Alexandre VI (Borgia) 7

Darras tome 253 p. 252

 

   56.  En troisièmes noces, elle venait d'épouser Alphonse d'Esté, fils aîné d'Hercule de Ferrare, un prince accompli, aussi vertueux que brave, au rapport unanime des historiens et des poètes, héritier

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1 Machiavel. Legazione... Epist. 17, 22. — Nardi, Bist.fiorent. lib. IV, pag. 83 et seq.

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d'un duché qu'on estimait le plus beau de l'Italie, maintenant que les Médicis ne régnaient plus à Florence et que l'étranger régnait à Milan. Lucrèce avait eu pour premier mari un homme peu digne d'elle, ce Jean Sforza, parent du More et seigneur de Pesaro, dont nous avons signalé la chute. Cette union mal assortie s'était termi­née par un divorce entièrement canonique, approuvé de tous les cardinaux réunis en consistoire, sans en excepter Ascanio Sforza. Une telle rupture devint une source intarissable de calomnies : Jean avait à son service des spadassins de plus d'un genre, les sbires de la plume avec ceux de l'épée. C'est en vain que Lucrèce était allée dans un couvent, auprès de ses pieuses institutrices, abriter sa ré­putation et sa vertu. Pendant sa retraite, un second mariage était négocié : un prince de la maison royale de Naples, Alphonse d'Ara­gon obtenait sa main. La cérémonie nuptiale avait eu lieu le 2 juillet 1498, avec un éclat extraordinaire, dans la capitale du monde chrétien, en présence des plus éminents personnages. Cette fois, les brillants auspices n'étaient pas mensongers ; l'union repo­sait sur une ardente et mutuelle sympathie. La naissance d'un en­fant, le premier né de Lucrèce, en complétait le bonheur, lorsque, le 15 juillet de l'année suivante, un coup de poignard dont le prince fut atteint sur l'escalier de Saint-Pierre, parut en avoir tranché le cours1. Grâce à la vigueur de sa jeunesse, aux soins intelligents des médecins, et surtout à l'infatigable dévouement de sa femme, Alphonse échappait à la mort; il entrait en convalescence : le meur­trier veillait, et par la strangulation accomplissait le meurtre dont il n'avait pu venir à bout par le fer. Il se dérobait à toutes les re­cherches2. Quel pouvait bien être ce meurtrier? La réponse est toujours la même, et toujours également dénuée d'une preuve à l'appui : César a tué son beau-frère, le prince d'Aragon, comme il avait tué son frère, le duc de Gandie. C'est encore l'honnête Guichardin qui l'insinue, et les autres l'affirment3; l'inventeur ne change pas plus que l'invention.

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1. BuRCHAnD. Diar. anno 1498.

2. Muratori, Annal. Ital. lom. IX, pag. 606.

3.  Gdicc. Hist. liai, v, 4.

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   57. Lucrèce avait personnellement gouverné le duché de Spolèle pendant quelques années ; elle laissait dans cette ville une impression de modestie, de sagesse et de bonté qui reste dans les souvenirs populaires, que les siècles n’ont pas effacée; témoignage au­quel on ne saurait  comparer  celui  des historiens. A Ferrare, où doit s'écouler la seconde  moitié de sa vie, elle excite la même ad­miration, qui s'est également prolongée jusqu'à notre époque, et dont la reconnaissance fait la meilleure part. Le peuple n'a pas ou­blié « la bonne Duchesse,»  que les beaux esprits ont tant calom­niée. Bonne, elle l'était envers tous, mais spécialement envers les malheureux et les pauvres. Ses bienfaits ont immortalisé son nom beaucoup plus que sa beauté.  Devant cette tradition populaire, que sont les lâches insinuations  d'un rhéteur, ou les épigrammes enfiellées de deux poètes? Les témoignages écrits ne manquent pas du reste à Lucrèce Borgia. Réunis, «ils formeraient un livre comme on n'en composa jamais en  l'honneur d'une femme, » a dit un ré­cent historien 1. Ce livre, il ne nous appartient pas de le composer, bien que nous ayons eu l'occasion  de vérifier cette parole. Rappe­lons seulement  un mot de l'Arioste d'abord, puis un autre du Loyal Serviteur, l'historien de Bayard. Selon le premier, Lucrèce était plus vertueuse que belle ; selon le second, il n'était pas alors de princesse d'un cœur  plus pur et d'une âme plus élevée. Ce qui nuisit à sa gloire, comme à celle de ses meilleurs contemporains, c'est le règne du paganisme dans les lettres et les arts, dans toutes ]es manifestations de la vie sociale: au dehors, elle  porta le ca­chet de son  temps. Devait-elle  en subir toutes les ignominies? Quoique d'une manière incomplète, elle est maintenant réhabilitée ; et cette œuvre de réparation, chose  caractéristique, des écrivains protestants l'ont inaugurée2. Ce sera la honte éternelle du théâtre français d'avoir traîné cette femme dans le sang et la boue. Hono­rable en lui-même,  son nom  flétrit à jamais le nom le plus reten­tissant de notre siècle.  On parle toujours  de sa beauté ; et ceux

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' Aldix, Hist. de Léon X, tom. I, chap. 19.

s Wil. Roscoe, Léon X. — Fred. GreGORovids, Lucrèce Borgia.

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qui ne lui décernent pas d'autre éloge nous fournissent des armes contre eux. Quand elle vint à Ferrare, elle était réellement parée de toutes les splendeurs, dans tout l'éclat de la jeunesse. Donc, elle n'était pas la fille de Rodrigue Borgia. Qu'on revienne à une con­sidération antérieurement émise, et l'on verra, par un simple rap­prochement de dates, qu'en supposant cette filiation, l'acre condi­ment du scandale, elle n'aurait pas eu moins de quarante-huit à cinquante ans ; elle eût approché de la soixantaine, quand elle devint l'objet des adulations et des enthousiasmes de Bembo.

 

58. Son dernier mariage est de 1502 1. Le pape Alexandre VI entrait dans sa soixante-treizième année. Il guidait encore d'une main ferme et le gouvernement de ses états et la barque de Pierre. Le vigoureux vieillard tenait en respect les ennemis de l'Eglise et de l'Italie, continuait à garantir le bonheur des peuples, en réprimant l'ambition des grands ; il se disposait à couronner l'édifice, à ren­trer au cœur de sa divine mission: une imprudence dont sa ro­buste santé fut précisément la cause, arrêta l'accomplissement de ses desseins et le coucha dans la tombe. Au mois de juillet 1503, sur la terrasse du Belvédère, s'entretenant avec des amis, il pro­longea sans défiance la conversation jusqu'à la nuit. L'heure était d'autant plus dangereuse dans cette saison, que Rome se trouvait sous une influence épidémique. En rentrant au Vatican, le Pape sentit un malaise qui pouvait annoncer une grave indisposition, particulièrement à son âge, mais dont il ne voulut pas se préoccu­per. Pendant trois semaines encore, il remplit ses devoirs accoutu­més, luttant contre les atteintes de la fièvre. Vers le 15 août, elle eut raison de cette énergie : force était de s'arrêter. Ni le Pontife ni son entourage ne se firent illusion. On eut recours à de violents re­mèdes, qui n'eurent d'autre résultat que de débiliter le malade. Toutes ses pensées, tous ses sentiments se tournèrent dès lors vers l'éternité ; les liens de la terre s'étaient tout à coup brisés dans cette puissante nature. Alexandre n'eut plus qu'un souci, se dispo­ser à paraître devant le  Juge Suprême. Son confesseur ne le quit-

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1. Gobdok, Vie d'Alexandre VI, tom. II, pag. 140.

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tait pas. Un autel fut dressé dans sa chambre, le 18 ; il reçut le saint Viatique, avec une religieuse et profonde émotion, mais sans défaillance. Cinq cardinaux assistèrent à la cérémonie, bien qu'on désirât tenir le danger secret et ne point donner l'alarme. Dans la soirée, l'Extrême-Onction lui fut administrée, sur son expresse de­mande. Il expirait avec le jour. Une mort si simplement naturelle et chrétienne ne saurait évidemment contenter ceux qui d'Alexan­dre VI ont fait le modèle achevé de la scélératesse humaine ; au drame d'une telle vie s'imposait un autre dénouement. C’est leur  homme, c'est l'odieux Burchard qui narre ainsi les choses 1. Cette narration est confirmée par les ambassadeurs à Rome des divers états italiens, de Ferrare notamment, de Venise et de Florence3. Dans leurs rapports officiels, dont les archives publiques gardent la précieuse collection, ils exposent jour par jour la nature et les progrès de la maladie.

 

   59. Rien n'y peut ; il faut absolument que le diable vienne réclamer l’âme du moribond, en vertu du pacte obligé qui lui valut la tiare. Sept démons, pas un de plus ni de moins, rôdent autour de sa couche funèbre, guettant le moment fatal. N'oublions pas le chien noir errant dans l'église de Saint-Pierre. Voilà cependant de quelles misérables inventions se nourrissent les esprits forts ! Par­tout ailleurs le diable pour eux n'est qu'un mythe ; à cet endroit il devient une incontestable réalité. En relevant la contradiction, je n'ose trop rire de la fable, sachant quelle est en pareil cas la puis­sance de l'ineptie. Au surnaturel diabolique, d'autres ont substitué le poison, mais d'une manière non moins absurde. D'après eux, le Pape et César Borgia, sous prétexte de célébrer leurs récentes vic­toires, au fond pour remplir leur trésor épuisé, devaient réunir à leur table plusieurs cardinaux dont ils ambitionnaient l'héritage. Combien? quatre, sept, ou même douze ? Les ingénieux narra­teurs ont négligé de se mettre d'accord sur le nombre. Toujours est-il qu'à cette splendide fête était invité le cardinal Cornaro, der-

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1     Bdbchabd. Diar. anno 1503.

2     Villart, Dispacci di Giust. tom. II, pag. 107 et seq.

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nièrement si pauvre, si dénué de revenus, qu'il n'avait pu fournir une obole pour la croisade. Sa mort est pourtant résolue, comme celle des riches ; les vins sont convenablement préparés. Par une singulière inadvertance, on les sert avant le repas aux deux amphytrions, l'un et l'autre saisis d'une soif providentielle. Le vieillard meurt en quelques heures dans d'horribles convulsions ; le jeune homme survit, quoique dangereusement malade, ce qui ne l'empê­che pas de vider en ce temps opportun, au dernier souffle d'Alexan­dre, le trésor pontifical. Il s'approprie de la sorte une somme exacte de cent mille ducats d'or ; elle est comptée par la haine et la calomnie. Tous les détails sont précisés ; rien n'y manque, ex­cepté la cohésion, le bon sens et la vraisemblance. On le voit à chaque mot. Voltaire lui-même, qui ne ménage certes pas Alexan­dre VI, se montre indigné de l'horrible anecdote1. Après l'avoir poursuivie de ses impitoyables railleries et démolie par la base, il dit à Guichardin : « L'Europe est trompée par vous , et vous l'avez été par votre passion. Vous étiez l'ennemi du Pape; vous avez cru votre haine....... Il n'y a pas le moindre vestige de preuve en faveur de cette accusation. »

 

60. Les  factions  longtemps comprimées reparurent  aussitôt et troublèrent même la cérémonie des funérailles. Le peuple romain,  accompagnant de ses larmes la dépouille mortelle de son défenseur, comprit mieux l'étendue de sa perte. Les mauvais jours allaient recommencer. Alexandre n'avait pas seulement garanti l'ordre et la justice ; il avait protégé les sciences et les arts. Sans les conti­nuelles luttes qu'il dut soutenir contre les ennemis du bien public, il eût laissé moins à faire aux deux grands papes Jules II et Léon X. Il ne se contenta pas d'embellir Rome, il l'assainit ; ses œuvres portent la double empreinte de la grandeur et de l'utilité. Sous son règne, d'anciens monuments furent restaurés, de nouvelles rues ouvertes, les universités agrandies, les hospices richement dotés, les eaux amenées plus abondantes et plus limpides2. Ce sont là des

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1. Voltaire, Essai sur les mœurs... tom. II, pag. 445.

2. Giov. Stelu, Vitœ Pont... Alexand. vi. — Andb.  Fclvids, Antiguit. Vrbis... apud Carm. illusi. tom. V, pag. 229.

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témoins supérieurs à toutes les détractions, et dont rien ne saurait amoindrir l'éloquence. Les salles du Vatican qui portent encore le nom de Borgia restèrent fermées aux invasions du néo-paganisme, quoique magnifiquement décorées par l'un des prédécesseurs de Raphaël. Alexandre fit les honneurs de la Ville Eternelle aux ar­tistes italiens les plus renommés, en tête desquels il faut placer le Bramante et Michel Ange. Il devina Copernic et le retint à Rome, pour l'appliquer à l'enseignement de l'astronomie, quand ce jeune homme venait seulement continuer ses études et gagner le jubilé de 1500. Le vieux pontife redoutait si peu les larges idées et la pa­role hardie de cette fière intelligence, qu'on le vit en plus d'une occasion se glisser parmi ses auditeurs. Au mérite de l'initiation, ajoutons comme dernier trait le bonheur des coïncidences : le pon­tificat illustré par Christophe Colomb dès la première page, le fut aussi par Vasco de Gama. Celui-ci doublait le cap des tempêtes et traçait aux Européens la route des Indes Orientales en 1498. Nous ne pouvons pas raconter son histoire comme celle du premier, à raison de la similitude et de la différence de leurs inspirations ; le nommer suffit, après les développements donnés à son heureux ri­val de génie et de gloire.

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