels ennemis, aux
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hommes qui persécutent en moi Dieu et l’Eglise1 ! Ne point corriger le mal déjà commis, le laisser empirer de jour en jour, serait-ce donc satisfaire? Mais peut-être l’entendez-vous autrement, et se prêter à la volonté des impies, selon cette parole de l’écriture : « J’enivrerai mon glaive de sang 2, » appelleriez-vous cela satisfaction? Vous me dites: Père, de quoi me faites-vous un crime? un mot suffit pour me justifier : Je crains pour ma tunique.—C’est vrai, mon fils, ce n’est que trop vrai ; et voilà pourquoi vous ne prenez pas le glaive3. Vous écrivez que le roi ne recule pas devant le jugement de son royaume, comme si c’était là une réelle satisfaction. Quel est donc celui sur la terre ou même au ciel qui peut avoir la présomption de soumettre à son jugement les décrets de Dieu même ? Que les choses humaines soient jugées, à la bonne heure ; mais que les choses divines soient respectées et demeurent immuables ! Combien plus, frère, serait-il salutaire pour lui et sûr pour vous de lui signifier, de lui persuader en toute manière que Dieu lui commande de sauvegarder la paix de l'Église, de ne point toucher à ce qui n’est pas dans son pouvoir, d’honorer le divin sacerdoce, considérant non ceux qui l’exercent, mais celui dont ils sont les serviteurs ?
19 Vous m’accusez à tort d’avoir d’injustes préjugés contre l’évêque de Salisbury et contre Jean d’Oxford, doyen du chapitre, dites-vous, usurpateur violent du décanat, eussiez-vous dû dire ; mais vous ne pouviez pas ignorer que certains crimes se manifestent avant le jugement4. Cela vous touche, de votre aveu ; je serais étonné du contraire : «La maison d’Ucalegon est ébranlée quand le mur voisin brûle5. » Plaise à Dieu que vous soyez touché pour votre bien, quand vous avez chancelé pour votre malheur!... Rappelez au prince l’exemple dont le souvenir et l’imitation tourneront à sa
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1 « Sed quod delerius est, persecutoribus meis, et in me,Deo et eeclesiœ ip-sius, et hoe non in oeciilto, stare non erubescis ! »
2. Isa. xxxiv, 5.
3. L'allusion est aussi spirituelle que piquante. Ce trait ne semble-t il pas tombé de la plume de saint Jérôme '?
4. I Tim. v, 24.
5. Virgil. Eneid. lib. n.
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gloire, celui du grand empereur Constantin. On venait de lui présenter un libelle d’accusation contre des évêques; ce libelle à la main, il convoqua les accusés, et, le livrant aux flammes en leur présence, il leur dit : Vous êtes des dieux, constitués par le Dieu véritable. Allez, arrangez vos différents entre vous; il n’appartient pas à des hommes de porter un jugement sur les dieux. — O le sublime monarque ! ô comme celui-là savait régner ! N’usurpant rien sur la terre, il se préparait un éternel royaume dans les deux...1 » Le saint archevêque finit par une vive exhortation à la paix, à la concorde, à l’union de tous les cœurs, en face des iniques prétentions et des sacrilèges errements de la puissance temporelle. Si je ne me fais complètement illusion, ni saint Athanase, ni saint Basile de Césarée, ni Lucifer de Cagliari lui-même n’ont rien écrit de plus grand, de plus énergique, de plus réellement beau, sous le feu des persécutions ariennes, dans la pure efflorescence du génie chrétien. Il me semble que cette conviction serait immédiatement partagée, s’il m’était possible de mettre l’original sous les yeux du lecteur, au lieu d’une traduction imparfaite et tronquée. Le douzième siècle n’a pas, à la vérité, beaucoup d’hommes que nous puissions comparer à saint Thomas de Cantorbéry; mais ce génie n’est pas isolé dans son époque : il y a là toute une série de monuments théologiques et littéraires, je ne recule pas devant ce dernier mot, qui devraient être classiques et qui seront ressuscités un jour, quand l’admiration traditionnelle des écoles aura secoué le joug de certains noms et de certains siècles. Alors se réalisera pour le monde chrétien, pour la nature humaine, un magnifique épanouissement, un progrès immense dans le bonheur et la vérité.
20. Les évêques incriminés se gardèrent bien de répondre à cette lettre. Eludant le combat, ils en écrivirent une au Pape, qui celle- là n’est qu’une vulgaire apologie des actes et surtout des intentions de leur «pieux souverain », qu’une pitoyable diatribe, un tissu de lâches calomnies et d’accusations ineptes contre celui « qui fut leur primat. » Le Souverain Pontife restait cependant inébranlable ; ne
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Codex Vatic. Sajict. Thomæ Cant.
Epist. i, 108.
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voyant pas venir à lui les évêques appelants, et le jour fixé par eux-mêmes étant passé, il confirma la sentence qu’avait rendue l’archevêque de Cantorbéry. Celui-ci l’apprit d’abord d’un ami fidèle que tenaient au courant ses constantes relations avec Rome. «En confirmant votre décision, lui disait-il, le chef suprême de l’Église a vengé ses propres injures. » Puis Alexandre en écrivit directement à Thomas, ainsi qu’à tous les évêques d’Angleterre, louant la vigueur apostolique de l’un, réprouvant la téméraire insubordination des autres1. Henri II ne se déconcertait pas non plus : par des promesses et des menaces réitérées, il ne cessait d’agir auprès de l’abbé de Citeaux et des religieux de cet Ordre, pour que Thomas fût expulsé de Pontigny. A défaut de cette expulsion immédiate, c’est lui qui chasserait tous les Cisterciens de son royaume ; et nul n’ignorait qu'il était homme à tenir son serment. La crainte enfin l’emporta sur la religion dans le cœur des moines, qu’eussent désavoués leurs illustre aïeux. Thomas dut quitter ce monastère où pendant plus de deux ans il avait donné l’exemple des plus hautes cl des plus humbles vertus. Lui-même ne voulait pas récompenser l’hospitalité par la ruine, quoiqu’il ne se séparât pas sans un profond déchirement de cœur de cette pieuse solitude. Instruit de tout cela, le roi de France s’écria devant sa cour : « O religion, religion, ou donc es-tu? Ceux que nous estimions morts au monde, redoutent maintenant la perte de ce qu’ils ont abandonné ; pour des choses caduques dont ils professent le mépris, les voilà démentant leur doctrine, délaissant l’œuvre de Dieu, rejetant de leur demeure l’exilé de Jésus-Christ ! » Cet exilé devint alors son hôte, fut placé sous sa protection ; la ville de Sens lui fut assignée pour résidence, comme elle l’était peu auparavant, par ce même monarque, à cet autre exilé le Pape Alexandre III. Le roi d’Angleterre eut beau réclamer contre ce droit d’asile, qu’il disait attentatoire à sa majesté. La demande d’expulsion, d’extradition même, comme on parle aujourd’hui, fut accueillie par celle fière réponse: « Ce n’est pas moi qui livre l’Oint du seigneur ; que l’insulaire essaye de venir le
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Ep-.st. r, 147, 169.
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p268 . THOMAS DECRET DANS L'EXIL.
chercher dans mon royaume! » L’un des historiographes de Thomas rapporte que le saint eut en ce moment une vision où lui fut révélé son prochain martyre1.
21. Dès qu’il eut quitté la célèbre abbaye, le primat se vengea de cette persécution nouvelle comme savent se venger les saints ; il écrivit à son persécuteur une admirable lettre, pour lui témoigner son invincible amour et le conjurer de se réconcilier avec l’Église, en restituant à celle de Cantorbéry les biens dont on l’a dépouillée, en reconnaissant les privilèges qu’on lui dispute en vain dans la personne de l’archevêque. Il ne parle ni d’excommunication ni d’interdit ; ce n’est pas un juge qui menace du haut de son tribunal ou qui fulmine une sentence ; c’est un père qui tâche de ramèner à lui son enfant par la persuasion et la tendresse, sans flatteries passions du prodigue, ni ménager ses funestes conseillers2. « Comment un homme d’ailleurs si sage, possédant de si rares qualités, au faîte de la puissance, comblé de tous les biens, ne rentre-t-il pas en lui-même? s’écrie à son tour Jean de Salisbury. Celui qui commande à tant de villes et de provinces ne peut-il donc mettre un frein à l’aveugle passion dont il est le jouet et dont il sera la victime? S’il était bien inspiré, s’il possédait la véritable sagesse, il tournerait les coups de son indignation contre ceux qui le circonviennent et qui le poussent non à ce dessein mais à ce précipice. Il imiterait du moins, pour ne pas être réputé plus cruel, ce roi de Babylone qui jeta dans la fosse aux lions ces funestes conseillers à l’instigation desquels il avait enfermé là son meilleur ami, le prophète Daniel. » Il cite un peu plus loin l’exemple des évêques rétablis dans leurs sièges, d’où la tyrannie les avait expulsés. «L’archevêque de Compostelle, depuis longtemps proscrit, vient d’être rappelé par le prince lui-même. Le roi des Danois rappelle également son archevêque et n’agit plus que par son inspiration ; aussi dompte-t-il ses ennemis et règne-t-il avec gloire. L’ar-
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1. Hist. Quadripart. ad annum 1167. — Matthieu Pâris, Iloveden, pag 600, Radulph de Diceto, p, 547, ; d’après ces autorités, les annotateurs de Baronius font remonter à l’année précédente, 1166, la déplorable résolution des moines de Pontigny.
2. Codex Vatic. Sanct. Thomæ Cant. Epist. î, 66.
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p269 CHAP. V. — LE CARDINAL LÉGAT GUILLAUME DE PAYiE.
chevêque de Lyon est réintégré, rendant sa province à l’unité catholique. Ses villes d’Italie, ayant expulsé le schismatique Frédéric, ont recouvré les évêques fidèles au Pape légitime. J’en prends Dieu à témoin, si le roi notre maître ne rappelle pas le sien, je n’ose dire jusqu'où vont mes terreurs. S’il le rappelle, au contraire, s’il rend la paix à l’Eglise de Dieu, j’ai l’entière confiance que ses anciennes prospérités reprendront aussitôt leur cours, par les prières de cette même Eglise. A quoi bon pousser plus loin ? Il ne reste qu’une voie tracée par la sagesse, c’est d’éloigner les funestes conseillers qui l’ont entraîné dans la révolte, et de se réconcilier avec Dieu, dont la longue patience, j’en ai le pressentiment, va faire place à la colère. » L’auteur n’ignorait pas que l’excommunication était sur le point d’être fulminée.